TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.X (1996)

Gérard BIGNOT
Une recherche infructueuse de charbon de terre aux environs de Dieppe (Haute-Normandie) à la fin du dix-huitième siècle.
Obstacles conceptuels et technologiques

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 20 mars 1996)

LA SITUATION EN HAUTE-NORMANDIE À LA FIN DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

Dès avant le milieu du treizième siècle, le charbon de terre de Newcastle est connu en Haute-Normandie. Il fait l'objet d'une importation régulière par voie maritime (Sauvage, 1889 ; Levainville, 1913). Son usage reste limité car on lui préfère le bois.

Vers la fin de l'Ancien Régime, devant "l'augmentation du luxe des particuliers" et l'essor industriel rouennais, le bois vint à manquer. Comme leurs collègues anglais, les industriels normands auraient volontiers remplacé le bois par le charbon de terre, mais ils en sont empêchés par l'absence de production locale. Les charbons du Nord et du Massif Central accessibles par voie terrestre voient leurs prix lourdement grevés par les douanes intérieures. Les normands se fournissent par voie de mer à Littry (entre Isigny et Bayeux), site productif depuis 1758. Cependant la source principale est l'Angleterre dont le charbon transite par Cardiff. En 1787, le tonneau vendu 11,5 livres à Manchester en coûte 45 à 50 à Rouen. On comprend que l'industrie rouennaise soutienne difficilement la concurrence des produits d'Outre-Manche.

La situation empire avec la politique belliqueuse de la Législative. Les mines du Nord sont dévastées ou occupées par l'ennemi. La déclaration de guerre à l'Angleterre (1er février 1793) entraîne l'arrêt brutal des importations anglaises et, pour cause de blocus maritime, celui des arrivées du charbon de Littry. Force est de se fournir à Saint-Etienne et à Decize. Du coup le prix du charbon triple. C'est désormais un produit de luxe, réquisitionné par les municipalités.


Fig. 1 - Reproduction partielle de la carte extraite de Morand : L'Art d'exploiter les mines de charbon de terre, 2° partie, 1773, pl. 13.

C'est sur cette carte que Castiau se convainquit que la région un peu au Sud de Dieppe, située à égale distance des mines d'Anzin et d'Aniche d'une part, de celle de Littry d'autre part, devait receler, en profondeur, des "mines de charbon de terre".

Pour sortir de la crise il faut trouver de nouveaux gisements de charbon. Le but ne paraît pas être hors de portée car, à l'époque, il en est extrait ou repéré dans 47 départements (Lefebvre, 1803). En juin 1794, pour stimuler et coordonner les recherches, le Comité de Salut Public crée le Conseil des Mines. Dans le département de la Seine-Inférieure, dans le pays de Bray, autour de Neufchâtel-em-Bray et de Forges-les-Eaux (Noël, 1795), de minces passées charbonneuses et des fragments de bois fossiles ont été trouvés dans des affleurements de sables (que nous savons aujourd'hui être de faciès wealdien ).

Les échantillons envoyés à Paris aux fins d'analyse se révèlent sans intérêt pratique et les indices les plus "indiscutables" le fruit de l'imagination et/ou de l'ignorance de leurs inventeurs. Ce qui n'empêche pas un journaliste patriote (c'est ainsi que l'on appelle alors les révolutionnaires) de soutenir qu'en Haute-Normandie, "prêtes à suppléer à la disette prochaine de bois, des mines de charbon de terre s'offrent presque d'elles mêmes aux besoins des hommes et que pour les exploiter il suffit d'en faire l'objet de travaux" (Noël, 1795:1, p. 37).

GUILLAUME CASTIAU ET LE PRINCIPE DE LA CONTINUITÉ LINÉAIRE DES VEINES DE HOUILLE

La stérilité des indices superficiels et l'assurance des déclarations révolutionnaires ne faisaient pas avancer le problème, quand apparut Guillaume Castiau.

