TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1980)

Jean GAUDANT
De la Dérive des Continents à la Tectonique des Plaques : Réflexions sur l'histoire des théories de la mobilité continentale.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 11 Juin 1980)

L'Histoire des Sciences fourmille d'exemples qui mettent en lumière les entraves apportées par le dogmatisme au développement des connaissances humaines. Dans le domaine des Sciences de la Terre, l'un deux est fourni par le débat qui a suivi la publication de la traduction anglaise réalisée d'après la troisième édition, parue en 1922, de l'ouvrage classique d'Alfred Wegener intitulé "Die Entstehung der Kontinente und Ozeane" (1). Il y a quelques années, A. Hallam (2) et U. Marvin (3) ont retracé de façon détaillée l'histoire de la controverse qui s'est développée à ce sujet à partir de 1924.

I-ALFRED WEGENER ET LA DERIVE DES CONTINENTS.

C'est en 1912 qu'Alfred Wegener présenta pour la première fois l'ébauche de sa théorie de la dérive des continents (4). Ce n'est que trois ans plus tard que parut la première édition de "Die Entstehung der Kontinente und Ozeane", dont quatre rééditions revues et corrigées furent publiées du vivant de l'auteur, jusqu'en 1929 (5).

Pour étayer sa théorie du "déplacement des continents" ("Verschiebung der Kontinente"),. A. Wegener mettait en avant la contradiction existant entre le paradigme géophysique généralement admis à cette époque d'une Terre à la fois en cours de solidification et de contraction, dont les constituants se différencient par densité, et l'idée que seuls sont possibles des mouvements verticaux des différents compartiments de l'écorce terrestre (une hypothèse totalement incompatible avec le principe d'isostasie !). Ayant souligné les incohérences de la conception géophysique en vigueur, A. Wegener utilisa malheureusement à l'appui de sa thèse des données géodésiques contestables (qui furent réfutées par la suite), concernant un éloignement relatif du Groenland par rapport à l'Europe. D'autres arguments étaient en revanche plus fiables, comme l'était par exemple celui fondé sur la concordance des formes des rivages atlantiques de l'Afrique et de l'Amérique du Sud, déjà noté entre autres par Antonio Snider Pellegrini (6). Alfred Wegener prit également en compte certaines ressemblances géologiques observables de part et d'autre de l'Atlantique. La plus frappante est sans conteste le fait que certaines structures géologiques africaines paraissent se prolonger en Argentine et au Brésil. Une telle constatation était en outre confirmée par la présence au Permien, à la fois, en Afrique du Sud et au Brésil, de la flore à Glossopteris et de petits Reptiles aquatiques d'eau douce connus sous le nom de Mesosaurus. Une confirmation supplémentaire était également apportée par l'étude biogéographique de plusieurs familles d'Annélides actuelles. De même, la présence de Marsupiaux à la fois en Amérique du Sud et en Australie était considérée comme le témoin d'une ancienne connexion entre ces deux continents, d'autant plus que ces animaux sont parasités sur ces deux continents par des espèces très semblables.

A. Wegener utilisa également à l'appui de son hypothèse des arguments paléoclimatiques fondés principalement sur la répartition des dépots d'origine glaciaire (tillites), des bassins houillers et des évaporites (sel et gypse principalement) permo-carbonifères. La présence de dépôts glaciaires datant de cette époque à la fois en Amérique du Sud, en Afrique australe, en Inde et an Australie, lui permit en effet de supposer qu'au moment de leur formation, ces régions devaient occuper une position différente de celle qui est la leur actuellement, faute de quoi il faudrait supposer qu'au Permo-Carbonifère un hémisphère était soumis presque totalement à un climat polaire alors que l'autre aurait bénéficié d'un climat tropical ou subtropical. Si l'on admet avec A. Wegener qu'à cette époque ces régions étaient réunies à proximité du pôle Sud, lui-même situé à quelques 2700 km au SE de l'emplacement actuel de la ville du Cap, on constate que les bassins houillers carbonifères se trouvent disposés le long d'une ceinture équatoriale alors que les dépôts d'évaporites (gypse au Spitzberg et sel dans la région saharienne) prennent place dans les régions tropicales, de part et d'autre des principaux bassins houillers.

