TRAVAUX DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VII (1993)

François ELLENBERGER
La méthode en géologie vue par ses premiers acteurs et ses leçons toujours actuelles.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (communication écrite à la séance du 1er décembre 1993, présentée oralement en séance le 2 mars 1994.)

Des amis ont souhaité que je diffuse la longue étude qui suit, restée inédite jusqu'à présent. Elle vaut surtout par les citations fournies ; elles appelleraient à coup sûr des commentaires plus étoffés. Le plus important à mes yeux était de livrer ces textes à l'attention éclairée des historiens et épistémologues, mais aussi de quiconque se préoccupe du présent et de l'avenir des Sciences de la Nature. Les conseils de leurs pionniers, à bien les lire, ont souvent conservé une surprenante actualité, comme ce qui suit va nous le montrer.

Il apparaît que dès l'aurore de la science moderne, à savoir le début du XVIIème siècle, ses acteurs ont tenu à expliciter les principes rationnels selon lesquels ils entendaient étudier la Nature et en percer les secrets. L'épistémologie actuelle a évidemment tout intérêt à écouter ces témoignages avant de se lancer dans ses analyses et synthèses rétrospectives des démarches scientifiques des temps révolus. C'est pourquoi il nous a paru intéressant de glaner au fil de nos lectures (et sans la moindre prétention d'être exhaustif) une collection de citations prises dans les textes, échelonnés dans le temps, de pionniers de la Science de la Terre, du XVIIème siècle jusque vers les années 1830. A ce moment, la Géologie est déjà solidement constituée en une science organisée, autonome. La longue période ici envisagée est donc celle où cette nouvelle discipline se cherche et se construit peu à peu.

Mon objectif est principalement d'essayer de déterminer quel a été le statut de ce qui a abouti, le temps venu, à se former en science reconnue, consciente d'elle-même, affichant son nom. Pour toutes les études modernes antérieures, est-il licite de parler déjà de "science" ? En laissant ici pour le moment de côté tout ce qui concerne les méthodes particulières progressivement mises en oeuvre, nous voulons voir comment les auteurs penchés sur le règne minéral concevaient, au plus haut niveau, la méthode générale convenant à ce secteur des Sciences naturelles. Car n'est-ce point cette attitude d'esprit qui discrimine avant tout ce qui est science et ce qui ne l'est pas ? Et dans quelle mesure pouvons-nous discerner (ou non) une évolution dans cette méthode globale, dans les exigences que les acteurs s'imposaient à eux-mêmes et réclamaient de leurs confrères ?

Afin d'intervenir nous-même le moins possible a priori dans cette enquête, on a choisi de donner d'abord en vrac, par ordre chronologique, tout le paquet de citations brutes tirées de quelque soixante auteurs. Cette façon de traiter l'histoire de la science comme une "histoire naturelle du passé" vaut ce qu'elle vaut. Elle est aussi critiquable que toute autre. Nous en sommes conscient. On suppose dans ce qui suit que le lecteur a déjà quelque notion de l'identité des personnages cités et du développement des idées et connaissances sur la Terre.

Lire notamment : G. GOHAU, Les sciences de la Terre aux XVIIe et XVIIIe siècles - Naissance de la Géologie, Paris, Albin Michel, 1990. - F. ELLENBERGER, Histoire de la Géologie, tome 1, "Des Anciens à la première moitié du XVIIe siècle", Paris, Technique et Documentation, Lavoisier, 1988 ; tome 2 ; "La grande éclosion et ses prémices", Ibid, 1994.

Par ailleurs, le choix de nos textes n'est nullement représentatif de la pensée globale des auteurs, ni du "poids" relatif de ceux-ci. Des noms de première importance manquent (tels LEIBNIZ, LEHMANN, ARDUINO, etc.). Notre échantillonnage n'entend être qu'une sorte de "sondage" dans les opinions. On s'est efforcé de trouver des passages où les intentions méthodologiques soient le mieux explicitées sur le plan général, mais notre récolte est inévitablement très lacunaire. Du moins de la donner à l'état brut lui garantit (espérons-le) une réelle objectivité, ce qui nous semble tout-à-fait capital.

Donnons d'abord la parole (beaucoup trop brièvement) à deux des grands maîtres à penser de la nouvelle science du XVIIème siècle, dont l'influence a été permanente : à savoir Descartes et Francis Bacon. Ils auraient mérité à eux seuls plusieurs pages.

DESCARTES (1647) : - "...Pour philosopher, il faut commencer par la recherche... [des] premières causes, c'est à dire des Principes ; & que ces Principes doiuent auoir deux conditions : l'vne, qu'ils soient si clairs & si éuidens que l'esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu'il s'applique auec attention à les considérer ; l'autre, que ce soit d'eux que dépende la connoissance des autres choses, en sorte qu'ils puissent estre connus sans elles, mais non pas réciproquement elles sans eux ; & qu'après cela il faut tascher de déduire tellement de ces principes la connoissance des choses qui en dépendent, qu'il n'y ait rien, en toute la suite des déductions qu'on en fait, qui ne soit tres-manifeste" [Les principes de la philosophie, édit. Ch. Adam et P. Tannery, 1904 (rééd. Paris, Vrin, 1971), Préface, p.2.]

- "Des Principes de la connoissance humaine. 1. Que pour examiner la vérité il est besoin, une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute, autant qu'il se peut. ...2. Qu'il est aussi vtile de considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter. ...afin que, si nous en découurons quelques-vnes qui, nonobstant cette précaution, nous semblent manifestement vrayes, nousfacions estât qu'elles sont aussi très-certaines..." [Ibid, 1,1-2, p.25.]

- "..J'ay dessein d'expliquer les effets par leurs causes, & non les causes par leurs effets... [puis, sachant quels sont les phénomènes dont on recherche les causes] ...choisir, entre vne infinité d'effets qui peuuent estre déduits des mesmes causes, ceux que nous deuons principalement tascher d'en déduire".

- (1638) : - "Vous dites aussi que prouver des effets par une cause, puis prouver cette cause par les mêmes effets est un cercle logique [= vicieux], ce que j'avoue ; mais je n'avoue pas pour cela que c'en soit un, d'expliquer des effets par une cause, puis de la prouver par eux, car il y a une grande différence entre prouver et expliquer..." [Lettre à Morin, 13 Juillet 1638 ; in Discours de la Méthode, Documents, Paris, Livre de poche, 1970, p.197.]

Francis BACON (1608-1620) : - "...If a man will begin with certainties, he shall end in doubts ; but if he will be content to begin in doubts he will end in certainties" [Novum Organum, cité par Will DURANT, The story of philosophy, New York, Washington Square Press, [1926] 1961, p.132.]

- "The true method of experience first lights the candle [= l'hypothèse], and then by means of the candle shows the way [= organise l'expérience] ; commencing as it does with experience duly ordered and digested, not bungling [= bâclée] nor erratic, and from it educing axioms, and from established axioms again new experiments" [Novum Organum, 1,82, Ibid., p.133.]

- "For although nothing exists in nature except individual bodies exhibiting clear individual effects according to particular laws ; yet, in each branch of learning, those very laws - their investigation, discovery and development - are the foundation both of theory and of practice" [Novum Organum, II, 2, Ibid, p.134.]

- (A propos de la confusion entre science et foi) : "Cette vanité doit d'autant plus être contenue et réprimée, que du mélange hors de raison des choses divines et humaines, résultent aussi bien une philosophie chimérique qu'une religion hérétique... Cette chose est l'Apothéose des erreurs, et doit être tenue pour une peste de l'intellect, s'il s'y ajoute une vénération envers (ces) vanités. Ils sont assez nombreux parmi les modernes, à s'y être complu avec la plus grande légèreté, au point d'entreprendre de fonder la philosophie naturelle sur le premier chapitre de la Genèse et sur d'autres textes sacrés : cherchant les morts parmi les vivants". [Novum Organum, I, 65 (cité par PLAYFAIR, 1802, Illustrations..., p.477, pour la défense de HUTTON attaqué au nom de la Bible par DE LUC et KIRWAN. Les grands diluvianistes anglais et suisses des années 1680-1730 n'avaient pas tenu compte de l'avis de Bacon). (Notre traduction).]

Un demi-siècle plus tard, deux pionniers de stature majeure étudient la Terre en mettant largement en pratique les méthodes inductives de Bacon et sa prudence critique : il s'agit de Robert HOOKE (dont on reparlera plus loin) et STENON (cf. F. ELLENBERGER, 1988). Ce qui suit ne peut prétendre donner un aperçu complet de leur profondeur de pensée.

R. HOOKE (1668 [1705]) : - (Le problème des fossiles). "How the Difficulty may be solved. These Phaenomena, as they have hitherto much puzled all Natural Historians and Philosophers to give an Account of them, so in truth are they in themselves so really wonderful, that 'tis not easie without making multitudes of Observations, and comparing them very diligently with the Histories and Experiments that have been already made, to fix upon a plausible Solution of them" [A Discourse of Earthquakes, in Richard WALLER, The posthumous works of Robert Hooke..., London, 1705 (réimpr. fac simile New York, Arno Press, 1978), p.289.]

(Dans un texte ultérieur [MS datant de 1687-1688, in R. WALLER, loc. cit., p.330], Hooke compare les mérites des deux méthodes qu'il nomme "the Analytick" et "the Synthetick") : "The first is the proceeding from the Causes to the Effects. The second from the Effects to the Causes : The former is the more difficult, and supposes the thing to be already done and known, which is the thing sought and to be found out ; this begins from the highest, most general and universal Principles or Causes of Things, and branches itself out into the more particular and subordinate ... The second is the more proper for experimental Inquiry, which from a true information of the Effect by a due process, finds not the immediate Cause thereof and so proceeds gradually to higher and more remote Causes and Powers effective, founding its Steps upon the lowest and more immediate Conclusions".

STENON (1669) : - "Chercher la vérité en doutant de sa certitude, et ... ne s'en contenter pas, avant qu'on ne se soit confirmé par l'évidence de la démontrer" [Discours sur l'anatomie du cerveau, 1669 (cf. tome I, p.261).]

- "Le fait que dans la solution des questions posées par la nature, tant de points douteux non seulement demeurent dans l'indécision, mais plus ou moins se multiplient proportionnellement au nombre des auteurs, me paraît dépendre principalement de deux causes. - La première est que peu prennent sur eux d'éclaircir toutes ces difficultés sans la solution desquelles la solution du problème lui-même demeure tronquée et imparfaite...- La seconde cause, nourrice des doutes, me semble être que dans l'investigation des choses naturelles, on ne fait pas la distinction entre ce qu'il n'est pas possible de déterminer avec certitude, et ce qui peut être déterminé certainement. ...Les uns se font un scrupule d'accorder confiance même aux démonstrations (prouvées), dans la crainte qu'y soit sous-jacente la même erreur qu'ils ont souvent détectée dans d'autres assertions. Les autres au contraire ne souffriraient d'aucune façon (d'avoir à) se restreindre à ne tenir pour certain que cela seul à quoi nulle (personne) d'esprit sain et de sens sains ne pourrait refuser d'accorder foi : estimant qu'est vrai, tout ce qui leur est apparu comme beau et ingénieux" [Nicolaus STENO (1669) - De solido intra solidum naturaliter contento dissertationis prodromus... Florentiane, p.5 et 7 ; in F. ELLENBERGER, Histoire de la Géologie, tome 1, "Des Anciens à la première moitié du XVIIe siècle", Paris, Technique et Documentation, Lavoisier, 1988 p.262 (notre traduction, souligné dans le texte).]

