TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.IV (1990)

Gabriel Gohau

Mantovani et sa théorie de la dilatation planétaire.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 23 mai 1990)

Le 107ème congrès de l'A.F.A.S. (Association française pour l'Avancement des Sciences) qui s'est tenu à Orléans, les 23 et 24 novembre 1989, avait pour thème : "La mobilité des continents. La tectonique des plaques et l'expansion de la terre". Il s'agissait, en substance, de confronter l'hypothèse de l'expansion de la terre au faisceau des résultats amassés depuis vingt ans par les Sciences de la Terre dans le cadre de la tectonique des plaques. C'est à cette occasion que, ayant dû préparer un exposé sur l'historique de cette hypothèse, j'ai rencontré l'oeuvre de Mantovani [1]. La coïncidence des dates, qui me faisait parler à quelques jours du centenaire de sa note à la Société des Sciences et Arts de l'Ile de la Réunion, a retenu mon attention sur ce personnage. Et comme ma curiosité avait été piquée, j'ai décidé de poursuivre un peu mon investigation en vue de cette communication.

Le nom de Mantovani fut associé par Jacques Bourcart aux "origines de l'hypothèse de la dérive des continents" (de Wegener), dans un article paru en 1924 dans la Revue Scientifique [2]. L'auteur souligne (ironiquement) que la théorie de Wegener est presque autant à la mode que celles de Freud ou d'Einstein, et il présente l'essentiel des idées de Mantovani sur la dérive "en éventail" des continents austraux, tout en concédant que le météorologue allemand n'a pu en avoir connaissance.

L'article insiste sur l'"identité absolue que l'on constate entre toutes les lignes formées par les bords des terres (...) en vis à vis", argument qui est commun aux théories de Mantovani et de Wegener. Et qui, à une époque où l'on ignore le texte de Snider Pellegrini, fait de Mantovani le premier à remarquer l'emboîtement des côtes et à l'expliquer par un "écartement". Wegener, d'ailleurs, inclut Mantovani dans les auteurs qui l'ont précédé quand il prépare la quatrième (et dernière) édition de son livre, où il note la coïncidence remarquable de leurs idées sur "l'ancien groupement des continents du Sud autour de l'Afrique du Sud" [3]. Et peu après sa mort, Philibert Russo et Pierre Dive, auteurs d'ouvrages sur le déplacement des continents (dont Jean Gaudant nous a parlé), associent Mantovani à la dérive wegenérienne [4].

La chose ne doit pas surprendre : expansion de la terre et dérive continentale resteront associées jusque dans les années 60, quand la seconde prendra son brutal essor, sous le nom de tectonique des plaques, ou, plus précisément, quand on disposera de la subduction pour expliquer que la création de plancher océanique ne s'accompagne pas nécessairement d'une augmentation de la surface terrestre. J'ai montré dans ma communication au Colloque comment les deux hypothèses se sont appuyées jusque vers 1970, je n'y reviendrai pas. Rappelons simplement deux noms connus. Warren Carey, pape de l'expansionnisme, fut un partisan du mobilisme dès la rédaction de sa thèse, en 1937. Esprit fortement anticonformiste, il propose l'hypothèse de l'expansion... au moment (1956) où le groupe de Newcastle apporte les premiers résultats du paléomagnétisme en faveur de la dérive continentale. Le second nom est celui de Bruce Heezen, l'océanographe du Lamont qui étudia les rifts avec Maurice Ewing et défendit l'expansionnisme jusqu'en 1966. On peut ajouter d'ailleurs que la traduction française de "sea floor spreading" par expansion du fond océanique maintient une certaine ambiguïté entre les deux théories.

Mais venons-en à Mantovani.

En fait, la source directe de la théorie de Mantovani est un court article paru dans la revue Je m'instruis, en septembre 1909, sous le titre sibyllin de "L'Antarctide". L'auteur, après avoir noté l'"identité entre les lignes opposées", et la "forme en pointe si analogue des trois grands continents", propose de joindre ceux-ci autour du pôle sud. Il reste "un vide pour les terres inconnues : deux espaces X qui semblent manquer pour qu'Afrique et Australie forment une pointe analogue à l'Amérique du Sud. Or ces "fragments X" correspondent à l'Antarctide. Ou plutôt : ils le doivent et Mantovani en doute si peu qu'il a remis une carte au "Docteur Charcot" qui ne pourra, au retour de son expédition, la corriger que "pour des détails" [5]. Il est évident que la concordance des côtes de l'Atlantique, prise en compte par Wegener, avait l'avantage d'être mieux établie.

(D'après R. Mantovani, 1909)

L'auteur n'expliquait pas comment les continents austraux s'étaient écartés. Il annonçait seulement qu'il était parvenu à une découverte "capitale, la plus grande peut-être de ce siècle", celle "de la dilatation planétaire". Mais il renvoyait à une autre "causerie" l'exposition de "cet intéressant sujet".