Ayant énuméré un certain nombre d'arguments favorables à l'idée d'une "dérive des continents", A. Wegener se devait, pour convaincre, d'en proposer une explication causale qui constitue le point le plus faible de sa théorie. Pour cela, il faisait en effet appel à l'action des marées dont l'effet aurait été de ralentir la rotation terrestre, produisant ainsi un déplacement vers l'Ouest des continents (en sens inverse de la rotation terrestre), Quant au mouvement latitudinal des continents vers l'Equateur, il aurait pu s'expliquer par l'action d'une "Polflucht" (fuite polaire). Néanmoins, conscient des difficultés d'expliquer causalement la dérive des continents, l'auteur admettait prudemment que "le Newton de la théorie de la dérive n'a pas encore vu le jour".

II-LE REJET DE LA THEORIE DE WEGENER.

Bien qu'elle ait reçu dès 1916 le soutien d'Emile Argand, qui en présenta un compte-rendu très favorable dans les colonnes du Bulletin de la Société Neuchâteloise des Sciences naturelles (7), deux faits principalement, contribuèrent rapidement au rejet de la théorie de la dérive des continents par l'ensemble de la communauté scientifique mondiale. Ce furent d'abord la publication en 1924 de l'ouvrage de Harold Jeffreys intitulé "The Earth : its origin, history and physical constitution" (6) et, peu après, l'accueil négatif que reçut la théorie de Wegener lors du symposium organisé en 1926 par l'American Association of Petroleum Geologists (9). Harold Jeffreys, notamment, n'eut aucune peine à démontrer mathématiquement que les explications avancées par A. Wegener pour tenter d'expliquer la mobilité continentale étaient totalement irréalistes. En effet, d'après lui, l'action des marées invoquée par Wegener pour expliquer le déplacement vers l'Ouest des continents, aurait suffi à arrêter en moins d'un an la rotation terrestre !

Pour leur part, pratiquement tous les géologues qui prirent part au symposium organisé par l'A.A.P.G. se révélèrent hostiles à l'interprétation de Alfred Wegener, exception faite cependant de son organisateur, W.A.J.M. van Waterschoot van der Gracht. Ainsi, le célèbre tectonicien Bailey Willis estima que la similitude des lignes de rivages de l'Afrique et de l'Amérique du Sud ne pouvait pas être considérée comme un argument en faveur de la dérive des continents car celle-ci aurait entraîné l'apparition de réseaux de failles suffisants pour oblitérer la ligne de partition de l'ancien continent afro-américain. Rollin C. Chamberlin et Chester R. Longwell soulignèrent l'insuffisance des explications géophysiques de Wegener. Pour sa part, Charles Schuchert chercha à démontrer que la ressemblance des rivages de l'Afrique et de l'Amérique du Sud était loin d'être aussi parfaite que ne l'affirmait Wegener. Il soutenait en outre que les structures tectoniques et les faunes observées de part et d'autre de l'Atlantique présentaient seulement des similitudes puisque, par exemple, on ne pouvait pas y démontrer plus de 5 % d'espèces fossiles communes.

On notera toutefois qu'un participant, Gustaaf Molengraaff interprétait déjà la dorsale médio-atlantique comme l'ancienne ligne de séparation de l'Amérique du Sud et de l'Afrique qui, à partir de cette position primitive, auraient dérivé, la première vers l'Ouest et la seconde vers l'Est (alors que Wegener postulait seulement une dérive vers l'Ouest des continents).

Au cours des années 30, alors que l'opinion dominante demeurait celle d'une Terre immuable, à la géographie figée, quant à l'emplacement, des continents, deux partisans convaincus de la mobilité continentale refusèrent néanmoins résolument de désarmer. Ainsi, Arthur Holmes (1931) continua-t-il à voir dans l'existence de courants de convexion à l'intérieur du manteau, la cause probable de ce phénomène (10) tandis qu'Alexander du Toit, l'auteur de "Our wandering continents" (1937) cherchait à populariser l'idée de dérive des continents, tout en apportant de nouvelles preuves géologiques de l'existence d'un ancien continent de Gondwana (11).

III-DE LA DERIVE DES CONTINENTS A LA TECTONIQUE DES PLAQUES (12).

