TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XXI (2007)

Aux sources de la Préhistoire :
les céraunies, ces pierres étranges supposées tombées du ciel

Jean Gaudant

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 14 mars 2007)

(Hommage à Geneviève Bouillet)

Résumé.
Pendant un siècle et demi, les céraunies ont été généralement considérées par les érudits et les possesseurs de cabinets de curiosités comme des pierres tombées du ciel pendant les orages. En effet, les témoignages de plusieurs chutes de céraunies rapportés par Johann Kentmann convainquirent Conrad Gesner (1565) de la véracité de cette interprétation qui ne fut pas sérieusement contredite avant 1717, date de la publication posthume de la Metallotheca vaticana de Michele Mercati, qui avait cependant été rédigée plus d'un siècle auparavant. Ce fut finalement le témoignage de voyageurs ayant visité le Canada et les Antilles qui permit de comprendre la signification véritable des céraunies semblables aux pointes de flèches utilisées par les populations indigènes d'Amérique du Nord et des Caraïbes.

Mots-clés : céraunies - pointes de flèches - préhistoire - XVIe siècle - XVIIe siècle. - XVIIIe siècle

Abstract.
During one and half century, scholars and owners of cabinets of curiosities generally considered cerauniae as stones, which were falling from the sky during thunderstorms. In fact, Johann Kentmann reported testimonies of several falls of cerauniae that convinced Conrad Gesner (1565) of the validity of this interpretation, which was not seriously denied before 1717, when the Metallotheca vaticana was lastly published, more than one century after Michele Mercati's death. It was finally the testimonies of travellers who had visited Canada and the Caribbean islands that made possible to understand the real significance of cerauniae looking like the arrowheads used by the indigenous populations of these countries.

Key words: ceraunies - arrowheads - prehistory - 16th century - 17th century - 18th century

 

Introduction

Les céraunies sont des objets " fossiles ", c'est-à-dire extraits du sol, dont l'origine a longtemps paru énigmatique aux hommes de science. En effet, à la Renaissance, sous l'effet de l'influence de Pline l'Ancien qui les considérait comme " une variété tout à fait rare recherchée ardemment par les Mages, parce qu'elle ne se trouve que dans un lieu frappé par la foudre " (Hist. Nat., ch. XXXVII, § 135), elles continuèrent à être généralement considérées comme des objets tombés du ciel pendant les orages. Cependant, Agricola (1494-1555), dans le livre V de son De Natura fossilium (1546) n'avait pas hésité à écrire que " la céraunie [.…] tire son nom du fait qu'elle tombe avec la foudre, comme le croit le vulgaire. Elle n'apparaît pas seulement en Carmanie mais également dans nos terres. Elle est dépourvue de stries et de lignes, et diffère en cela de la brontie . Elle est habituellement lisse, soit ronde, soit oblongue " [1558, p. 257].

JOHANN KENTMANN : Nomenclaturae Rerum fossilium… (1565)

C'est toutefois l'opinion antique qui triompha pendant plus d'un siècle et demi, sous l'influence des témoignages apparemment jugés dignes de foi dont fit état Johann Kentmann (1518-1574), médecin de Dresde établi à Torgau, en Misnie (à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Leipzig). Il fut en effet le premier auteur de la Renaissance à s'appesantir sur les céraunies en rapportant plusieurs faits récents relatifs à la découverte de ces objets énigmatiques. Il le fit dans une sorte de catalogue d'" objets fossiles que l'on trouve en Misnie et aussi dans d'autres régions " (Nomenclaturae Rerum fossilium…), que Conrad Gesner publia en 1565 dans un ouvrage intitulé De omni rerum fossilium genere… Dans ce catalogue, Kentmann décrivit quatre pièces nommées " Donnerkeil " ou " coins du tonnerre ", dont la chute était attestée par des témoignages supposés dignes de foi :

" 1. Une céraunie noire, grande, lourde, qui reproduit tout à fait la forme d'un coin, perforée dans sa partie la plus large. En longueur, elle fait neuf doigts, en largeur, quatre doigts, et en poids trois et demi [unité non précisée !]. On dit qu'à Vienne en 1544, cette pierre a été projetée à terre dans le cellier à vin d'une maison par l'impulsion d'une foudre de douze brasses de long.

" 2. Une autre bleu sombre, en forme de marteau, longue de cinq doigts, large de deux, et qui est trouée dans sa partie la plus étroite. En l'an 1560, à Torgau, la foudre a fait passer cette pierre à travers un moulin à vent .

