TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1980)

Table ronde : temps court - temps long.

Goulven LAURENT
Lamarck : 1800 ; Gregory : 1930

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 mars 1980)

L'une des questions à discuter en commun étant : "le choix d'une chronologie courte ou au contraire d'une chronologie longue relevait-il d'une option a priori, ou procédait-il de l'examen des données objectives ?". nous proposons, pour alimenter la réflexion à ce sujet, l'étude de deux exemples pris dans la Paléontologie évolutive : l'un, des débuts de cette discipline : LAMARCK (1800), le Fondateur de la Paléontologie des Invertébrés, selon Geikie (1), et l'autre plus récent : W.K. GREGORY (1930). Lamarck soutient la nécessité d'un temps extrêmement long, Gregory celle d'un temps relativement court.

Etude de LAMARCK

Pour bien comprendre la place du Temps dans la Philosophie de Lamarck, il est nécessaire de rappeler les deux facteurs principaux de son Transformisme (2) : 1) le mouvement même de la Vie, qui complique l'organisation, et par conséquent la perfectionne (à ses yeux, plus une organisation est complexe, plus elle est parfaite) ; 2) les circonstances, qui diversifiant les organismes.

Dans les deux cas, il y a, quoique à des degrés divers, effet cumulatif et diversificatif du temps.

Le premier facteur est un facteur interne : l'action de ce que Lamarck appelle les "fluides" (il entend par là surtout le "calorique", c'est-à-dire la chaleur) ne peut produire directement la vie que dans des organisations très simples. Ce premier facteur de développement suit une loi rigoureuse et, en quelque sorte, chronométrable : plus un être est simple, plus il est près de ses origines ; plus il est complexe, plus il en est loin (de son origine phylétique, s'entend).

Ainsi : les polypiers sont des êtres très simples, mais ils sont aussi très vieux, car ils existent dans les plus vieilles roches. D'où leur grand intérêt philosophique, dit Lamarck (3). L'intégration du temps dans le développement évolutif de la série des êtres exige qu'il soit très long.

Le deuxième facteur est un facteur externe : les lois en jeu sont ici des lois rigoureuses, évidemment, mais les conséquences de leur action, par contre, sont "accidentelles", comme dit Lamarck ("fortuites", dira Deshayes, en commentant Lamarck). Le temps est encore nécessaire, mais pas de la même manière que dans le premier cas : l'effet n'est pas tellement cumulatif (il l'est aussi), que surtout diversificatif : l'action des circonstances, innombrables et constamment changeantes, produit la diversification des espèces.

Ce facteur apporte, lui aussi, un élément de chronométrie, mais dans un domaine différent du premier : ce n'est pas au niveau de l'organisation interne (due à un effet cumulatif), mais au niveau morphologique externe, dans le nombre d'organismes, ou d'espèces, qu'il infère l'emploi du temps. Plus les espèces d'un groupe sont diversifiées, plus le temps de départ de ce groupe est éloigné dans le temps.

Les polypiers en sont encore ici un bon exemple. (4)

Ce second élément, intégrateur aussi du temps, est beaucoup moins rationnai et rationalisable que le premier : il introduit le désordre, l'accidentel, le fortuit, l'imprévisible. On peut, en effet, plus facilement prévoir - ou. plus exactement, rendre compte de (puisqu'il s'agit essentiellement d'expliquer le passé) - l'effet de la complication ou du perfectionnement, que prévoir (ou rendre compte de) l'effet de la diversification, due au hasard des changements de circonstances.

Dans la vision transformiste de Lamarck, le temps est ainsi, à tous les stades, un facteur (et non seulement un cadre indifférent, et même pratiquement réversible, comme chez Hutton : on peut, en effet, chez Hutton, prendre les deux "moments" du processus géologique dans l'ordre que l'on veut : soit érosion-surrection, soit surrection-érosion : il n'y a pas chez lui d'effet cumulatif). Chez Lamarck, le temps n'est ni indifférent, ni cyclique : il est dirigé vers des états d'organisationi de plus en plus compliquée, et d'organismes de plus en plus diversifiés, par un effet d'accumulation (5), et de diversification lentes, postulant, selon la formule qu'il emploie, un "espace de temps" très vaste, car les changements dans la Nature, inorganique (en Géologie), ou organique (dans les êtres actuels ou fossiles) ne se font que très lentement.

