TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XXII (2010)

Michel Lévy (Auguste Michel- Lévy, 1844-1911),
brillant élève de l’École impériale des mines

Jacques Touret

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 9 juin 2010)

Résumé.
Pendant ses trois années d'études à l'École des mines de Paris (1864-1867), Auguste Michel-Lévy portait le même nom que son père (Michel Lévy). Élève particulièrement brillant, l'enseignement qu'il a reçu et surtout les relations amicales qu'il a développées avec ses professeurs ont eu une influence décisive sur le reste de sa carrière. À côté d'une inclination pour les levés de terrain et les calculs complexes en optique cristalline, qui lui assureront une renommée internationale, on décèle la marque des idées d'Élie de Beaumont, auxquelles il restera fidèle jusqu'à la fin d'une carrière particulièrement bien remplie.

Mots-clés : Auguste Michel-Lévy - ingénieurs des mines - Erzgebirge - réseau pentagonal - XIXe s

Abstract.
During the three years that he spent at the École des mines de Paris (1864-1867) Auguste Michel-Lévy had the same name than his father (Michel Lévy). He was an exceptionally gifted student, and the friendly relations that he developed with a number of his professors had a decisive influence of his career. Besides a rare combination of field work and most advanced analysis of cristalline optics analysis, for which he became rapidly internationally known, he was, and remained until the end of his life, deeply influenced by Élie de Beaumont's ideas.

Key words: Auguste Michel-Lévy - mining engineers - Erzgebirge - réseau pentagonal - 19th century.

 

Peu de chercheurs ont autant marqué l'avènement d'une nouvelle discipline, en l'occurrence l'étude des minéraux des roches au microscope polarisant, qu'Auguste Michel-Lévy (1844-1911). Pour la plupart des pétrographes, son nom est d'abord attaché à celui d'une abaque permettant d'évaluer la biréfringence d'un minéral à partir d'une mesure faite sur une section mince d'épaisseur connue. Une méthode aussi simple qu'efficace, qui n'a plus changé depuis qu'elle a été exposée (en planche non paginée) dans un ouvrage entièrement consacré à la détermination microscopique des minéraux des roches (1), le premier d'une longue lignée qui, sans modification essentielle, se poursuit encore aujourd'hui (2).

Les multiples facettes d'une activité multiforme (pétrographe, directeur du Service de la Carte géologique de la France, professeur à l'École des mines, puis au Collège de France) sont bien connues, notamment par les éloges que Louis de Launay et Alfred Lacroix ont prononcés devant les membres de l'Académie des sciences à la veille de la Première Guerre mondiale. Alfred Lacroix avait bien entendu écouté l'éloge de Louis de Launay le 9 décembre 1913, puisqu'il a été élu à l'Académie en 1904. Mais, en décembre 1914, il devient secrétaire perpétuel, fonctions qu'il occupera pendant près d'un demi-siècle. Pour montrer l'estime qu'il a envers celui avec lequel il a si étroitement collaboré pendant de nombreuses années, il rédige un second éloge, le premier, comme il le dit, qu'il assure dans ses nouvelles fonctions (de secrétaire perpétuel). Aucune référence n'est faite au texte de de Launay : les deux éloges ont été publiés, le premier dans les Annales des Mines (3), le second par les soins de l'Institut (4). Chacun est accompagné d'une bibliographie complète des travaux d'Auguste Michel-Lévy, sous forme chronologique pour la première, thématique pour la seconde. Elles sont fort utiles pour éviter les fréquentes confusions avec son fils Albert (également A. Michel-Lévy !), qui a au surplus, surtout au début de sa carrière, travaillé sous la direction et poursuivi les travaux de son père. Ces travaux sont si nombreux et si divers qu'il faudrait au minimum un livre (qui reste à écrire !) pour en rendre compte. Il ne m'est matériellement pas possible de m'engager actuellement dans un travail aussi considérable. J'ai donc entrepris de rédiger pour notre Comité quelques publications de taille plus modeste, qui apportent un certain nombre d'éléments nouveaux, pour l'essentiel à partir de documents originaux (manuscrits, appareils) conservés au musée ou au fonds historique de la bibliothèque de l'École des mines (5). Dans un article récent (7), j'ai donné quelques précisions sur l'apport d'Auguste Michel-Lévy à la pétrographie. J'aurai l'occasion d'y revenir dans un autre article, actuellement en préparation, sur les microscopes conçus et réalisés à l'École des mines. Le présent article traite des années d'études et des premières années d'activité d'Auguste Michel-Lévy à l'École des mines, entre 1864 et 1867, alors qu'il portait encore le même nom que son père.