" 3. Une autre vert sombre, qui a tout à fait la forme d'un coin et est trouée par le milieu ; par sa grandeur, elle est semblable à la précédente […]. Celle-ci, sous l'action de la foudre a fendu un chêne il y a une décennie près d'Eilenburg, à trois milles de Torgau.

" 4. D'un noir jaunâtre, pointue, longue, arrondie, trouée comme les autres dans sa partie supérieure, elle a pénétré, sous l'action de la foudre, dans un arbre du village de Siptiz [Siplitz selon Gesner], dans le territoire de Torgau… ".

CONRAD GESNER : De Rerum fossilium… (1565)

Influencé par Johann Kentmann, Conrad Gesner (1516-1565) admit dans son De Rerum fossilium… (1565) que trois sortes de pierres étaient susceptibles de tomber du ciel : " la céraunie […] diffère par le poli, alors que l'ombrie et la brontie ne sont pas lisses, mais rugueuses en certaines parties, les unes étant proéminentes, les autres plus basses " [p. 60]. La brontie était censée tomber pendant les orages et l'ombrie pendant les pluies. Il en distinguait plusieurs sortes en fonction de la couleur : " l'une est en partie blanche et transparente et en partie noire ; une autre est noire, une autre rouge " [p. 62ro].

Gesner décrivit alors et figura une " pierre de foudre " qu'on lui a donnée : " elle est longue de cinq doigts, et large de trois à l'endroit le plus large […] et elle diminue des deux côtés comme un coin […] ; son épaisseur est d'un pouce, là où elle est la plus épaisse, c'est-à-dire vers le milieu […] ; les angles se réunissent de sorte qu'ils forment un tranchant coupant. En allemand, elle a été nommée "Straalhammer" [Strahlhammer], c'est-à-dire "marteau de foudre" […]. Elle est très lourde et très dure, comme le silex ordinaire, d'où l'on tire du feu en le frappant d'une substance semblable " [p. 62vo-63ro].


Fig. 1. Céraunie en forme de coin figurée par Conrad Gesner (1565).

Gesner figura ensuite quatre autres espèces de céraunies qu'il décrivit ainsi :

" A. Cette pierre, dit Kentmann, fut jetée par la foudre à Torgau, avec une grande violence, à travers une meule, qui est actionnée par les vents, en l'an 1561, le 17 mai ; elle fut ensuite arrachée par un jeune homme ; elle avait la forme dépeinte ici : près de trois doigts de large, mais cinq de long. Elle est plus dure que le basalte, dont les artisans se servent chez nous en guise d'enclume, là où on l'extrait.

" B. Une autre Céraunie, de la même couleur que la précédente (c'est-à-dire noire, avec certaines parties tirant vers le bleu foncé), et aussi de la même dureté et du même poids. La forme diffère, car l'aspect de celle-ci est celui d'un coin, celle de l'autre, d'un maillet. Toutes sont percées. Près de la ville de Julia (Culenberg pour nous), elle a été extraite de la terre, jetée par un coup de foudre à travers un énorme chêne. Telle est celle-ci. Mais celle-ci semble être la pierre dont Sotacus écrit, d'après Pline, qu'elle a une forme semblable à une hache, puisque sa forme est tout à fait large et se termine en un coin ou un tranchant, et il y a un trou, qui peut sembler fait comme dans une hache pour y introduire un manche, surtout lorsqu'il est placé plus haut.

" C. Figure d'une autre.

" D. Cette pierre, dit Kentmann, jetée dans le village de Siplitz par la violence de la foudre, à l'intérieur de la terre d'une vigne, à travers un chêne, fut déterrée par les paysans, qui l'apportèrent en cadeau au percepteur de Torgau " [p. 64vo].


Fig. 2. Céraunies perforées d'un trou figurées par Conrad Gesner (1565).

Gesner explique alors qu'" il y en a qui appellent tout ce genre de pierres de foudre "Stralkeil" [Strahlkeil], un mot composé de "foudre" et de "coin", "Stralpfil" [Strahlpfeil], c'est-à-dire "javelot de foudre" ou "flèche", avant d'ajouter que le mot "Stralhammer", c'est-à-dire "marteau de foudre", convient exactement à celle qui, rappelant un coin, est perforée " [p. 65vo].

