TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XXVII (2013)

Nadia PIZANIAS

Géologie et religion au XIXe siècle en Europe occidentale :
la question du Déluge

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO)
TROISIÈME SÉRIE, t. XXVII, 2013, n° 5 (séance du 12 juin 2013)

Résumé.
Au XIXe siècle, les rapports entre géologie et religion en Europe se caractérisent par une certaine complexité mais ils ne sont pas pour autant nécessairement conflictuels. En effet, quand on étudie les différents débats sur le Déluge biblique, on constate que les échanges entre les deux mondes sont permanents. On peut observer les tentatives de conciliation entre science et religion à travers trois thèmes majeurs qui agitent les discussions scientifiques de l'époque : le catastrophisme, le diluvium géologique et l'Homme antédiluvien. Cependant, il apparaît que l'idée d'une conciliation entre géologie et christianisme suscite des oppositions parmi les cercles religieux, aussi bien que parmi les cercles scientifiques. Certains adversaires de la conciliation pensent que la Bible est supérieure à la science. D'autres préfèrent séparer cette dernière de la religion.

Mots-clés : géologie - religion - Déluge - catastrophisme - diluvium - Homme antédiluvien -Europe - XIXe siècle.

Abstract.
During the 19th century, the connections between geology and religion in Europe can be defined as a sort of complexity but without being necessarily full of clashes. Indeed, when we study the different discussions about the biblical Flood, we note that the exchanges between these two fields are constant. We can observe the attempts of conciliation between science and religion through three important themes which stimulate the scientific debates of the time: catastrophism, geological diluvium and antediluvian Man. However, it seems that the idea of conciliation between geology and Christianity arouses oppositions among religious circles and also scientific circles. Some opponents of the conciliation think that the Bible is superior to science. Others prefer to separate the science from the religion.

Key words: geology - religion - Flood - catastrophism - diluvium - antediluvian Man - Europe -19th century.

 

Introduction

La publication en 1859 de l'Origine des Espèces par Charles Darwin (1809-1882) et les débats qui s'ensuivirent ont propagé l'image d'une religion chrétienne obscurantiste en lutte contre la science en mouvement. La réalité des rapports entre science et christianisme au XIXe siècle en Europe occidentale est plus complexe : elle ne peut se résumer uniquement par le conflit. En effet, les échanges entre le monde scientifique et le monde religieux sont permanents. Ces échanges ont conduit de part et d'autre à des tentatives de conciliation entre science et christianisme.

Au début du XIXe siècle, la nouvelle science qu'est la géologie apparaît comme susceptible de permettre la conciliation entre deux domaines perçus comme antagonistes au XVIIIe siècle, car elle conforterait le récit mosaïque du Déluge selon certains. L'éventualité que la géologie puisse prouver que le Déluge biblique a bel et bien existé, a suscité des débats dont nous pouvons retracer l'évolution grâce aux nombreux articles et ouvrages publiés en Europe occidentale au cours du XIXe siècle.

Les tentatives de conciliation entre géologie et religion ont donné naissance à des débats autour de trois grands thèmes que nous étudierons. Cependant, nous verrons aussi quels ont été les adversaires de ces tentatives.

I. Les débats sur la question du déluge : trois thèmes majeurs se dégagent

Les débats sur la question du Déluge en Europe occidentale au XIXe siècle s'articulent autour de trois thèmes majeurs : le catastrophisme de Georges Cuvier (1769-1832), le diluvium géologique et l'Homme antédiluvien.

1. Le catastrophisme de Georges Cuvier : une théorie qui réconcilie la géologie et le christianisme ?

Dans son livre, Discours sur les révolutions de la surface du globe, publié initialement comme Discours préliminaire aux Recherches sur les ossemens fossiles en 1812, Georges Cuvier tente d'expliquer les raisons de l'extinction des espèces. Selon lui, celle-ci a été causée par d'importants bouleversements qui ont touché la surface de la Terre. Parmi ces bouleversements figure le Déluge relaté dans la Bible. Comme le célèbre naturaliste identifie le Déluge à l'une de ces grandes catastrophes qu'il dépeint, beaucoup parmi ses contemporains en Europe ont perçu son Discours préliminaire comme un livre qui met d'accord la géologie avec le christianisme.