Avec le développement des recherches sur le Paléomagnétisme et plus particulièrement des travaux sur la migration apparente des pôles, la question de la mobilité continentale se trouva à nouveau posée, au début des années 60, comme en témoignent les articles réunis par Keith Runcorn (1962) sous le titre "Continental drift" (13). Les résultats obtenus à cette époque conduisaient à l'alternative suivante : migration des pôles ou dérive des continents ? Le contrôle à l'aide des données paléoclimatiques (précisées grâce au développement de la méthode des paléotempératures) et l'extension des recherches paléomagnétiques à l'Amérique du Nord conduisirent finalement à opter pour la seconde interprétation car, pour les périodes antétriasiques, la courbe des déplacements polaires obtenue à partir des roches prélevées sur ce continent est décalée d'environ 30° par rapport à celle construite à l'aide d'échantillons européens. Des résultats analogues furent obtenus pour les continents austraux, ce qui contribua à redonner vie au concept de gondwana.

Quant aux causes possibles de la mobilité continentale, elles furent discutées lors d'un nouveau symposium organisé par Patrick Blackett, Sir Edward Bullard & Keith Runcorn en 1964, sous les auspices de la Royal Society. Tirant les conclusions de ce symposium, Sir E. Sullard estimait que "la seule théorie plausible qui ait été suggérée pour expliquer le mouvement continental est l'hypothèse de courants de convexion au sein du manteau" (14).

D'autres recherches conduisirent par ailleurs à confirmer l'hypothèse, formulée par Harry Hess (1962) d'une "expansion des fonds océaniques" ("sea-floor spreading") (15). Ainsi put-on apporter la preuve de l'existence de ce phénomène grâce à l'étude des anomalies magnétiques dont Frederick Vine (1966) montra qu'elles sont disposées symétriquement par rapport à l'axe des dorsales océaniques, conformément à l'hypothèse émise trois ans auparavant par F. Vine & D. Matthews (16).

Enfin, en 1968, naquit la "Tectonique des Plaques", fruit de la synthèse entre la "dérive des continents" et l'"expansion des fonds océaniques" Cette année-là, dans un article qui fit date, Xavier le Pichon reconnut six plaques principales a la surface de la Terre et détermina leurs déplacements relatifs (17). La Géophysique reprenait ainsi à son compte une hypothèse qu'elle avait contribué à faire rejeter une quarantaine d'années plus tôt, faute d'avoir été alors en mesure d'en expliquer le mécanisme.

LES LEÇONS D'UNE CRISE : ESSAI D'APPROCHE EPISTEMOLOGIQUE.

Si l'on examine les causes profondes du rejet de la théorie de la dérive des continents, on est frappé du faible pouvoir de conviction des arguments utilisés pour réfuter les preuves géologiques, paléontologiques et géographiques avancées par Alfred Wegener. Il en va tout autrement de la démonstration de Harold Jeffreys qui mit aisément en pièces les explications causales de ce dernier. Néanmoins, comme l'a fort justement souligné Anthony Hallam (2), H. Jeffreys n'avait en rien réfuté la théorie de Wegener puisque son argumentation faisait fi des preuves empiriques qui en constituent le fondement objectif.

On saisira mieux la bien-fondé de cette opinion si on la replace dans le cadre d'un système logique hypothético-déductif tel qu'il est conçu par Karl Popper dans la "Logique de la découverte scientifique" (18). En effet, pour ce philosophe, toute activité scientifique nécessite la formulation d'hypothèse susceptibles d'être soumises ultérieurement à des tests expérimentaux. Il est donc nécessaire de proscrire l'emploi des méthodes inductives fondées sur le principe selon lequel il serait possible de déduire des règles universelles (appelées "énoncés universels") à partir d'observations ponctuelles dont dérivent directement des "énoncés singuliers" (ou "énoncés particuliers") ,

Comme l'a montré Karl Popper, les raisonnements inductifs reposent en effet sur un apriorisme fondamental qui empêche les énoncés scientifiques établis suivant cette procédure d'atteindre à une certaine forme d'objectivité mais qui leur permet tout au plus de prétendre à une "probabilité" (impossible à estimer et nommée par K.R. Popper "conviction subjective") de chances d'approcher la vérité. En effet, si l'on est contraint, pour formuler un énoncé, d'admettre un principe dont on n'a pas la possibilité de vérifier le bien-fondé au moyen de tests expérimentaux, on se trouve dans l'obligation de le supposer justifié par l'acceptation d'un principe inductif d'ordre supérieur, lequel ne peut lui-même être admis qu'en faisant appel à un nouveau principe de valeur encore plus général qui devra à son tour être justifié... C'est ce que K.R. Popper appelle une "régression à l'infini".

Afin d'échapper au vice fondamental ds la logique inductive, il est possible de soumettre les hypothèses de travail à des tests expérimentaux qui permettent d'en éprouver la cohérence interne (faculté de déterminer si tout nouvel énoncé est ou non compatible avec cette hypothèse) et de juger de leur pouvoir d'explication et de prédiction.