La guerre aux frontières avait fait fuir les ingénieurs des houillères du Nord. L'un d'eux, Guillaume Castiau, se qualifiant de minéralogiste "instruit dans l'art de l'exploitation, [...] avait conçu le projet de soustraire de la dépendance des Anglais les départements situés au Nord de la République qui manquaient de mines de charbon de terre pour alimenter leurs forges et leurs fabriques" (Castiau, an VIII, p. 1-2). Pour réaliser ce projet, il jette son dévolu sur la Haute-Normandie, demande et obtient, le 2 décembre 1795, l'autorisation d'y mener des recherches à ses frais. Son choix se fondait sur le "principe certain" qui avait force de loi chez les praticiens : celui de la continuité linéaire des veines (ou comme l'on disait alors des "mines") de houille. Théorie contestée par les scientifiques de l'époque (Monnet, 1780 ; Lefevbre, 1803) mais Castiau n'en a cure. Sur la carte insérée par Morand dans son célèbre Art d'exploiter les mines de charbon de terre, publié en 1773, le mineur relie d'un trait de plume les mines d'Anzin, d'Aniche et de Namur à celles de Littry, et de là aux indices trouvés dans la région de Quimper. La ligne tracée passe par la Haute-Normandie, un peu au Sud de Dieppe, région qui se trouve précisément à mi-parcours entre Anzin et Littry. D'où la conclusion de Castiau : s'il y a un endroit où se trouvent des gisements de charbon, ce ne peut être qu'ici.

Fort de cette évidence, Castiau réalise la fortune acquise avec les charbons d'Anzin, y ajoute des fonds collectés auprès d'amis valenciennois, et arrive à Dieppe en juillet 1797 "avec deux chariots chargés d'outils et d'ustanciles nécessaires pour exécuter des grands sondages et 7 ouvriers mineurs [...] de Valenciennes" (Castiau, an VIII, p. 3). Il embauche quelques ouvriers locaux, et voilà rassemblée une équipe d'une trentaine d'ouvriers, mineurs, forgerons, charpentiers, scieurs de long, palefreniers, etc.


Fig. 2 - Carte de la région prospectée par Castiau.
Carton en bas et à gauche : emplacement précis de la fosse dite de Meuiers

LA DÉCOUVERTE DE FREULLEVILLE-SAINT-IGNY (25 mars 1798)

Des investigations préliminaires conduisent rapidement Castiau à remarquer qu'en Haute-Normandie les craies à silex et les argiles sombres (du Gault) qui sont dessous sont "les mêmes à peu près que celles" (Castiau, an VIII, p. 5) des morts-terrains (craies à silex, dièves et tourtia marneux) qui, autour de Valenciennes, recouvrent le "rocher" (= socle) à mines de charbon.

Plusieurs forages de reconnaissance sont entrepris à l'aide d'une sonde maintenue en place par un échafaudage au-dessus d'un avant-puits. La sonde est constituée d'un foret (qui perce) ou d'une cuillère (qui ramène les déblais), emmanchés à l'extrémité d'une tige de 5 à 16 centimètres de diamètre, composée d'éléments de 5 à 6 mètres de long que l'on rajoute au fur et à mesure de renfoncement. Avec cet engin, manoeuvré à bras d'homme, on peut, en quelques mois, et à condition que les couches à traverser ne soient pas trop dures, atteindre 150 à 200 mètres de profondeur.

Après trois brèves tentatives dans les vallées de la Scie et de la Varenns, un forage de 97 mètres est foncé à Saint-Nicolas-d'Aliermont (septembre-octobre 1797). Trois autres sont successivement entrepris au fond de la vallée de la Béthune. Les deux premiers doivent être abandonnés "à cause que l'argille noire [du Gault] se détrempait et boursoufflait d'une manière à ne pouvoir faire rentrer les sondes dans le trou lorsqu'elles en étaient retirées" (Castiau, an VIII, p. 5). Le dernier est implanté à Saint-Igny, hameau de la commune de Freulleville (à 20 kilomètres au sud-est de Dieppe). Le percement des craies et des argiles du Gault exigent trois mois de travail. Le 5 germinal an VI (= 25 mars 1798), la sonde atteint la profondeur de 87 mètres quand ... Mais laissons parler Castiau :

"Le cinq, nous apperçumes dans la terre que notre sonde amenait de petits morceaux de charbon [...]. Le lendemain, le 6, nous éteignîmes 5 ou 6 fois le fond et chaque fois nous obtenions toujours de nouvelles preuves que nous étions sur la tête d'une mine [= veine] de charbon. Le 7 je fis inviter l'agent de la commune [= le maire] de Freulleville pour qu'il soit présent à nos opérations et qu'il puisse constater par un procès-verbal ce qu'il aurait vu retirer par nos sondes. Il y vint et en sa présence on enfonça la sonde deux fois dans le fond d'où l'on retira chaque fois quantité de petits morceaux de charbon que l'on ramassa et que l'on mit sur une petite pelle rougie au feu. Il fuma et brûla comme la meilleure qualité à forger (Castiau, an VIII, p. 7-8)... Cette expérience fut faite en présence des citoyens François Troude, maître-maréchal à Freulleville et de Lemasson, maître-serrurier au bourg des Grandes Ventes et plusieurs autres personnes" (Castiau, an VI).

