TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.I (1987)

Jean VOGT
La laborieuse naissance de l'Association Sismologique Internationale : la crise de 1903-05

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 novembre 1987)

En 1981, le Professeur Jean-Pierre Rothé a longuement retracé l'histoire de l'Association Sismologique Internationale (1). Cependant ce texte a un tour quelque peu formel, mondain, voire triomphaliste : s'il est beaucoup question de résolutions, de commissions, de statuts et de dignitaires, avec des énumérations de personnages célèbres ou oubliés, les problèmes de gestation n'apparaissent guère. Si la fierté légitime que suscite le bilan global de cette Association peut certes contribuer à rendre compte de cette orientation, il est aussi permis de songer à la nature des sources mises en oeuvre, comptes-rendus de congrès et de commissions en tête, textes dont les auteurs s'emploient souvent à gommer les aspérités, pour la ... bonne cause et l'édification des générations futures. Heureusement d'autres sources permettent de saisir quelques péripéties d'une naissance laborieuse. Il suffit, pour s'en convaincre, de feuilleter le riche dossier consacré par l'administration du Reichsland Elsass-Lothringen à la Kaiserliche Erdbebenstation de Strasbourg (2), sans préjuger d'autres sources.

Dès la création de la Station, il est fait grand cas de son rôle international, souligné par Gerland, son illustre fondateur. Ainsi insiste-t-il en 1899 sur le nombre de demandes de renseignements provenant de pays étrangers. C'est grâce à la Station que l'Allemagne participera efficacement et dignement aux rapides progrès de la sismologie dans les pays civilisés. D'une manière significative, l'achat de sismographes est subordonné à leur envoi à l'Exposition Universelle de Paris. Bien entendu, Gerland, roublard, fait le siège du Statthalter et sait manier à merveille l'argument de l'internationalité pour obtenir du budget impérial des contributions substantielles, alors que le "Parlement" alsacien-lorrain ne cesse d'être réticent.

Le Professeur J.P. Rothé traite avec quelque détail du 7ème Congrès Géographique International, étape décisive, avec la création d'une Commission Permanente. Cette dernière comprend des personnages célèbres en grande partie cités par J.P. Rothé, Von Richthofen, Jacques de Lapparent, Wilfrid Kilian, Davison, Omori, etc., mais aussi une foule de personnages obscurs, au total 35-40 noms dont il serait intéressant d'analyser les spécialités et les fonctions pour mieux saisir un "milieu scientifique".

Quoiqu'il en soit, la vocation internationale de la Station strasbourgeoise s'affirme avec la première Conférence de Sismologie (1901) dont les menus frais sont pris en charge par le budget impérial : Nous lisons : "...ein von Seiten des Reiches gefordertes internationales Unternehmen..."(3). Aucun problème ne semble se poser. Il n'en est plus de même lors de la Deuxième Conférence qui met précisément sur pied une Association Internationale de Sismologie, analysée avec minutie par le Professeur J.P. Rothé. Fort à propos, ce dernier insiste sur l'obstruction pratiquée par le célèbre John Milne (1850-1913).

En fait, le malaise est bien plus large et profond, comme le montrent les compte-rendus du Kuratorium qui rassemble les représentants des autorités de tutelle de la Station Impériale. D'une manière significative, Gerland ne cherche-t-il pas à limiter les attributions du Kuratorium à l'activité allemande de la Station, en l'écartant de la discussion des problèmes internationaux ? Nous lisons ; "Seiner Ansicht nach geht die Erorterung der auf die Internationale Seismologische Assoziation bezüglichen Fragen über die Befügnisse des Kuratoriums hinaus" (4). Il se fait vertement "remettre en place", au nom même de l'amalgame qu'il n'a cessé de proclamer ! Sans doute cherche-t-il à esquiver la désagréable tâche de faire le bilan des difficultés qui assaillent l'Association, difficultés telles que le Kuratorium leur consacrera une commission restreinte...