Cependant, chez les historiens des sciences, le caractère apologétique du Discours fait débat. En effet, une certaine tradition historiographique, représentée par John Viénot, Pierre Pellegrin ou encore Goulven Laurent, présente Cuvier comme un homme plus ou moins croyant et dont les convictions religieuses se reflètent dans certains passages du Discours. Cette tradition fut remise en cause par Dorinda Outram en 1984 avec la publication d'une biographie de ce savant, dans laquelle elle conclut que celui-ci est déiste en se basant sur le témoignage de ses proches. Ses conclusions ont été reprises par d'autres historiens des sciences comme Steven Jay Gould, Martin J. S. Rudwick, Éric Buffetaut ou encore Claude Babin.

Pour notre part, nous ne partageons pas ses conclusions. En effet, Dorinda Outram s'appuie sur le témoignage de Marks Wilks (1783-1855), ami très proche de Clémentine Cuvier, la fille du savant. Ce pasteur anglais affirme qu'il n'arrive pas à cerner les sentiments religieux de Georges Cuvier et que la fille de celui-ci prie pour sa « conversion ». Ce terme de « conversion » renvoie au mouvement protestant du Réveil qui touche l'ensemble de l'Europe et fait son apparition en France dans les années 1820. Il ne s'agit pas d'une doctrine théologique. Ce mouvement a pour but, notamment, de renouveler la piété de l'individu. Ce dernier doit ressentir en lui-même un bouleversement qui correspond à une nouvelle naissance appelée « conversion ». Par conséquent, Clémentine Cuvier regrette simplement que son père ne prenne pas une part active au mouvement du Réveil. Mais d'après nous, cela n'implique pas que Georges Cuvier soit déiste : sans être partisan du Réveil, il peut très bien se sentir attaché à la tradition protestante. Il s'ensuit que le témoignage de Marks Wilks ne permet pas de corroborer la thèse du déisme.

Par ailleurs, certains éléments tendent plutôt à montrer un attachement de Cuvier au christianisme. Effectivement, les éditions ultérieures à 1812 du Discours consacrent plus de pages au Déluge biblique et aux déluges tirés des récits cosmogoniques d'autres peuples. Or, faire place à cette thématique n'est pas anodin, compte tenu du contexte religieux et philosophique du début du XIXe siècle en Europe. C'est une démarche empruntée aux orientalistes, lesquels sont dans l'ensemble attachés au christianisme.

L'exemple le plus significatif est l'intérêt de Cuvier pour les zodiaques. En 1799, lors de la campagne d'Égypte, des soldats découvrent à Dendérah deux zodiaques, puis quelques temps plus tard une découverte analogue est réalisée à Esneh. Une controverse éclate au sujet de l'âge de ces zodiaques. Beaucoup de savants estiment que ces derniers sont extrêmement anciens : ils seraient vieux de 14 000 ans. Cette datation invalide la chronologie biblique et, de ce fait, suscite la polémique. Celle-ci se calme avec la fin de l'Empire mais reprend à la Restauration quand l'antiquaire Sébastien Louis Saulnier (1790-1835) fait venir à Paris le zodiaque de Dendérah. Cuvier s'intéresse de près à cette affaire. Il faut dire qu'il fait partie de la commission chargée d'évaluer l'intérêt de ce monument. Il relate le détail de cette affaire en 1821, dans la deuxième édition de son Discours. Il y défend l'hypothèse d'une datation récente des zodiaques alors qu'à cette époque l'idée opposée est la plus couramment admise. Il y revient en 1825 dans la troisième édition. À ce moment les doutes ont été levés par Champollion (1790-1832). Effectivement, ce dernier démontre en 1822, grâce au déchiffrement des hiéroglyphes, que les zodiaques datent de l'époque de la conquête romaine de l'Égypte. Au total, cette affaire occupe trois pages dans l'édition de 1812, dix-neuf dans celle de 1821 et quarante dans celle de 1825.