FREULLEVILLE-SAINT-IGNY (1798) : UN NOUVEL ANZIN (1734) ?

Castiau était persuadé d'avoir atteint une veine de charbon ; comment ne l'aurait-il pas été, sa découverte semblant calquée sur celle, historique, du 24 juin 1734, à Anzin, au fond de la fosse du Pavé (Grar, 1850 ; Dollé, 1985).

Tous les mineurs d'alors avaient en tête les circonstances de cette journée mémorable presque légendaire du 24 juin 1734.

Depuis dix mois, "près de la porte [Nôtre-Dame] qui traverse la route de Tournai à Valenciennes, sur la rive gauche du pavé de Coudé" (Rouff, 1922) les ouvriers creusaient un puits. Ils atteignaient 49 mètres de profondeur lorsqu'ils rencontrèrent une nappe d'eau, la troisième depuis le début des travaux.


Fig. 3 - Succession des terrains traversés dans le sondage de Saint-Igny, à Freulleville (à gauche) et comparaison avec les morts-terrains recouvrant, à Anzin, le "rocher à mines de charbon".

On accorda quinze jours au contremaître pour trouver les dièves. "Craignant de ne pouvoir les atteindre dans ce délai, Pierre Mathieu fit sonder au fond de la fosse, les rencontra et les traversa jusqu'au rocher (= socle). Etant descendu pour animer les foreurs, il vit la surface de l'eau couverte d'une écume noire ; il fit immédiatement retirer la sonde et recueillir cette écume ; un des morceaux noirs, gros comme un grain de blé, fut placé sur un brasier ardent et s'enflamma" (Grar, 1850).

On venait enfin, après 18 années de recherches infructueuses ayant entraîné des "dépenses considérables", de trouver, sous soixante mètres de morts-terrains, une veine de houille véritablement exploitable, la première trouvée en Artois. Elle fut baptisée Mangretout (= Malgré tout). Rapidement cette heureuse issue, suivie d'autres trouvailles, allait transformer la vie du Nord de la France. En 1791, 164 fosses étaient percées. Dans la plus profonde le charbon était extrait à 297 mètres de profondeur. La production d'Anzin atteignait 375000 tonnes (Grar, 1848) qui, selon Castiau, "ont donné des bénéfices étonnants aux actionnaires, qui partagent chaque année 7 à 8 cent milles livres nets" (Richard, 1968, p. 153).

LA COMPAGNIE DES MINES DE CHARBON DE MEULERS (juin 1799)

Soixante-cinq ans après la découverte de la veine Mangretout, Castiau clamait haut et fort, qu'un important gisement de charbon était découvert en Haute-Normandie. Il ne restait plus qu'à l'exploiter.

Première précaution : écarter les éventuels concurrents. L'heureux inventeur sollicite un périmètre d'exploitation exclusive de six lieues carrées, que l'administration départementale s'empresse de lui accorder le 5 juin 1798, en dépit de l'avis défavorable du Conseil des Mines. En effet, l'ingénieur des Mines, A. M. Lefebvre d'Hellencourt, dépêché sur place, n'a pas été convaincu. Les échantillons "examinés et essayés au chalumeau ont en effet l'apparence et les propriétés de la houille mais la nature du terrain duquel ils ont été extraits donne tout lieu de craindre que les parcelles de houille n'y soient qu'accidentellement [et qu'il ne s'agisse] que de bois fossiles bitumineux". Il concluait "qu'il n'y a pas lieu de continuer les recherches de houille entreprises par le citoyen Castiau".

L'opinion de notre minéralogiste est toute autre. Il vient de fixer l'endroit où il implantera la fosse d'exploitation. Non à Saint-Igny car, dit-il, "je regarde l'enfoncement du puits d'extraction en cet endroit comme très difficile à cause de la quantité de l'eau qui se trouve dans la couche de pierres marneuses mêlées de silex qui couvre cette mine". Il opte pour un emplacement proche de la ferme des Demagnes, sur le territoire de la commune de Saint-Nicolas-d'Aliermont, où il avait sondé l'année précédente. En ce lieu situé à flanc de coteau, "les couches marneuses [= craies] beaucoup plus serrées qu'à Freulleville laisseront moins de passage à l'écoulement des eaux" (Castiau, an VIII, p. 6).

