TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.I (1987)

Jean VOGT
Réactions strasbourgeoises à une prévision de séisme à la fin du XVIIè siècle.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 4 mars 1987)

La prévision des séismes a de tout temps été une préoccupation notable de la science et du public, qu'il s'agisse de réflexions discrètes, de démarches pragmatiques exigeant un recul considérable ou de propos "sensationnels" tenus soit par des "inspirés", soit par des publicistes, soit, pire, par des spécialistes avides de renommée et prompts au "coup de poker". Si toutes les tentatives de prévision posent de redoutables problèmes déontologiques en raison de leurs implications scientifiques, psychologiques et économiques, ces propos-là posent des problèmes particulièrement aigus dès lors qu'ils sont assurés d'un large succès populaire. Depuis le XVIIIè siècle surtout ils sont si nombreux, singulièrement depuis une dizaine d'années, qu'il serait possible de leur consacrer un ouvrage psycho-sociologique. A ces propos l'Alsace n'échappe pas, même à une date récente, à la faveur de la "psychose sismique" à la mode (1), psychose qui, au demeurant, relève parfois du genre "Café du Commerce".

Notre propos est de rappeler les réactions de l'intelligentsia strasbourgeoise lors d'une prévision formulée précisément par un "inspiré" en 1779. C'est en s'appuyant sur un mystérieux écrit intitulé "Das Buch Chevilla", écrit qu'il dit d'ailleurs avoir quelque peine à décrypter (2), que le pasteur K.S. Ziehen, Superintendant à Zellerfeld, dans le Harz, annonce une catastrophe sismique affectant surtout la région rhénane et, par la suite, des mouvements tectoniques démembrant une partie de l'Europe. Résumons son argumentation. C'est en faisant état du mouvement d'un astre et d'une ligne de faiblesse traversant l'Europe, en mettant en relief le rôle sismogène de la région du Saint-Gothard, qu'il annonce un séisme destructeur avant Pâques 1786, en songeant en particulier à février 1780, singulièrement au 22, sans toutefois s'engager pour une date précise.

L'accent est mis sur les risques courus par l'Allemagne du Sud et singulièrement par la region rhénane : ..."die erste und nächste (Erdererschutterung) will ich bemerken. Sie betrifft Deutschland, den südliche Teil desselben, insonderheit die Provinzen in der Gegend des Oberrheins. Der Stoss ist tief in der Erde gerade unter den Alpen, in der Gegend des St. Gothards Berges...".