Un élève brillantissime

À la fin de l'année scolaire 1864, le premier (major) du classement de sortie de l'École polytechnique décide de poursuivre sa formation à l'École des mines, devenant élève-ingénieur au Corps des mines. Les admissions à l'École des mines se font alors par un système défini trois ans plus tôt (1er août 1861), établissant un concours d'entrée à l'issue d'un cours préparatoire, dispensé pour l'essentiel par les professeurs de l'École. Pour des promotions d'une quinzaine d'élèves - chiffre qui n'a guère varié jusqu'à nos jours - " un certain nombre de places [environ la moitié] sont réservées, sans examen, par rang de classement de sortie, aux élèves de l'École polytechnique qui ont eu une moyenne de douze au moins " (6). Les autres places sont mises au concours parmi les élèves ayant suivi le cours préparatoire, puis (à partir de 1883), à tous ceux qui auront acquis les connaissances nécessaires. C'est alors que se multiplieront les classes préparatoires qui, avec l'augmentation de taille des promotions, vont progressivement aboutir au système actuel : toujours une quinzaine d'élèves-ingénieurs, fonctionnaires dès leur entrée à l'École et réservés presque exclusivement aux anciens élèves de l'École polytechnique (ou, à un degré beaucoup moindre, de l'École normale supérieure), et une bonne centaine d'ingénieurs civils, recrutés par un concours commun à plusieurs écoles d'ingénieurs après quelques années de classes préparatoires. Auguste Michel-Lévy est donc l'un des premiers à avoir établi la tradition du major de Polytechnique optant pour le Corps des mines.

 

Fig. 1. À gauche, Michel Lévy en uniforme de polytechnicien (Collection École polytechnique). À droite, la photo officielle d'Auguste Michel-Lévy à l'Institut, qui figure dans la notice d'Alfred Lacroix (Archives de l'Académie des sciences).

À cette époque, Auguste Michel-Lévy est un jeune homme de bonne taille (1,81 m), décrit dans le registre matricule de l'École polytechnique par un signalement qui ne le distingue guère de la plupart de ses collègues (" cheveux noirs, front ordinaire, nez moyen, yeux bruns, bouche moyenne, menton rond, visage ovale ") (Fig. 1). Son père, Michel Lévy (1809-1872), est un personnage important du Second Empire, médecin personnel de Napoléon III, médecin-général inspecteur des Armées et directeur jusqu'à sa mort de l'École de santé du Val de Grâce. Il refuse à la fin de sa vie le titre de baron d'Empire que voulait lui donner Napoléon III, mais accepte que sa descendance porte le nom de Michel-Lévy, ce qui permettra à son fils, à sa sortie de l'École des mines, de se différencier du père et d'adopter comme prénom usuel son second prénom, Auguste. À peine âgé de vingt ans, ce dernier a déjà fait preuve de brillantes qualités intellectuelles, aussi doué pour les humanités, pour lesquelles il a remporté divers prix au Concours général, que pour les sciences, ce qui lui a permis de rentrer à Polytechnique. Il n'a eu aucune difficulté pour intégrer celle-ci, où il a été admis une année à peine après le baccalauréat. Le prototype du bon élève, en somme, qui ne va pas décevoir ses professeurs.