Pour en revenir à la théorie de la dérive des continents, on peut remarquer qu'A. Wegener utilisait les arguments biogéographiques suivant une séquence ascendante (du point de vue de leur degré d'universalité). Dans un premier temps, il mit en évidence la similitude existant entre les faunes continentales du Crétacé supérieur du Deccan et de Madagascar, avant d'évoquer la parenté des faunes actuelles d'Australie, de l'Inde, de Madagascar et d'Afrique du Sud, puis de rappeler certaines similitudes zoologiques notées par Alfred Russel Wallace entre l'Australie et l'Amérique du Sud. Pour expliquer ces faits, le plus simple était de postuler l'existence de relations géographiques entre ces diverses régions à une époque reculée, chacune de ces hypothèses partielles pouvant être elle-même testée par des arguments de nature géologique, géophysique ou paléontologique. Il devenait alors possible de réunir ces diverses hypothèses partielles en un système unique d'universalité supérieure dans lequel ces diverses régions, aujourd'hui séparées, étaient considérées comme les constituants d'un ancien supercontinent austral, le Gondwana. Ce nouveau système explicatif étant théoriquement compatible, aussi bien avec les explications faisant appel à des mouvements verticaux de l'écorce terrestre qu'avec celles impliquant l'existence de translations continentales, il était nécessaire d'en accroître la cohérence en déterminant quel type d'explication s'accorde le mieux avec l'hypothèse gondwanienne.

La paléoclimatologie contribua à apporter une réponse a cette question car les similitudes de la faune et de la flore mises en évidence entre l'Afrique du Sud et Madagascar, d'une part, et l'Inde, d'autre part, à la fin du Paléozoïque, n'auraient pas été compréhensibles si ces régions avaient été situées à cette époque dans des zones climatiques différentes,

Comme c'eût été le cas dans l'hypothèse où, leur séparation aurait été la conséquence de l'effondrement d'un ancien continent lémurien. En revanche, le problème biogéographique était simplifié si l'on se ralliait à la théorie, des translations continentales dont l'application au cas de la séparation de l'Australie et de l'Amérique du Sud évitait en outre d'invoquer l'engloutissement d'un continent gigantesque. Cette solution avait pour elle d'être cohérente et de se conformer au principe de simplicité (ou de parcimonie) puisqu'une cause unique pouvait être invoquée pour expliquer le morcellement du Gondwana. Le système théorique ainsi élaboré, s'il ne résolvait pas d'un coup tous les problèmes (il ne proposait notamment aucune explication causale acceptable des translations continentales invoquées), était en revanche testable à tous les niveaux, depuis les énoncés particuliers jusqu'aux hypothèses les plus générales. Il est en effet toujours possible de proposer de nouveaux énoncés singuliers susceptibles, soit de réfuter, soit au contraire de corroborer les hypothèses retenues. Néanmoins, même si certaines hypothèses élémentaires peuvent se trouver réfutées, l'ensemble du système ne peut pas être rejeté avant qu'on lui ait substitué une nouvelle hypothèse appelée "hypothèse réfutante", dont l'universalité doit être au moins égale à celle de l'hypothèse qu'elle est destinée à remplacer.

On notera que tel n'était pas le cas lors du refus de la théorie de Wegener dont le rejet a été justifié uniquement par son incapacité à rendre compte de façon convaincante du mécanisme générateur des translations continentales, ce qui ne s'apparente en rien à une hypothèse réfutante ! En revanche, les découvertes réalisées depuis une dizaine d'années dans le domaine géophysique ont conduit à accroître le degré d'universalité de la théorie, rebaptisée désormais "Tectonique des plaques" afin de mettre l'accent sur le progrès considérable que constitue la découverte d'une explication causale du phénomène,

Dans un contexte hypothético-déductif, l'avènement de la théorie de la "Tectonique des Plaques" aurait dû normalement apparaître comme le simple remplacement d'une théorie bien corroborée (notamment grâce à de nombreux arguments paléontologiques, géologiques et géophysiques), par une nouvelle théorie plus générale, susceptible d'être soumise à un plus grand nombre de tests. En ce sens, les Sciences de la Terre auraient fait l'économie de ce que Thomas Kuhn (19) appelle une "révolution scientifique" et des inévitables excommunications réciproques qui ne manquèrent pas d'être prononcées à cette occasion.

Notes