"...Je souhaite attirer l'attention sur la premiere et prochaine secousse. Elle interessera l'Allemagne du Sud, en particulier la région du Rhin superieur. Le choc se produira en profondeur sous les Alpes, dans la region du Saint-Gothard..."
Propos banal à premiere vue tant sont nombreux les seismes alpins ressentis dans ce domaine, avec des effets globalement modestes, et dont plusieurs feront prochainement l'objet de mises au point. Ce qui l'est moins, c'est l'ampleur de la catastrophe annoncée par le prophete : "...Einige Tausend kleine und grosse Ortschaften werden dadurch zu Grunde gerichtet werden...".
"...Plusieurs milliers de localites, petites et grandes, seront détruites à cette occasion..."
Bien que la prévision chronologique soit mal assurée, une évacuation est recommandée au moment critique : "Zu mehrerer Sicherheit der Personen wäre es gut, wenn letztere etwa eine Viertelstunde vor der, unter dem Meridian jeden Orts zu bestimmenden Zeit, aus ihren Hausern gingen und sich gefallen Hessen, die Viertelstund unter freiem Himmel zuzubringen, damit sie von den einsturzenden Gebäuden nicht erschlagen wurden".
"Pour la sauvegarde des personnes, il serait bon qu'elles quittent leurs maisons un quart d'heure environ avant l'heure envisagée, compte tenu du méridien de chaque lieu, pour passer ce quart d'heure sous le ciel, de manière à ne pas être écrasées par la chute des bâtiments."
A cette catastrophe échapperaient cependant d'autres régions proches du Saint-Gothard. Sans entrer dans le detail d'une argumentation touffue, plusieurs fois remise sur le métier, relevons ce propos au sujet de la "capacite de résistance" des Apennins et des Alpes occidentales : "Man mag sich ... denken, dass von er einen Seite das Appennische Gebirge und von der andern Seite die in Frankreich fortgehende Kette der Alpen dem ... Stosse diesesmal widerstehen und die zerstörenden Wirkungen desselben, wo nicht aufheben, doch zum mindesten sehr vermindern, welches hingegen von den schweizerischen und tyrolischen Alpen, wie auch von andern am Rhein und an der Donau belegenen Gebirgen nicht statt findet".
"Il est permis de penser que cette fois-ci les Apennins, d'une part, et le prolongement de la chaine alpine en France, d'autre part, resisteront au choc et ... reduiront dans une large mesure ses effets destructeurs, ce qui ne sera le cas ni des Alpes de Suisse et du Tyrol, ni d'autres montagnes des regions du Rhin et du Danube."
Mais ce n'est que partie remise. Au Nord, le Harz, que notre homme habite, sert heureusement de "butoir" : "Auf dem Harze wird die ... Erderschütterung am wenigsten empfunden werden. Das Harzgebirge ist gleischsam der Grundstein, worauf die grosse Erdscholle, welche ganz Deutschland in sich begreift, als auf ihrem Hypomoglium ruhet".
"C'est dans le Harz que la secousse sera ressentie le moins. En effet, le Harz est en quelque sorte le fondement sur lequel repose le grand segment terrestre qui englobe l'Allemagne dans son ensemble et auquel il sert de hypomoglium."
Ces propos "sismotectoniques" avant la lettre sont suivis de grandioses perspectives de tectonique contemporaine, à savoir le démembrement d'un domaine etendu, selon des lignes de faiblesse : "...Erdbruche ... durch welche Mähren von Oesterreich, Böhmen von Bayern, Bayern von Oesterreich und Tyrol, die Alpen von Deutschland, Frankreich und die Niederlande von Deutschland, werden getrennet werden".
"...Cassures qui séparent la Moravie de l'Autriche, la Bohême de la Bavière, la Bavière de l'Autriche et du Tyrol, les Alpes de l'Allemagne, la France et les Pays-Bas de l'Allemagne".
A titre d'exemple est evoquée en termes particulièrement catastrophistes la rupture du Lac de Constance : "...will ich nur den einen (Erdbruch) anfuhren, welcher wegen der Nahe der Alpen ... am meisten erklärbar ist. Er wird mitten durch den Bodensee gehen ; durch denselben wird das sudliche Europa von dem nordlichen abgesondert werden. Der daher entstehende Abgrund wird den Bodensee, den Rheinstrom ... verschlingen".
"...Je me limiterai à l'une des cassures que la proximite des Alpes permet d'expliquer facilement. Elle passera au milieu du Lac de Constance, en separant l'Europe du Sud de l'Europe du Nord. Il en résultera un abîme qui engloutira le Lac de Constance, le Rhin..."
Ce sont, en quelque sorte, des propos prémonitoires de la "tectonique des plaques", propos aussi tenus par d'autres auteurs au XVIIIe siecle, mais sans atteindre la vision d'un processus contemporain aussi brutal.

Qu'advient-il ? La catastrophe ne se produit pas ! Mais, heureusement pour notre prophète, une crise sismique regionale survient dans la region du Rhin moyen les 26/27 fevrier 1780. A ce propos, il multiplie les pirouettes. Pour lui, le pronostic de localisation se trouve confirmé : "...Die Grenze des Ober-und Niederrheins lasst sich wohl so genau nicht angeben...".

"Il est certes malaise de situer avec precision les limites des regions du Rhin superieur et du Rhin inferieur".
Quant à l'absence de secousse le 22, il n'en est pas certain, faute d'enquête : "...Nicht die Unmerklichkeit, sondern Mangel der Aufmerksamkeit kann es gemacht haben, dass es nicht bemerkt wurde...".
"Si la secousse n'a pas ete signalée, c'est, peut-etre, faute d'attention..."

Quoiqu'il en soit le "potentiel sismique" etait present le 22 : "....Die Ursache des Erdbebens ... muss ... am 22. Februar schon da gewesen sein...".

