TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VIII (1994)

Jean GAUDANT
Analyse d'ouvrage
François Ellenberger : "Histoire de la Géologie", Tome 2.

Technique et Documentation (Lavoisier), Paris, 1994, XIV + 381 p., 225 F.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 30 novembre 1994)

Il est paru ! Si vous ne l'avez pas encore lu, ne vous en prenez qu'à vous même car le second volume, tant attendu, de l'"Histoire de la Géologie" de François Ellenberger est sorti de presse depuis plusieurs mois. Plus encore que le premier volume, il s'agit d'un ouvrage fondamental qui traite d'un siècle et demi d'Histoire de la Géologie, de 1660 à 1810.

Le premier volume s'était clos sur un exposé fort détaillé de l'oeuvre maîtresse de Sténon, considéré comme le père fondateur de la Géologie. Le second reprend l'évocation des oeuvres les plus marquantes de cette science naissante, en commençant par Varenius et Athanasius Kircher.

Mais, auparavant, l'auteur examine de manière critique "les concepts et le vocabulaire" et, notamment, les "idées collectives sur la Terre entre 1650 et 1830", auxquelles il consacre une cinquantaine de pages d'une rare intensité. Cette revue est orientée autour de neuf thèmes majeurs :

Cette partie constitue un outil incomparable pour qui veut connaître l'évolution des idées sur la constitution et l'évolution de notre planète pendant cette période cruciale. L'auteur passe ensuite en revue "quelques expressions clefs" en soulignant l'existence de glissements sémantiques parfois importants d'un auteur à l'autre, ce qui nécessite une grande circonspection à la lecture de certains termes qui, tels "révolution", furent utilisés dans des sens extrêmement variés : catastrophiques chez Cuvier, les révolutions sont en effet lentes et progressives chez Lamarck.

En raison de son extrême densité, cette première partie nécessite évidemment d'être dégustée à petites doses, thème après thème, en suivant les conseils dispensés par l'auteur à certains de ses proches : "Ce livre est là pour ton plaisir. Tu peux tout aussi bien le déguster par tranches, petites ou grandes, selon ton caprice du moment. N'hésite pas, si ça te chante, à t'amuser à l'ouvrir au hasard : j'aime à croire que tu y glaneras toujours de petites choses intéressantes, ou parfois (j'ose le dire) assez nouvelles et donc importantes, du moins à mes yeux. "

La seconde partie est dans le droit fil du premier volume que clôturait une longue monographie consacrée à Sténon. L'auteur y évoque l'apport essentiel de quelques grandes figures de la Géologie naissante qui contribuèrent à préparer, au long des années 1650-1800, la révolution scientifique qui engendra la Géologie en tant que corps constitué à l'aube du XIXème siècle. On prendra plaisir à y découvrir les travaux de nombreux précurseurs de notre science parmi lesquels Robert Hooke, Guettard, Arduino, Giraud Soulavie, Dolomieu et De Saussure. A cette occasion, plusieurs oeuvres comme celles de John Ray, Leibniz et Nicolas Desmarest bénéficient pour la première fois d'un éclairage nouveau, tandis que certains pionniers de talent tels Nicolas Boulanger et l'abbé de Sauvages sont enfin révélés au grand public.

L'énumération précédente permet de constater qu'au prix d'un important effort de lecture, l'auteur s'est placé dans une vaste perspective européenne. Cela permet de se convaincre aisément que c'est en toute objectivité et sans nul chauvinisme qu'il met en valeur le rôle trop souvent méconnu des grands pionniers français du XVIIIème siècle.