Le travail commence le 5 mai 1798, mais les capitaux initiaux sont évaporés et, pour creuser la fosse, il faut trouver de l'argent frais. Les souscripteurs primitifs sont sollicités et deux cents actions de 1000 F chacune émises. La Société intitulée Compagnie des Mines de Charbon de Meulers est constituée le 15 juin 1799 par-devant maîtres Pequeux et Deffrennes, notaires publics patentés à Lille. Castiau qui engage sa fortune (ou ce qu'il en reste) est Directeur général. Il est à remarquer que le charbon a été découvert à Freulleville, que la fosse est en cours de creusement à Saint-Nicolas-d'Aliermont, et pourtant la compagnie et la fosse sont connues sous le nom de Meulers, village situé à peu de distance des précédents. La raison est que Castiau avait son habitation à Meulers.

En dépit de l'intérêt que portent au projet les milieux d'affaires dieppois, havrais et rouennais, ainsi que le préfet qui s'engage pour deux actions, toutes n'ont pas été souscrites. Un bureau est ouvert à Lille, un autre au Havre. Un prospectus optimiste est publié. On y mesure l'ampleur des fantasmes de Castiau. D'après ce document, l'exploitation journalière de 45 tonnes donnera une recette de 1728 F. Les dépenses correspondantes étant de 278 F, les bénéfices atteindront 1450 F par jour ouvrable.

Donc, "en comptant pour l'année 280 jours d'ouvrage seulement [...], l'on aura 406000 livres de bénéfices à partager en 200, nombre des actions qui forment la Société, ce qui reviendra à 2030 livres par actions [...]. Tous ces calculs ne sont point exagérés".

LES CONTRAINTES TECHNIQUES

Avant de disposer de ces gains fabuleux, chaque actionnaire est invité à payer 150 F par an par action souscrite. En effet, il ne s'agit plus de forer mais d'atteindre le charbon à partir d'une fosse de grand diamètre, trois mètres en l'occurrence. Le creusement d'un tel puits exige la mise en oeuvre de techniques particulières. A l'époque, elles se réduisent à deux :

Les traités à peine postérieurs de Héron de Villefosse (1819), Héricart de Thury (1819), Burat (1844), Combes (1844-46), Degousée (1847), détaillent les techniques utilisées. Cependant, c'est le rapport de l'abbé J.-B. Vitalis (1809), professeur de physique au Lycée de Rouen et géologue officiel de la Préfecture, qui renseigne le mieux sur l'ampleur et les difficultés de l'entreprise. Il a laissé un compte-rendu apocalyptique de sa visite du puits "vers les derniers jours de l'an 12 [septembre 1804]" d'où il ressortit "haletant, le pouls extrêmement agité et presque sans forces [...]. Un feu dévorant semblait circuler avec le sang dans mes veines" (Vitalis, 1809, p. 125-6).

On imagine aisément les conditions de travail des mineurs. L'éclairage est assuré par une chandelle de suif fixée sur les chapeaux à large bord. Les ouvriers qui pataugent dans l'eau, sont de surcroît arrosés par les infiltrations qui tombent du haut du puits. La température est élevée, et en l'absence de véritable galerie d'aérage (celle que Castiau a fait creuser n'a pas plus de 50 mètres de profondeur), l'atmosphère est mal renouvelée en dépit des feux chargés d'activer les courants d'air.

Pour les relations avec l'extérieur, si un simple treuil à bras suffit au début, il devient vite nécessaire de recourir à un engin plus performant : une machine à molettes actionnée par un manège à chevaux. Les deux tonneaux attachés à l'extrémité de chaque chaîne et dont l'un monte quand l'autre descend, servent à transporter le personnel, à sortir les déblais, et surtout à retirer l'eau qui, pour les mineurs d'alors, est l'ennemi le plus tenace et le plus difficile à vaincre. La machine ne peut enlever plus de 4 m3 à l'heure. Avec de si faibles possibilités, il arrive qu'une nappe (on dit alors un niveau, ou une coupe) d'eau rencontrée au cours du creusement noie la fosse sur une hauteur de plusieurs dizaines de mètres.