Il souligne enfin qu'" il y en a aussi qui pensent que les pierres dites Glossopètres sont parentes des Céraunies, non par la forme, mais par la substance très dure et très solide chez les unes et les autres, et leur surface brillante, mais davantage chez les glossopètres : j'apprends qu'on les appelle aussi "Donnerkeil" [coin du tonnerre] chez les Misniens et chez les Italiens "Saëte", c'est-à-dire flèches " [p. 67ro].

BOECE DE BOOT : Gemmarum et lapidum Historia (1609)

Anselme Boèce de Boot (v. 1550-1632) traite des céraunies au chapitre CCLXI de son Gemmarum et lapidum Historia dont la première édition parut en 1609. Ce chapitre fut repris ne varietur dans les éditions suivantes, notamment en 1636. C'est ce même texte qui fut traduit en français en 1644 dans Le parfait joaillier ou histoire des pierreries… Vérification faite à l'aide de l'édition princeps, ce sont des extraits de cette traduction que nous proposons ci-dessous pour rendre compte des idées de l'auteur.

Dans l'introduction de ce chapitre - qui porte le numéro CCLX dans Le parfaict joaillier… -, Boèce de Boot se réfère à Agricola dont il rapporte ainsi l'opinion : " La pierre ceraunia […] a pris ce nom de ce que (comme le vulgaire croit), elle tombe avec le foudre, elle n'a aucunes lignes et rayes. Ce qui la faict differer de la pierre brontia " [p. 619-620] .

Il en donne ensuite une description relativement précise :

" Elles sont longues pour l'ordinaire de cinq doigts, & larges de trois : où elles sont [le] plus larges. Elles expriment parfaictement un coing [sic]. Elles sont de l'espaisseur d'un pouce. Quelquefois au milieu elles sont tres pesantes, & tres dures, semblables en substance aux cailloux, dont l'on tire le feu. Quelquefois elles sont tellement dures qu'elles ne souffrent rien de la lime. Elles sont toutes privées de lignes & rayes : & en cela elles different des pierres brontia, que quelques-uns croyent aussi estre iettées par le foudre " [p. 620] .

L'auteur poursuit sa description en insistant sur un point essentiel de la constitution des céraunies décrites et figurées par Conrad Gesner :

" Pour l'ordinaire elles ont toutes au lieu où est l'équilibre, un trou de la grandeur d'un pouce, ou plus grand, à proportion de leur grosseur ; & ce trou est fort rond : & il est faict de telle sorte & constitution, qu'un costé du trou est plus large que l'autre : de mesme que sont les trous que l'on faict dans les marteaux : car le costé du trou qui est [le] plus proche de la main de celuy qui frappe, & par lequel l'on faict entrer le manche iusques à l'autre costé, est plus large, & plus evasé. Or parce que toutes ces pierres ressemblent à la masse d'un marteau, d'un coing [sic], d'une hasche, d'un soc ou semblable instrument qui ont des trous, pour y passer des manches, quelques-uns ont cru que ce ne sont pas des flesches de foudre, mais des instrumens de fer changés en pierre par le temps " [Ibid.] .

On sent bien que, sans prendre expressément parti, l'auteur n'est pas loin de partager l'opinion de ces érudits. Mais il ne peut négliger les témoignages dont firent état Johann Kentmann et Conrad Gesner, concernant la chute de céraunies à Torgau et dans le village de Siplitz. Il y ajoute l'évocation de la chute à Ensisheim en 1492, dans un bruit de tonnerre, d'une énorme pierre pesant trois cents livres, qui a été reconnue depuis comme étant une météorite.

Plus loin, après avoir souligné que " plusieurs s'estonnent comment une semblable pierre, & si pesante, se peut engendrer dans les nuées [sic] " [p. 238] , il expose la façon dont les " physiciens " de l'époque, influencés par la doctrine aristotélicienne, expliquaient la formation des céraunies :

" Que l'exhalaison qui sert à former les esclairs, & le foudre, meslée à une certaine matiere metallique, pour l'ordinaire dans une nuë verte, ou tirant sur le noir, s'arondit [sic] & se condense par le moyen de l'heumeur [sic] qui est tout autour, & se colle & se fige de mesme que la farine se fige en paste par le moyen de l'eau que l'on y iette dessus. Qu'apres une tres-grande & tres-intense chaleur survenant, qui procede partie du Soleil, partie des estoiles, & partie d'antiperistase : cette paste de foudre ainsi pestrie se cuit, & s'endurcit en un corps tres-solide, & tres-dur par le feu des esclairs. De mesme que les tuiles, qui sont faictes de bouë & terre grasse humectée, se cuisent, & s'endurcissent en forme de pierre par le feu de la fornaise. Mais que si elle est pointuë, cela se faict à cause de l'humide, qui est meslée, qui tasche à se separer du sec : & que lorsqu'il le quitte, il descend en bas [sic], où il est arresté. Et qu'ainsi la partie superieure est plus dense, & plus solide : parce que le sec s'y endurcit & conglobe. La pierre ceraunias donc avec l'exhalaison qui luy est adioincte, estant dans la nuë reellement resserrée & pressée par le froid qui est autour, qu'elle ne peut plus se contenir dans ce petit lieu, rompt & ouvre la nuë, dans qui elle est enclose comme le iaune dans un œuf : & faict le tonnerre & l'esclair, & est portée par un mouvement très-viste contre tout ce qui se presente, qu'elle abbat [sic], dissipe, enflamme, & ruine " [p. 238-239] .