- (Dans la seconde partie de l'ouvrage) ..."est résolu un problème universel, dont dépend l'éclaircissement de chacune des difficultés particulières, et que voici : étant donné un corps doté d'une certaine figure, et produit selon les lois de la Nature, trouver dans le corps lui-même les preuves établissant le lien et le mode de sa production" [Ibid, p.5-6.]

- (1667) : - "Alors que j'ai montré que mon opinion est vraisemblable [sur l'origine naturelle des fossiles], je n'ai pas démontré que les avocats de l'opinion contraire se trompent.

Le même phénomène peut être démontré de plusieurs manières. La nature dans ses opérations poursuit la même fin par divers moyens. Il est imprudent de ne reconnaître parmi les divers modes (opératoires) qu'un seul comme vrai, en condamnant tous les autres comme erronés". [STENO (1667) ...Canis carchariae dissectum caput...]

HOOKE a eu peu d'audience. STENON à l'inverse a exercé une influence forte et durable, contrairement à ce qu'une historiographie mal informée a pu alléguer (toutefois rares sont les auteurs du XVIIème siècle a avoir mis en oeuvre simultanément tous ses préceptes méthodologiques). Il est avant tout l'homme qui a formulé les axiomes fondateurs définitifs de la stratigraphie et de la tectonique, par l'application rigoureuse aux strates du sous-sol des principes généraux de l'intellect.

Passons à un auteur discret du début du XVIIIème siècle français, dont l'influence à court et à long terme a été elle aussi considérable. Il s'agit de FONTENELLE, qui, en qualité de secrétaire perpétuel de l'Académie Royale des Sciences de Paris, rédigeait chaque année l'Histoire de l'Académie, c'est-à-dire principalement le résumé commenté des Mémoires dus à ses membres. Ses réflexions personnelles sont d'un grand intérêt pour notre sujet. Sa philosophie empreinte de prudence et d'un scepticisme constructif s'était déjà exprimée ainsi en 1687 [Bernard le Bovier de FONTENELLE, Histoire des Oracles, Paris, Bibliothèque 10/18,1966, p.20] :

- "Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait : mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point".

Voici maintenant une sélection de remarques relatives à la Terre (Les textes d'où elles sont extraites témoignent, d'autres l'ont déjà noté [notamment R. RAPPAPORT, in litt.], d'une maturation des vues de FONTENELLE, qui vers 1720, élimine tacitement la solution du Déluge). Toutes proviennent de l'Histoire pour les années indiquées (entre parenthèses, l'année de parution du tome annuel) :

- 1700 (1703) : - "Le meilleur moyen d'expliquer la Nature, s'il pouvoit être employé souvent, ce seroit de la contrefaire, & d'en donner, pour ainsi dire, des représentations, en faisant produire les mêmes effets à des causes que l'on connoîtroit, & que l'on auroit mises en action" (p.51-52). [A propos du fameux "volcan" en miniature de LEMERY réalisé en faisant "fermenter" sous un pied de terre un mélange de limaille de fer et de soufre humecté d'eau : cf. Mémoires, 1700, p.103].

- 1702 (1704) : - "...On ne sçauroit attribuer à la Nature trop d'uniformité dans les Règles générales, & trop de diversité dans les applications particulières" (p.51-52).

- 1703 (1705) : - "Il est de l'essence de la Vérité d'être féconde, & une découverte ne va point seule" (p. 6).

- 1707 (1708) : - "Une opinion si hardie ne peut, si elle est vraie, se vérifier que fort lentement (p.7) [La genèse de pierres à partir de "semences"].

- 1708 (1709) : - "Il vaut mieux pour satisfaire solidement à cette difficulté attendre de nouvelles observations" (p.33). [A propos d'un mémoire de Jean SCHEUCHZER dont l'explication de la formation des couches par une précipitation globale se heurte au fait de lits alternativement durs et mous.]

- 1718 (1719) : - "C'est bien assés sur cette matière que le plus foible échantillon de Sistême. Il manque encore un trop grand nombre de connoissances, qu'on ne peut espérer que d'une longue suite de temps... Par cette idée très superficielle il est aisé de juger, & combien d'observations, & combien de comparaisons d'observations les Phisiciens auront à faire avant que de parvenir à des conjectures un peu fondées, & quel sera le temps nécessaire pour les y conduire" (p.5-6).

- 1720 (1722) : - "Dans les faits de Phisique, de petites circonstances que la plupart des gens ne s'aviseroient pas de remarquer, tirent quelque-fois à conséquence, &. donnent des lumières" (p.7)... "M. de Reaumur imagine comment le Golfe de Touraine tenoit à l'Océan, & quel étoit le Courant qui y charriait les Coquilles, mais ce n'est qu'une simple conjecture donnée pour tenir lieu du véritable fait inconnu, qui sera toujours quelque chose d'approchant. Pour parler sûrement sur cette matière ilfaudroit avoir des espèces de Cartes géographiques dressées selon toutes les Minières de Coquillage enfouis en terre. Quelle quantité d'observations ne faudroit-il pas, & quel temps pour les avoir ! Qui sçait cependant si les Sciences n'iront pas un jour jusque-là, du moins en partie !" (p.9). [A propos des Plantes fossiles d'A. de JUSSIEU qui auraient été apportées des Indes par une grande inondation : trop de questions restent pendantes.]

- 1721 (1723) : - "Comme la Botanique pour procéder avec ordre a dû commencer par arranger tous les Végétaux par Classes, Genres, Espèces, de même la Science qui a pour objet les Fossiles [s. lat.], qui sont les Terres, les Pierres, les Minéraux, les Métaux, doit en faire un certain arrangement, & une certaine distribution ; c'est ce que quelques-uns ont déjà exécuté" (p.12). [Cf. mon Histoire de la Géologie, t.1, p.203, sur la classification d'AGRICOLA. - En 1714, John WOODWARD publie : Methodica et ad ipsam naturae norman instituta fossilium in classes distributio, London, reprise en anglais en 1728 : Fossils of all kinds digested into a method, London (cf. Roy PORTER, The Making of Geology..., 1977, p.55-56). Incluse dans l'édition française des travaux de Woodward, Paris, 1735, p.311-338. Vaste influence. - Fontenelle a-t-il eu connaissance du texte de 1714 ?]

- 1721 (1723) : - "Quelle étrange révolution a dû ou les apporter, ou les laisser ici ! [A propos d'un autre mémoire où A. de JUSSIEU décrit des restes fossiles d'animaux d'affinité tropicale. Ici la solution du Déluge est tout-à-fait ignorée. - Cité par l'abbé DE SAUVAGES, Mém. Ac. Roy. Sc., 1746 (1751), p.714. Noter le "les Phisiciens seuls", fort audacieux.] On peut pourtant se flater qu'à force d'observations & de recherches, on viendra à deviner l'Histoire, quoi-que si ancienne, de ces révolutions. Les Phisiciens seuls pourront fournir les Mémoires, & être les Historiens" (p.3-4).

- 1722 (1724) : - "Les Mers des Indes ont donc couvert toute l'Europe. Ces grandes révolutions, dont nous n'avons plus d'exemples, si peu vraisemblables, hormis pour les Philosophes, sont de jour en jour attestées par des monumens authentiques, & par des especes d'Histoire écrites de la main même de la Nature" (p.4) [A propos d'un mémoire de A. de JUSSIEU sur les Cornes d'Ammon.]

- 1723 (1725) : - "...L'analogie mène loin... [REAUMUR, après avoir décrit comment se forment in situ des concrétions siliceuses sphériques, extrapole ce mécanisme aux nodules ferrugineux] La rondeur des grains métalliques s'expliquera par les principes établis, mais les espérances les mieux fondées doivent encourager à découvrir, & non pas à faire croire qu'on a déjà découvert" (p. 13).

En marge de ces références centrées sur la méthodologie théorique, on peut mentionner en passant les conseils pratiques très judicieux de John WOODWARD pour bien organiser les observations sur le terrain (en anglais, 1696 ; traduction française, 1735) [Brief instructions for making observations in all parts of the world, London. p.375-389 dans l'Essay sur l'Histoire naturelle de la Terre...]. Citons aussi de lui cette remarque :

- "Censure is due for those who should be perpetually heaping up of natural collections without design of building up a structure of philosophy out of them or advancing some propositions that might turn to the benefit or advantage of the world". [An attempt towards a natural history of the fossils of England, London, 1729 (Préface). - Trop cité pour sa théorie de la terre diluvienne, Woodward ne l'est pas assez pour ses remarquables travaux de naturaliste.]

Reprenons nos glanes en zig-zag. - Nous voici au milieu du XVIIIème siècle (français, par commodité, mais aussi vu alors son rayonnement international).

DORTOUS DE MAIRAN (1749) : - "Les systèmes ont été dans tous les temps une source féconde de découvertes, ou tout au moins d'observations & d'expériences dont on ne se seroit peut-être jamais avisé, s'ils n'en avoient fait naître l'idée. Eh qu'importe que les systèmes nous exposent quelque-fois à prendre de fausses lueurs pour la lumière ? ... Les vérités nous demeurent, &. les temps dissiperont les erreurs". [Dissertation sur la glace, nouv. édit. (1ère parution 1716), p.XV-XVI. (Toute la préface est à lire. L'auteur fait de la physique, et n'est pas un naturaliste).]

BUFFON (1749) : - "...Il est plus aisé d'imaginer un système que de donner une théorie ; aussi la théorie de la terre n'a-t-elle jamais été traitée que d'une manière vague & hypothétique". [Théorie de la Terre, t.I, p.66 (édit. Piveteau, 1954, p.45).]

- "...Nous espérons ... mettre le lecteur plus en état de prononcer sur la grande différence qu'il y a entre une hypothèse où il n'y a que des possibilités, & une théorie fondée sur des faits, entre un système tel que nous allons en donner un dans cet article sur la formation & le premier état de la terre, & une histoire physique de son état actuel, telle que nous venons de la donner dans le discours précédent". [Ibid, Preuves..., art.I, p.129 (édit. Piveteau, p.65).]

- "...Rassemblons des faits pour nous donner des idées". [Hist. Nat., t.II, p.18 (édit. Piveteau, p.238).]

BOULANGER (1753) : - "...Tout devient grave quant il s'agît de détruire des préjugés foibles par eux-mêmes, mais forts par leur antiquité et sur lesquels il semble qu'on ait élevé de si grands édifices. Sans méthode et sans principes on s'égarre en toutes sciences, les progrés que l'on peut faire sont lents et tardifs, et les découvertes que l'on y fait sont vagues, désunies et incertaines". [Anecdotes de la Nature..., MS Bibl. centr. Mus. natl. Hist. nat. 869, p.173 (à propos de la forme générale des montagnes, au lieu d'analyser le modelé de détail sculpté par les eaux).]

D'ALEMBERT (1758), sur un plan plus général, expose de son côté des vues fort sensées : - "L'Histoire de nos opinions nous fait voir comment les hommes, tantôt par nécessité, tantôt par impatience, ont substitué avec des succès divers la vraisemblance à la vérité ; elle nous montre comment ce qui d'abord n'était que probable est ensuite devenu vrai à force d'avoir été remanié, approfondi, et comme épuré par les travaux successifs de plusieurs siècles ; elle offre à notre sagacité et à celle de nos descendants des faits à vérifier, des vues à suivre, des conjectures à approfondir, des connaissances commencées à perfectionner... Enfin l'Histoire de nos erreurs les plus remarquables... nous apprend à nous défier de nous-mêmes et des autres ; de plus, en montrant les chemins qui ont écarté du vrai, elle nous facilite la recherche du vrai sentier qui y conduit". [Eléments de Philosophie, Sect.II, t.IV, p.9 sq. (in E. CASSIRER, La Philosophie des Lumières, trad. P. QUILLET, 1962, G. Monfort, Brionne, [réimpr. 1982, p.229]. - La lecture de ce livre est recommandée).]