Depuis le 2 décembre 1852, Napoléon III est empereur des Français, et l'École des mines est devenue impériale, après avoir été royale sous Louis XVI, puis École d'application et/ou pratique pendant la Convention, le Consulat et l'Empire. Son installation dans les somptueux locaux de l'Hôtel de Vendôme, l'omniprésence de ses " grands hommes ", en premier lieu Léonce Élie de Beaumont et Frédéric Le Play, le rôle essentiel qu'elle a joué dans l'organisation de la première Exposition universelle de 1855 - et qu'elle s'apprête à rejouer dans celle de 1867 -, en font un établissement phare à l'échelle mondiale. À l'École des mines, Auguste Michel-Lévy retrouve tout naturellement ses réflexes de bon élève. Les notes sont calculées suivant un barème d'une grande complexité, les résultats de chaque année étant partiellement reportés dans ceux des années suivantes (Fig. 2). Il fallait au moins être polytechnicien pour imaginer un tel système, qui permet à Auguste Michel-Lévy d'arriver en tête dans tous les classements intermédiaires, avec des totaux qui figurent parmi les plus élevés de tous ceux conservés dans les archives de l'École. Quatre cours théoriques occupent l'essentiel des deux premières années, dont deux se poursuivent pendant les deux ans : Exploitation des mines et construction, dont le professeur en titre est Pierre-Jules Callon (1815-1875), assisté de celui qui marquera pour longtemps cette discipline à l'École, Julien-Napoléon Haton de la Goupillière (1833-1927), et Métallurgie et Docimasie, qui correspond pour l'essentiel à la difficile pratique de l'analyse par voie sèche (6). À cette époque, les professeurs en sont Emmanuel Louis Gruner (1809-1883), Suisse d'origine et venant d'arriver à Paris après avoir longtemps enseigné à l'École des mines de Saint-Étienne, et Louis-Edouard Rivot (1820-1869), qui avait succédé à un nom prestigieux, prématurément disparu, Jacques-Joseph Ebelmen (1814-1852). Auguste obtient de bonnes notes, mais pas excellentes (environ 16/20 de moyenne, quand même) pour ces cours. Toutefois, pour la docimasie, qui réclamait une grande dextérité manuelle, il est quelque peu en deçà de ses résultats habituels : 13 en théorie et 10 pour la pratique, soit juste la moyenne.


Fig. 2. Relevé des notes de Michel Lévy à l'École impériale des mines, 1864-1867
(Fonds historique de l'École des mines, numérisation : R. Mahl).

Mais, si les cours précédents sont essentiels pour la formation des futurs ingénieurs des mines, à l'École, les disciplines phares n'en sont pas moins la minéralogie, en première année, et la géologie/paléontologie, en seconde. Non seulement elles ont assuré le renom international de l'École des mines depuis son retour à Paris après l'exil dans les Alpes, mais leurs professeurs sont sans conteste les " grands hommes " de l'École. Pour la minéralogie, le professeur en titre jusqu'en 1847 avait été Ours-Pierre-Armand Petit-Dufrénoy, plus connu sous le simple nom de Dufrénoy (1792-1857), le comparse d'Élie de Beaumont lors de la grande aventure de la Carte géologique de la France. Il sera ensuite jusqu'à sa mort l'inamovible directeur et le grand artisan de l'épanouissement de l'École au sein de l'Hôtel de Vendôme. En 1847, il a laissé l'enseignement de la minéralogie à Henri Hureau de Sénarmont (1808-1862), qui, tout en étant le premier titulaire de la chaire de physique à Polytechnique, poursuit le travail qu'il avait initié pour mettre au point un microscope polarisant, en liaison étroite avec l'astronome de la cour de Florence, Giovanni Battista Amici (1783-1863). La disparition prématurée de Sénarmont, deux années avant qu'Auguste Michel-Lévy ne suive les cours de l'École des mines, signe un arrêt brutal de recherches qui ne reprendront qu'après la guerre de 1870, juste à temps pour qu'Auguste Michel-Lévy puisse en tirer le plus grand profit. À partir de la rentrée 1863, les cours de minéralogie sont donnés par Gabriel-Auguste Daubrée (1814-1896), qui, après une étude remarquée sur les ressources minières du Luxembourg (il était alors professeur de géologie et de minéralogie à l'université de Strasbourg), venait d'être nommé professeur au Muséum. Auguste Michel-Lévy a donc été l'un des premiers élèves à avoir suivi les cours de minéralogie de Daubrée à l'École des mines, obtenant les meilleures notes jamais données par un professeur (19,5/20) qui, à cette époque, était connu pour sa sévérité. Daubrée assurera cet enseignement pendant dix ans : nommé directeur de l'École en 1872, tout en restant titulaire de la chaire de minéralogie au Muséum, il fait appel, pour enseigner la minéralogie, à un autre professeur de Saint-Étienne, François-Ernest Mallard (1833-1894), dont la collaboration avec Auguste Michel- Lévy sera particulièrement fructueuse (7). On sait que le nouveau directeur a gardé des liens d'amitié avec son ancien élève, alors attaché à la direction du Service de la Carte géologique, puisque c'est au cours d'une réception en son domicile, donnée en l'honneur du nouveau professeur de minéralogie, qu'il présentera Auguste Michel-Lévy à Ferdinand Fouqué (1828- 1904), alors collaborateur de Charles Sainte-Claire Deville (1814-1877) suppléant à répétition (23 ans !) d'Élie de Beaumont au Collège de France (3). En dépit de la différence d'âge (Ferdinand Fouqué était son aîné de plus de quinze ans), les affinités sont immédiates, et cette rencontre initiera un travail commun (9) qui ne cessera plus.