Il est toutefois évident que cette explication est loin de satisfaire Boèce de Boot qui ne manque pas de faire part de son scepticisme :

" Mais si c'est là la façon dont cette pierre se peut engendrer dans les nuës : il y a d'admirable de ce qu'elle nest [sic] pas ronde, & de ce qu'elle a un trou au milieu, & qu'iceluy n'est pas esgal, mais plus large d'un costé. A peine est-il croyable que des pierres si dures & pesantes puissent estre engendrées dans les nuës, qui n'ont point de fermeté, & sont si aisées à estre enfoncées " [p. 239] .

L'auteur récuse enfin une interprétation alternative invoquée par ceux qui, convaincus que les céraunies n'avaient pu se former dans les airs, croyaient néanmoins qu'elles tombaient du ciel :

" Il est encores [sic] aussi difficile à croire, que par la force des tempestes, ces pierres de dessus les cimes des montagnes soient portées dans les nuës : & que peu apres elles tombent en terre " [Ibid.].

ULISSE ALDROVANDI (1522-1605) : le Museum metallicum (1648)

Le Museum metallicum est une œuvre posthume d'Ulisse Aldrovandi (1522-1605), qui en avait fait préparer l'illustration mais qui ne semble pas avoir eu la possibilité d'en rédiger le texte. Celui-ci a donc probablement été écrit par Bartolomeo Ambrosini (1588-1657) dont l'érudition était loin d'égaler celle de son maître.

En ce qui concerne les céraunies, on est fort surpris de lire au chapitre XI que " Les Céraunies sont des pierres parentes des Glossopètres ", au point de les voir regroupées sur une même figure, [p. 604 et 611].


Fig. 3. Glossopètre et pointe de flèche figurées toutes deux comme " glossopètres " dans le Museum metallicum posthume d'Ulisse Aldrovandi (1648, p. 604)


Fig. 4. Glossopètres et céraunies figurées dans le Museum metallicum posthume d'Ulisse Aldrovandi (1648, p. 611). Cette gravure réunit des glossopètres, considérées comme des " pierres parentes des céraunies " et des céraunies reproduites d'après Conrad Gesner (1565).

Sur la seconde figure, on reconnaît en effet, sous les numéros 1 et 2, une glossopètre qui est présentée ainsi :

1. " Partie supérieure de la pierre Céraunie ".

2. " Partie inférieure de la même. Ces pierres ont été dessinées dans ce tableau avec la même inscription, mais nous estimons qu'il faut plutôt les rapporter à des Glossopètres qu'à des Céraunies ".

Les cinq autres dessins (numéros 3 à 7) reproduisent des gravures empruntées à Conrad Gesner et à Boèce de Boot.

Au sujet de la nature des céraunies, Ambrosini écrit qu'" elle a trouvé ce nom d'après le mot "foudre", parce que le peuple croit qu'elle tombe du ciel car en effet, en grec, "Keraunos" signifie "foudre", ou bien, selon l'opinion d'autres personnes, parce qu'on la trouve en un lieu frappé par la foudre " [p. 607].

L'auteur ne manque cependant pas de prendre indirectement position peu après : " quant à ceux dont l'esprit est plus sain, ils doutent tout à fait de la chute de cette pierre, et même ne sont pas de cet avis ; parmi ceux-ci on compte les très savants Agricola et Cardan " [Ibid.].

Ambrosini remarque ensuite, reprenant en cela un passage de Boetius de Boot cité précédemment que " toutes les pierres de ce genre imitent un marteau ou un coin ou une hache, ou d'autres instruments de ce genre possédant une ouverture pour recevoir un manche. À cause de cela, quelques-uns ont estimé que ce ne sont pas des traits de foudre, mais des instruments de fer transformés en pierre par la longueur du temps " [p. 608].