Elie BERTRAND (1763) parmi d'autres, insiste sur l'importance en science de la terminologie et de la classification ; - "Il est donc certain que les deux premiers degrés de la science, c'est la connaissance des noms, & celle de la division des choses". [Dictionnaire universel des fossiles propres, et des fossiles accidentels, La Haye, Discours préliminaire, p.XVII.]

Il convient d'accorder une place spéciale à une sorte de manifeste, de grand programme méthodologique, que DESMAREST a formulé en 1757 dans l'Encyclopédie (tome 7, article "Géographie physique") : c'est un plan détaillé et complet des principes auxquels doit se soumettre celui qui, notamment, veut se lancer dans cette science nouvelle. Ce texte important, méconnu, est beaucoup trop long pour être donné ici en entier. En voici un bref aperçu. [DESMAREST en reproduit la plus grande partie en 1774-1778 dans le tome I de l'Encyclopédie méthodique -Géographie physique, p.793-803.]

"Principes qui concernent l'observation des faits". Tout d'abord, "la première qualité d'un observateur est d'avoir acquis par l'étude... les notions préliminaires capables de l'éclairer sur le prix de ce qu'il rencontre" ; mais se garder de toute "hypothèse déjà embrassée, car dans ce cas, on interprète les faits selon ce plan". Il convient à l'observateur de s'être "instruit avec exactitude des découvertes de ceux qui l'ont précédé, même de leurs idées les plus bizarres" [Cf. mon Histoire de la Géologie, t.2, sur les ravages chroniques de la méconnaissance de la bibliographie ; DESMAREST, extrêmement scrupuleux, en est un contre-exemple], mais y "employer une critique sérieuse & une discussion sévère", et "proscrire" les "mensonges... transmis de siècles en siècles", en se mettant "en état de leur substituer le vrai" [Cf. ce que je dis ailleurs sur la nécessité pour l'historien de mettre en évidence la "logique de l'erreur" dans les travaux de nos devanciers] ; et "on est entièrement détrompé d'une illusion, lorsqu'on connoît les prétextes qui l'ont fait naître". - II nous faut "commencer par voir beaucoup", ne pas "vouloir deviner la nature sans la consulter" ; "recueillir ses observations avec ordre", sans précipitation. Il faut "soutenir une observation par l'autre", car "tout tend à un ensemble" ; "les matériaux qu'on rassemble, doivent naturellement entrer dans un édifice". Porter "laplus scrupuleuse attention sur les circonstances uniformes & régulières qui accompagnent certains effets" ; par rapport à cette "régularité", "les irrégularités sont des sources de lumière" [En 1753, Nicolas BOULANGER insiste déjà sur ce point, dans ses Anecdotes de la Nature, dont DESMAREST a eu le manuscrit en main]. En considérant l'ensemble des "circonstances", déterminer "ce qu'elles admettent constamment, ce qu'elles négligent quelquefois, & ce qu'elles excluent toujours" [Est-ce un souvenir des fameuses Tables de BACON ?]. Apprécier "les limites assignées aux effets" en allant aux extrêmes.

"Principes qui ont pour objet la combinaison des faits". "Il est presqu'aussi important de mettre de l'ordre dans les découvertes, que d'en faire... Presque tous les phénomènes... n'ont d'utilité que dans la relation qu'ils peuvent avoir avec d'autres ; comme les lettres de l'alphabet qui sont inutiles par elles-mêmes, forment par leur réunion les mots & les langues". "...Un fait isolé... n'est pas un fait physique ; & la vraie philosophie consiste à découvrir les rapports cachés aux vues courtes & aux esprits inattentifs". La combinaison des faits, "opération délicate", "s'exécute sur deux plans différens. Il y a une combinaison d'ordre & de collection ; il y a une combinaison d'analogie". Il faut avoir soin, en amassant les faits, "de les réduire à certaines classes déterminées", "simplifiées", en rangeant par ordre nos observations, par sujets, "pour l'usage de la postérité". Une fois "familiarisés avec les objets eux-mêmes", ayant "scrupuleusement observé chaque objet comparé", nous verrons apparaître leurs "caractères de correspondance qui sont le fondement de l'analogie", et "nous saisirons l'ordre naturel des faits ; nous lierons les phénomènes". Ne jamais "suppléer aux faits" ; ne pas les lier "sans avoir parcouru tous ceux qui occupent l'intervalle, par une induction dont la nature elle-même aura conduit la chaîne" [Critique implicite (faite ailleurs ouvertement) des façons de faire de GUETTARD et notamment de son système cartographique des "bandes"]. Ne pas "étendre des rapports au-delà de ce que les faits me présentent", retenir les exceptions pour l'avenir.

"Principes de la généralisation des rapports". Au prix de ces précautions, "les principaux faits bien déterminés, décrits avec exactitude, combinés avec sagacité, sont pour nous une source de lumière" pour la suite. Des "rapports mis dans un nouveau jour", nous tirons "des idées fécondes qui étendent nos vues ; nous nous élevons insensiblement à des objets plus vastes", mais ici, "l'on a besoin de méthode pour conduire son esprit" dans cette "grande opération". Les faits dûment disposés en classes générales, sont unis de ce fait par un caractère commun précis, "qu'on contemple pour-lors d'une seule vue", et qui "rend palpable l'ensemble des faits, de manière que le plan de leur explication" se manifeste. L'observateur aperçoit "cet enchaînement méthodique qui semble multiplier un phénomène, par sa correspondance avec ceux qui se trouvent dans des circonstances semblables". "De cette généralisation on tire des principes constans" ; ils éclaircissent à leur tour "certains sujets par l'analogie", "on en voit naître de nouveaux faits qui se rangent eux-mêmes en ordre de système". Et de plus, "ils ont cet avantage très-important, de nous détromper sur une infinité de faits défigurés ou absolument faux", qui s'éliminent d'eux-mêmes. - Mais ces "principes généraux" doivent être "formés sur des faits & des réalités", sinon ce seront des "abstractions" stériles. Encore faut-il que "l'induction par laquelle vous avez généralisé" ait "été éclairée par un grand nombre d'observations", sinon la généralisation perd sa valeur, en devenant trop étendue. On a agi avec précipitation, "dans la discussion des faits on n'a pas distingué l'essentiel de l'accessoire", "dans l'énumération et la combinaison des phénomènes on a formé l'enchaînement sans y comprendre les exceptions". Ce peut être aussi parce que nos vues ont été "dictées par une hypothèse favorite ; car alors dans tout le cours de ses observations on a éludé par dissimulation ou par des distinctions subtiles, les exceptions fréquentes... Si dans la suite on trouve des faits contraires, on les ajuste comme s'ils étoient obligés de se prêter à une règle trop générale".

Nous voici arrivés au puissant mouvement du dernier quart du siècle.

GUETTARD (1774) : - "...Souvent les hommes les plus habiles & les plus sçavans s'égarent dans leurs opinions, & nous égarent ensuite, lorsqu'ils ne suivent que leur imagination, ou qu'ils n'examinent pas avec assez d'attention les sujets qu'ils observent, & qu'ils se contentent de les voir superficiellement : on trouvera dans ce traité plus d'un exemple de ce que j'avance ici, on y trouvera aussi plus d'un de la peine qu'on a à revenir des fausses idées qu'on prend souvent en observant soi-même, ou en lisant les observations publiées par les Observateurs, dont la réputation est la mieux établie & la plus méritée. J'aurai donc, en suivant le plan que je me suis proposé de suivre, travaillé non seulement à l'histoire [naturelle] des corps naturels dont je parle, mais encore à celle des connaissances & des erreurs de l'esprit humain". [Mémoires sur différentes parties de la physique, de l'histoire naturelle, des sciences et des arts, tome II, Paris, 1774, Préface, p.II-III (à propos des coraux, surtout fossiles).]

- "Ce système est séduisant, mais est-il vrai ?" [Mémoires sur différentes parties..., t.III, 1774, p.394 (la rotation de la Terre emporterait les sédiments vers l'équateur, d'où la plus grande hauteur des montagnes, etc.).]

- "Je n'ai point cherché à former, au sujet de la pierre lenticulaire, un nouveau système, j'ai mieux aimé avouer que je ne sçais point ce qu'elle est... L'aveu de son ignorance est toujours le dernier parti qu'on prend. Je n'en sçais rien, est un mot dur à prononcer, il faut à un Auteur plus de courage qu'on ne pense ordinairement pour le dire". [Mémoire sur différentes parties..., t.II, 1774, p.220 (Guettard a notamment réfuté l'opinion de Bourguet sur ces "Pierres Lenticulaires" (Nummulites, etc.), réfutation qu'il nomme "une dure nécessité", mais il faut "ne se rendre qu'à la vérité") (p.208).]

GROSSON (1776) : - "Que dire de ces vestiges de révolutions si étonnantes ? Je n'aime pas les systèmes, j'aime mieux observer, & me taire" [Observ. sur la Physique..., t.VIII, p.232 (Grosson, de l'Académie de Marseille, est troublé de constater, un peu au NW d'Aix-en-Provence, à Beaulieu, la juxtaposition de terrains calcaires à fossiles d'eau douce, de terrains à fossiles marins, et de vestiges d'un volcan éteint).]

PALLAS (1778) : - "Il faut réunir plusieurs hypothèses modernes, mais non pas s'attacher à une seule cause, comme ont fait presque tous les auteurs des différentes théories du globe" ["Observations sur la formation des montagnes...", Acta acad. scient, imp. petropolitanae, 1777 (I) (1778), p.53]... "Qu'il me soit permis d'ajouter une esquisse fugitive d'hypothèse...". [Ibid, p.56.]

Anonyme (1779) : - "...Ces systèmes brillans [sur l'origine des montagnes et du globe], enfans la plupart d'une imagination vive & ardente, mais fondés sur des suppositions incertaines, dénués de preuves générales, & tout au plus propres aux pays qui les ont vu naître, se sont écroulés d'eux-mêmes, lorsqu'on a voulu les appliquer à une théorie générale. La Science de l'Histoire Naturelle auroit fait des progrès infiniment plus rapides, si les Savans se fussent attachés uniquement à étudier la constitution générale des montagnes, leur détail particulier..., les substances diverses qui les composent..." (etc.). ["Réflexions sur quelques Observations de M. PALLAS, & relatives à la formation des Montagnes", Observ. sur la Physique..., t.XIII, 1779, p.329. - Il s'agit d'un article du Rédacteur, l'abbé François ROZIER, qui évoque d'abord les systèmes classiques, de Burnet à Buffon, puis fait connaître à un vaste public le mémoire précédemment cité de Pallas, avec sa vision très influente.]

J.A. DE LUC (1779) : - "...Les faits, considérés seuls, sont presque toujours équivoques ; <& sans cela, comment se formeroit-il tant de systèmes sur les mêmes objets ! ...Nous ne produisons donc que des idées probables ; c'est-à-dire, telles que rien de certain ne s'élève formellement contr'elles. Et par là il arrive souvent, que nous tirons des mêmes Faits, des idées probables contradictoires. Cette connoissance si imparfaite de la nature des choses, & notre penchant à remplir les lacunes par les ressources de notre imagination, nous rendent absolument nécessaires les Théories. C'est-à-dire, des principes généraux, déduits de l'ensemble des objets déjà assez bien connus. C'est ce que ne considèrent point assez les Naturalistes qui crient, les Faits ! les Faits ! Comme si nous connaissions beaucoup mieux, les Faits, que les Principes. Nous ne découvrons que quelques petits coins des uns & des autres ; & sans leur aide mutuel, le Philosophe ne seroit qu'un visionaire, & le Naturaliste qu'un nomenclateur". [Lettres physiques et morales sur l'Histoire de la Terre et de l'Homme..., La Haye, Paris, t.II (daté 1780), p.490-491).]