L'autre discipline clé à l'École des mines était la géologie et paléontologie, avec comme professeur en titre Léonce Élie de Beaumont (1798-1874), dont le " réseau pentagonal " était, en 1864, sévèrement discuté à l'extérieur de l'École des mines, mais qui réprimait avec sévérité toute velléité d'indépendance à l'intérieur de " son " École (8). Il avait été nommé professeur en 1835, l'année même où Dufrénoy prenait en charge la minéralogie, mais, depuis plus de quinze ans, il ne donnait qu'une leçon inaugurale sur le refroidissement de la Terre, laissant tout le reste du cours au fidèle Alexandre-Émile Béguyer de Chancourtois (1820-1886), devenu son suppléant officiel en 1856 (9). Sorte de directeur des études avant la lettre, Béguyer de Chancourtois était un peu l'homme à tout faire de l'École, supervisant tous les travaux graphiques, en particulier le dessin, et résolvant au jour le jour tous les problèmes matériels que pouvaient rencontrer des élèves qui, bien qu'en principe employés par le Corps des mines, se plaignaient sans cesse des retards mis pour leur verser leurs modestes émoluments. C'est donc Béguyer de Chancourtois (ou tout au moins son service) qui a collationné les notes obtenues par Auguste Michel-Lévy, qui était inscrit à l'École sous le nom de son père, Michel Lévy. Il lui attribue en fin de seconde année une note certes un peu inférieure à celle de la minéralogie, mais encore très bonne : 17,9/20. C'est aussi lui qui, très probablement, a distribué les 100 points réservés chaque année pour une bonne conduite (" Assiduité et Application "), soit 89 points pour la première année, 87 pour chacune des deux années suivantes. En résumé, Michel Lévy est à la fin de sa seconde année d'études le prototype du bon élève, toujours premier de sa promotion, prêt pour une troisième année qui constitue le bouquet final d'une scolarité bien remplie.

Le voyage de troisième année à l'École des mines

La nomination de Dufrénoy en tant que directeur en 1856 avait coïncidé avec une refonte drastique du Conseil de l'École, devenu Conseil central des Écoles des mines pour coordonner les activités de l'École de Paris avec celles de l'école de Saint-Étienne, qui avait été créée en 1816 lors du retour de l'École de Peisey-Nancroix à Paris (6). Les deux Écoles reprenaient une vision napoléonienne qui, tout en instaurant la primauté de l'École polytechnique, avait rétrogradé le statut de l'ancienne École royale des mines, la transformant en École pratique implantée au plus près des gisements. On avait alors établi une séparation nette entre gisements de houille et métalliques, avec une École pratique à Geislautern (Sarre), l'École du Mont-Blanc à Peisey- Moutiers pour les seconds. Bien que disposant de locaux autrement plus agréables que les installations sommaires de l'École des Alpes, l'école de Geislautern n'a jamais été officiellement ouverte, mais sera remplacée en pratique par l'École des mineurs de Saint-Étienne (devenue l'actuelle École des mines de cette ville).

À l'École de Paris, enfant chéri du Second Empire - il n'est que de voir les aménagements somptuaires de l'Hôtel de Vendôme, terminés pour la première Exposition universelle de 1855 - on a toujours considéré que les élèves ingénieurs, futures élites de la nation, devaient avoir une vision que l'on qualifierait aujourd'hui de stratégique des choses. Après tout, Élie de Beaumont s'était persuadé avoir pu résumer notre monde en un Globe parcouru par un réseau de fractures. La façon de préparer les élèves ingénieurs à ce grand destin était de les envoyer au cours de leur troisième année dans des pays lointains, afin de les familiariser avec toutes les techniques de découverte et d'exploitation minières. Les modalités de ce grand voyage, qui durait souvent plus de six mois, étaient très strictes : un but et une surveillance constante par deux professeurs, à qui les élèves (ils partaient en général par deux) devaient envoyer régulièrement, en principe chaque semaine, un bref compte rendu de leur mission. Ils devaient aussi prélever et rapporter des échantillons, ce qui était un bon moyen d'augmenter les collections de l'École. Cette tâche avait une incidence directe sur le montant des émoluments qui leur étaient alloués, mais qui restaient toujours insuffisants pour couvrir leurs dépenses, à en croire leurs amères récriminations. À l'issue de leur voyage, ils devaient rédiger un rapport manuscrit, évalué par leurs professeurs en une sorte de concours de fin d'études. Les meilleurs recevaient un prix, en général un instrument de mine ou une certaine somme d'argent ou, pour les meilleurs, le droit de publier un bref compte-rendu dans les Annales des Mines. Les rares qui obtenaient la distinction suprême du " Hors-Concours ", avaient la garantie à peu près assurée de pouvoir faire carrière au sein ou à proximité immédiate de l'École. En outre ils pouvaient, après l'obtention de leur diplôme, retourner sur ce qu'on appellerait aujourd'hui leur terrain de stage, pour compléter leurs observations et en tirer une publication à caractère plus officiel, toujours publiée dans les Annales des Mines. C'est exactement ce qui s'était passé pour Béguyer de Chancourtois : il avait fait comme voyage d'étude un grand périple en Asie mineure, en particulier dans la région du lac de Van, et en avait tiré quelques articles qui l'avaient fait connaître bien au-delà des murs de l'École des mines. Les journaux de voyage, soigneusement calligraphiés, sont consignés dans d'épais volumes reliés plein cuir, conservés au fonds historique de la bibliothèque de l'École des mines. Bon nombre de leurs auteurs sont devenus célèbres, d'autres sont complètement oubliés, mais tous ces journaux contiennent une foule d'informations inédites, jamais étudiées de façon tant soit peu exhaustive.