Fig. 4 - La machine à tambour ou à molettes (dite aussi baritel ou vargue) consiste en un cabestan vertical. L'arbre tourne autour de deux points d'appui, l'un au sol et l'autre au sommet d'un échafaudage. Il porte un tambour sur lequel deux chaînes s'enroulent en sens inverse l'une de l'autre avant de passer sur deux grandes poulies ou molettes supportées par une charpente établie au-dessus de la fosse. A l'extrémité de chaque chaîne est attaché un tonneau. L'un remonte quand l'autre descend.
Le cabestan est mu par un manège à chevaux et l'ensemble protégé sous un hangar auquel sont adjoints des écuries, des réserves, des ateliers, etc.
Les machines actuelles des pays miniers sont identiques dans le principe mais actionnées par un moteur électrique.
D'après Burat (1844, p. 136, fig. h.-t.), un peu modifié.

On parle de sources montantes et il faut interminablement enlever l'eau pour rabattre la nappe. Quand le puits est vidé ou presque, les mineurs recommencent à creuser pour atteindre au plus vite la roche imperméable supportant la nappe. Ils y fixent un cadre de bois sur lequel ils appuient un assemblage de madriers. Cette boiserie ou cuvelage diminue le diamètre de la fosse qui passe à 2,25 mètres. L'espace entre le bois et la roche aquifère est bourré de mousse, de chaux et de mortier hydraulique. Après calfatage des joints, les eaux sont contenues hors du puits. Il faut un mois de travail pour maîtriser un nappe de 5 à 10 mètres de puissance.

Toutes ces difficultés prévisibles ne sont pas pour effrayer Castiau, l'un des meilleurs techniciens des mines d'Anzin. Il rencontra pourtant de grandes difficultés. Bien que le cuvelage octogonal (dont il était l'inventeur) ait été, de l'avis des connaisseurs, "un modèle de boisage" (Lefebvre, 1803), il se rompit une douzaine de fois. Malgré les calfatages il laissait échapper en permanence de puissants jets d'eau, qui empêchaient d'utiliser la poudre à canon. Castiau dut ménager une succession de puisards en poursuivant au-delà de 225 mètres de profondeur par trois puits (ou bures) de plus petit diamètre (1,6 mètre) décalés et reliés entre eux par de courtes galeries horizontales.

Le problème majeur reste l'argent. Heureusement, la constitution de la Société a apporté de l'argent frais, et l'indispensable machine à molettes entre en service le 23 août 1799. A partir de cette date l'activité est menée jour et nuit avec des postes de huit heures en continu. Le travail se prolongera huit années et sera émaillé d'accidents : un incendie qui détruit le bâtiment des charpentiers et l'écurie, et surtout la rencontre de niveaux d'eau, sept au total.

Jamais Castiau ne put obtenir le moindre subside du gouvernement, et c'est à la suite de prodiges que le préfet put lui accorder une subvention de 20 000 F pris sur les centimes additionnels du département. Chaque année, les actionnaires versent 150 ou 200 F par action. Le dernier appel de fonds couvrit les dépenses occasionnées par la rencontre d'une nappe d'eau : la sixième depuis le début des travaux ! Près d'une année avait été nécessaire pour assécher le puits et réparer les éboulements. Cependant les eaux étant extrêmement salées Castiau, toujours optimiste, voyait là un motif de se réjouir: "Ce ne serait pas un malheur si par le même puits on pouvait un jour tirer une mine de charbon et une mine de sel".

LE DERNIER AVATAR (3 juillet 1806)

Le puits vidé et le cuvelage une nouvelle fois réparé, on recommença à creuser. Le 3 juillet 1806, au fond de la troisième bure, à 332 mètres de profondeur, en sondant, le contremaître Jean Cornet brisait un banc très dur. C'est alors qu'"une nouvelle source s'échappa avec tant de vitesse que les ouvriers furent obligés de se sauver promptement pour n'être pas noyés. L'eau monta avec tant de rapidité qu'en 37 heures les petits puits [...] furent inondés. Jusqu'au 10 août suivant la machine à molettes ne cessa de marcher jour et nuit mais n'empêcha pas l'eau de monter à 85 m dans le grand puits. Voyant - continue Castiau ~ que ce travail devait traîner en longueur et occasionner de la dépense, je crus ne pouvoir faire mieux que d'arrêter les travaux jusqu'à ce que la Compagnie ait décidé de la part qu'elle voudra prendre à cet égard".

