TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XVII (2003)
Philippe PINCHEMEL
Souvenirs d'un géographe chez les géologues

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 11 juin 2003)

Résumé.
L’auteur, Philippe Pinchemel, géographe universitaire et géomorphologue au début de sa carrière, évoque la diversité de ses rencontres, initiations et formations avec les géologues de Paris, de Besançon, de Lille, d’Angleterre et ses participations aux Congrès internationaux de géologie. Il dresse le bilan de ce demi-siècle de fréquentations et en tire les leçons.

Mots-clés : souvenirs - géographie - géologie - XXe siècle.

Abstract.
The author, an academic geographer, who was a geomorphologist during the first years of his career, evokes the diversity of his meetings, initiations and learnings with geologists from Paris, Besançon, Lille and the United Kingdom, and also his recollections of international geological Congresses. To conclude, he draws up some lessons from this half century of geological contacts.

Key-words : memories - geography - geology - XXth century.

 

Ma « vie géologique » a débuté dans les années 1940, alors que la géographie faisait, sans doute possible, partie de la famille des sciences naturelles. La géographie physique y occupait donc une place prépondérante et, en son sein, prédominait ce qui n’était pas encore la géomorphologie mais plus simplement le « relief du sol », titre du second volume du Traité de Géographie physique d'Emmanuel de Martonne. Ce dernier était alors incontestablement le « grand patron » de l’institut de géographie. Albert Demangeon, mort en juillet 1940 ne faisait plus contrepoids avec une géographie humaine forte.

 

André Cholley (1886-1968) enseignait une géographie régionale fortement teintée de géographie physique. Parce que De Martonne avait une réputation de sévérité et d’ « inabordabilité » et parce que Cholley était un pédagogue remarquable. C’est avec lui que je préparais le Diplôme d’études supérieures qui faisait suite à la licence, alors unique, d’histoire et géographie. André Cholley conseillait à ses étudiants de préparer parallèlement le certificat de géologie ; je suivis donc les cours dans le vénérable amphithéâtre pentu de la Sorbonne du côté de la galerie Gerson et, en particulier, ceux de Charles Jacob (1878-1962) ; c’était un étonnant professeur, séduisant par ses connaissances et son éloquence, mais fort imbu de sa personne et de ce qu’il estimait être une brillante carrière ! Il traitait chaque année une ère géologique différente et je tombais sur le Primaire ! Les travaux pratiques étaient assurés par Gabriel Lucas (1907-1991) et je me plongeais dans les collections d’échantillons pétrographiques et les fossiles ! Mais je ne me suis pas présenté à l’examen !

 

Je suivais également avec grand intérêt les cours de Paul Fallot (1889-1960) au Collège de France ; il parlait avec passion des virgations de l’Asie centrale.

 

L’année de diplôme d’études supérieures (l’actuelle maîtrise) m’introduisit dans deux autres laboratoires de géologie : le laboratoire de géologie du Muséum d’histoire naturelle, rue Buffon ; deux géologues y « régnaient » : René Abrard (1892-1973) et Raymond Furon (1898-1986). Dans un cadre très fin dix-neuvième siècle, suranné mais très agréable, j’y rencontrais un accueil cordial avec une bibliothèque très riche et des archives de sondages effectués dans tout le Bassin parisien, fort utiles pour mon premier et modeste travail de recherche !

 

Le second laboratoire était celui de géographie physique de la faculté des sciences, dirigé par Léon Lutaud (1883-1964), qui avait à ses côtés Jacques Bourcart (1891-1965).

 

Entre les géographes de la rue Saint-Jacques et ceux de la faculté des sciences les relations étaient inexistantes ; on pouvait même parler de franche rivalité ou de cordiale hostilité qui opposait des « scientifiques » à des « littéraires ». J’étais sans doute un des rares « littéraires » à traverser régulièrement la rue Saint-Jacques ; j’y fus accueilli avec sympathie et des relations de confiance se nouèrent avec, de temps à autre, quelques piques sur mon enracinement au 191 de la rue Saint-Jacques ! Dans un petit bureau du laboratoire se trouvait Vladimir Frolow (1890-1973) et sa collaboratrice ; j’ai passé de longues heures auprès d’eux, m’initiant à l’hydrogéologie et discutant de mes vallées sèches picardes !

 

Il n’était d’ailleurs pas nécessaire de quitter le 191 de la rue Saint-Jacques pour rencontrer des géologues. Conformément à la volonté pluri-disciplinaire de ses fondateurs, les étages supérieurs de l’institut de géographie abritaient les laboratoires de géologie appliquée et de physique du globe. Il suffisait d’y monter pour nouer de passionnants contacts interdisciplinaires ; mais bien peu d’étudiants des étages  inférieurs le faisaient ; la fracture entre littéraires et scientifiques passait dans le bâtiment lui même et surtout dans les traditions et les mentalités !