Par ailleurs, en analysant l'édition de 1825, il apparaît que Georges Cuvier défend la chronologie biblique. Il met d'abord en lumière que les peuples ont une histoire récente et que les textes des Hébreux étant les plus anciens, il n'existe pas de peuple plus ancien qu'eux.

Ensuite, il affirme qu'aucun monument astronomique, en particulier les zodiaques égyptiens, ne prouve l'établissement ancien des peuples. Autrement dit, il n'y a pas de civilisation antérieure à la date donnée par la Bible de la naissance de l'humanité.

Au vu de tous ces éléments, nous pensons que le Discours est un texte dont l'auteur défend la religion chrétienne. De plus, il faut préciser que Cuvier ne se tient pas à l'écart de la communauté protestante. Ainsi, il devient membre de la société biblique protestante de Paris dès sa fondation en 1818. Il en est même vice-président jusqu'à sa mort. Même s'il est peu présent aux assemblées générales, il reste un membre actif de cette société. Par exemple, il aurait dû présider l'assemblée générale de 1833. Il avait l'intention d'y parler de l'accord entre la science et la religion.

2. Le diluvium géologique

La théorie du diluvium géologique constitue le deuxième thème majeur qui alimente les débats sur le Déluge en Europe au cours du XIXe siècle. Le terme diluvium, employé pour la première fois en 1823 par le révérend William Buckland (1784-1856) dans son livre Reliquio diluviano, désigne une couche géologique se trouvant à la limite des terrains tertiaires et de ceux de l'époque moderne. Cette couche contient des dépôts composés de graviers et de limon. En s'inspirant de la théorie catastrophiste de son ami Georges Cuvier, le savant anglais assure que le diluvium est le produit de la dernière grande catastrophe qu'a connu le Globe terrestre. Celle-ci correspond au Déluge biblique et c'est en référence à celui-ci que le mot latin diluvium - lequel se traduit par « déluge » - est choisi pour qualifier cette couche géologique. Par conséquent, Buckland fait partie de ceux qui défendent la possibilité d'un accord entre géologie et christianisme.

La théorie développée par le naturaliste britannique se diffuse rapidement parmi les milieux scientifiques de son pays. Il reçoit le soutien de savants reconnus : Adam Sedgwick (1782-1873), Thomas Henry De la Beche (1769-1855) et William Conybeare (1787-1857).

Jusqu'à la fin des années 1820, le débat semble tourner à l'avantage de Buckland et de ses partisans. Mais au début des années 1830, la tendance s'inverse, en particulier avec les travaux du géologue Charles Lyell (1797-1875). Ce dernier essaie de prouver que les dépôts diluviens ont été formés par l'action de forces qui agissent encore de nos jours.

Les nouveaux travaux sur la formation diluvienne poussent les partisans de William Buckland à dissocier le diluvium du Déluge biblique. Le premier à adopter cette thèse est Adam Sedgwick en 1831 à l'occasion d'un discours prononcé à la Geological Society of London. William Buckland est lui-même obligé de le reconnaître en 1836 dans son livre Geology and Mineralogy considered with reference to Natural Theology. Ainsi, sa théorie du diluvium géologique perd son sens. Cela a pour conséquence en Grande-Bretagne l'abandon progressif de l'usage du terme diluvium (autour des années 1840).