Faute de la causerie, nous disposons de l'article de 1889, intitulé "Les fractures de l'écorce terrestre et la théorie de Laplace" [6]. Si l'on veut être rigoureux sur la date de commémoration nous ne sommes pas en retard. La note a été présentée en décembre 1889, "afin de prendre date à cette époque", dit le Secrétaire de séance, apparemment conscient de l'importance de l'exposé, mais elle fut "résumée verbalement" le 7 février 1890 et lue le 26 août, seulement.

A l'origine de la théorie, une banale observation, faite au "commencement de l'année 1879", alors que Mantovani vient d'arriver à la Réunion. Renouvelant à un siècle et demi de distance la célèbre découverte des "angles correspondants" de Louis Bourguet, il s'aperçoit de la "parfaite ressemblance de forme qui existe entre les deux remparts" de la rivière de Saint-Denis. Il en déduit que celle-ci est une "fracture" due à "l'activité volcanique de l'Ile" et, par "une tendance à généraliser les idées", le voilà qui se demande : "pourquoi une mer ne serait-elle pas une grande fracture de l'écorce terrestre ?" .

Les côtes opposées s'ouvrent comme les branches d'un compas ou un éventail. Toutefois elles ne se sont pas écartées par un mouvement de rotation autour d'un point fixe, mais plutôt à la façon dont s'ouvre une fermeture à glissière. Ainsi, la grande fracture pacifique s'est faite d'abord entre la Patagonie et le "petit continent antarctique". Puis elle a gagné vers le Nord, jusqu'au détroit de Behring. Une autre fente, partie du pôle Sud a remonté jusqu'à l'Himalaya sur lequel elle a buté, ouvrant l'Océan Indien. La fracture pacifique progressant vers le Sud franchit le pôle Sud et remonta pour "former l'immense canal maritime appelé Océan Atlantique". "Ne dirait-on pas que la côte du Brésil vient de se détacher du continent africain ?" dit Mantovani qui admet toutefois que les ressemblances se détruisent à la longue par les actions géologiques, et qu'il reste alors à les retrouver dans la stratigraphie, les faunes et flores et même l'ethnographie et la météorologie (?).

Aux fractures méridiennes s'ajoute une déchirure équatoriale, responsable du golfe du Mexique et de la Méditerranée. Trois fractures ont produit cette dernière : l'une a éloigné l'Espagne de l'Afrique du Nord (elle a son angle dans l'Atlas marocain), la deuxième a pour angle le mont Ararat et a créé la mer Egée, pendant que la dernière, qui a son pivot en Savoie, ouvrait l'Adriatique. Enfin, une fracture transversale atlantique formait le golfe de Gascogne et la mer de Baffin.

On peut évidemment chercher les coïncidences entre ces fractures et l'emplacement de nos rifts (ou paléo-rifts) ou de nos failles transformantes et prêter quelques intuitions à Mantovani. A chacun de s'y exercer. Pour ma part, je serai surtout sensible à l'analogie de sa méthode de fermeture des accidents, à partir de l'observation du globe actuel, avec celle de Warren Carey, le pape de la théorie expansionniste. Les fractures de Mantovani ressemblent aux "sphénochasmes" de Carey. Et la façon de procéder des deux auteurs est la même : fermer les ouvertures supposées et déplier les orogènes courbés (oroclinaux de Carey) pour retrouver l'état antérieur du globe. Dans les deux cas, bien sûr, on parvient à un globe de plus petites dimensions, rappelant, dit Mantovani, "la petite planète Mercure".

Mais comment expliquer le changement de diamètre ? C'est là que le bât blesse. Au moins pour Mantovani (ce n'est pas le lieu de parler des solutions des expansionnistes modernes). Le "gonflement", supposé par lui régulier, de notre globe "ne peut se produire que par la force de dilatation d'un gaz renfermé au centre du globe". Aussi, "logiquement et scientifiquement", admet-il qu'une masse gazeuse est contenue par ses "enveloppes pâteuses et chaudes" : réseau d'eaux souterraines alimentant les volcans, enveloppe solide "presque froide" de 50 km soutenant l'hydrosphère et l'atmosphère.

L'observation initiale faisait penser à Bourguet. L'explication fournie en est contemporaine. Le globe de Mantovani est celui d'Henri Gautier que F. Ellenberger nous a fait connaître [7]. Il est en tout cas anté-Buffonien puisque l'auteur de l'Histoire Naturelle a définitivement réfuté, pour le monde scientifique, le mythe de la terre creuse.