 

Les relations ainsi établies furent précieuses lorsque, après l’agrégation de géographie, vint le moment du choix d’un sujet de thèse. André Cholley m’orientait vers la Manche du point de vue morphologique (et nécessairement géologique). André Bourcart me montra les difficultés du terrain, soulignant la rareté des sondages disponibles. André Cholley découpait alors le Bassin parisien entre ses élèves : l’est à Jean Tricart, le sud à Jacques Gras et Bernard Bomer ; je lui proposais de prendre le nord-ouest, en gros « ma » Picardie, mais je suggérais d’y adjoindre les régions analogues, et donc comparables, du sud-est du bassin de Londres ; je regroupais ainsi de part et d’autre de la Manche les plaines de craie et les « boutonnières »adjacentes (Plus tard lors d’excursions sur ces terrains de thèse les étudiants chanteront : Pinchemel avait trois boutonnières, deux en France, une en Angleterre !).

 

A partir de 1946, mes fréquentations géologiques s’enrichirent dans deux directions :

 

- Outre-Manche, je fréquentais la Geological Society of London et sa riche bibliothèque et rencontrais les deux géomorphologues qui avaient travaillé sur le sud-est de l’Angleterre : S. W. Wooldridge (1900 -1963) et D. L. Linton (1906-1971). Le dix-huitième Congrès géologique international de Londres (1948) fut l’occasion de nombreux contacts avec la communauté des géologues britanniques, en particulier durant une grande excursion dans toutes les îles Britanniques ; l’excursion était dirigée par S. W. Wooldridge et A. A. Miller.

 

- Assistant à l’université de Lille de 1946 à 1948, en plein travail de thèse je devins membre de la vénérable Société géologique du Nord. Dans le vieil immeuble de la rue Gosselet, voisin de la faculté des lettres, je mis à profit les richesses de sa bibliothèque et surtout rencontrais une remarquable « équipe » de géologues : Gérard Waterlot, Antoine Bonte, la famille Dollé … et surtout le doyen Pierre Pruvost (1890-1967) qui devint pour moi un véritable « patron ». Il me reçut toujours avec amitié dans son vaste bureau décanal. En 1952, il accepta de faire partie de mon jury de thèse en Sorbonne.

 

Au cours de mes recherches sur le terrain j’eus souvent l’occasion de rencontrer Abel Briquet (1974- ?), une figure trop oubliée et pourtant incarnation de cette rencontre de la géographie et de la géologie. Un des « inventeurs » de la morphologie littorale avec sa thèse sur le littoral picard, il avait également travaillé sur les surfaces d’érosion en Picardie. Après une carrière bien remplie comme chef de travaux à la faculté des sciences de Strasbourg, il vivait plus que modestement dans une maison de retraite près de Doullens, entouré de ses livres et tirés à part ; je lui dois beaucoup.

 

Ces années de travail de thèse furent nécessairement des années d’apprentissage de techniques. C’était l’époque « Cailleux ». Géologues et géomorpho­logues mesuraient les dimensions des galets et analysaient la morphoscopie des grains de sable ! Ces mesures m’aidaient à identifier les traces d’une éventuelle transgression pliocène.

 

Par ailleurs, S. W. Wooldridge avait attiré mon attention sur l’importance des minéraux lourds dans l’identification de la provenance des sédiments ; il avait fait analyser des échantillons de sables recueillis en Picardie. En France, je me familiarisais avec ces techniques d’analyse au microscope polarisant, sous la direction bienveillante de Solange Duplaix, au laboratoire Lutaud, y consacrant bien des heures. Je compris que je risquais de devenir le géographe spécialisé dans les minéraux lourds et qui traiterait les échantillons envoyés par les collègues ; cette perspective me parut trop restrictive car je découvrais de plus en plus la séduction du regard géographique.

 

Mes rencontres avec la géographie et la géologie anglo-saxonne, à travers lectures et discussions, avait attiré mon attention sur un domaine peu fréquenté, celui que j’ai appelé par la suite l’hydromorphologie : étude de l’organisation, de l’équipement hydrographique à travers les densités de vallées, les types de réseaux, les formes des bassins hydrographiques… Je fis une première communication sur ce thème en 1950 ; les données géologiques y tiennent évidemment une place essentielle.

 

Ma thèse fut soutenue en 1952 et publiée en 1954. Un bref intermède me vit maître de conférences à Besançon. Ce fut l’occasion de rencontrer le doyen Louis Glangeaud (1903-1986), universitaire brillant, séduisant mais au commerce difficile ! A sa question : quelle géographie faites-vous ? à la Cholley ? à la Tricart ? Je ne pouvais que lui répondre : à la Pinchemel !

 

L’été 1952 fut mémorable ; je pris part au dix-neuvième Congrès géologique international d’Alger ; nous participâmes, ma femme et moi, à l’excursion croisière à bord du « Champollion » du 26 août au 6 septembre. Sous la direction de Marcel Roubault (1905-1974), assisté d’une pléiade de géologues, le navire vogua de Tunis à Oran, naviguant de nuit et faisant des escales comportant de multiples excursions qui pénétraient à l’intérieur du pays. Le livret-guide de 129 pages témoigne de la richesse de ces excursions. A bord et sur terre la présence de l’historien Philippe Marçais et du géographe Jean Despois apportait les indispensables compléments.

