TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1980)

Table ronde : temps court - temps long.

A propos de l'"Hydrogéologie" de Lamarck
Intervention de Robert LAFFITTE

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 mars 1980)

Dans une étude d'histoire des idées concernant les chronologies courtes et les chronologies longues en géologie, on doit souligner avec force l'importance de l'année 1802 qui est celle de la parution de l'Hydrogéologie de Lamarck. Signalons d'abord que ce titre d'Hydrogéologie n'a rien à voir avec la discipline que nous dénommons ainsi de nos jours. C'est en réalité un traité de géologie dans lequel Lamarck envisage l'histoire des océans dans toutes ses conséquences géologiques dont il souligne l'importance qui pour lui étaient capitales puisque toutes ses manières d'envisager l'histoire de la Terre se rattachent aux modes de pensée de l'école Neptunienne.

On doit dès l'abord noter que Lamarck estime dès ce moment la durée des temps géologiques, d'une manière conforme à nos idées actuelles, puisqu'il affirme que l'histoire des mers et de leurs dépôts a exigé des millions de siècles pour s'opérer. (p. 179)

Toutes les citations se rapportent à l'édition originale de 1'Hydrogéologie parue en l'an X.

Cette affirmation chiffrée - et correctement chiffrée - de la durée des temps géologiques comptée à partir des premiers dépôts fossilifères, est d'autant plus remarquable qu'elle n'est pas le fruit d'un heureux hasard, mais le résultat de réflexions parfaitement positives dont voici quelques exemples.

calcaires sont pour Lamarck le résultat de l'accumulation d'organismes marins et leurs dépôts sur les continents sont liés à des déplacements des mers en étapes successives. Lamarck distingue en effet des dépôts de calcaire primitif, antérieur, postérieur. Chacun de ces dépôts est le résultat d'un cycle au cours duquel se sont déposés des organismes néritiques, pélagiques puis néritiques. Les plus anciens de ces calcaires ont subi une lapidescence par infiltration. Transgression, régressions, diagenëse, ces notions sont déjà exprimées. Et tout cela n'a pu se passer que lentement.

En effet Lamarck est opposé au catastrophisme. Il ne croit qu'aux catastrophes limitées analogues à celles dont l'homme est journellement témoin, et ne croit pas à des catastrophes qui seraient la cause des phénomènes géologiques que nous observons. Si dans beaucoup de montagnes on observe les couches redressées du verticale, ce n'est pas le résultat de catastrophes.

p. 22

Il évoque pour les expliquer des affaissements locaux. Et si nous ne percevons pas ces phénomènes c'est que :

p. 18

De même pour expliquer la formation du relief des montagnes Lamarck évoque l'action des eaux douces :

p. 25

C'est donc avec des vues très proches de celles des géologues modernes que Lamarck a été conduit à concevoir l'immense durée des temps géologiques, l'évoquant avec un vocabulaire différent du notre mais exprimant les mêmes idées les transgressions et les régressions marines, les cycles sédimentaires, la diagenèse, la tectonique, l'érosion qui ont lentement façonné le globe :

p. 67

En passant il critique ceux qui expliquent tout cela par le déluge. Car le seul déluge qu'il admette c'est celui qui s'est marqué par la progression des mers sur nos continents bien loin du déluge biblique.

Au passage il égratigne tyrans et ceux qui dirigent les opinions religieuses qui s'appuient sur l'ignorance de l'espèce humaine (p. 89). Et il s'exclame :

p. 88

Enfin notons en passant quoiqu'il ne s'agisse pas de géologie que dès cette année 1082 soit 7 ans avant la parution de sa philosophie zoologique Lamarck affirmait les principes du transformisme qu'il avait formulés un an plus tôt dans son cours du Muséum en l'an 9 (1801).

p. 188

Et ceci s'applique à toutes les espèces vivantes, y compris l'homme qui se trouve ainsi être, par lui-même, une preuve de l'antiquité de la terre.

p. 90

Après avoir ainsi montré le modernisme des idées géologiques de Lamarck, la clarté et le bonheur de style avec lequel il les a souvent exprimées, on peut se demander pourquoi les théories catastrophistes, le plus souvent alliées aux chronologies courtes, se sont encore perpétuées pendant près d'un demi siècle, alors que l'ouvrage de Lamarck aurait dû leur porter le coup de grâce.

Cela hélas s'explique aisément, car Lamarck était un intuitif qui affirmait plus qu'il ne prouvait. Et quelque fois l'erreur se mêlait à l'affirmation. S'il avait dit, longtemps avant tous autres que les dépôts de sel de nos continents s'étaient formés dans les mers du passé, s'il avait affirmé avec bonheur - 150 ans avant que le microscope électronique ne le démontre sans discussion possible -que la craie était formée de débris d'organismes, il avait aussi affirmé que les argiles résultaient entièrement de l'action des êtres vivants !

Qui plus est, il affirmait sans citer de preuves à l'appui. C'est ainsi que son hydrogéologie ne contient pas une seule localité où l'on puisse observer des faits pouvant servir de base aux principes énoncées.

Il faut voir là, avec l'impréparation des esprits de l'époque à recevoir ses idées, des causes suffisantes pour expliquer que ce très grand esprit n'ait pas fait école parmi les géologues de son temps. Il faut attendre Charles Lyell pour avoir un écho valable des théories géologiques de Lamarck.

Et je voudrais profiter de ce trop rapide exposé pour rendre un hommage à Lamarck sur un autre plan. Ce biologiste et géologue ne fut-il pas le premier à insister sur l'influence du milieu sur les êtres vivants avec autant de force ? Il affirmait la liaison entre les espèces et le milieu où elles vivaient et d'où elles émanaient, avec beaucoup plus de force que Darwin ne le fera environ un demi siècle plus tard. On doit donc noter qu'il devrait être considéré en notre époque d'écologie envahissante comme le précurseur génial de cette manière de concevoir les liaisons des espèces entre elles et avec le milieu où elles vivent.

Et compte tenu de l'oeuvre géologique, botanique, zoologique et de son oeuvre philosophique, Lamarck ne doit-il pas être considéré comme le plus grand naturaliste de tous les temps ?