Si le voyage d'étude reste la grande affaire de la troisième année, il y a aussi quelques cours, dont l'intitulé peut aujourd'hui surprendre : un cours de Constructions industrielles et de Chemins de fer, donné par l'ingénieur Charles-Henri-François Couche (1815-1879) (extrait du Livre du Centenaire de l'École polytechnique, 1897, Gauthier-Villars et fils, tome III) :

" L'enseignement et les publications de Couche ont eu leur valeur relevée par un style incisif et original qui lui ont valu, au cours de sa carrière, plus d'ennemis que d'amis "), un cours de drainage (en fait Agriculture, drainage et irrigation), inauguré en 1864 par Achille Delesse (1817-1881) et un cours de Législation et Économie industrielle par Victor Emmanuel-Frédéric Lamé-Fleury (1823-1903). Lamé-Fleury était surtout un spécialiste du droit des chemins de fer, donc son enseignement complète un peu celui de Couche, à un moment où la construction des lignes de chemin de fer transcontinentales était la grande aventure industrielle du siècle. La vision économique, singulièrement en avance pour son époque, porte l'empreinte de Pierre-Guillaume-Frédéric Le Play (1806-1882), à côté d'Élie de Beaumont l'autre grand homme de l'École des mines, mais qui venait de prendre ses distances avec l'École pour se consacrer entièrement à la préparation de l'Exposition universelle de 1867. Le cours de drainage, qui avait été introduit en 1856, en complément du cours de Législation industrielle, semble plutôt avoir été l'occasion d'introduire dans le corps professoral un disciple favori d'Élie de Beaumont, Achille Delesse (1817-1881) qui, à l'occasion de ses fonctions d'inspecteur des carrières, avait compris l'importance des cartes hydrogéologiques.

Deux amis en Europe centrale

Pour son voyage de troisième année, Auguste Michel-Lévy s'est adjoint la compagnie d'un camarade de la promotion suivant la sienne (1866-1868), dont il a été le parrain, Jules-Émile Choulette (1841-1871). Un peu plus âgé (trois ans), ce dernier a donc pris un peu plus de retard dans ses études. Mais c'est également un excellent élève, terminant en tête de sa troisième année (pour une promotion qui, cette année là, ne comptait que trois élèves), avec un total de points légèrement supérieur à celui de Michel-Lévy (1580 contre 1575). Les professeurs en charge du voyage, Béguyer de Chancourtois et Delesse, demandent aux deux élèves d'aller étudier deux sites célèbres d'Europe centrale : les filons métallifères de Przibram, dans les monts Métallifères de Bohême, et le gisement de houille de Klodno (ou Kladno), à une cinquantaine de kilomètres à l'ouest de Prague. Siège de l'École des mines de l'Empire autrichien, Przibram était fréquemment choisi comme but de voyage, considéré comme le meilleur endroit pour se familiariser avec les gisements filoniens. Un autre élève ingénieur, Jacques de Morgan (1857-1924), y sera par exemple envoyé en 1881 (Fig. 3), n'y passant qu'une semaine et s'inspirant largement, dans son rapport, des travaux de ses prédécesseurs, ou pillant sans vergogne Joachim Barrande (11).