 

Les études du Quaternaire se sont fort développées à ce moment et ont renforcé les relations entre géographes et géologues. André Cailleux a été de ceux qui ont fait beaucoup pour lier nos deux disciplines. L’Association internationale pour l’Etude du Quaternaire (INQUA) a réuni géologues et géographes lors de ses congrès nationaux ou internationaux ; je pense en particulier au congrès de 1953 à Rome et Pise, qui comportait une grande excursion dans les Abruzzes, les Pouilles et sur la côte de Salerne.

 

A la fin de 1953 je revins à Lille comme professeur de géographie physique ; j’y remplaçais Pierre Birot. Ce fut l’occasion de reprendre contact avec la géologie lilloise et avec une jeune génération de géologues. Mais si j’enseignais toujours la géographie physique, les environnements urbain, industriel, la conjoncture régionale, les opportunités, les sollicitations mais aussi l’évolution de mes propres curiosités ont progressivement relâché mes liens avec la géologie.

 

C’est avec ma nomination à la Sorbonne dans la chaire de géographie humaine que j’allais paradoxalement retrouver la géologie et les géologues.

 

En 1967, avec un historien de la Sorbonne le professeur Michel Mollat du Jourdin, nous créâmes un enseignement spécialisé et un centre de recherches d’histoire de la géographie et de géographie historique ; il est devenu le centre de géohistoire situé actuellement rue du Four après avoir été localisé rue Malher. La même année, je devins président d’une nouvelle commission de l’Union géographique internationale intitulée : Histoire de la pensée géographique.

 

Mais je n’eus de cesse que cette commission « géographique » fût reconnue et intégrée dans l’Union internationale d’Histoire et de Philosophie des Sciences ; ce fut acquis à Moscou en 1971, grâce à l’action conjointe de René Taton et de V. V. Tikhomirov. La Commission peut ainsi participer aux congrès internationaux d’histoire des sciences.

 

En 1970, je fus nommé membre correspondant de l’INHIGEO : International Committee on the History of Geological Sciences dont le président était le professeur V. V. Tikhomirov. André Cailleux fut très actif dans cette nomination ! Lui-même et quelques autres géologues français étaient également membres correspondants.

 

Au plan national je retrouvais les géologues et les historiens des sciences dans le cadre de la commission d’histoire des sciences et des techniques du Comité des Travaux historiques et scientifiques, créée en 1973. Jean Orcel, René Taton, Yves Laissus, Guy Beaujouan en étaient membres.

 

En juin 1976, François Ellenberger me fit le grand honneur de m’associer à la fondation du Comité français d’Histoire de la Géologie.

 

Enfin, je ne saurais oublier le lien le plus permanent entretenu avec le monde des géologues, celui de mon appartenance à la Société géologique de France ; or j’ai pu, avant de vous parler, consulter les fichiers de la Société ! J’en ai été membre de 1945 à 1981 et mes deux parrains furent André Cholley et Jean Tricart.

 

Par delà cette relation entre un géographe et des géologues, il me paraît surtout intéressant de réfléchir aux influences reçues, aux leçons tirées.

 

La première leçon, devenue une conviction, est celle de l’ancrage de la géographie dans le champ des « sciences dures », et non pas dans celui des « sciences molles » comme le disait Fernand Braudel. C’est le thème d’un débat permanent et qui n’est pas proche de sa résolution ! La géographie, la démarche géographique ne peuvent être que scientifiques au sens le plus fort.

 

La deuxième leçon est la reconnaissance de l’importance du biotope et, dans le biotope, la prépondérance du substrat géologique ; nous vivons dans des milieux calcaires, granitiques, argileux, sableux, alluviaux … et, dans ces milieux, les formes du relief, la topographie sont déterminées par les roches ; cela semble ressortir d’une évidence mais il faut constamment le rappeler ! Il y a toujours le risque d’une dérive « structurale » oublieuse des vastes étendues de terrains uniformes, homogènes (« mes » plaines de craie ont renforcé cette conviction !).

 

A côté de la carte topographique, la carte géologique qui révèle souvent l’invisible ou le difficilement visible, sous les sols et la végétation, souligne l’importance de ce que j’appelle le « regard vertical » ; seule la vision aérienne ou ses substituts que sont la carte, la photographie aérienne et l’image satellite, montre les « ensembles », les articulations, les relations, les organisations.

 

La géographie demeure pour moi une science des lieux et des milieux ; or les milieux géographiques sont d’abord des milieux géologiques ; c’est pourquoi les relations entre géographie et géologie ne peuvent être que très proches.

 

Dans leur histoire même, nos deux disciplines n’ont-elles pas d’ailleurs traversé des périodes pareillement difficiles, critiques ? Cette solidarité me paraît illustrée, mieux que de longs discours, par les communes destinées, à Grenoble, des deux instituts de géographie et de géologie qui se dressaient (trop fièrement ?) sur les pentes du mont Rabot. En rejoignant les campus universitaires, ils ont perdu et leur individualité et leur identité !

 

Voir aussi : Le prix Vautrin-Lud décerné à Philippe Pinchemel en 2004