A plusieurs reprises, l'auteur n'hésite pas à faire parler son incomparable expérience de géologue. Il a souvent pris soin de vérifier personnellement sur le terrain les interprétations des auteurs dont il dissèque l'oeuvre. C'est particulièrement net en ce qui concerne celle de l'abbé de Sauvages dont il a vérifié méticuleusement la description géologique des environs d'Alès. On retrouve le même souci lorsqu'il analyse les travaux de Nicolas Boulanger (entre autres à propos de la dénudation de la Champagne), Guettard (sur le Stampien des environs d'Etampes), et Giraud Soulavie (comme en témoigne son schéma des ensembles lithologiques du Vivarais). Une authentique fraternité naît de la fréquentation des mêmes sites, même à plus de deux siècles de distance. C'est ainsi que l'auteur, dans son évocation de l'abbé de Sauvages, le qualifie de "lointain collègue", allant même jusqu'à en faire "un proche, un ami, par delà les siècles". Cela confère à ce livre une indéniable touche d'originalité car, contrairement aux ouvrages comparables, il se situe exactement au carrefour de la Géologie et de l'Histoire. Comme notre géologue historien est doté en outre d'un souci d'exactitude qui l'honore, il a également pris soin de traduire lui-même les textes des anciens auteurs, qu'ils soient écrits en latin ou en d'autres langues

Une trentaine de pages permettent d'évoquer ensuite les "Prémices de la grande éclosion", qualifiée également de "grande révolution créatrice", qui donna rapidement naissance à la géologie moderne entre 1800 et 1825. Cette phase d'éclosion s'organise autour de trois thèmes majeurs :

Cette éclosion avait en réalité été préparée par la Géognosie. Cette science, développée principalement en Allemagne sous l'impulsion du célèbre Abraham Gottlob Werner, peut être définie comme une "gîtologie universelle" dont l'objectif fondamental était l'étude de la structure et du contenu du sous-sol, à toutes les échelles. Elle avait ainsi réussi à décomposer le bâti terrestre en unités hiérarchisées, depuis les grands ensembles jusqu'aux unités lithostratigraphiques élémentaires, jetant ainsi les bases d'une chronologie relative des formations, en attendant que la Géologie ne propose une véritable stratigraphie fondée à la fois sur l'ordre de succession des couches et sur les fossiles qu'elles renferment.

L'ouvrage s'achève sur un trop bref chapitre d'une dizaine de pages consacré à "l'essor de la Géologie", dans lequel l'auteur tente de passer rapidement en revue les principaux facteurs qui ont rendu possible la naissance d'une véritable science géologique. Celle-ci s'inscrit dans le cadre d'une mutation culturelle qui accompagna le bond en avant de certaines sciences (Chimie, Cosmologie, Cristallographie, Anatomie comparée, etc.). Certains initiateurs de génie tels Cuvier, Brongniart et William Smith ont su féconder une recherche encore balbutiante. L'auteur paraît plus sceptique en ce qui concerne l'influence de la révolution industrielle. Quoi qu'il en soit, l'accumulation du savoir et l'enthousiasme ambiant ont été responsables d'une "cristallisation" extrêmement rapide de la science naissante, au point que dès avant 1830, les connaissances peuvent s'organiser en un corps structuré de concepts et de méthodes que les traités et manuels scolaires diffusent auprès d'un public élargi.

Enfin les "Conclusions générales" permettent de dégager une sorte de morale rétrospective que l'on est, dans une large mesure, susceptible d'appliquer aux sciences de la terre contemporaines. L'auteur insiste à cet effet sur deux écueils majeurs :

Ensemble, l'auteur et l'éditeur méritent d'être vivement félicités pour le soin minutieux qu'ils ont apporté à la présentation typographique afin de rendre la lecture plus agréable. Ainsi, les passages essentiels sont-ils composés en petits caractères afin de mieux attirer l'attention du lecteur. De plus, la consultation de l'ouvrage est facilitée par une table des matières extrêmement détaillée (8 pages), située en début d'ouvrage, une liste des auteurs étudiés ou mentionnés dans le texte et un index thématique très élaboré qui permet au lecteur de suivre l'histoire des concepts tout au long de la période considérée. On mentionnera encore une bibliographie de plus de trois cents références, auxquelles s'ajoutent celles introduites dans les notes infrapaginales (et répertoriées dans la liste des auteurs).

En résumé, voilà un livre important que tout géologue avisé se doit non seulement de posséder, mais aussi de consulter, lorsqu'il sent poindre la tentation de la facilité. On reprochera toutefois à l'auteur quelques faiblesses mineures comme l'oubli répété des millésimes de certains auteurs (notamment Bourguet, De Maillet et De Sauvages).