Fig. 3. La ville de Przibram, en 1881 (croquis par Jacques de Morgan, dans son Journal de voyage, 1881).

Michel Lévy et Choulette sont beaucoup plus sérieux que le dilettante Jacques de Morgan, qui abandonnera bientôt la géologie minière pour une brillante carrière d'archéologue. Leur Journal de voyage, daté du 24 janvier 1867 (Journal des élèves, Réf. Fonds historique ENSMP n 3761) comporte 52 pages soigneusement calligraphiées, d'une écriture penchée très caractéristique : c'est bien Auguste Michel-Lévy qui a écrit lui même le journal.

Pour la description des filons de Przibram, qui occupe à peu près la moitié du journal, on a une analyse détaillée des différentes paragenèses rencontrées dans les filons, beaucoup de détails sur les différents minéraux, mais aussi des remarques qui montrent que les deux élèves ingénieurs s'intéressaient également aux conditions de genèse. Par exemple, après l'identification de deux phases de fracturation distinctes: " Ces deux périodes de cassure ont été les plus considérables dans leurs effets. La cause qui les a produites a dû être violente et doit sans doute être rapportée à des mouvements généraux du fond de la cuvette de granite qui constitue le bassin même. On conçoit d'ailleurs l'injection n°1 comme celle des écumes du granite, et l'injection n° 2 comme provenant des vapeurs fluorées, sulfhydriques, aqueuses et autres de cette même roche ". Ce qui a dû beaucoup plaire à Delesse, qui avait quelques années plus tôt publié une première livraison des Études sur le métamorphisme des roches, concernant le métamorphisme qu'il appelait " spécial " (de contact) (11). En 1869, il étend son objet au " métamorphisme général ", accordant une large place aux remplissages des filons et au rôle des " émanations ". Certes, le travail des élèves n'est pas mentionné. Delesse a été le correcteur (il a inscrit " vu " sur la première page) ; mais on trouve des noms de gisements (Schneeberg, Erzgebirge), des descriptions minéralogiques, des considérations sur les mécanismes de formation des différentes paragenèses, qui démontrent une parfaite concordance de vues entre le professeur et ses élèves.

Alors que, pour l'étude des filons métallifères, Auguste Michel-Lévy raisonne d'abord en géologue, pour la partie concernant la mine de houille de Klodno, qui fait la seconde moitié du journal, il est véritablement ingénieur des mines. On y trouve une description détaillée des conditions d'exploitation, avec des croquis très réalistes des galeries et de leur soutènement, ainsi que des plans détaillés du gisement.

Retour en Europe centrale

Les états de service d'Auguste Michel-Lévy (qui, à cette époque, s'appelle toujours Michel Lévy) ne pouvaient manquer de le faire rentrer dans les instances officielles dès sa sortie de l'École. Lorsqu'il obtient son diplôme d'ingénieur des mines en 1867, il est immédiatement nommé secrétaire du Conseil général des mines, dont Élie de Beaumont était l'influent vice-président, en fait le véritable directeur. Il est tout d'abord chargé de la surveillance des carrières de la Seine, puis du contrôle des appareils à vapeur. Missions classiques du Conseil des mines dont, fidèle à ses habitudes, il s'acquittera avec zèle et constance (12). Mais, classés hors-concours pour leur Journal de voyage, les deux comparses peuvent retourner en Bohême en 1869, pour étendre le champ de leurs observations. Une première note de près de 100 pages paraît la même année dans les Annales des Mines, avec les mêmes noms et ordre que sur le Journal de Voyage (Michel Lévy et Choulette) (13). Les cinquante premières pages correspondent pour l'essentiel à la description du champ filonien de Przibram, reprenant à la lettre (parfois mot à mot) le texte du Journal de voyage. Mais, à partir de la page 177, on voit intervenir le " Tableau des systèmes de montagne rapportés à Przibram ", quelques pages qui replacent le champ filonien de Przibram dans le cadre du réseau pentagonal d'Élie de Beaumont. Cette tendance se confirme lorsqu'il est question de Mies, située à une cinquantaine de kilomètres sur le méridien de Przibram, qui ne figure pas dans le Journal de voyage, mais qui permet aux auteurs de mieux faire coïncider les directions générales des filons avec quelques grands systèmes du réseau pentagonal (notamment les systèmes de la Côte d'Or et de Tenare, qui avaient été utilisés par Élie de Beaumont pour " étalonner " son système) (8).