La raréfaction du vocabulaire diluvien en Grande-Bretagne à partir des années 1840 s'explique non seulement par la dissociation du Déluge biblique du diluvium, mais aussi par la diffusion de la théorie de l'extension des glaciers. Cette théorie est défendue par le naturaliste suisse Louis Agassiz (1807-1873). Ce dernier soutient la thèse selon laquelle la Terre a connu une période où les températures ont fortement baissé, puis ont remonté, ce qui a provoqué l'extension suivie du retrait des glaciers. L'accroissement des glaciers s'est produit sur une grande surface et a entraîné dans son sillage les blocs qualifiés d'erratiques.

Louis Agassiz développe sa théorie en Suisse mais la diffuse également en Grande-Bretagne auprès de ses amis géologues comme William Buckland et Charles Lyell, qu'il parvient à convaincre. La thèse qu'il soutient attire un certain nombre de savants britanniques mais n'est acceptée définitivement que dans les années 1860.

Avec l'introduction de la théorie de l'extension des glaciers dans la géologie britannique, l'époque diluvienne est remplacée par la période glaciaire, le diluvium par le dépôt glaciaire ou drift.

L'emploi du terme diluvium se diffuse également hors de Grande-Bretagne, plus ou moins rapidement en fonction des pays considérés. Par exemple, en France et en Allemagne il est utilisé dès la fin des années 1820. En Italie, par contre, son usage est plus tardif : il apparaît dans les travaux des géologues à partir des années 1840.

L'usage de ce terme perdure au-delà des années 1830 sur le continent européen malgré la diffusion de la théorie de l'extension des glaciers. L'exemple de la France permet d'illustrer ce constat. En effet, les dépôts diluviens font l'objet d'études détaillées jusqu'à la fin des années 1870. Ceux-ci sont identifiés, décrits, comparés d'une région à l'autre, comme l'attestent les communications faites au sein de l'Académie des sciences et de la Société géologique de France.

3. L'Homme antédiluvien

Le troisième thème majeur qui nourrit les débats sur le Déluge en Europe est la défense de l'existence d'un homme antédiluvien par Jacques Boucher de Perthes (1788-1866). Ce dernier est un savant amateur, président de la Société d'Émulation d'Abbeville de 1830 à 1865 et directeur des douanes de cette même ville depuis 1825. À la fin des années 1830, il entreprend des fouilles aux environs d'Abbeville afin d'étudier les outils dits « celtiques ». Il conclut dans un mémoire qu'il envoie à l'Académie des sciences en 1846 que ces outils sont contemporains des espèces disparues, autrement dit que l'homme vivait en même temps que ces dernières et donc, était antédiluvien. Une commission, composée de membres de l'Académie des sciences et de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, est chargée d'évaluer le mémoire de Boucher de Perthes. Mais elle refuse finalement de rendre un rapport en 1849 en raison de l'hostilité de certains savants, tel l'éminent géologue Léonce Élie de Beaumont (1798-1874). Ce dernier partage les idées de Cuvier qui soutenait qu'il est impossible de retrouver des vestiges humains contemporains des espèces éteintes.

Cette opposition constitue un obstacle majeur pour Boucher de Perthes compte tenu de la domination exercée par Élie de Beaumont sur la science géologique. Sa renommée tire son origine de ses travaux sur les montagnes et la carte géologique de la France. De plus, il occupe des postes importants au sein des institutions scientifiques françaises : en 1832, il succède à Cuvier au Collège de France, en 1835, il devient titulaire de la chaire de géologie à l'École des mines et en 1853, il est élu secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences. Malgré le refus de la commission de rendre un rapport, Boucher de Perthes décide de publier son travail en 1849.