- "L'Homme est un collecteur d'idées ; il en a recueilli depuis qu'il existe, & il a accumulé bien du fatras. Il seroit tems peut-être qu'il en fit la revue générale : ses magasins sont si pleins, qu'il ne peut plus s'y tourner. Mais pleins de quoi ?". [Ibid., t.I, p.165 (cela est ici relatif à la Philosophie en général, mais plus loin De Luc passe longuement en revue les divers systèmes déjà proposés sur la Terre et son passé).]

HUTTON (1788) : - "But how shall we perceive a process which nobody has seen performed, and ofwhich no written history gives any account? This is only to be investigated, first, in examining the nature of those solid bodies, the history of which we want to know ; and, 2dly, in examining the natural opérations of the globe, in order to see if there now actually exist such opérations, as, from the nature of the solid bodies, appear to have been necessary for their formation". [Theory ofthe Earth..., extrait de Irons. Roy. Soc. Edinburgh, t.I, p.11. - (Comparer avec Sténon, 2è citation).]

MONTLOSIER (1788) : - "Ce n'est pas avec d'immenses connoissances qu'on parvient toujours à mieux voir que les autres, c'est par une bonne méthode secondée de l'observation. Surtout l'observation. C'est ce qui fait que le Chimiste, enfermé au milieu de son laboratoire et de ses fourneaux, est souvent un médiocre naturaliste et un mauvais géologue : il voit bien là, peut-être, comment la Nature a fait dans une pierre ; mais c'est dans les champs, c'est sur la cime des monts qu'on voit comment elle a fait sur le globe". [Essai sur la Théorie des Volcans d'Auvergne, p.139 (l'auteur pouvait faire allusion aux assertions péremptoires notamment du grand chimiste suédois BERGMANN quant à la formation du basalte par voie humide : cf. Observ. sur la Physique..., t.XVI, 1780, p.211-215).]

DOLOMIEU (1790) : -"..Je suis persuadé qu'il n'y aurait jamais de disputes entre les vrais naturalistes, si, se dépouillant de tout amour-propre, ils mettoient plus d'intérêt à constater une vérité qu'à soutenir un système, & s'ils recherchoknt la solution de toutes leurs difficultés dans l'observation exacte des faits qui y ont rapport, plutôt que dans des subtilités métaphysiques. La nature malgré l'étonnante variété de ses productions, a une marche uniforme ; ce n'est point selon des règles différentes qu'elle agit en Allemagne & en Italie, en Amérique & en Europe ; par-tout elle opère avec une simplicité de moyens qui m'a toujours paru admirable". ["Lettre... à M. le baron de Salis-Masklin... sur la question de l'origine du basalte", Observ. sur la Physique..., t.XXXVII, 1790, p.193-194. (Dolomieu est à mi-chemin entre vulcanistes et neptunistes).]

- (1791) : - "...C'est pour le développement de mes idées à ce sujet [le rôle de l'eau dans la formation de nos continents] que je sens manquer ma confiance ; je sens qu'en ajoutant mon système aux dix mille systèmes déjà formés, je ne ferai peut-être qu'associer une nouvelle erreur à toutes celles qui embarrassent déjà le progrès des connoissances humaines. Je m'abstiendrois donc de publier mon opinion, si je ne savois pas que l'esprit se fatigue des négations... ". ["Mémoire sur les pierres composées et sur les roches", Obs. sur la Phys., t.XXXIX, 1791, p.398. (Dolomieu imagine des marées gigantesques).]

- (1793) : - "...Quelle défiance ne devons-nous pas avoir contre la séduction de l'esprit de système, qui est aux sciences naturelles, ce qu'est l'esprit de parti dans les discussions d'économie politique... ". ["Mémoire sur la constitution physique de l'Egypte", Obs. sur la Phys., t.XLII, 1793, p.51. (Dolomieu s'acharne, après DE LUC, à démontrer le peu d'antiquité des continents, et, p.56-57, insiste sur ses marées colossales).]

DE LUC (1798) : - "Si leurs instructions [les enseignements donnés par les savants au public] se bornoient aux faits, sans additions de commentaires, la science ainsi répandue parmi les hommes, en s'augmentant, demeurer oit toujours réelle ; mais l'esprit humain aime à généraliser, à supposer commun ou constant ce qui s'observe quelquefois, afin de pouvoir le lier plutôt ou plus aisément à quelques idées de causes ; et c'est ainsi que souvent, dès l'origine des nouvelles découvertes, les faits sont tellement mêlés d'hypothèses hasardées, qu'au premier coup d'oeil ils se confondent avec eux... Plus la collection de faits s'accroît dans une génération, plus il faut de tems pour que les nouveaux faits se dégagent des hypothèses implicites ou explicites dont les accompagnent si souvent ceux qui les annoncent". [Lettres à Blumenbach, p.42-43. (Ces propos pourraient constituer à l'insu de l'auteur une autocritique méritée de ses propres façons de faire, qui ont fait méconnaître ses intéressantes découvertes).]

Engageons-nous dans la génération de la grande révolution créatrice du premier tiers du XIXème siècle.

CUVIER (1796) : - "Je vais à présent vous parler de la méthode que je suivrai. Vous savez qu'on peut en employer deux dans l'enseignement d'une science quelconque, la synthèse et l'analyse ; la méthode analitique prend chaque fait à part ; lorsqu'elle en a un assez grand nombre, elle s'élève à la considération de ce qu'ils ont tous de commun ; elle tire de ses inductions des résultats généraux, qui eux-mêmes en fournissent de plus élevés et plus généraux encore. La méthode synthétique fait une marche précisément contraire ; elle commence par exposer les principes généraux et communs ; de-là elle descend en particularisant toujours, et en montrant ce que chaque classe, chaque genre, chaque espèce ont de propre et de distinctif. L'analyste recueille en vous les matériaux ; il vous aide à les rassembler et à en construire un édifice. Celui qui emploie la synthèse parcourt avec vous un édifice déjà construit et vous en démontre toutes les parties. En un mot, l'analyse crée la science, la synthèse explique la science un fois créée : l'une est la méthode de l'inventeur ; l'autre, celle de l'homme qui enseigne". ["Discours prononcé par le citoyen Cuvier, à l'occasion du cours d'Anatomie comparée qu'il fait au Muséum d'histoire naturelle"..., Magasin encyclopédique, tome 1er, vol.5, an IV (1796) p. 149-150.]

- (1799) : - "On a dit que la nature seule devoit être notre livre : mais nous ne pouvons pas y tout lire ; nous n'en pouvons voir par nous-mêmes qu'une très petite partie... Ce n'est qu'en liant ses observations propres à celles des naturalistes de tous les temps et de tous les pays, qu'on peut agrandir le cercle de notre esprit. La critique, qui s'occupe essentiellement de juger de la vérité des faits rapportés par les autres, est donc aussi nécessaire au naturaliste qu'à l'historien, au géographe ou à l'antiquaire ; mais combien les moyens qu'il y emploie sont-ils différens !". ["Mémoire sur les espèces d'éléphans vivantes et fossiles", Mém. de la classe des sc. mathém. et physiques, t.2, 1799 (lu en Janvier 1796), p.2.]

- (1801) : - "...Les sciences ont leurs âges comme les hommes : livrées, dans leur jeunesse, aux illusions brillantes de l'imagination, elles deviennent plus froides, plus raisonneuses dans l'âge mûr... Les uns [les "génies créateurs"] avoient deviné plutôt qu'étudié la nature ; les autres, tout en ne pensant qu'à vérifier des systèmes qu'ils admirent, Vétudient véritablement : et c'est ainsi que les sciences comme les peuples passent par la poésie pour arriver à l'histoire. La théorie de la terre a donc pris, depuis vingt ans, une marche nouvelle... Tout système a été rejeté par eux ["les Saussure, les Pallas, les Dolomieu"] ; ils ont reconnu que le premier pas à faire pour deviner le passé, c'étoit de bien constater le présent. Dès-lors, au lieu d'imaginer des causes, on a recueilli des faits... ; on les a comparés entre eux ; et déjà nous possédons une masse de connoissances réelles, qui surpasse de beaucoup tout ce qu'on pouvoit espérer lorsque cette méthode a commencé à prendre faveur" ["Extrait d'un ouvrage sur les espèces de quadrupèdes...", Journal de Physique..., t.LII, germinal an IX (1801), p.255.]

POIRET (1801) : - "Un fait dans la nature ne peut rester isolé ; il a une cause : la recherche de cette cause donne lieu à une suite d'autres observations qui ne sont jamais perdues pour la science, quand même l'explication en seroit erronée. Selon moi les systèmes ne sont blâmables, que lorsqu'ils sont purement hypothétiques, et qu'aucun fait, aucune observation ne les confirme". [Journal de Physique, t.LIII, 1801, p.17.]

PLAYFAIR (1802) : - "Though a man may begin to observe without any hypothesis, he cannot continue long without seeing some general conclusion arise ; and to this nascent theory it is his business to attend, because, by seeking either to verify or disprove it, he is led to new experiments, or new observations. He is led also to the very experiments and observations that are ofthe greatest importance, namely to those instantiae crucis, which are the criteria that naturally present themselves for the trial of every hypothesis... By this correction of his first opinion, a new approximation is made to the truth ; and by the repetition of the same process, certainty is finally obtained. Thus theory and observation mutually assist one another ; and the spirit of System, again which there are so many and such just complaints, appears, nethertheless, as the animating principle of inductive investigation. The business of sound philosophy is not to extinguish this spirit, but to restrain and direct its efforts. It is therefore hurtful to the progress of physical science to represent observation and theory as standing opposed to one another". [Illustrations of the Huttonian Theory of the Earth, Edinburgh 1802 (réimpr. fac simile, New-York, Dover, 1964) p.525-526.]

WERNER (non daté) : - "Mais de quel droit prescririons-nous à la nature un mode de formation pour les fossiles [s. lat.] ? Nous n'avons pas à être des législateurs de la nature. Elle est son propre législateur, et nous devons seulement être des fidèles interprètes et hérauts des lois qu'elle nous a donné à reconnaître et qu'elle met en oeuvre, au travers de ce qu'elle façonne et de ses manifestations de puissance". [Manuscrits de Werner, bibl. de Freiberg, 19, vol.ll, f°60 (cité par Martin GUNTAU, Abraham Gottlob Wemer, Freiberg, 1984, p.97) (notre traduction).]

- (id.) : - "Mais une fois encore, une Géognosie ébauchée seulement au bureau : - c.à.d. sans aucune, ou sans suffisantes observations et expériences [de terrain], sans une bonne géographie minéralogique - ne contiendra qu'idées vides biaisées, qu'élucubrations cérébrales, dont hélas ! nous n'avons que tant d'exemples... Un système de géognosie gagnera d'autant plus en évidence (= netteté) qu'il aura été tiré d'observations exactes de géographie minéralogique, et qu'il aura été vérifié par ces dernières. Je dis bien : vérifié ; car le géognoste doit justifier tout autant ses propositions que le comptable ses calculs, ou que l'historien se réfère à ses sources". [Ibid, 19, vol.1, f°267 (loc. cit. p.95).]