En effet, bien des pays se dérobent ou multiplient les réserves. En particulier ils déclarent attendre une "expertise" par l'Association Internationale des Académies qui fait grand cas de ce problème lors de ses réunions de Londres et de Francfort. Tel est surtout le cas de la Grande-Bretagne, suivie par la France, dont le Professeur J.P. Rothé ne parle pas. A son propos, nous lisons : "Frankreich hat nicht direkt abgelehnt, es wird auch wohl das Gutachten der Akademien-Assoziation abwarten" (5). Administrateurs et sismologues allemands sont particulièrement sensibles à l'hostilité de l'Autriche et de l'Italie. A propos de cette dernière, relevons cette information précise : "...hat sich die Akademia (sic) dei Lincei ... ablehnend gegen jede Assoziation ausgesprochen..." (6). Une fois de plus apparaît le spectre de l'expertise.

Au demeurant, cette dernière ne nous est encore connue, pour notre part, que d'une manière indirecte, grâce aux commentaires du Kuratorium. Visiblement, elle est hostile à une foule d'aspects de l'A.I.S. Voici d'abord, pour revenir en arrière, un écho de la réunion de Londres de l'Association des Académies : "Die Londoner Versammlung ... hat sich uber das Vorgehen der seismologische Assoziation sehr kritisch ausgesprochen..." (7). La commission francfortoise s'en prend surtout, parmi une foule d'autres griefs, à l'amalgame de l'A.I.S. avec la Station strasbourgeoise : "Dieser Ausschuss hat sich ... insbesondere dagegen ausgesprochen, dass ... das Zentralbureau der ... Assoziation mit der Hauptstation in Strassburg verbunden und deren Direktor zugleich standiger Direktor des Zentralbureaus sei..." (8). En fait, il s'agirait pour l'essentiel d'une position de principe : si la Station strasbourgeoise n'est pas visée dans l'immédiat, il importe de laisser la porte ouverte à d'autres solutions, à l'avenir. Bien entendu, rumeurs et discrets contacts personnels vont bon train. A cet égard, il convient de souligner le rôle de Credner : "Nur den Bemühungen des Herren Credner ist es zu danken, dass eine engere Kommission eingesetzt wurde, welche Vermittlungsvorschläge machen sollte..." (9). L'administration centrale de l'Empire s'en mêle, en soulevant en particulier le problème de la dénomination de la Station de Strasbourg, dénomination qui doit écarter tout soupçon de risque d'empiétement : "...man befürchtet ... bei anderen ... Staaten Anstoss zu erregen und den Schein zu erwecken, als ob der Erdbebendienst sämtlicher der Assoziation beitretenden Staaten von hier aus eingerichtet, geleitet und überwacht werden solle" (10). A cet égard seront multipliées les assurances, avec succès (11). Pour la suite, qu'il nous soit permis de renvoyer à l'article du Professeur J.P. Rothé.

Sans doute serait-il possible de mieux saisir cette "diplomatie scientifique", avec ses aspects corporatistes et politiques, en faisant appel à d'autres archives, à commencer par les papiers personnels de Gerland, conservés, et les archives des Académies.

Il n'est cependant pas exclu que se pose un autre problème, à savoir celui de la personnalité du Professeur Gerland, certes couvert de lauriers par ses collègues, comme il se doit. En effet, géographe, il multiplie les prises de position en faveur de sa conception de la Géographie quelque peu impérialiste, en traitant de haut les sciences exactes et naturelles. Sans même faire appel à ses nombreux textes méthodologiques et épistémologiques, il suffit de consulter, à cet égard, la presse strasbourgeoise, à savoir la Strassburger Post lors du Congrès Géographique International en 1899 : "...die moderne Erdbebenforschung ... eine geographische Disziplin, fur die zwar von Astronomen, Geologen und Physikern ausserst wertvolles geleistet ist, die aber in ihrer Ganzheit erst vom Geographen aufgefasst werden kann..." (12). Ces points de vue gagneraient à être analysés avec quelque détail, compte tenu de prises de position postérieures liées à la notion controversée de "synthèse géographique".

NOTES