TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.III (1989)

Pierre BORDET

A propos des "lettres inédites de Teilhard de Chardin à l'Abbé Gaudefroy et à l'Abbé Breuil"
(Editions du Rocher, 1988, 220p.).

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 22 novembre 1989)

Les lettres de P. Teilhard de Chardin s'échelonnent de 1923, date de son premier voyage en Chine, à sa mort en 1955. Elles n'ont certainement pas été écrites pour être publiées et revêtent de ce fait un caractère confidentiel, parfois d'intimité, qui conduit à les lire avec le respect que l'on doit à des personnalités disparues, fussent-elles hors du commun.

Il s'agit de lettres et non d'une correspondance, d'où le caractère de monologue qu'elles présentent, les nombreuses allusions et sous-entendus qu'elles renferment : elles ne peuvent pas être isolées de tout ce que nous savons de lui par ailleurs et n'en éclairent qu'un aspect mais peu discernable dans ses autres écrits. Elles dessinent comme en ombre chinoise la personnalité de ses deux correspondants, puisque nous ignorons la contrepartie apportée par leurs lettres ; nous savons cependant qu'elles sont la poursuite d'échanges qui avaient débuté dès avant la guerre de 1914.

Le Père Ch. Gaudefroy (1878-1971) fut assistant de minéralogie à la Sorbonne et professeur à l'Institut Catholique. C'était un homme simple, effacé, doué d'un extraordinaire et permanent sourire. Nous n'avons conservé de lui aucun écrit autre que ses travaux scientifiques et, quoi que je l'aie fréquenté pendant deux ans, je n'avais aucune idée de ses rapports avec Teilhard, ni du fait que sa propre recherche le situait de plain-pied avec lui. Il a formé un grand nombre d'élèves et a eu, comme Président de la Société de Minéralogie, des rapports avec tous les grands minéralogistes de son temps.

Il a étudié avec une extrême patience les anomalies de la dispersion de la lumière dans de multiples espèces cristallines qu'il taillait et polissait lui-même ; mais son oeuvre peut-être la plus remarquable, fut, lorsqu'après avoir pris sa retraite à l'âge de 70 ans, il partit au Maroc entreprendre avec ses anciens élèves, Permingeat et Jouravski en particulier, la minéralogie de ce pays, où il inventoria nombre d'espèces qui y étaient encore inconnues.

Il rentra en France amoindri par des accidents de santé et disparut en 1971 sans que personne n'en soit averti, au point que quinze ans après, il figurait toujours sur la liste des membres de la Société.

L'Abbé Henri Breuil (1877-1961) était très différent : il faisait partie de l'équipe que M. Boule avait constituée autour de lui, au Laboratoire de Paléontologie du Muséum - l'Institut de Paléontologie humaine - et avait, à ce titre et dès avant la guerre, formé Teilhard à l'étude des outillages lithiques. C'était un esprit enthousiaste - peut-être un peu trop, - sensible, mais fort peu porté vers la réflexion philosophique ou théologique ; il différait en cela considérablement de Teilhard, aussi leur amitié s'est-elle construite sur la base des échanges scientifiques, et sur leur passion commune pour les problèmes de l'Homme fossile.

On lui doit la découverte de nombreuses grottes ornées en France et à l'Etranger, et la mise au point d'une chronologie basée sur les particularités de l'outillage. Il acquit, à ce titre, une réputation mondiale, fut amené à visiter les sites les plus importants découverts de son temps à travers le monde et eut à donner, à leur sujet, un avis motivé par une expérience unique.

Son amitié avec Teilhard persista jusqu'au bout puisque la dernière lettre conservée, que ce dernier lui a adressée, date de trois mois avant sa mort.

En 1931, Teilhard le fit inviter par le Geological Survey of China pour étudier le gisement de Chou Kou Tien où le Géologue Pei avait découvert, deux ans plus tôt, le premier crâne de Sinanthrope, mais il était encore dans l'Ouest de la Chine avec la Croisière Jaune Citroën lorsque Breuil vint à Pékin.

C'est après ce voyage que Teilhard jugea excessives les conclusions de Breuil concernant les outillages lithique et plus encore osseux du gisement. Il connaissait en effet des gisements beaucoup plus anciens où on trouvait des ossements cassés et brisés de manière analogue, mais qu'on ne pouvait pas attribuer à une quelconque taille intentionnelle.

Les idées de Breuil ne furent donc pas suivies dans les publications du Survey, mais cela n'entraîna pas de nuages dans leur amitié.

D'ailleurs, Breuil revint en 1934 à Pékin, alors que Teilhard était présent et ils purent s'expliquer de vive voix sur ce point délicat.