Parallèlement, en Angleterre, des fouilles sont organisées dans la grotte de Brixham, notamment sous la direction d'Hugh Falconer (1808-1865). Elles permettent de mettre au jour des silex taillés associés à des ossements d'animaux disparus. Hugh Falconer, qui connaît les travaux de Boucher de Perthes, décide de se rendre dans la Somme pour comparer. Il conclut à l'exactitude des observations du directeur des douanes d'Abbeville et fait part de cette opinion à ses collègues. Ces derniers font le déplacement dans la Somme et parviennent aux mêmes conclusions qu'Hugh Falconer. Ainsi, de nombreux savants finissent par partager ce point de vue, comme Charles Lyell. L'immense prestige de ce dernier contribue à convaincre d'autres savants anglais mais aussi des savants renommés en France, tel Albert Gaudry (1827-1908). En 1859, ce dernier donne une communication à l'Académie des sciences sur l'Antiquité de l'homme dans laquelle il défend la contemporanéité de l'homme avec les espèces disparues. Cet événement est considéré comme la reconnaissance officielle de Boucher de Perthes par cette institution.

Une autre de ses découvertes contribue à cette reconnaissance : il s'agit de la découverte en 1863 d'un fragment de mâchoire humaine et de dents isolées dans le terrain diluvien contenant des silex taillés et des fossiles d'espèces perdues dans la carrière de Moulin-Quignon. Boucher de Perthes prévient Hugh Falconer et Armand de Quatrefages (1810-1892), professeur d'anthropologie au Muséum national d'histoire naturelle, lesquels se rendent sur place. Tous les deux semblent être d'accord quant à l'authenticité de cette mâchoire. Pourtant, le savant britannique, une fois de retour dans son pays, la met en doute dans une lettre publiée dans le Times, alors qu'au même moment son collègue français fait un compte-rendu de la découverte à l'Académie des sciences et conclut à l'authenticité de la mâchoire. Armand de Quatrefages maintient ses conclusions à l'Académie des sciences en dépit de la lettre d'Hugh Falconer et une grande partie de ses collègues français se range derrière lui. Cette controverse entre les savants anglais et français autour de la mâchoire de Moulin-Quignon a pour conséquence d'affermir la position de Boucher de Perthes et de favoriser l'idée selon laquelle il est possible de découvrir des traces de l'homme antédiluvien.

Le discours scientifique tenu autour des découvertes de Boucher de Perthes au sein des institutions savantes nationales les plus importantes telles que l'Académie des sciences et la Société géologique de France ne remet pas en cause la tradition biblique, notamment sur l'âge qu'il faut donner à l'humanité. Par ailleurs, certains savants s'expriment en faveur du Déluge.

L'exemple le plus frappant est le mémoire d'Albert Gaudry, lu à la fois à l'Académie des sciences et à la Société géologique de France. En effet, il conclut que « Nos pères ont été contemporains du Rhinoceros tichorhinus, de l'Hippopotamus major, de l'Elephas primigenius, du Cervus Semonensis, d'une grande espèce de Bos détruite aujourd'hui, etc. » et que le terrain nommé diluvium « a sans doute été le résultat du grand cataclysme resté dans les traditions du genre humain ». Ainsi, il apparaît qu'Albert Gaudry tente non seulement de confirmer l'hypothèse de Boucher de Perthes, selon laquelle l'homme a été le contemporain d'espèces perdues, mais aussi de réhabiliter la tradition chrétienne en assimilant le diluvium des géologues au Déluge mosaïque et en assignant les origines de l'homme à une date récente dans l'échelle des temps géologiques.

II. La démarche concordiste remise en question

L'idée de la conciliation entre géologie et religion est loin de faire l'unanimité au XIXe siècle : un discours opposé se développe. Celui-ci émane aussi bien de membres du clergé catholique ou protestant, de laïcs, de savants ou de théologiens.

Parmi ceux qui défendent l'incompatibilité entre géologie et religion, deux tendances émergent : ceux qui pensent que la géologie doit être subordonnée à la Bible et ceux qui estiment que la théologie doit se développer indépendamment de la géologie.