La seconde note (14), exactement 200 pages en deux parties à peu près égales, est véritablement l'application directe du système d'Élie de Beaumont aux régions clés de la Saxe et de la Bohême. Les titres des chapitres de la première partie sont explicites : " 1 : Aperçu général des phénomènes de soulèvement dont ces contrées ont été le théâtre, 3 : Comparaison des faits observés avec le Tableau des systèmes de montagne, 4 : Filons métallifères au point de vue de leur direction et de l'âge relatif des fentes qu'ils remplissent, etc. ". La seconde partie est l'application du réseau pentagonal à l'ensemble des monts Métallifères, à grand renfort de cartes structurales détaillées des champs filoniens. On y trouve également les roses directionnelles représentant les directions des systèmes de montagne qu'Élie de Beaumont insérait dans toutes ses cartes géologiques (Fig. 4).


Fig. 4. Champ filonien des mines de Schneeberg. Correspondance entre les directions de filons (haut) et celles des systèmes de montagne d'Élie de Beaumont (M. Lévy & J. Choulette, 1870).

À un moment où le système d'Élie de Beaumont était de plus en plus discuté (en dehors de l'École des mines !), Auguste Michel-Lévy et son filleul Choulette apparaissent comme les derniers, mais aussi parmi les plus ardents défenseurs de la pensée du maître. Pour Choulette, ces publications seront ses dernières. La guerre franco-prussienne intervient brutalement et les deux amis sont mobilisés au bataillon des mineurs auxiliaires du génie, commandé par André- Eugène Jacquot (1817-1903) et spécialement chargé de la garde des carrières et des travaux de sape sous les fortifications parisiennes. Auguste Michel-Lévy est aussi officier d'ordonnance du général Séré de Rivières, concepteur des fortifications de la ville de Paris pendant le Second Empire et, après la guerre, de la ligne de fortifications qui, par Toul et Verdun, défend la nouvelle frontière vers l'est. Tout se passe sans trop d'encombres pour Auguste Michel-Lévy, qui sera, après la guerre, l'adjoint d'André-Eugène Jacquot à la direction du Service de la Carte géologique de France, avant d'en devenir lui-même le directeur et de le rester jusqu'à la fin de sa carrière. À côté de ses travaux en microscopie pétrographique, qui lui assureront une notoriété internationale, il restera toujours fidèle à certaines conceptions d'Élie de Beaumont. À la fin de sa vie, devenu professeur au Collège de France, il se fera l'apôtre (avec deux prestigieux collègues, Albert de Lapparent et Marcel Bertrand) d'un mystérieux " réseau tétraédrique ", ultime tentative pour réhabiliter les conceptions géométriques globales du maître (16). Il est intéressant de noter que cette référence, la dernière qu'il ait écrite en tant que seul auteur, a été omise dans la bibliographie relevée par Alfred Lacroix (4), comme si celui-ci avait estimé qu'il valait mieux l'oublier ! Seules les deux notes issues du Journal de voyage sont publiées sous le nom par lequel Auguste Michel-Lévy était connu à l'École des mines (Michel Lévy). Dès la publication suivante, publiée trois ans plus tard (17), il est devenu et restera Auguste Michel-Lévy. Ces deux notes sont aussi les seules auxquelles ait participé son malheureux filleul qui fut tué par un éclat d'obus devant Belfort le 9 février 1871, quelques jours après un armistice général sur tout le reste du front.

Conclusion

On saisit clairement l'importance que les années d'études d'Auguste Michel-Lévy ont eu pour la suite de sa carrière. Non seulement le solide bagage mathématique hérité de Polytechnique sera largement mis à profit pour jongler avec les équations et intégrales elliptiques lors de la détermination des propriétés optiques et cristallographiques des minéraux en plaque mince, mais les trois années passées à l'École des mines seront elles aussi décisives. C'est à l'École des mines qu'il a trouvé sa voie, combinant les travaux de terrain lors du levé des cartes géologiques et les études théoriques les plus complexes en microscopie pétrographique. Cette dualité étonnante, dont il n'existe que peu d'exemples dans la littérature géologique, reflète certes l'enseignement qu'il a reçu, mais aussi les liens d'amitié qu'il avait créés avec certains de ses professeurs qui, ayant reconnu en lui un sujet d'élite, l'encourageront tout au long de sa carrière. Cette empreinte sera indélébile : alors que plus grand monde n'y croyait, Auguste Michel-Lévy et, après lui, le petit groupe de métallogénistes de l'École des mines (Edmond Fuchs et Louis de Launay notamment) seront les derniers défenseurs d'Élie de Beaumont, s'enferrant dans les erreurs du réseau pentagonal, mais imprimant, par l'importance accordée aux " émanations " filoniennes, un mode de pensée caractéristique de l'École française jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Références

(1) MICHEL-LÉVY, A. & LACROIX, A. (1888). Les minéraux des roches. 1° (A. MICHEL-LÉVY) Application des méthodes minéralogiques et chimiques à leur étude microscopique ; 2° (A. MICHEL-LÉVY & A. LACROIX) Données physiques et optiques. Librairie polytechnique Baudry et Cie, Paris, 334 p. (et une planche en couleurs).