Les lettres de Teilhard révèlent en lui une âme d'artiste. Les descriptions des paysages de Chine ou des nombreuses autres contrées qu'il a visitées tiennent généralement en quelques lignes, mais ont la netteté et la rigueur d'une peinture chinoise.

Ses jugements sur les civilisations, qu'il découvre avec l'oeil du naturaliste et du sociologue, sont vifs, parfois surprenants mais toujours en rapport avec l'idée qu'il a de l'Humanité et de son devenir.

Le passé, qu'il étudie par profession lui parait mort et dépassé ; si sa vie scientifique avait été à refaire, il aurait envisagé de s'orienter vers des disciplines plus vivantes : la géodynamique ou la géochimie par exemple.

Il ne voit dans la Chine de son temps qu'un pays primitif, des races en voie d'extinction, des religions abâtardies sans aucune aptitude à créer du neuf - c'est au moins sa première impression. L'activité des Européens, spécialement de ses confrères missionnaires, lui parait trop orientée vers l'implantation de notre culture dans un contexte qui n'est pas préparé à la recevoir. Par contre, il trouve, dans le milieu scientifique cosmopolite qu'il fréquente, appuis et chaude sympathie.

Ses démêlés avec ses supérieurs sont un leitmotiv de ses lettres ; il avait été envoyé en Chine parce que ses idées sur l'Homme étaient trop en avance sur celles de son temps, il s'est ainsi trouvé dans les conditions optimales pour montrer, lors de la découverte du crâne de Sinanthrope, que celles-ci étaient fondées ; il en fait lui-même la remarque !

A vrai dire, il ne s'agissait pas encore à l'époque de l'opposition entre deux perspectives antagonistes, mais du remplacement de la présentation biblique de l'Homme, sur laquelle la pensée occidentale vivait depuis deux mille ans, par une approche scientifique qui n'a fait ses preuves que progressivement. On comprend que l'Autorité ait freiné un engouement pour les nouvelles perspectives, qui devait, de fait, dégénérer progressivement en opposition.

Teilhard, par contre, a toujours perçu entre les deux une harmonie profonde et réclamé le droit de faire part de ses idées - en précisant bien qu'elles lui étaient personnelles. Ce que l'autorité lui contestait parce que son appartenance religieuse pouvait leur donner un label officiel qui ne leur était pas acquis.

Reste que, par là même, certains de ses écrits, composés sans le contrepoids de la discussion, étaient plus destinés à fixer ses idées qu'à les diffuser et doivent donc être interprétés en tenant compte d'un contexte implicite qu'il ne se donne pas la peine d'exprimer ; et, de fait, il n'est jamais revenu sur le principe de sa soumission à ses supérieurs, sur lequel était fondée sa vie spirituelle.

Ses écrits scientifiques montrent comment il est passé progressivement de l'étude des vertébrés fossiles à une synthèse de la géologie du Plio-Quatemaire de l'Asie du Sud-Est, de plus en plus centrée sur l'Homme fossile.

En trente ans, il a pu, au cours de ses voyages, visiter tous les sites importants connus à l'époque, qui avaient fourni de l'industrie primitive et des fossiles humains : Java, l'Inde, l'Afrique du Sud, l'Amérique, et être en contact avec tous les grands spécialistes de ces questions, dont il cherchait à coordonner recherches et pensées. Reste qu'à l'époque, les sites du Rift d'Afrique orientale n'avaient pas encore l'importance primordiale qu'ils ont acquise depuis.

Une lettre particulièrement curieuse à l'Abbé Breuil, retrace la célèbre et triste affaire de l'Homme de Piltdown, découvert en Angleterre avant la guerre de 1914. On a, en effet, accusé Teilhard, en tant que co-auteur de la découverte, d'avoir été, sinon le falsificateur, du moins l'un de ses complices. Inutile de revenir sur l'absence de tout fondement de cette accusation. Sur l'objectivité d'une association de débris osseux humains et animaux incompatibles, il ne peut y avoir contestation : à l'époque, le "monstre anatomique" qui en résultait pouvait à la rigueur être considéré comme possible ; il est devenu depuis de plus en plus invraisemblable. Mais le problème psychologique reste entier : qui a pu falsifier le gisement et pourquoi ? Teilhard refuse de voir accuser ses amis Dawson et Smith Woodward. Il opinerait plutôt pour une association due au hasard d'un dépotoir, de fragments disparates mais dont la présence en ce lieu lui reste incompréhensible.

La preuve chimique que les ossements récoltés - crâne, mâchoire, dents - sont actuels, "la découverte de l'Eoanthropus" - est une espèce de succès pour la paléontologie humaine et seulement pour Teilhard "un joli souvenir de jeunesse défloré" mais, ajoute-t-il : "J'ai passé l'âge où ces ombres comptent". Sa pensée philosophique et religieuse s'était élevée bien au-dessus de cette simple anecdote.