Il en vient alors à évoquer la " génération " (genèse) de la céraunie que la vox populi considère comme étant " engendrée dans les nuages " bien qu'il en doute puisqu'il croit nécessaire d'ajouter : " si cependant elle y est engendrée " [p. 608].

MICHELE MERCATI : la Metallotheca vaticana, œuvre posthume (1717)

Avant même que Boèce de Boot ait publié son Gemmarum et Lapidum Historia (1609), Michele Mercati (1541-1593), qui était à la fois le médecin du pape et le directeur du jardin botanique du Vatican, s'était intéressé aux céraunies dans deux chapitres de sa Metallotheca vaticana, laquelle ne fut malheureusement publiée qu'en 1717, soit plus de cent vingt ans après avoir été écrite. Il y distingue en effet la " Céraunie en coin, qui est la Bétule champêtre de Sotacus " et la " Céraunie commune et siliceuse " dont il fut le premier à entrevoir la véritable nature.

1) La " céraunie en coin ", considérée comme une " pierre de foudre "

Des premières, dont il distingue trois genres qui différeraient par la forme et la couleur, il précise que " le troisième genre ne se trouve pas ailleurs que dans un lieu frappé par la foudre ". Pour cette raison, les mécanistes " les appellent "fulgurites", nom par lequel nous comprenons aussi les traits de foudre ", tandis que " les Allemands les distinguent de façon appropriée en les nommant "der glatte Donnerstein" [pierre lisse du tonnerre] des autres petits cailloux que l'on croit tombés du ciel " [p. 241]. Elles ont " la forme d'une hache émoussée à l'extrémité ". Les figures gravées permettent d'y reconnaître sans peine des haches polies néolithiques.


Fig. 5. Céraunies appelées " pierres de foudre " figurées dans la Metallotheca vaticana posthume de Michele Mercati, publiée en 1717.

" Certaines ont la longueur d'une palme, d'autres une longueur moindre, quelques-unes sont larges, d'autres allongées, et certaines à partir d'une pointe étroite, ont une lame plus large, quelques-unes laissent de chaque côté une largeur difficile à distinguer. Quelquefois, il arrive que les noires ont une forme presque ronde, à cause d'un quadrilatère à angles obtus, et l'Antiquité les a appelées Bétules " [p. 241-242].

2) La " céraunie commune et siliceuse " ou " flèche "

L'interprétation de ces objets, dans lesquels on reconnaît des pointes de flèches, constitue la contribution essentielle de Michele Mercati à la naissance de l'archéologie préhistorique. L'auteur nous apprend en effet que la céraunie commune " est fréquente en Italie où elle est appelée vulgairement "flèche" ; petite et dure, faite de matière siliceuse, elle est utilisée pour aiguiser la pointe triangulaire des javelots. À son sujet circulent deux opinions. Une grande partie des gens croit qu'elle est apportée par la foudre. Ceux qui sont experts en histoire pensent qu'avant l'usage du fer, elle fut destinée à la folie de la guerre en taillant des silex très durs. Car pour les hommes les plus anciens, les morceaux de silex furent utilisés comme petits couteaux. " [p. 243]. Il compare alors la forme de cette céraunie à celle des " sicilices " auxquelles sont attachés des javelots et des épieux.

Il évoque ensuite les efforts faits par les premiers hommes pour s'armer de manière à " attaquer l'ennemi à distance ". Il suppose en effet qu'" ils commencèrent à ficher au bout des javelots et de toutes sortes d'armes de trait, des pointes en corne, en os et en silex, selon l'opinion de ceux qui pensent que la Céraunie, entre autres, a été fabriquée pour transpercer des poitrines mieux protégées. En effet, cela est manifesté par sa forme grossière, sa surface lisse, et son bord inégal […]. Elle était taillée, soit en triangle isocèle, soit en losange, soit en pointe, et il restait, pour la joindre au trait, une partie qui était insérée dans le manche du javelot. La matière est luisante, bien que de surface inégale, à cause de sa remarquable dureté. " Il note également qu'" on trouve des lamelles menues de la même matière, longues d'une palme, larges d'une demi-once, ou plus petites, à angles égaux, de surface propre, ici plate, là s'élevant un peu en un angle partageant les moitiés " [p. 244]. L'une de ces pièces - une lame - est représentée au centre de la figure intitulée " ceraunia ".