"...Le facteur du tremblement de terre a certainement ete present des le 22 fevrier..."
En fevrier, une secousse sismique est aussi signalée au Lac des Quatre Cantons, sans que la date soit indiquée. Aussitot le prophete la rapproche de la crise du Rhin moyen, sans s'interroger, serable-t-il, au sujet de l'absence de reperes dans l'intervalle. C'est le triomphe de l'obstination ! Mais ne perdons pas de vue que certains "specialistes" actuels de la prevision font eux aussi feu de tout bois pour trouver quelque confirmation mineure que la frequence des évenements dans les regions de forte sismicité a de fortes chances de fournir statistiquement...

Par la suite, un seisme notable survenu en decembre 1781, precisement dans la region du Saint-Gothard, donnera un nouvel argument à Ziehen, sans prejuger d'autres évenements, qu'il ne precise pas, survenus en Allemagne du Sud. A tout hasard, relevons, pour notre part, le seisme du 13 mai 1783 dans la region de Ratisbonne (4).

Quoiqu'il en soit, la prediction obtient un certain succes chez des strasbourgeois credules. L'entrée en matiere du sermon de circonstance du pasteur J.L. Blessig en donne une idée : "...Arzte und Geistliche berichêeten mir die auffallendsten Ausserungen von Furcht und Zaghaftigkeit, die sie an mehreren Personen wahrgenommen. Manche sprechen noch davon, wie man oft von Gespenstern spricht, über die man lacht, angstlich -begierig anderer Meinungen ... anhört ... und mit Bangigkeit die Mitternachtsstunde erwartet. Verschiedene wurden ... krank, niedergeschlagen, unruhig, schwermutig".

"Medecins et pasteurs m'ont fait part des expressions les plus remarquables de la peur de plusieurs personnes. Certains en parlent encore de la manière dont on parle souvent des fantomes, en riant à leur sujet, en ecoutant avec un melange de peur et de curiosité l'opinion d'autrui, en attendant avec inquiétude l'heure de minuit. Plusieurs personnes tombèrent malades, devinrent deprimées, agitées, depressives".
Bien plus, un decès est attribué à la frayeur : "Eine Frau ... starb an dieser Furcht und sah getrost den Tod herannahen, weil sie ... auf ihrem Bette statt unter den Trümmern von einsturzenden Gebäuden sterben konnte" (5).
"Cette frayeur fit mourir une femme qui attendit la mort avec serenité des lors qu'elle allait la trouver sur son lit et non pas sous les debris de bâtiments effondres".
D'une maniere generale, semble-t-il, la psychose est evoquée en ces termes par un contradicteur scientifique :

"...Man weiss, dass diese fürchterliche Weissagung schon manchem seinen Kopf so heftig erschüttert habe, dass ihm das Gehirn mehr schwindelte als die Erde, worauf er sich befindet. Wenn bei stiller Nacht ein Wagen ... vorüberrollt, so muss das Bette und das ganze Haus vom Erdbeben gezittert haben....

"On sait que cette terrible prevision a secoué la tête de certains à un point tel que leur cerveau se trouvait plus agité que la terre qu'ils habitent".
Bien plus, la psychose ne se limiterait pas aux gens du peuple : "...die so dreist vorgesagten schrecklichen Dinge beunruhigten nicht nur eine grosse Menge gemeiner Leute, sondern machten auch Manner von Einsicht aufmerksam... Wer sollte es glauben, dass manchen ... vernünftigen Mannern über diese Weissagung das Herz klopfen, der Kopf schwindeln und die Füsse zittern konnten, sogar, dass sie sich entschliessen mochten, ihren Wohnort zu verlassen ?" (6).
"Les évenements terribles annonces avec autant de desinvolture troublerent non seulement des gens du peuple en grand nombre, mais retinrent aussi l'attention d'hommes avisés ... Croira-t-on que cette prevision fit battre le coeur d'hommes de bon sens, agita leur tête et fit trembler leurspieds, au point de leur faire envisager de quitter leur lieu d'habitation ?"
Sans doute le seisme de Calabre contribue-t-il à cette psychose (7).