Réunie en assemblée extraordinaire les 9 et 11 décembre, la dite Compagnie refuse la proposition de Castiau d'acheter pour 150 000 F une pompe refoulante actionnée par une machine à feu comme il y en avait en service à Anzin et à Littry. Les actionnaires, las, décident "qu'il sera sursis jusqu'à nouvel ordre à la continuation des travaux".

L'aventure est terminée. Le charbon reste hors de portée et près de 500 000 F (or !) ont été dépensés en pure perte. Quelque temps plus tard les installations sont démontées, et les puits restant béants "sans aucun fossé, aucune clôture, aucune élévation de terrain".

Le "trou à charbon" comme on l'appelle désormais dans le pays ne disparaît pas encore de l'actualité. Le 25 mai 1826, il est le théâtre d'un crime odieux. Une malheureuse jeune femme, Adélaïde Frégard, est précipitée dans le gouffre par son fiancé. Après ce drame ultime les puits sont rebouchés.

Les deux fosses, tout au moins leurs emplacements, sont toujours visibles. Ce sont deux cratères de 15 mètres de diamètres, profonds d'un à deux mètres, situés dans une prairie à 50 mètres de la route en bordure de bois, et bien repérables par leur végétation différente de celle d'alentour. C'est désormais un lieu bien banal et les habitants de la région ont perdu jusqu'au souvenir des événements qui se sont déroulés là.

LES RAISONS DE L'ÉCHEC DE CASTIAU

Malgré ses "qualités très réelles", Castiau a été acculé à l'échec parce que - c'est du moins l'opinion des géologues du temps - "Il n'avait pas de connaissances suffisantes en minéralogie".

Au départ, il se fonde sur la théorie de la continuité linéaire des veines de houille qui, comme nous l'avons vu, était contestée par les géologues de l'époque.

Par ailleurs, Castiau eût été plus sage de continuer le sondage de Saint-Igny pour s'assurer de la nature et de l'épaisseur de la mine de charbon car : "on ne saurait trop recommander à ceux qui dirigent les mines de ne pas se presser d'établir des chantiers d'exploitation [de] gites dont la forme leur est encore inconnue" (Combes, 1844-6). Le 25 mai 1798, sa conviction est faite. Il est persuadé d'avoir touché le rocher et ses mines de charbon. Et il n'hésite pas à creuser une fosse d'exploitation à cinq kilomètres de là comme s'il était établi que la veine de charbon était continue et de grande extension.

Mais la plus grave erreur de Castiau, il la doit à sa totale ignorance en pétrographie. Sous les craies à silex et les argiles du Gault, les mêmes que celles qu'il connaissait en Artois, il s'est obstiné à voir du tourtia. Le tourtia (d'Archiac, 1846) était un terme de mineurs pour désigner les quelques mètres (deux dans la fosse du Pavé, à Anzin) de marnes sombres, vertes, bleues ou noires, d'âge crétacé, renfermant des galets et des nodules phosphatés et reposant sur le rocher. On reste étonné que, sous le Gault, Castiau ait vu, sur une épaisseur de 142 mètres, des calcaires et des marnes jurassiques "fort semblables au tourtia des mineurs". Douze fois le mot tourtia se lit, à partir de la profondeur de 191 mètres, dans la succession publiée par Vitalis (1809) mais certainement établie par Castiau. Ce dernier berne ses associés - mais surtout lui-même - en assurant qu'"on est encore dans la couche de terrain nommé tourtia, par les mineurs du département du Nord, et qui précède ordinairement les schistes et [...] les grès qui enveloppent le charbon". Un moment, un moment seulement, un doute l'effleure: "Je ne m'attendais pas que nous percions 358 pieds [=116 mètres] de tourtia parce que l'on aime toujours à se bercer d'un espoir flatteur". Il se ressaisit vite et, à la veille de l'ennoiement définitif de la fosse, il déclare : "Les dernières couches percées dans le quatrième puits sont d'une nature aussi satisfaisante qu'on peut le désirer pour un tourtia" (in Vitalis, 1809, p. 120). Bref, "tant que l'on aura pas découvert la fin de la couche de tourtia, il n'y aura aucun motif d'avoir moins d'espérance de la découverte du charbon" (in Vitalis, 1809, p. 133).

Bel exemple de cécité intellectuelle !