Fig. 6. " Céraunies " figurées dans la Metallotheca vaticana posthume de Michele Mercati, publiée en 1717. On y reconnaît des pointes de flèches, comme l'avait judicieusement supposé l'auteur à la fin du XVIe siècle.

Mercati n'hésite pas à supposer, non sans prudence, que, " en Italie, et principalement dans le Latium, territoire où ce genre de Céraunie est très fréquemment déterré, les Aborigènes, si l'opinion est véridique, façonnaient des pointes tirées des silex " [p. 245]. Et il semble même avoir envisagé une chronologie relative car il s'interroge ainsi à propos des céraunies : " Mais quand leur usage fut-il florissant et à quelle époque le pouvoir du fer, auquel il céda, envahit-il le monde ? " [Ibid.]. Ces réflexions le conduisent donc logiquement à conclure ainsi : " Si l'on connaissait les choses avec certitude, cette Céraunie ne devrait pas être placée parmi les "idiomorphes" [ c'est-à-dire possédant une forme propre, particulière] puisqu'elle a été exécutée par l'art " [Ibid.].

Les céraunies dans les cabinets d'histoire naturelle

À partir du début du XVIIe siècle, lorsque commencèrent à se multiplier les cabinets de curiosités, les céraunies en devinrent, notamment en raison du mystère de leur origine, des ornements appréciés dont la description prit place dans les catalogues publiés à l'époque.

Ainsi, à titre d'exemple, le célèbre collectionneur danois Olaus Worm (1588-1655), dans son célèbre Museum Wormianum, publié l'année même de sa mort, décrivit sommairement les céraunies de son cabinet, non sans avoir préalablement discouru sur leur signification en s'inspirant très fortement des idées de Boèce de Boot.

L'année suivante, ce fut au tour de Lodovico Moscardo (1656) de mentionner dans le catalogue de son musée la présence de céraunies et de pointes de flèches, nommées en italien " saette ", trouvées par les paysans dans les champs. La figure qu'il donne d'une céraunie est celle d'une grande pierre taillée lancéolée. Sur l'origine des céraunies, l'auteur se contente de rappeler que, selon Albert le Grand, ces pierres " tombent des nuages avec le tonnerre " [p. 148].

Dans sa Natural History of Oxford-Shire, publiée en 1677, Robert Plot (1640-1696) évoqua également, en prenant les précautions d'usage, les pierres appelées en anglais " thunder-bolts " [coups de foudre], qui ont " la forme de têtes de flèches et que le vulgaire pense être en vérité des traits du Ciel, que […] j'ai placées parmi les pierres ayant un rapport avec le Ciel " [§. 38, p. 93].

Un quart de siècle plus tard, Michael Bernhard Valentini consacra à son tour, dans son Museum Museorum (1704), un long paragraphe aux " céraunies ou pierres de foudre ". Après y avoir rappelé l'explication classique de la genèse des céraunies, qu'il fait remonter à Avicenne, l'auteur se demande s'il ne serait pas plus conforme à la vérité d'admettre que les " Donner-Keile " [coins du tonnerre], que les paysans découvrent dans les champs, se sont formés dans la terre, comme les autres pierres, et que leur forme est le fruit des jeux de la nature.

L'exploration du monde ne manqua pas de s'accompagner de découvertes semblables, notamment dans les Indes orientales. Parmi celles-ci, l'une montre de façon frappante que la notion de céraunie était difficilement compatible avec l'origine supposée céleste de ces objets. En effet, en 1685, fut publiée une lettre de Georg Everhard Rumphius (1627-1702) intitulée De Ceraunia spathula metallica dans laquelle était décrit un objet en cuivre trouvé dans les îles Moluques, qui était à l'évidence un artefact fabriqué par l'homme. Ultérieurement, Rumphius décrivit son cabinet de curiosité dans un ouvrage intitulé D'Amboinsche Rariteitkamer (1705). On y lit en effet que : " Les pierres de tonnerre, que l'on trouve en si grand nombre aux Indes, y sont à mon avis plus nombreuses et variées qu'en Europe ; je dirai que celles, que j'ai trouvées et étudiées aux Indes, se divisent en deux catégories, à savoir : 1. Cerauniam lapidem ou véritables pierres de tonnerre, 2. Cerauniam metallicam… " [p. 207]. L'auteur précisait ensuite à propos des premières que : " Les véritables pierres de tonnerre sont de forme et couleur variées, mais d'après ce que j'ai remarqué et aussi entendu d'autres témoins, elles ont toutes la forme d'un instrument frappant ou brisant, tel qu'un marteau, hache, burin, flèche, etc. En Europe, elles présentent parfois un trou, ce que je n'ai pas encore vu aux Indes […] ; elles sont également aussi dures qu'une pierre siliceuse puisse l'être, et on peut avec elles tester tous les métaux " [Ibid.].