1. Une géologie qui doit être subordonnée au texte biblique

Certains écrits parus au XIXe siècle témoignent d'une défiance à l'égard de la science géologique, au point de rejeter toute tentative visant à démontrer un accord entre cette science et le christianisme. La vérité émane uniquement de la Bible, livre dont ils font une interprétation littérale. Beaucoup de ces textes ont été publiés en Grande-Bretagne. Ils sont le fruit d'un groupe conservateur désigné par l'expression « scriptural geologists », étudié par Milton Milhauser. Ce groupe s'attaque dans les premières décennies du XIXe siècle à Jean-André Deluc (1727-1817), Georges Cuvier et William Buckland.

Prenons ainsi l'exemple du savant John Kidd (1775/7-1851), qui publie en 1815 Geological Essay on the imperfect evidence in support of a theory of the Earth. Il s'en prend aux théories développées par Deluc et Cuvier. À ce dernier, il reproche le fait de supposer que les dépôts de graviers sont le fruit du Déluge biblique. Ces couches devraient contenir, outre des fossiles d'animaux disparus, des restes humains. Or, ce n'est pas le cas. Par ailleurs, John Kidd admet un lien entre la géologie et la Genèse car toutes les deux s'occupent de l'histoire de la Terre, mais il juge que les essais de conciliation entre les deux sont des échecs. Il considère que les erreurs des géologues proviennent de leur tentative de vouloir donner des explications naturelles aux événements rapportés par Moïse, alors que l'étendue de leurs connaissances reste limitée pour pouvoir répondre à toutes leurs interrogations. Le Déluge n'a pas vocation à être expliqué de façon rationnelle car c'est un miracle.

Parmi les écrivains qualifiés de « scriptural geologists » figure également Granville Penn (1761-1844), considéré comme un des principaux chefs de file de ce groupe pendant les années 1820. Dans un de ses ouvrages, A comparative estimate of the mineral and mosaical geologies, publié en 1822, puis en 1825, il met en avant l'échec des tentatives des géologues pour accorder la géologie et la Bible. Par exemple, il reproche à Deluc de ne pas reconnaître l'universalité du Déluge et ainsi d'avoir donné une interprétation du texte sacré qui l'arrangeait. Il combat également les thèses exposées par William Buckland en 1823 dans les Reliquio diluviano. En effet, il lui reproche l'emploi du mot diluvium pour qualifier la couche composée de graviers et de limon. Pour lui, ce terme doit être uniquement réservé au phénomène diluvien, lequel est à l'origine de la formation de ce dépôt afin d'éviter la confusion entre la cause et la conséquence.

En France, comme en Grande-Bretagne, un discours rejetant les essais de conciliation entre géologie et religion à travers la question du Déluge se développe principalement dans la première moitié du XIXe siècle. Dans les milieux catholiques, ce type de discours se retrouve parmi les conservateurs comme Joseph de Maistre (1753-1821) et Victor de Bonald (1780-1871). Pour eux, il n'existe qu'une seule vérité, celle de la Bible, et la science lui est contraire.

Joseph de Maistre, connu pour ses positions contre-révolutionnaires, présente la science de façon totalement négative. Il met en garde contre la « théophobie », philosophie typique du XVIIIe siècle encore à l'oeuvre au début du siècle suivant selon lui. Cette philosophie consiste à supprimer toute référence à Dieu. Le sujet du Déluge constitue pour lui un exemple édifiant. En effet, les philosophes ont tenté, dans un premier temps, de démontrer l'impossibilité de son existence d'un point de vue scientifique. Dans un second temps, ils ont eu une démarche opposée car ils l'ont intégré dans leurs systèmes. C'est la preuve, selon Joseph de Maistre, de l'inconstance des systèmes cosmogoniques. Les débats sur le Déluge illustrent parfaitement la théophobie :

« Ce mot déluge ayant de plus quelque chose de théologique qui déplaît, on l'a supprimé, et l'on dit catastrophe : ainsi, ils acceptent le déluge, dont ils avoient besoin pour leurs vaines théories, et ils en ôtent Dieu qui les fatigue. Voilà, je pense, un assez beau symptôme de la théophobie. »

Joseph de Maistre critique la démarche consistant à trouver un accord entre la science et la Bible, car il ne s'agit finalement que d'ajuster le texte révélé en fonction des théories du moment.