Ces propos sont tenus en 1786. Si Blessig qualifie les siens, en sous-titre, de Post-Scriptum (Nacherinnerung), il est un fait que la prediction à terme (jusqu'à Pâques 1786) ne cesse d'entretenir l'inquiétude. L'auteur de vers de circonstance publiés la même année à Strasbourg ne manque pas d'insister sur ce point, en guise d'introduction : "...nun erwartet jetzt der grosste Teil der Einwohner derjenigen Lander, welche Herr Ziehen mit diesen Strafgerichten Gottes bedroht hat, voll banges Entsetzens den Tag dieser Zerstörung".

"C'est avec inquiétude et frayeur que la plus grande partie de la population des pays que le sieur Ziehen a menacée de cette punition divine attend le jour de cette destruction".
Il est vrai que la prophetie est grossie par la rumeur... Les tempetes ne sont-elles pas considerées comme des signes annonciateurs du desastre ? (8)

Les efforts des exorcistes sont multiples. L'auteur des vers se gausse de l'incompetence astronomique du prophete, met en doute l'existence du mysterieux Buch Chevilla et attribue la prevision à l'imagination et aux rêveries d'un homme dont l'honnêtete est certes reconnue.

Les vers reprennent ces themes avec une ironie decapante. Qu'il suffise d'un echantillon : "...Ziehen der grosse Wundermann..." ; "Bald wird die Erde offnen sich ... viel Tausend Orter verschlingen... Mir sagt es ein Stern, mir sagt es ein Buch ! Ich kenne sie beide, das sei euch genug !" ; "Er widerspricht sich selbst immerdar, verschiebt seine Drohung von Jahr zu Jahr..."

"...Ziehen le grand raagicien..." ; "Bientot s'ouvrira la terre ... eile engloutira des milliers de lieux... c'est une etoile qui me le dit, c'est un livre qui me le dit ! Je connais l'un et l'autre, que cela vous suffise !" ; "Il ne cesse de se contredire et de reporter sa prevision d'année en année..."
Les contradicteurs scientifiques insistent non seulement sur l'ignorance des données elementaires de l'astronomie et l'indigence des notions geologiques, mais aussi sur le caractere banal des tremblements et les limites d'une prevision, en mettant l'accent sur les precurseurs immediats (9).

Quant au pasteur Blessig, son sermon du Temple-Neuf pourfend longuement la superstition en faisant appel à l'esprit critique de ses ouailles à l'approche de la date fatidique : "...Wir stehen ... an der Grenzscheide der Verheerungszeit. Ostern 1786 ist nahe. Aber ihr werdet bald sehen, dass auch Ostern verbeigehen könne und es bleibt der Zerstorungssucht doch noch immer ein Ausweg offen..."

"Nous sommes au terme de l'epoque des catastrophes. Pâques 1786 est proche. Mais vous vous rendrez compte que meme apres Pâques le catastrophisme trouvera une voie pour se prolonger..."

En effet, apres deux siecles, ce catastrophisme est toujours present. Ce cas certes extreme souligne la remarquable continuite d'une preoccupation de prevision et surtout des comportements irrationnels qui en resultent. Ces dernieres années, de tels comportements sont apparus au Mexique, en Grece, etc. Leurs auteurs ont ete séverement fustiges par des specialistes de niveau mondial aptes à distinguer les demarches sereines des propos irresponsables d'apparence scientifique, jetes en pâture à un public parfois "conditionne" par une espece de "lavage de cerveau" pseudo-scientifique et publicitaire. Aussi bien un "gadget" de prevision elabore recemment en Grece où il vient d'ailleurs d'etre pris en defaut lors d'un seisme notable, et que d'aucuns entendaient acquerir aussitot pour le mettre en oeuvre en Provence à grands frais, n'echappe-t-il pas aux critiques des specialistes des techniques mises en oeuvre. Si l'episode previsionnel de la fin du XVIIIe siecle nourrit des reflexions ameres, il livre aussi un element original, à savoir des propos premonitoires de la tectonique des plaques ou, tout au moins, dans le cas present, de fragmentation intracontinentale. Il est à noter qu'à la meme epoque sont egalement tenus plusieurs propos premonitoires de la tectonique des plaques sensu stricto (Mediterranée, Caraibes). C'est à ce point de vue surtout qu'il merite d'etre retenu et examine d'une maniere plus detaillée dans un cadre plus large.

REFERENCES.