Vers la conception moderne

Avant même la publication de la Metallotheca vaticana, on commença à douter sérieusement de l'origine céleste des céraunies, comme en témoigne la notice suivante insérée dans Le Grand Dictionnaire raisonné des Arts et des Sciences de l'Académie française (1696) :

" À l'égard de la pierre de Foudre, nommée d'ordinaire le Carreau, quoy que la matiere que la nuë renferme se puisse en quelque façon condenser, on ne peut dire vray-semblablement que quand elle s'enflame [sic], elle se condense plustost qu'elle ne se dissipe. Ainsi ce carreau paroist imaginaire, & s'il tombe quelquefois des pierres du Ciel, elles doivent estre sorties de la terre, & avoir esté poussées par la force de quelque puissante exhalaison sulphureuse et métallique qui s'est enflammée " [T. 3, p. 273].

Il est remarquable que l'année même où parut enfin la Metallotheca vaticana, Georg Andreas Helwing (1666-1748) publia sa Lithographia Angerburgica (1717) dans laquelle il n'hésita pas à prendre ses distances vis-à-vis des fables répétées à l'envi par ses prédécesseurs, au point d'écrire que la pierre de foudre " s'agite bien moins dans les nuages que dans le cerveau des amis des merveilles " car il s'était convaincu qu'il s'agissait d'outils fabriqués par l'homme à l'aide de pierres importées dans la région d'Angerburg (ville portant aujourd'hui le nom de Wegorzevo), en Prusse orientale.

Ce fut toutefois Antoine de Jussieu qui, dans un bref mémoire intitulé De l'origine et des usages de la pierre de foudre (1725), fut le premier à interpréter sans ambiguïté, au vu d'objets dont l'usage avait été constaté par des voyageurs, les " pierres de foudre " comme des outils façonnés autrefois par l'homme. Il eut en effet l'occasion d'examiner " deux ou trois espèces de pierres qui nous viennent, les unes des isles d'Amerique, & les autres de Canada ". Or, il avait appris que " les Sauvages de ces pays-là se servent à differens usages de Pierres à peu-près semblables qu'ils ont taillées avec une patience infinie par le frottement contre d'autres pierres, faute d'aucun instrument de fer ni d'acier " [p. 7].

Jussieu observa ensuite que " la figure de hache et celle de coin qu'ils ont donné [sic] à quelques Pierres que nous avons tiré [sic] d'eux, nous marque assés qu'ils les ont taillées pour les premiers de ces usages [c'est-à-dire pour " couper & fendre du bois "], & celle de pointe qu'ils ont donné [sic] à quelques pierres à feu que nous voyons adroitement entées sur l'extrémité de certains bois menus & longs, nous font assés connoître qu'ils s'en servent comme de fléches " [p. 8].

Se reportant alors aux ouvrages anciens, il concluait ainsi : " Lorsque nous voyons donc parmi les Figures de ceux qui ont fait des Recüeils de Pierres figurées, celles qui se rapportent à quelqu'une de ces trois formes, & sur-tout à celle de coin & à celle de fer de fléche qui ont toûjours passées jusqu'ici pour Pierres de foudre et pour mysterieuses, nous ne devons point hesiter de les regarder comme instruments répondant à ceux d'acier auxquels ils ressemblent, & qui ont été taillés ou par les premiers habitants de ces pays où on les trouve, ou y avoient été apportés par des étrangers qui en faisoient une sorte de commerce " [Ibid.].

Dans ce bref article, Antoine de Jussieu corroborait donc pleinement le jugement de Michele Mercati dont la Metallotheca vaticana avait enfin été publiée quelques années auparavant.

Une trentaine d'années plus tard, le chevalier Louis de Jaucourt rédigea l'article intitulé " Foudre, pierres de ", pour le tome 7 (p. 214) de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Ce texte montre clairement que l'on ne désigne plus ainsi les céraunies mais les fulgurites car l'auteur y évoque une " pierre dont le vulgaire pense que la chûte, ou même la formation du tonnerre est toûjours accompagnée. […] Ce qu'on a pris pour une pierre de foudre, est une matière minérale, fondue et ornée par l'action du tonnerre, ou peut-être même quelque substance, telle que la terre en renferme beaucoup dans les endroits ou elle a été fouillée par des volcans qui se sont éteints. Le tonnerre étant venu à tomber dans ces endroits, & le peuple y ayant ensuite rencontré ces substances qui portent extérieurement des empreintes évidentes de l'action du feu, il les aura prises pour ce qu'il a appelé des pierres de foudre ".