On comprend pourquoi Bourcart juge que ce n'est pas le lieu de discuter l'explication de Mantovani. (Il y parvient d'autant mieux qu'il ne cite que l'article de 1909. A-t-il lu celui de 1889 ? Et, plus généralement, qui a lu ce texte peu accessible que je me suis procuré grâce à l'obligeance de Mme Safla, bibliothécaire à l'Université de Saint-Denis-de-la-Réunion ?). Alfred Wegener, qui ne connait Mantovani qu'indirectement et par le même article de vulgarisation, se contente de noter des différences "en certaines endroits" avec sa propre thèse. Les historiens des sciences qui, comme Wood, accordent quelque intérêt à Mantovani, reproduisant, après Bourcart, ses illustrations, utilisent ce même article [8].

Ce qui est plus curieux c'est que le secrétaire de la Société des Sciences et Arts de la Réunion, E. du Buisson, qui parle en qualité de membre de la Société astronomique de France, se croie obligé d'ajouter, dans une note, que la théorie a eu les encouragements de Camille Flammarion (pure politesse ?) et qu'elle trouve un appui dans les travaux de "l'illustre M. Daubrée, le Prince de la Géologie moderne" [9]. Certes, l'enthousiasme de M. du Buisson peut nous faire sourire, puisque Daubrée ne parle évidemment pas d'un globe gazeux, et que s'il évoque bien, lui aussi, "la DILATATION d'une croûte sphéroldale", c'est en vue de rendre compte ... des fameux canaux de Mars. Il n'empêche : l'hypothèse de la terre creuse ne paraît pas l'émouvoir.

Mais au-delà de cette petite société savante, il serait intéressant d'entendre l'accueil fait à Mantovani par un milieu plus au fait de la géologie, ou de la géophysique. Pour le savoir, j'ai consulté les volumes du bulletin de notre Société. J'y ai retrouvé une communication du 7 novembre 1927 sur "l'Atlantide et la découverte de la dilatation planétaire", dans laquelle Mantovani, membre de la Société depuis 1924, renouvelle sa conception archaïque de la structure du globe : matière gazeuse enfermée dans une enveloppe pâteuse, elle-même limitée par une écorce solide. Sans doute est-ce par civilité que personne ne remarque l'inadéquation du modèle [10]. Gustave Dollfus qui répond sur les variations de forme des côtes, trop rapides pour attester d'anciennes jonctions, pense manifestement à la théorie de Alfred Wegener.

Mais qui était donc Mantovani ? En 1924, il est présenté comme "propriétaire 151 bis rue Marcadet". Apparemment donc, il n'a pas de fonction universitaire ou administrative, ni de titre scientifique. Il semble d'ailleurs avoir un vocabulaire peu scientifique : en 1927, il parle des "temps préhistoriques". Dans une première communication, le 1er décembre 1924, sur "les points de contact entre la théorie de la dilatation planétaire et la théorie de la dérive des continents de Wegener", il parle de "durée de temps encore insoupçonnée" pour le passé géologique, montrant une certaine ignorance de la chronologie [11]. Qu'en ferait-il, d'ailleurs, puisqu'il ne propose pas moins que de substituer le degré de dilatation au classement (stratigraphique) des terrains pour la détermination des "époques du globe" ?

Pourquoi, alors, Je m'instruis nomme-t-il Mantovani "professeur" en 1909 ? Comment a-t-il obtenu, en 1924, le parrainage de membres aussi considérables que Pierre Termier et Paul Lemoine ?

Lors d'un séjour à la Réunion, Madame Picot, documentaliste à Paris, a bien, voulu prendre sur son temps, lors de vacances dans l'île, pour glaner quelques renseignements complémentaires. Quand il devient "membre titulaire" de la Société des Arts et Lettres, en juin 1887, on le désigne comme consul d'Italie. D'où tenait-il ce titre ? Où avait-il exercé cette fonction ? (l'Ile n'a pas de consulat avant les années 1950). Sans doute avant son séjour.

Il se trouve que des Italiens (Piémontais) sont arrivés lorsque précisément en 1878 - on commença les travaux de construction du chemin de fer. Ils étaient chargés du creusement d'un tunnel (le troisième au monde, après le Mont-Cenis et le Saint-Gothard). Mantovani était-il un des ingénieurs de l'équipe ?

En tout cas, l'origine italienne de Mantovani explique que, lorsqu'en 1888, il présente une première communication, devant la Société, sur la réforme du Calendrier (il ne s'agit rien de moins que de remplacer les multiples calendriers par un calendrier universel décimal : décades, mois de 100 jours et années de 1000 jours), il précise qu'il "écrit dans une langue très difficile et qui n'est pas la (sienne)" [12].

Ce papier sur le calendrier, qui répondait à la demande de Flammarion, de même que les prétendus encouragements de l'auteur de l'Astronomie populaire, m'avaient laissé espérer que Mantovani avait eu des relations avec les astronomes, qui auraient permis de retrouver sa trace. Mais je ne l'ai trouvé ni dans les auteurs du Bulletin, ni même parmi les membres de la Société astronomique de France. La biographie de Mantovani reste donc à faire.

Je remercie Mesdames Salfa (Saint-Denis-de-la-Réunion) et Picot (Paris) de leur aide.

Bibliographie