- (id.) : - "Une chose grave est l'imagination, dès le moment où elle prend le pas en quelque manière sur le pouvoir de jugement, ou simplement le contre-balance, ce qui fait de nous des rêveurs scientifiques. Bien loin de moi de mépriser cette force de l'esprit et ses (bons) effets dans le champ du savoir. Je reconnais bien plutôt, avec un grand respect, ses effets salutaires, et je vois en elle le grand ressort de l'esprit humain, qui apporte vie et activité dans la pratique de la science, qui par ailleurs ne se traîne que trop lentement en avant". [Ibid., 19, vol.77, f°77 (loc.cit.p.95)]

FAUJAS DE SAINT-FOND (1803) : - "C'est par la méthode seule... que nous éviterons beaucoup d'embarras et d'épines... C'est à force de voir, d'abord d'une manière rapide, mais fréquente, ensuite avec plus d'attention, et enfin dans tous ses détails, un objet qui a de l'attrait pour nous, qu'il se grave dans notre mémoire, que notre esprit s'en empare et en devient pour ainsi dire le maître". [Essai de géologie..., t.I, p.47-48.]

- "... Nous ne sommes pas assez avancés dans la science des faits ; il nous manque un trop grand nombre de données, pour pouvoir établir à présent un système général, qui puisse résister aux objections que beaucoup d'hommes instruits sont en état de faire depuis que les sciences sont devenues plus générales, et forment une des bases de l'instruction publique" [Ibid, p.32-33 (l'auteur se réfère aussi à BACON).]

DELAMETHERIE (1803) : - "Continuons, disions-nous, d'observer la nature ; décrivons ce que nous voyons, et abandonnons le reste au temps, ce grand maître des hommes et de ses opinions. La vérité triomphera de toutes ces petites passions". [Discours préliminaire, Journal de Physique..., t.LVI, an XI (1803), p.79 (à propos des discussions sur le basalte, l'origine des montagnes, etc.).]

- (1806) : - "L'étude des fossiles, qui devient si intéressante pour la géologie, se poursuit avec persévérance ; on en fait des collections, ce qui est la seule méthode de bien connoître les objets d'histoire naturelle. On recueille tous les faits qui y ont rapport : et sans doute que cette constance sera suivie des plus heureux succès". [Discours préliminaire, Journal de Physique, t.LXII, 1806, p.64 (à propos des rapides progrès des travaux de Cuvier ainsi que de Lamarck, etc.) (souligné dans le texte).]

CUVTER et al. (1807) : - "Ce pas une fois fait [admettre une longue suite d'opérations], les hypothèses ne connurent plus de limites. On vit renaître dans cette partie de l'histoire naturelle, la méthode systématique de Descartes que Newton semblait avoir bannie pour jamais de toutes les sciences physiques. Chacun imagina un principe trouvé d'avance a priori, ou fondé seulement sur un très-petit nombre d'observations partielles, et employa toutes les forces de son esprit à y soumettre, bien ou mal, les faits parvenus à sa connaissance...". [Déjà plus de 80 systèmes dénombrés de géologie, et il en éclot tous les jours ; controverses entre auteurs remplissant les journaux scientifiques. Comment expliquer ce désaccord ?]. "La raison en est fort simple ; c'est que l'un d'eux eût-il raison, ni lui ni les autres ne pourraient le savoir... Que sont, dans l'état actuel des sciences, les auteurs des systèmes géologiques, sinon des gens qui cherchent les causes des faits qu'ils ne connaissent pas ; peut-on imaginer un but plus chimérique ? Oui ; l'on ignore..." [Rapport de l'Institut national... sur l'ouvrage de M. André ayant pour titre : "Théorie de la surface actuelle de la terre" (par CUVIER, HAÜY et LELIEVRE), Journal des mines, vol.21, n°126, Juin 1807, p.418-419.]

BROCHANT (1807) : - "Après avoir long-temps erré de systèmes en systèmes, on a enfin reconnu qu'il falloit, sans remonter aux causes premières, se borner à assigner les causes immédiates des faits les plus évidens, les plus généralement observés, et laisser sans explications tous ceux qui présentent encore quelques doutes ; soit que ces faits dus à des causes générales, aient été jusqu'ici mal observés, soit qu'ils aient laissé trop peu de traces des causes particulières qui ont pu les produire". [Ibid, p.431 (cet ANDRE se nommait CHRYSOLOGUE DE GY avant la Révolution. Observateur jugé fidèle, il veut tout faire par le Déluge).]

CUVIER (1812) : - "D'où peut provenir une pareille opposition dans les solutions d'hommes qui partent des mêmes principes pour résoudre le même problème ? Ne serait-ce point que les conditions du problème n'ont jamais été toutes prises en considération ; ce qui l'a fait rester, jusqu'à ce jour, indéterminé et susceptible de plusieurs solutions ; toutes également bonnes quand on fait abstraction de telle ou telle condition ; toutes également mauvaises, quand une nouvelle condition vient à se faire connaître, ou que l'attention se porte vers quelque condition connue, mais négligée ?". [Discours préliminaire... p.31 (= Discours sur les révolutions..., 6e édit. 1830, p.54 (passage succédant à l'énumération de diverses théories plus ou moins récentes).]

DE FERUSSAC (1814) : - "Je ne vois que les faits de certains en géologie ; et depuis que l'on s'occupe de cette science, toutes les hypothèses se sont mutuellement détruites... Ne vaut-il pas mieux avouer son ignorance que de chercher à tout expliquer, et employer à de nouvelles observations, qui seules peuvent nous éclairer, le tems que l'on met à faire des suppositions... Naguère on expliquait tout, on ne doutait de rien ; aujourd'hui on a appris à douter : c'est la meilleure preuve du progrès dans nos connaissances". [André DAUDEBARD DE FERUSSAC, Mémoires géologiques... Considérations sur les mollusques terrestres et fluviatiles..., Paris, p.75.]

HALL (Sir James) (1815) : - "We are never more disposed to give credit to a philosophical System, than when we meet with a case of its successful applications, unknown to the author, or containing circumstances which he had not taken into account when he formed that System". ["On the Revolutions of the Earth's Surface", Trans. Roy. Soc. Edinburgh, vol.VII, (1812) 1815, p.139 (Hall postule des "immenses torrents", en faisant appel au plutonisme de Hutton).]

Constant PREVOST (1821) : - "5/ l'esprit d'exactitude qui maintenant dirige les naturalistes et principalement les géologues, leur fait abandonner les hypothèses frivoles, il ne leur interdit pas cependant de rechercher dans des causes secondaires l'explication des faits qu'ils observent, ou, dans un autre sens, de se livrer à des conjectures sur la nature de ces causes. Bien différentes des hypothèses, les conjectures théoriques sont aussi utiles aux progrès de la science que les premières ont été un obstacle à son avancement ; elles sont le lien et l'expression des faits connus ; c'est par elles que l'observateur est conduit d'une découverte à de nouvelles découvertes, et qu'il est mis en garde contre les illusions et l'erreur... Souvent une vérité d'un haut intérêt peut s'établir ou acquérir plus de force sur l'ensemble d'observations que l'on croirait insignifiantes, considérées isolément". ["Sur un nouvel exemple de la réunion de coquilles marines et de coquilles fluviatiles...", Journal de Physique..., juin 1821 ; - Documents pour l'histoire des terrains tertiaires, s. date, p.149-150.]

- "Le doute en science n'est injurieux pour personne ; car il faut toujours supposer que la bonne foi dirige les objections comme elle a présidé à l'annonce des opinions que l'on cherche à réfuter". [Ibid, p.151 (C. Prévost réfute la retraite et le retour alternatifs de la mer de Georges Cuvier et Alexandre Brongniart).]

CONYBEARE et W. PHILLIPS (1822) : - "They who have experienced the limits which soon présent themselves to all the researches of human philosophy (limits which will ever be the most distinctly recognised by those who are able to cast the most comprehensive survey over its whole field, and who have approached the utmost boundary most nearly) will ever be content to acquiesce in what has been termed "a learned ignorance" on many subjects" [Outlines of the Geology of England and Wales... Réimpr. Arno, New-York, 1978, p.LX (Ici surtout relatif au problème de l'accord de la géologie avec les textes sacrés).]

HUMBOLDT (1823, 1826) : - "...J'ai tâché, tout en exposant le détail des phénomènes, de généraliser les idées, et d'aborder quelques-unes des grandes questions de la philosophie naturelle... Ces questions ne sont pas de vagues spéculations théoriques : loin d'être infructueuses, elles conduisent à la connoissance des lois de la nature. C'est rabaisser les sciences que de faire dépendre uniquement leurs progrès de l'accumulation et de l'étude des phénomènes particuliers". [Essai géognostique sur le gisement des roches dans les deux hémisphères, Paris, 1823 ; 2è édit, 1826, p.VI.]

- "...La clarté des idées augmente à mesure que l'on perfectionne les signes qui servent à les exprimer" [Ibid, p. VIII]

TEISSIER (1827) : - "Si l'on nous demandait comment on peut concevoir que les eaux de la mer aient jamais été à des hauteurs si supérieures à celles qu'elles occupent aujourd'hui, ...nous répondrions : que nulle observation directe, nulle analogie, ne peut nous éclairer sur ce point, et que, quand ces guides manquent à l'esprit humain, il doit s'arrêter sous peine des plus grands errements". [Annales des Sciences Naturelles, t.XII, p.205 (à propos de la géologie des environs d'Anduze, Gard ; Teissier était un médecin local).]

BRONGNIART (Alex.) (1827) : - "..Autant il est inutile, et peut-être même blâmable, de proposer des conjectures dans des sciences telles que la physique, la chimie, où l'on a en son pouvoir la voie de l'expérience pour les vérifier soi-même, autant il est utile à la science de la géologie de publier ces conjectures, puisqu'il ne dépend ni de celui qui les avance, ni même de ses contemporains de les vérifier. Elles doivent donc être considérées comme un avis donné pour exciter des recherches, et pour engager les géologues à profiter des circonstances favorables qui peuvent s'offrir pour vérifier ces conjectures, si d'ailleurs elles leurs paraissent dignes d'une telle recherche". ["Notes sur les Coquilles fossiles qui se trouvent dans les terrains décrits par M. Studer..." Ann. Sciences Naturelles, t.XII, 1827, p.266-267. (L'enjeu de ces "conjectures" est considérable : au seul vu de ces fossiles des Alpes, Brongniart réaffirme leur âge (pour nous) éocène, malgré tous les arguments contraires d'ordre lithologique.]

- (1829) : - "La théorie est le lien qu'on croit reconnaître et pouvoir établir entre les faits ; le système est la recherche des causes éloignées qui ont produit ces faits et leur liaison". [Dictionnaire des Sciences Naturelles, t.54, article "Théorie de la structure de l'écorce du globe...", p.2.]

SEDGWICK (1831 [1834]) : - "The study of the great physical mutations on the surface of the earth is the business of geology. But who can define the limits of these mutations ? They have been drawn by the hand of Nature, and may be studied in the record of her works - but they never have been, and never will be fixed, by any guesses of our own, or by any trains of a priori reasoning, based upon hypothetical analogies. We must banish all a priori reasoning from the threshold of our argument ; and the language of theory can never fall from our lips with any grace or fitness, unless it appears as the simple enuntiation of those general facts, with which, by observation alone, we have at length become acquainted". ["Adress to the Geological Society..., 18 Février 1831, Proceedings of the Geological Society of London, vol.I, London 1834, p.302. (Sedgwick, tout en disant son plaisir à lire les Principles of Geology de Charles Lyell, critique le caractère gratuit de sa doctrine d'actions passées d'intensité uniforme).]