Quant à Victor de Bonald, il emprunte un chemin différent de celui de Joseph de Maistre pour remettre en cause la géologie. En effet, dans son livre Moïse et les géologues modernes, paru en 1835, il n'énonce pas simplement des idées d'ordre général, mais il présente aussi une analyse détaillée des thèses qu'il combat et développe sa propre conception de la géologie, la « vraie » géologie.

Les savants qui admettent l'existence du Déluge, se fourvoient quand il s'agit d'expliquer cet événement. Victor de Bonald prend le cas de Georges Cuvier. Il reproche à ce dernier de penser « que les forces qui agissent maintenant sur la terre ne sont pas les mêmes qu'autrefois ». Pour lui, les lois de la nature sont invariables car elles viennent de Dieu et qu'à l'origine son oeuvre ne peut être imparfaite. Victor de Bonald pense que la Terre a été submergée par l'intermédiaire d'une pluie générale et continue sur l'ensemble de sa surface. Cette pluie provient des eaux supérieures, c'est-à-dire placées par Dieu dans les régions célestes.

Victor de Bonald reproche également à Cuvier d'avoir soutenu qu'une race humaine a échappé à la catastrophe alors que, d'après la Bible, aucun homme n'échappe au châtiment hormis Noé et sa famille.

Enfin, il remet en question les fondements même de la théorie catastrophiste de Cuvier. En effet, il qualifie les catastrophes dépeintes par ce dernier de « révolutions imaginaires » et souligne qu'admettre leur réalité implique l'idée d'extinctions successives d'espèces et pose de ce fait le problème de l'apparition de nouvelles espèces, plus précisément celui des créations multiples. Pour lui, les révolutions sont postérieures à l'apparition de l'homme. En s'appuyant sur la Bible, il conclut à l'existence de deux révolutions générales : une au moment de la chute d'Adam, la seconde à l'époque de Noé.

La réflexion que mène Victor de Bonald dans son livre sur les rapports entre géologie et religion le pousse à conclure que la religion n'a pas besoin de recourir à la science pour être vraie du fait de sa longue existence. En revanche, celle-ci doit s'appuyer sur la religion pour éviter de tomber dans l'erreur.

2. Dissocier géologie et religion

Parmi ceux qui défendent l'idée d'une séparation entre géologie et religion, figurent les protestants libéraux radicaux français. Ces derniers sont représentés notamment par le pasteur Timothée Colani (1824-1888). Ce dernier publie en 1852 dans la Revue de Théologie et de Philosophie chrétienne - revue qu'il a fondée - un article dans lequel il attaque la « méthode apologétique », c'est-à-dire le fait de montrer que la science ne contredit pas la Bible. Cette méthode présente l'inconvénient, d'une part, de donner un caractère dogmatique au christianisme et, d'autre part, d'introduire le doute dans l'esprit des croyants en adaptant systématiquement l'exégèse aux évolutions scientifiques. Ainsi, les théories catastrophistes ne concordent pas avec le texte sacré. Par exemple, d'après la Bible, un seul Déluge s'est produit alors que les géologues estiment que la Terre a connu plusieurs catastrophes. Par ailleurs, Colani souligne que la géologie de son temps soulève un problème majeur, celui de l'apparition de nouvelles espèces. Ces dernières sont-elles apparues grâce à une transformation progressive ou grâce à une nouvelle création ? Selon Colani, les réponses apportées par les naturalistes ne sont pas convaincantes. Il conclut son article en soutenant que la Terre vue par les géologues ne correspond pas à celle de la Bible, mais que cela n'a rien d'étonnant dans la mesure où Moïse n'est pas un savant et que les connaissances de son époque ne lui permettent pas d'offrir une histoire de la Terre semblable à celle des savants du XIXe siècle. Il faut accepter ces deux visions différentes de l'histoire de la Terre, chacune recelant une part de vérité.