(2) DEMANGE, M. (2009). Les minéraux des roches, Caractères optiques, Composition chimique, Gisement. Presses Mines-ParisTech, 194 p. + 1 CD.

(3) LAUNAY, L. DE (1914). Biographie d'Auguste Michel-Lévy, notice lue à l'Académie des sciences le 8 décembre 1913, publiée dans les Annales des Mines, (11), 5, p. 198-218 (avec la bibliographie d'Auguste Michel-Lévy, identique à celle qui se trouve dans la notice d'Alfred Lacroix).

(4) LACROIX, A. (1914). Notice historique sur Auguste Michel-Lévy, lue dans la séance publique annuelle du 21 décembre 1914. Institut de France, Gauthier-Villars & Cie, Paris, 40 p.

(5) AGUILLON, M. (1889). L'Ecole des Mines de Paris, notice historique (rédigée à l'occasion de l'Exposition universelle de 1889), publiée dans les Annales des Mines, mai-juin 1889, et par Vve Ch. Dunod, Editeur à Paris, 254 p. Supplément de 34 p. publié en 1900 par l'Imprimerie nationale (Extrait des programmes des cours).

(6) TOURET, J. (2006). De la pétrographie à la pétrologie. Travaux du Comité français d'Histoire de la Géologie (COFRHIGEO), (3), XX, n° 8, p. 167-184.

(7) TOURET, J. (2007). Élie de Beaumont (1786-1874), des systèmes de montagnes au réseau pentagonal. Travaux du Comité français d'Histoire de la Géologie (COFRHIGEO), (3), XXI, n° 4, p. 127-155.

(8) FOUQUÉ, F. & MICHEL-LÉVY, A. (1879). Minéralogie micrographique : roches éruptives françaises. Mémoires pour servir à l'Explication de la Carte géologique détaillée de la France, Imp. A. Quantin, Paris, 2 tomes avec planches,

(9) TOURET, J. (2006). Dans l'ombre de ses maîtres : Alexandre-Eugène Béguyer de Chancourtois (1820-1886). Travaux du Comité français d'Histoire de la Géologie (COFRHIGEO), (3), XX, n° 4, p. 61-73

(10) TOURET, L. (2009). Jacques de Morgan, élève externe de l'École des Mines. In DJINDJIAN, F., LORRE, C. & TOURET, L. (Eds) : Jacques de Morgan (1857-1924), pionnier de l'aventure archéologique (Caucase, Egypte et Perse). Cahiers du Musée d'Archéologie nationale, n° 1, 192 p. (cf. p. 47-60)

(11) DELESSE, A. (1857). Etudes sur le métamorphisme des roches, Annales des Mines, (5), 12, p. 705-772 (Métamorphisme spécial (Contact). Étendu en 1869 dans les Mémoires de l'Académie des Sciences, XVII, Impr. F. Sacy, T. XVII, 95 p. (Métamorphisme général).

(12) MICHEL-LÉVY, A. (1886). Rapport sur l'explosion d'une chaudière à vapeur dans la brasserie phocéenne à Marseille. Annales des Ponts et Chaussées, (6), 1886, p. 504-513.

(13) LÉVY, M. & CHOULETTE, J. (1869). Mémoire sur les filons de Przibram et de Mies. Annales des Mines, (6), 15, p. 129-202.

(14) LÉVY, M. & CHOULETTE, J. (1870). Mémoire sur les principaux champs de filons de Saxe et de la Bohême. Annales des Mines, (6), 18, Première partie, p. 117-226, 2e partie, p. 227-316.

(15) MICHEL-LÉVY, A. (1910). Le réseau tétraédrique. Archives du Collège de France, p. 31 (Cité dans la bibliographie adjointe à la Notice de L. de Launay).

(16) MICHEL-LÉVY, A. (1873). Note sur les roches porphyriques du terrain anthracifère. Bulletin de la Société géologique de France, (3) II, p. 24.