- "An hypothesis is indeed (when we are all agreed in receiving it) an admirable means of marshalling scattered facts together, and exhibiting them in all the strength of combination. But by those who differ from us, an hypothesis will ever be regarded with just suspicion ; for it too often becomes, even in spite of our best efforts, like a false horizon in astronomy, and vitiates all the great results of our observations, however varied, or many times repeated". [Ibid, p.303.]

PUILLON-BOBLAYE (1833-1834) : - "Le public, empressé de savoir, nous demande des théories ; répondons par des faits ; travaillons pour les véritables géologues ; si le succès est moins brillant, il sera plus durable". ["Rapport sur les travaux de la Société géologique de France pendant les années 1832 et 1833", Bull. Soc. géol. Fr, (1), t.IV, 1833-1834, p.LX.]

LE PLAY (1834) : - "...Peut-être y aurait-il lieu d'employer une méthode de recherche qui consisterait à analyser, en partant d'un point de vue hypothétique conforme aux faits connus, les circonstances qui ont dû présider à chaque révolution de la surface du globe ; puis à chercher a posteriori si l'observation vérifie les conclusions déduites de l'hypothèse admise. Les hypothèses vagues qui composaient autrefois à peu près exclusivement le domaine de la géologie ont été tellement stériles, sinon nuisibles, pour l'avancement de la science, qu'il est vrai de dire que celle-ci ne date que de l'époque où l'on s'est attaché uniquement à l'observation des faits : il n'est donc point étonnant que, dans la période qui s'est écoulée depuis que la géologie a pris rang parmi les sciences d'observation, toutes les idées hypothétiques sur les causes des phénomènes soient restées en discrédit auprès de tous les bons esprits. Il est incontestable, toutefois, que les hypothèses basées sur des faits nombreux ont souvent suggéré des vues utiles et de nouvelles découvertes" [Observations sur l'Estramadure et le nord de l'Andalousie...", Annales des Mines, (3), T.VI, p.508 (l'auteur fait siennes les idées d'Elie de Beaumont et propose sa propre hypothèse expliquant les chaînes de montagnes parallèles par les oscillations du bain fondu subcrustal).]

SCHMERLING (1835) : - "...Les hommes à systèmes..., loin d'avancer la marche des sciences, l'entravent, ou même la font reculer. C'est ainsi que l'esprit de système avait, pour un instant, pesé sur la science de tout son pouvoir usurpateur ; mais bientôt, l'observation, en défendant avec persévérance la cause légitime, la cause de la vérité, d'opprimée qu'elle était sous le règne des chimères et des hypothèses, l'a rendue victorieuse et triomphante. Le défaut de solidité des raisonnements basés sur les idées formées a priori, ne peut plus, dans l'état actuel des sciences, arrêter la marche régulière des faits jugés a posteriori, faits qui seuls peuvent conduire au but que l'étude des phénomènes de la nature doit atteindre". [Bull. Soc. géol. Fr., (1), t.VI, 1834-1835, p.170-171. (L'auteur fait état de ses trouvailles, qui confirment d'après les restes osseux et les objets fabriqués, l'existence si contestée de l'Homme fossile).]

STUDER (1836) : - "Tout le monde sait que dans les sciences naturelles, comme dans les sciences mathématiques, ce ne sont pas tant les nouvelles découvertes, souvent dues au hasard, que les nouvelles méthodes qui font faire à la science les progrès les plus rapides et les plus assurés". ["Essai sur la géologie des Alpes occidentales", Ibid, (1), t.VII, 1835-1836, p.242.]

Nous voici arrivés au terme de la période où la Géologie s'est constituée en science organisée. Elle est désormais sûre d'elle-même, elle sait où elle va, elle dispose de programmes de recherches, selon des modèles sûrs. La longue période des interrogations radicales est finie. La machine est en route. Les grands débats vont continuer, se succéder, mais portant sur des problèmes intérieurs à la science ; de ce fait, les géologues ont moins l'occasion de délibérer sur les questions abstraites de méthodologie.

Contentons-nous ici de trois citations tirées d'un auteur de vaste culture, esprit profond, qui recommande à la Géologie en marche de contempler avec objectivité et sérénité son passé, tant proche que lointain. Le temps est passé des condamnations hâtives et polémiques.

ELIE DE BEAUMONT (1845) : - "[Les] faits se multipliant sans cesse, il devient de moins en moins facile de présenter une théorie assez évidemment en harmonie avec ce qui est généralement connu pour obtenir d'être au moins prise en considération. C'est pour cela que l'apparition de nouveaux systèmes devient de plus en plus rare... Voilà pourquoi on faisait autrefois tant de systèmes, tandis qu'aujourd'hui on en fait si peu... Quant à ces systèmes si promptement abandonnés, qui ont été les premiers jeux de l'enfance de la science, aucune des branches de l'histoire naturelle ne les a complètement évités, et cela aurait peut-être été plus difficile à la géologie qu'à toute autre science, à cause de la nature même de son objet. Il est certain qu'ils ont quelquefois été un obstacle par la peine qu'il a fallu prendre pour en réfuter quelques-uns ; mais les géologues de nos jours, tout pénétrés qu'ils sont à juste titre des dangers de l'esprit systématique, auraient tort, je crois, de savoir trop mauvais gré à leurs devanciers d'avoir présenté un très-grand nombre de systèmes, même de ceux dont il n'est resté qu'un souvenir ridicule... Ils ont servi à mettre en lumière les faits à expliquer, à les signaler à l'attention, à les rapprocher...". (Amenant de toutes parts des observations plus nombreuses, plus précises, plus complètes, ils ont fait) "naître par degrés l'habitude de grouper ensemble, de la manière la plus naturelle, par familles, pour ainsi dire, les faits dont aucun système ne pouvait nier la certitude, et que tous étaient forcés de mettre en oeuvre. Le groupement, une fois opéré, a survécu aux idées souvent hasardées, qui avaient servi à rapprocher les faits isolés, à faire sentir leurs analogies. Ces groupes naturels subsisteront toujours ; ce sont des faits généraux, acquis définitivement à la science". [Leçons de géologie pratique..., t.I : in De la marche progressive que suit la géologie [rétrospective d'un très grand intérêt], p.35-38.]

- "...Celui qui ne sait rien en géologie, ne sait ce qu'il doit observer ; celui qui n'a que des connaissances vagues et superficielles... parcourt quelquefois une très-grande étendue de pays sans rien voir, sans faire attention à ce qu'il voit...". (De nos jours la géologie présente) "un cadre où les faits nouveaux viennent se ranger d'eux-mêmes, et où ils reçoivent une nouvelle valeur de leur simple juxtaposition à des faits déjà connus". [Ibid, p.29-30. (Souligné dans le texte).]

Le fait pour Elie de Beaumont de s'être lui-même enlisé dans une vision de plus en plus déconnectée de la réalité des choses (son fameux "réseau pentagonal"), exemple même d'un système a priori qui se croit calqué sur les faits, ne diminue en rien la valeur de ces réflexions. Il dit encore :

- (1852) : - "On trouve dans les anciens auteurs des aperçus plus ou moins distincts de la plupart des grandes vérités qui font la base des sciences modernes ; mais il a fallu que les modernes créassent les méthodes qui ont servi à distinguer le vrai de l'absurde dans la variété infinie des conceptions que l'imagination humaine a successivement enfantées". [Notice sur les systèmes de montagnes, p.1320.]

ELIE de BEAUMONT a à son actif d'avoir redécouvert STENON, et nul doute que pour lui, c'est là déjà le début de la science moderne de la Terre. Les "méthodes" dont il parle sont bien toutes celles que nous avons entendues exprimées par les quelque quarante auteurs de notre longue (et pourtant si insuffisante) revue.

Les leçons de notre enquête sur la méthodologie générale.

Il s'agit donc maintenant pour nous de tirer de cet inventaire ses leçons, de la façon la plus objective possible, et en nous gardant avec soin de toute vision epistemologique préconçue, de toute théorie de l'histoire de la science. Plus simplement, ce qui suit n'est qu'une "histoire naturelle" empirique et en quelque sorte "naïve", un bilan des opinions exprimées dans ces passages : lesquels (prenons-y garde) ne sont nullement le condensé synthétique global de toute la pensée des auteurs respectifs.

A) CLASSEMENT ANALYTIQUE DES OPINIONS.

Le tableau qui suit tente de les récapituler. (Il renvoie aux pages précédentes, par les auteurs et dates). Nos commentaires suivront. [Cet inventaire laisse de côté DESMAREST (1757), virtuellement présent dans de nombreuses rubriques.]

I - Causes et Effets, Systèmes et Hypothèses.

+ Analyse et synthèse :

+ La méthode a priori : + Systèmes et hypothèses : + Conjectures : + Partir des effets :

II - Faits et Hypothèses.

+ Insuffisance des faits seuls :

+ Observer, plutôt que faire systèmes et hypothèses : + Multiplication des faits, raréfaction des théories :

III - L'observation des faits.

+ Apprendre à observer, exigences :

+ Trouver dans l'objet lui-même son explication : + Multiplier les observations :

IV - Le doute.

+ Mise en doute préalable :


+ Avouer son ignorance :

V - Collections, terminologie.

+ Importance des collections :

+ Importance de la nomenclature et de la taxonomie :

VI - Divers.

+ Imiter la nature au Laboratoire :

+ Utilité de l'histoire des erreurs : + Reconnaissance envers les devanciers : + Importance cruciale des nouvelles méthodes : Remarque initiale : Cette dissection des opinions sur la méthode générale n'est qu'une sorte de "sondage", où le "poids" personnel très variable des auteurs intervient le moins possible. Il nous semble que des constatations instructives se dégagent d'elles-mêmes de cette enquête centrée par commodité sur la géologie française. [Laquelle (en dehors du "trou" des années 1725-1745) a l'avantage de bien couvrir le XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle, période durant laquelle les travaux français étaient bien connus en Europe grâce à "l'universalité de la langue française".]

B) COMMENTAIRE DE L'ANALYSE.

1)- D'emblée, voyons s'il se dessine une évolution ? - La chose est loin d'être évidente, au vu des dates, en ce qui concerne la majorité des thèmes. Cette constatation est à elle seule importante. Cela voudrait dire que les générations successives ont été d'accord sur les principes généraux de la méthode scientifique appliquée à la Terre : il n'y aurait donc pas de raison de rechercher des "coupures épistémologiques", ni de parler de "proto-science" précédant l'éclosion d'une véritable science de la Terre. Cela, si l'on accepte que ce soit bien l'attitude qui authentifie (ou non) le caractère "scientifique" d'une démarche intellectuelle face au réel, et non les multiples aspects particuliers mouvants des pratiques.

On pourra objecter que le "crible" utilisé pour sélectionner nos citations ne permettait pas de retenir le recours, ou non, ou marginal, des auteurs à l'irrationnel, en l'occurrence à l'autorité préalable des textes bibliques et des traditions humaines, et qu'un tel recours discrédite scientifiquement tout le reste de la démarche. Nous répondrons : 1) Que les auteurs serfs a priori, de cette autorité extérieure (à de rares exceptions près) se sont tous attachés à justifier a posteriori leur acte de foi en elle, par une lecture parallèle qu'ils ont tenu à être la plus objective possible, des données strictement physiques ; 2) Que, de toute façons, d'un bout à l'autre de la période considérée (et en fait bien au-delà), nombre d'auteurs ont obéi à ces postulats notamment diluvianistes (aussi bien Sténon que Cuvier) ; 3) Que parmi les "systèmes" a priori condamnés avec verve par divers auteurs, figuraient des théories nullement bibliques (ainsi celle de Hutton, aux yeux de Sedgwick en 1831).