Conclusion

Durant un siècle et demi s'est perpétuée, parmi les érudits européens, la croyance, qualifiée de " superstition médiévale " par Annette Laming-Emperaire (1964), selon laquelle les céraunies étaient des pierres tombées du ciel pendant les orages, conformément aux écrits de Pline. Cela en dépit de la forme de celles figurées par Conrad Gesner (1565), dont la plupart étaient perforées d'un trou circulaire dont la signification ne manqua pas d'intriguer Anselme Boèce de Boot (1609). La raison principale de la persistance durant une aussi longue période d'une interprétation qui paraît aujourd'hui extravagante tient probablement aux témoignages apparemment jugés dignes de foi rapportés par Johann Kentmann (1565). Et si, à la fin du XVIe siècle, Michele Mercati interpréta correctement la " céraunie commune et siliceuse " nommée " saetta " en italien, il s'agissait uniquement de ce que nous considérons comme des pointes de flèches. En revanche, l'origine des haches polies qu'il figura comme " lapis fulmineus " demeurait pour lui énigmatique.

Références

1. AGRICOLA (1546). De natura fossilium. Froben, Basilea, p. 171-380. [cf. lib. V]. Rééd. 1558, Froben, Basilea.

2. ALDROVANDI (1648). Museum metallicum in libros IIII distributum Bartholomaeus Ambrosinus […] composuit. Typ. J. B. Ferronii, Bononiae, 979 p.

3. BOECE DE BOOT, A. (1644). Le parfaict joaillier ou Histoire des pierreries où sont descrites leur naissance, iuste prix, moyen de les cognoistre, & se garder des contrefaites, facultez medicinales, & proprietez curieuses. Chez Jean-Antoine Huguetan, Lyon, 746 p.

4. BOETIUS DE BOODT, A. (1609). Gemmarum et Lapidum Historia. Typis Wachelianis apud Claudium Marnium & heredes Ioannis Aubrii, 9 + 294 p.

5. CERUTI, B. et CHIOCCO, A. (1622). Musaeum Franc. Calceolari iun. Veronensis. Apud Angelum Tamum, Verona, 746 p.

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9. JAUCOURT, L. DE (1757). Art. " Foudre, pierres de ". In Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, par une Société de Gens de Lettres, T. 7 (1757). Chez Briasson, David l'Aîné, Le Breton, Durand, Paris.

10. JUSSIEU, A. de (1725). De l'origine et des usages de la pierre de foudre. Mém. Acad. roy. Sci., Paris, 1723, p. 6-9.

11. KENTMANN, J. (1565). Nomenclaturae rerum fossilium, quae in Misnia praecipuè, & in alijs quoque regionibus inveniuntur. In GESNER, C. De omni Rerum fossilium Genere, Gemmis, Lapidibus, Metallis et huiusmodi, Libri aliquot, plerique nunc primum editi. Excudibat Iacobus Gesnerus, Tiguri, p. 1-95.

12. LAMING-EMPERAIRE, A. (1964). Origines de l'archéologie préhistorique en France - Des superstitions médiévales à la découverte de l'homme fossile. Editions A. et J. Picard et Cie, Paris, 243 p.

13. MERCATI, M. (1717). Metallotheca vaticana, Opus posthumum. Mariam Salvioni, Romae, LXIV + 378 p.

14. MOSCARDO, L. (1656). Note overo memorie del Museo di Lodovico Moscardo Nobile veronese… Paolo Frambotto, Padoa, 306 p.

15. PLINE l'Ancien. Histoire naturelle. Livre 37, § 135.

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18. RUMPHIUS, G.E. (1705). D'Amboinsche Rariteitkamer… Fr. Halma, Amsterdam, 17 + 340 + 43 p., 40 pl.

19. VALENTINI, M. B. (1704). Museum Museorum oder Vollstaendige Schau-Bühne aller Materialen und Specereÿen. J.D. Zunners, Franckfurt am Mayn, 520 p.

20. Le Grand Dictionnaire des Arts et des Sciences de l'Académie française (1696). Chez la veuve Jean Baptiste Coignard et chez Jean Baptiste Coignard, Paris, T. 3 & 4.