CONCLUSION

La succession détaillée des terrains traversés par le puits de Meulers a pu être reconstituée, vingt ans après, par Antoine Passy (1828, 1832), grâce aux documents de Vitalis (1809) et surtout aux deux collections d'échantillons donnés par Castiau à l'Ecole royale des Mines et à la Bibliothèque (plus tard au Muséum) de Rouen. La première a été revue par d'Archiac et Elie de Beaumont, la seconde par Dollfus. Des interprétations des terrains traversés ont été proposées (Degousée, 1847 ; Dufrénoy & Elie de Beaumont, 1848 ; d'Archiac, 1846 et 1851 ; Lennier, 1867 ; Rolland-Banès, 1873 ; Lemoine, 1910 ; Nègre, 1911 ; Dollfus, 1924 ; Lemoine et al., 1939 ; Lauverjat, 1967 ; Bignot, 1975 et 1989) qui diffèrent sensiblement quant aux cotes, aux épaisseurs et à l'attribution stratigraphique des formations rencontrées.

Avec du recul il est aisé aujourd'hui de comprendre l'échec de Castiau. Il s'attendait à devoir creuser profondément à Meulers, l'orifice de sa fosse étant à une altitude supérieure à celle de la tête des sondages de la vallée de la Béthune. Mais il n'avait pas prévu que les charbons (en réalité les lignites) trouvés à Saint-Igny sont inclus dans les sédiments wealdiens, dont la puissance décroît du Sud vers le Nord. Epais d'une cinquantaine de mètres dans le pays de Bray, ce Wealdien ligniteux n'a plus que 15 mètres d'épaisseur sous Saint-Igny et disparaît complètement quelques kilomètres plus au Nord. Il n'y en a plus à l'emplacement du puits de Meulers.


Fig. 5 - Les fosses des Demagnes, à Saint-Nicolas-d'Aliermont, plus connues sous le nom de Meulers.
X = 520,40 Y = 241,39 Z#+65
Etat des travaux le 3 juillet 1806, établi d'après les dessins originaux de Castiau (Situation, An XII) et de Vitalis (1809).
Interprétation nouvelle de la bathymétrie et des âges des formations traversées, fondée sur les descriptions lithologiques anciennes de Vitalis (1809) et surtout de Passy (1832). La profondeur des niveaux d'eau (N1 à N7) est incertaine.

Ce biseautage, en liaison avec une émersion et une érosion anté-Gault, n'a été décelé que longtemps après la tentative de Castiau, vers 1950, par ses lointains successeurs à la recherche (également vaine) de pétrole.


Fig. 6 - Coupe schématique (sans échelle) des terrains parallèlement à l'axe du Bray, montrant l'extension limitée des sables ligniteux du Wealdien.
Bien que d'âge un peu différent, les argiles vertes du Gault occupent la place du tourtia du Nord de la France. Sans le reconnaître, Castiau a pénétré dans les calcaires et marnes jurassiques sous-jacents qu'il s'est entêté à considérer comme étant le tourtia reposant sur le rocher.
En 1962, un sondage pétrolier (Eawy 101) a atteint, sous Freulleville, le rocher (on dit maintenant le socle) à 973 m de profondeur. Il s'agissait d'une schiste métamorphique dépourvu de toute trace de charbon.

Ce même Wealdien qui a livré quelques fragments de bois fossile à Saint-Igny affleure largement dans le pays de Bray, près de Neufchâtel et de Forges-les-Eaux. En ces endroits, il avait fourni des indices signalés depuis longtemps (Noël, 1795), mais jugés à juste titre comme étant sans intérêt. Castiau était allé chercher en profondeur et à grands frais ce qui, à 17 kilomètres de là, était visible à la surface des champs.

Pour infructueuse qu'elle ait été, la fosse de Castiau a été longtemps le seul sondage profond implanté dans le Bassin de Paris. A ce titre il a été longtemps cité dans les ouvrages géologiques. De nos jours c'est encore une référence pour dresser la carte bathymétrique du toit du Gault (Petit, 1955) et celle de la nappe artésienne des Sables Verts albiens (Lemoine et al., 1939 ; Lauverjat, 1967).

RÉFÉRENCES

La source principale est constituée par les documents manuscrits originaux de G. Castiau conservés aux Archives départementales de Seine-Maritime à la cote 6 SP 40, et particulièrement :

Ainsi que les publications suivantes : Ont également été consultés (classement par années de publication) :