La jeune génération 1820-1835 a vu la géologie moderne se constituer véritablement en une discipline organisée ; il était assez normal qu'elle se crédite d'être la créatrice de cette "nouvelle science" (cf. l'opinion de LE PLAY en 1834). - A nous de voir les choses de plus haut (comme commence déjà à le faire ELIE DE BEAUMONT en 1845).

Il est certain qu'il n'y a aucune commune mesure entre (si l'on veut) la "quantité" de géologie "faite" durant le siècle 1665-1765 et ce qui se fera ensuite, en développement rapidement accru dès 1775. De même, en "qualité", la géologie de 1825 diffère considérablement de celle de 1780 et même 1800 : mais seulement sur le plan interne des concepts et connaissances, ainsi que par la méthode pratique. Par contre, la méthode générale théorique n'a pas connu de mutations significatives correspondantes.

2)- Systèmes, hypothèses, théories. - On doit notamment sur ce sujet à Gabriel GOHAU des pages d'une grande valeur, qui mériteraient d'être largement citées ici. Mais restons-en à nos propres matériaux. Le sens attribué aux vocables respectifs système et théorie, durant la période ici considérée, peut fluctuer. Nos auteurs ne restreignent pas tous le terme de "système" aux ensembles mentaux bien articulés, ni de "théorie" aux visions issues du regroupement des faits [En nous conformant ici à un usage remontant directement aux termes grecs sustêma et theôria : le premier est d'abord un ensemble corporel dont les parties sont liées, et le second la contemplation d'un spectacle organisé (fête, jeux, etc.). Au départ, si l'on veut, le système existe en soi, hors de moi ; la théorie se forme en moi, par mon regard compréhensif sur une réalité immédiate et mouvante, où je dois moi-même retrouver la structure ordonnée qui m'est offerte à saisir. (Buffon se conforme à ce sens du mot "théorie"). ]. Ce qu'on a appelé "Théories de la Terre" était généralement en fait un système global et clos. (James HALL nomme avec raison "système" la "Théorie" de Hutton). "L'hypothèse" désigne parfois une théorie partielle fondée sur les faits, d'autres fois plutôt un système (limité). Elle a une connotation de démarche provisoire, voire aléatoire.

Souvent, on condamne durement les systèmes (en général ceux datant d'un passé proche), et leur foisonnement allégué : ce qui n'empêche nullement ensuite certains de se complaire dans l'exposé de leur propre système personnel. Pour ceux-là, les "systèmes", ce sont ceux des autres.

L'exemple de CUVIER est typique. Il déplore dans son fameux Discours... (1812, 1830, p.51-54) tant de "systèmes" divergents proposés par des auteurs récents : et parmi ceux-ci, DOLOMIEU avec ses "marées de sept à huit cents toises". Or, même DOLOMIEU, nous l'avons vu, appelait à se défier de "la séduction de l'esprit de système". Et CUVIER, dans ce même Discours, impose plus qu'il ne propose ses irruptions catastrophiques de la mer, ainsi que la subite permutation récente des terres et des mers, thèses qu'il défendra jusqu'au bout en faisant preuve du plus bel esprit de système qui soit !

Aux yeux d'auteurs (de poids) comme CUVIER et ELIE DE BEAUMONT, la multiplicité des systèmes était caractéristique d'une science naissante, encore dans son âge d'enfance ou de jeunesse [Au vu de l'ensemble des travaux géologiques publiés jusqu'à nous, il nous paraît fort peu évident de reprendre à notre compte l'idée selon laquelle les "théories" supplanteraient à terme les "systèmes" lorsqu'une science mûrit. Les grandes synthèses globales d'Ed. SUESS ou Th. CHAMBERLIN à la fin du siècle dernier ont tout du système ; et de toute évidence, l'actuelle Théorie des Plaques en est un superbe exemple]. Or, s'il est un âge où l'on voit pulluler des systèmes (à nos yeux souvent extravagants), c'est précisément durant les années 1790-1820, comme on le voit en fouillant dans la littérature scientifique du temps ; ce phénomène se poursuivra de façon chronique (en prenant ici le terme de "système" au sens que lui donnait CUVIER, c'est-à-dire de construction mentale a priori, loin des faits, quelle que soit son ampleur : d'une vision cosmogonique jusqu'à une hypothèse très partielle). [Cf. les visions de SNIDER-PELLEGRINI (1858), PICKERING (1907) etc., exhumées de l'oubli uniquement parce qu'invoquant une dérive des continents]

L'annulation mutuelle des systèmes ou hypothèses plurales, constatée par CUVIER (1812) ou DE FERUSSAC (1814), est à leurs yeux la marque d'une science encore errante et évidemment incomplète, et qui (en quelque sorte) affiche des prétentions au-dessus de ses moyens réels. Mais il faut savoir si la solution va résider dans l'érection d'un système imposé de fait (CUVIER) ou dans un agnosticisme au moins temporaire en matière de théories (cf. BROCHANT, 1807), en se contentant de l'avancement des découvertes pragmatiques.

Ce qui sera nommé la géologie "positive". - La géologie récente illustre l'un et l'autre de ces deux développements. Entre les deux dernières guerres, de multiples théories s'opposaient, d'une part sur la réalité ou non de la dérive des continents, les "ponts continentaux", effondrements, etc. Le système de la "Théorie des Plaques" a balayé ces discussions en imposant une certitude qui exclut toute possibilité d'alternative et de remise en cause. - Par ailleurs, encore en 1945, l'existence même des grandes nappes de charriage était devenue douteuse dans les milieux influents, en partie parce que (en dehors des glissements par gravité de couvertures décollées), aucun modèle mécanique satisfaisant n'expliquait la progression horizontale des grandes lames de terrain. La nouvelle génération s'est alors mise avec ardeur à explorer et cartographier en détail les édifices orogéniques, en abandonnant tout souci d'explication génétique. On s'est aperçu que le phénomène des charriages surpassait infiniment en ampleur et en généralité tout ce que l'on pouvait imaginer. Encore aujourd'hui, on débat très peu sur les mécanismes en jeu : la phase d'agnosticisme pragmatique n'est pas terminée : on se résigne à accepter la réalité de phénomènes pour le moment inexpliqués, en se gardant d'avouer notre incapacité.

Pour nos auteurs cités, le "système" a aussi pu être pris dans un sens positif et favorable, même s'agissant des systèmes d'autrui - pourvu toutefois qu'ils résistent au contrôle des vérifications sur le terrain ; voir les citations de WERNER et de James HALL. Le premier se réfère à la construction déjà très élaborée de la Géognosie allemande. Le second, du système huttonien.

3)- Faits, observations. - A peu près tous nos auteurs, du début à la fin, sont d'accord pour affirmer la nécessité de multiplier toujours plus les observations. Cette moisson sera par elle-même féconde. Mais ici interviennent des restrictions. Plusieurs auteurs nous disent qu'à eux seuls, les "faits" ne nous conduisent pas loin, surtout isolés : ils doivent être regroupés ; ce regroupement, pour plusieurs d'entre eux, postule un minimum de "principes" (DE LUC) ou d'hypothèses. HOOKE et CUVIER, curieusement, sont seuls à prescrire de relier ses observations avec celles d'autrui (en fait, bien d'autres l'ont largement fait, par exemple le scrupuleux et laborieux GUETTARD, si oublié par l'ingrate génération de LAMARCK et CUVIER). Avec une prophétique lucidité, FONTENELLE enseigne la vigilance et la persévérance dans le recueil et l'utilisation des données immédiates : se méfier des conclusions hâtives. Au temps de FAUJAS DE SAINT-FOND, on ne dira pas mieux. -Lorsque Constant PREVOST se réjouit en 1821 qu'un "esprit d'exactitude" prévale désormais, il méconnaît manifestement les grands travaux descriptifs du siècle précédent ; mais il est certain qu'un DE LUC entre autres a gâché son précieux capital propre d'observations souvent de haute qualité en les entremêlant "d'hypothèses hasardées" (cf. la citation de 1798, qui s'applique cruellement à son propre cas).

Donc, en gros, l'ensemble de nos auteurs sont à peu près d'accord sur le rôle capital de l'observation, et donc sur la primauté de l'induction sur la déduction. Mais nul n'a été aussi loin et aussi précis que STENON dans l'affirmation que c'est dans l'objet lui-même qu'il faut avant tout rechercher les circonstances de sa genèse ou mise en place, toute théorie préalable étant mise de côté [Un remarquable exemple, isolé dans le temps et l'espace, de la fécondité de ce principe nous est donné par l'abbé DE SAUVAGE au milieu du XVIIIème siècle, par son étonnante étude de la géologie des environs d'Alès, d'une qualité scientifique toute moderne (Mém. Acad. Roy. Sc, 1746 (1750) et 1747 (1751).] . ELIE DE BEAUMONT (qui en 1845, on l'a vu, jette un regard impartial sur la grande éclosion qui est déjà alors derrière lui) a, en 1832, fort bien perçu à quel point STENON anticipait sur la science moderne. [Fragmens géologiques tirés de Sténon, de Kazwani"..., Ann. Sc. Nat., t.XXV, p.337-395 et t.XXVI, p.365-369 - Il importe de balayer définitivement la légende historiographique selon laquelle STENON aurait été méconnu, ou promptement oublié. Cette assertion procède de l'ignorance de la littérature.]

En ce qui concerne l'exploitation des observations, un mot très intéressant est celui de conjecture : Alex. BRONGNIART (1827) en fait : "un avis pour exciter des recherches" ; Constant PREVOST les oppose aux hypothèses (trop souvent "frivoles"), car elles sont "le lien et l'expression des faits connus" (1821). Pour tous deux, elles sont un instrument capital de la recherche, un signe de la science en marche (stade que FONTENELLE en 1716 n'espère que de l'avenir) : car la conjecture est avancée expressément pour être bientôt pour de bon confirmée (du moins on y compte bien), par soi-même ou par d'autres. Déjà en 1667, STENON dans son ...Canis carchariae..., ayant exposé les faits, propose et discute six "conjectures" "ayant quelque apparence de vérité", et conclut à la fin qu'il a démontré que son opinion est "vraisemblable" : modestie scientifique non feinte, conscience, bien plutôt, que la science authentique se reconnaît toujours comme étant un savoir provisoire. Son mérite est d'accepter justement d'être tôt ou tard dépassée, et de refuser de se prétendre une vérité définitive. - 1667 ; 1716 ; 1821 ; 1827 : quatre dates [il y en a d'autres, à commencer par les Nouvelles conjectures sur le globe de la terre d'Henri GAUTIER (1721), qui associe de remarquables idées inductives sur les processus externes (conjectures s.str.) et sur les cycles récurrents (érosion-sédimentation-lithogenèse-renouveau des reliefs) à des hypothèses plus qu'aventureuses sur l'intérieur du globe] où le recours à un mot bien précis pose les jalons, ou mieux, les piliers d'une passerelle, attestant la continuité d'une vision claire de ce qu'est la véritable science de la Terre, inductive par essence. On revient un peu plus loin sur les propos, datant de 1699, de FONTENELLE sur la conjecture. Notons aussi que le célèbre texte de DE SAUSSURE relatant la vision qu'il eut en 1778 du haut du Cramont comporte en sous-titre du paragraphe 919 ces mots : "Conjectures nées de ces observations" (t.II, 1786 in-4°).

La citation de PLAYFAIR (1802) (et l'ensemble du texte d'où elle est extraite) atteste à quel point la nouvelle géologie du début du XIXème siècle s'est construite (explicitement ou non) sur les principes légués par BACON : or il en avait déjà été de même pour la jeune science anglaise en général au temps où se fondait la Royal Society (1660) et où HOOKE écrivait ses Discourses. L'influent FONTENELLE (venant après le génial STENON) implante en France cet état d'esprit, contre le cartésianisme. Tout cela vient à l'appui de notre vision d'une grande continuité dans la méthode générale résolument basée sur l'induction.