Parmi ceux qui défendent l'idée d'une séparation entre géologie et religion figurent également des savants. Parmi eux, certains sont des matérialistes. Le matérialisme scientifique se développe en Allemagne sous l'impulsion de Carl Vogt (1817-1895), Ludwig Buchner (1824-1899) et Jacob Moleschott (1822-1893). Il se diffuse ensuite dans le reste de l'Europe. Les savants matérialistes rejettent toute référence à la religion dans le discours scientifique parce que pour eux tout est matière, aucun dieu n'existe. Pour eux, le Déluge fait partie des contes et légendes.

Dans les milieux scientifiques, les matérialistes ne sont pas les seuls à vouloir que la science se développe séparément de la religion. En effet, des géologues aux opinions modérées souhaitent le même résultat. Par exemple, en Grande-Bretagne, Charles Lyell défend cette séparation dans ses Principles of Geology. De même, en France, Constant Prévost dénonce l'irruption des thèmes bibliques comme le Déluge en géologie. C'est, selon lui, source d'erreur et de confusion :

« XXXI. Tenter, comme on l'a fait fréquemment dans d'excellentes intentions, de faire concorder les phénomènes géologiques avec la lettre des Écritures sacrées, est, selon moi, une erreur aussi nuisible aux intérêts de la religion qu'elle l'est aux progrès de la science.

XXXII. Le mot Diluvium, introduit dans l'étude du sol pour représenter l'ensemble des témoignages qu'aurait laissés sur la terre le déluge de la Genèse, a, d'un côté, confondu réellement des effets identiques par la nature de leur cause, mais qui ont été produits à des époques très-différentes, et réuni, d'un autre, des effets de causes très-distinctes.

XXXIII. Aussi les caractères assignés aux phénomènes et aux terrains appelés diluviens, ne conviennent ni à un seul événement, ni même à la supposition de la submersion de parties du sol précédemment à sec et habitées.

XXXIV. Bien plus, les terrains dits anté- ou postdiluviens par quelques géologues des plus orthodoxes, devraient différer paléontologiquement entre eux d'une manière absolue ; ce qui ne s'accorderait nullement avec le récit de Moïse et les croyances admises.

XXXV. Cet exemple peut suffire pour faire voir le danger de confondre des choses qui, philosophiquement, doivent rester distinctes.

Entre la foi et la science, il n'y a ni démonstrations, ni contradictions possibles ».

La question du Déluge en Europe occidentale au XIXe siècle permet de mettre en évidence la complexité des rapports entre géologie et religion. Elle rappelle que ces rapports sont marqués par un dialogue permanent, une influence mutuelle qui s'est traduite par l'élaboration de trois théories fondamentales pour la science géologique : le catastrophisme, le diluvium géologique et l'Homme antédiluvien. Mais, cela ne doit pas occulter, comme nous l'avons vu, les divisions, les oppositions qui sont nombreuses et viennent aussi bien des milieux religieux que des milieux scientifiques.

La confrontation entre les partisans et les adversaires de la conciliation entre géologie et religion sur la question du Déluge semble tourner à l'avantage de ces derniers. En effet, les partisans du concordisme subissent deux échecs : d'abord, le diluvium géologique est dissocié du Déluge biblique, ensuite, les découvertes de Boucher de Perthes donnent naissance à la préhistoire, science qui intègre les théories évolutionnistes et, de ce fait, est perçue comme opposée au christianisme. Pourtant, malgré ces revers, les tentatives de conciliation entre géologie et religion à travers le thème du Déluge se multiplient tout au long du XIXe siècle, voire au-delà.

Bibliographie

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