On objectera que l'une des oeuvres les plus célèbres dans toute l'histoire de la Géologie -la Theory of the Earth de HUTTON - est délibérément présentée par lui-même comme fondée au départ sur un acte de foi finaliste, a priori : il faut qu'il y ait un mécanisme de rénovation des reliefs émergés terrestres : à charge à nous de le découvrir. Mais même s'il est maintenant bien établi que Hutton avait conçu les grandes lignes de sa théorie bien avant de pouvoir observer sur le terrain des structures (discordances sédimentaires et intrusives) jouant le rôle "d'instances cruciales" - nous ne devons pas être dupes de la "stratégie" qu'il a cru bon de mettre en oeuvre dans la rédaction de son livre. Nous savons tous que les auteurs scientifiques aiment volontiers - ayant découvert, par la réflexion sur leurs observations, d'importantes vérités nouvelles (donc fruits de l'induction) - les présenter au public sous une forme didactique assénée en bloc, d'apparence a priori, justifiée seulement ensuite. Les Illustrations... de PLAYFAIR, précisément, avaient pour objet de rétablir l'ordre des choses.

Ces considérations ne sauraient nous faire oublier l'essentiel : c'est l'émerveillement de la génération 1815-1835 devant la révélation des mondes nouveaux se déployant devant ses yeux, tellement plus importante que les querelles de théories. En 1820, Constant PREVOST, l'adversaire déclaré des révolutions catastrophiques de CUVIER, n'hésite pas à écrire ["Essai sur la constitution... du bassin... de Vienne...", Journal de Physique..., t.XCI, p.463 (nec 493) ; -Documents..., p.216] que la "résurrection" (par ce dernier) des Mammifères fossiles du gypse "doit faire à jamais époque" pour la Zoologie et la Géologie. - Les systèmes et hypothèses sont partis en fumée ; les découvertes demeurent pour toujours. Cuvier théoricien a erré ; là n'est pas son legs immortel.

Terminons ces propos sur l'observation en renvoyant à la seconde citation d'ELIE DE BEAUMONT en 1845. Durant les presque deux siècles couverts par notre petite enquête, on s'est donc efforcé d'observer la Nature minérale avec lucidité. A partir de 1775, les observateurs deviennent nombreux. Et pourtant ce n'est que quelque trente ou quarante ans plus tard que ces études du terrain deviennent vraiment fructueuses. Quelle en est la raison ? -Tout simplement parce que ce n'est qu'à ce moment-là qu'on sait ce qu'on doit observer. Jusque là (sauf pour de rares pionniers isolés), en quelque sorte on voyait sans voir. Il manquait un "cadre" de connaissances et de concepts pour guider le regard, orienter vers l'essentiel, donner un objectif précis à l'observation. Tous les grands problèmes ultérieurement résolus par la science géologique ne l'ont été que parce qu'on les a d'abord posés, à la suite d'une toute nouvelle prise de conscience, et de leur existence, et de leur importance.

4)- L'aveu d'ignorance : le doute préalable. - Comme le note GUETTARD (1774), avouer qu'on ignore "est toujours le dernier parti qu'on prend". Ceci d'abord à titre individuel. Mais aussi collectivement.

Peut-on suivre DE FERUSSAC (1814) quand il écrit : "aujourd'hui, on a appris à douter", alors que "naguère on expliquait tout" [nous soulignons] ? Il est certain que le fait même de la multiplication du nombre des géologues, en favorisant la confrontation et souvent le conflit direct des opinions, a obligé la nouvelle génération ici en jeu à faire preuve de plus de prudence dans l'affirmation des théories explicatives (sauf à assumer le risque qu'elles soient aussitôt discutées et souvent mises en doute). Mais de longue date, on a pratiqué le doute scientifique, au moins envers les systèmes et hypothèses des autres. Cette mise en question, nous l'avons vue dans notre collection de citations, pratiquée systématiquement notamment par FONTENELLE, agissant en tant que responsable de l'Académie Royale des Sciences.

En fait, FONTENELLE avait exposé clairement sa "politique" dans la Préface du tome pour l'année 1699. Il y écrit que : "Jusqu'à présent l'Académie des Sciences ne prend la Nature que par petites parcelles. Nul Système général, de peur de tomber dans l'inconvénient des Systèmes précipités dont l'impatience de l'esprit humain ne s'accomode que trop bien, & qui étant une fois établis, s'opposent aux vérités qui surviennent. Aujourd'huy on s'assure d'un fait, demain d'un autre qui n'y a nul rapport. On ne laisse pas de hasarder des conjectures sur les causes, mais ce sont des conjectures...". - (Chaque auteur particulier est garant de ce qu'il publie, mais l'Académie n'en) "approuve les raisonnemens qu'avec toutes les restrictions d'un sage Pyrrhonisme" (p.XIX).

A coup sûr, dans toute l'Europe, les Sociétés et Académies scientifiques remplissaient ce même double rôle de publier les travaux et d'en limiter l'extrapolation hasardeuse trop loin du sujet étudié. Très peu nombreux étaient au début ceux portant sur la (future) Géologie. Et ceux-là devaient s'insérer entre des mémoires très souvent de mathématiques ou de physique (s. str.) : sciences déjà avancées pour l'époque, donnant des leçons de rigueur aux sciences naturelles. Donc, au moins dans ce cadre des institutions scientifiques officielles, la pratique du doute raisonné a été la norme, longtemps avant le début du XIXème siècle.

5)- De BACON à DESMAREST. - Pour d'obscures raisons, Francis BACON n'est guère populaire dans la France actuelle. Il n'en était pas de même durant toute la période ici considérée. Son patronage intellectuel est invoqué explicitement par divers auteurs européens, parmi lesquels on peut citer LEIBNIZ, VALLISNIERI, BUFFON, ARDUINO, RASPE, WHITEHURST, DE LUC, PLAYFAIR, etc. Et ses fameux axiomes sur les strates sont clairement invoqués par BOULANGER et GIRAUD SOULAVIE.

Or, le remarquable texte de DESMAREST paru dans l'Encyclopédie de DIDEROT en 1757 n'est-il pas un reflet fort élaboré des principes posés par l'auteur du Novum organum ? Toute une étude est à faire sur ce sujet. Ce manifeste si élaboré est-il du seul jeune DESMAREST (32 ans) ? Ne serait-il pas plutôt le fruit d'entretiens et discussions au sein d'un groupe parisien d'encyclopédistes ou assimilés ? Dans l'article "Guettard", très critique, publié par lui, dans le tome I de l'Encyclopédie méthodique - Géographie physique (1794), il est fait état d'un texte correspondant que "de jeunes naturalistes" auraient fait paraître précisément en 1757. (Quel est ce texte, qui sont ses auteurs, cela reste à déterminer).

Ce qui nous paraît en tout cas évident, c'est que, au langage près, la méthodologie de la génération triomphante du jeune XIXème siècle ne fait que rejoindre celle, si parfaitement organisée, définie un demi-siècle plus tôt par DESMAREST. Lui-même l'a clairement mise en oeuvre dans la démonstration de l'origine volcanique du basalte, comme la chose est patente à qui veut bien lire avec soin son mémoire de 1771 à l'Académie Royale des Sciences. De cette étude méthodique, attentive à la fois à toutes les données du terrain, l'auteur a de plus tiré la substance (idées et preuves concrètes à l'appui) de son mémorable texte de 1779 sur les Epoques des volcans, l'une des chartes de l'uniformitarisme.

On voit à quel point est peu fondée la hargne méprisante d'un CUVIER (entre autres) à l'égard de tout ce qui a été fait dans les temps antérieurs ; il se pique d'histoire de la science, mais la sienne est la plus partiale et surtout la plus mal documentée qui soit. Comment ignorer à ce point tous les travaux descriptifs publiés au XVIIIème siècle, ne serait-ce que les si nombreux mémoires de GUETTARD ? Le grand anatomiste a sombré dans cette contestable historiographie de facilité où l'on privilégie les théories seules des auteurs passés en ignorant leur oeuvre pragmatique.

Conclusions

Un fossé sépare bien évidemment les études et spéculations sur la Terre du XVIIème siècle et encore du XVIIIème siècle, de la Géologie solidement constituée, mettons, de 1835, qui n'a plus qu'à continuer jusqu'à nous, progressivement accrue et enrichie sans cesse de savoirs et de concepts nouveaux. On pourra longuement débattre sur le statut de cette géologie balbutiante, même pas encore baptisée de son nom spécifique. Certains appelleront peut-être cela une "proto-science", et son examen rétrospectif une "pré-histoire".

Or, nous espérons que toutes les pages qui précèdent auront convaincu d'une chose le lecteur : c'est que, du XVIIème au XIXème siècles, rien n'a changé de façon significative dans l'idée que les auteurs (en tout cas les plus réfléchis d'entre eux), se penchant sur le règne minéral, se faisaient de ce que doit être l'essence de la véritable science, avec ses obligations permanentes vis-à-vis d'elle-même. Nulle évolution nette sur le plan de la méthode générale. Si donc c'est un certain état d'esprit qui définit ce qu'est "faire de la science", alors on doit logiquement en déduire que notre problème posé ci-dessus est tranché : dès le début, c'était bien, déjà, de la vraie science de la Terre. - Mais nous ne devrions pas être surpris. Parler de progrès dans les domaines de l'Art comme de la Philosophie n'a pas de sens. Et notre Méthodologie générale relevait de la Philosophie de la Science.

A nous donc, maintenant, de nous demander en quoi, alors, a consisté au juste le progrès, immense, et patent de cette science elle-même. Cette vaste question appellerait tout un débat, qui ne peut trouver place ici. Trop de facteurs sont intervenus, successivement et simultanément. Pour ne citer que l'un des plus évidents (mais a-t-il été cause ou effet ?), le simple accroissement numérique des personnes étudiant la Terre s'est accompagné de tout un faisceau complexe de corollaires (prompt échange critique des idées, circulation et enregistrement des données, spécialisation croissante, etc.). Comment, d'autre part, expliquer le surgissement concomitant de grands concepts organisateurs neufs (longues durées, succession des faunes, etc) ? Ces grandes mutations ne rendent que plus frappante la constance des affirmations méthodologiques au niveau le plus général. Cette dualité mérite d'être méditée par les épistémologues ; notamment, l'on a bien trop spéculé sur des "naissances miraculeuses", "révolutions en géologie", "pères fondateurs", et autres mythes rassurants pour la paresse de l'esprit. Il y a certes eu de décisifs bonds en avant, mais sans commencements absolus ni ruptures radicales avec le passé. Et tout cela nous autorise à extrapoler jusqu'à nos conduites actuelles.

Même si l'on n'accorde personnellement qu'un intérêt limité à l'Histoire de la Géologie en tant que telle, il me semble que des textes tels que ceux donnés ci-dessus conservent une réelle valeur actuelle, tant pour le chercheur que pour l'enseignant. Je dirai même que nombre d'entre eux sont tout-à-fait d'actualité, au vu de certaines dérives, médiatisées ou non. Il est temps de réaffirmer plus fortement les exigences de toute démarche qui se prévaut du titre de scientifique : ne serait-ce que le doute méthodique, pour commencer. Retrouvons et apprenons autour de nous à retrouver cet esprit de rigueur envers soi-même que prônait par exemple un DESMAREST : les mots ont vieilli, mais non certes la pensée. L'Histoire nous met en communion, si nous le voulons, avec des hommes aussi grands que nous par l'esprit, au-delà des savoirs changeants.