Etude de W.K. GREGORY

Nous renvoyons ici à un débat qui eut lieu dans les années 1930 (6), sur la chronologie courte ou la chronologie longue de l'origine de l'Homme : il s'agissait de désigner, parmi les Primates fossiles,que l'on connaissait, celui qui pouvait être considéré comme l'ancêtre de l'Homme.

Pour Gregory, cet ancêtre était à rechercher parmi les Pongidés du Miocène supérieur ; pour d'autres paléontologistes (Osborn, Wood-Jones, Boule), il se situait parmi des Catarhiniens ou des pré-Catarhiniens géologiquement beaucoup plus anciens. Dans un cas, la chronologie de l'Homme est courte, dans l'autre, elle est longue.

En fait, comme on le voit, il ne s'agissait pas d'un simple débat sur des fossiles, mais bien plutôt sur la nature de l'ancêtre de l'Homme, c'est-à-dire, en définitive sur la nature de l'Homme. Dans le traitement des documents fossiles proprement dits, le consensus était facilement atteint pour la description et la classification. Le matériel était du reste peu nombreux • Dryopithèques, Propliopithèque, Parapithèque, Semnopithèque, Pliopithèque, .... étaient classés dans les Anthropomorphes, dans les Cynomorphes, etc..., et aucun dans les Hominiens.

Ce n'était pas le matériel fossile qui donnait lieu à discussion, mais ses relations à l'Homme ; le débat se portait, par conséquent, en dehors de la Science. Cependant la coupure idéologique n'était pas objectivement nette ; elle ne l'était que subjectivement. En effet, tous les auteurs tenaient à l'origine animale de l'homme. Ainsi, Boule soutenait qu'"il faut de toute nécessité attribuer aux Hommes et aux Singes une origine commune" (7) Mais Gregory, qui se posait comme le champion de la véritable origine animale, et de la véritable définition de l'Homme, accusait les autres paléontologistes de ne pas l'admettre sincèrement, en poussant l'enquête jusqu'à des ancêtres non-Anthropomorphes. Subjectivement, par conséquent, de son côté, l'opposition est très nettement formalisée. Si on lui objectait que les Pongidés fossiles qu'il proposait présentaient encore de grandes différences avec l'homme, il répondait que les changements nécessaires (dans la canine, le pied, etc...) pouvaient se réaliser très rapidement, justifiant ainsi une chronologie courte.

Le débat se situait donc, non pas entre paléontologistes-zoologues, en tant que tels, mais entre partisans de philosophies-idéologies différentes.

CONCLUSION

C'est au nom d'une même option fondamentale - la continuité physique entre tous les vivants - que LAMARCK distend le temps, et que GREGORY le contracte, tout en ne disposant, l'un et l'autre, que d'un matériel paléontologique insuffisant.

Bibliographie

1) A. GEIKIE : La Géologie au début du XIXème siècle : Lamarck et Playfair, Revue Scientifique, 5ême série, t.5, 1906, p. 739.

2) LAMARCK : Recherches sur l'Organisation des Corps vivans, 1802, p. 210 ; Discours d'ouverture de l'an XI, edit. Giard, Bullet, Scientif. de France et de Belgique, t. 40, 1906, p. 537 ; art. Espèce, Nouv. Dict. Hist. Nat., t.10, 1817, p. 445.

3) Histoire Naturelle des Animaux sans Vertèbres, t.2, 1816, p. 16.

4) Ibid., p. 15.

5) La Nature finit par "cumuler" les organes "dans les plus perfectionnées des organisations animales." (Ibid., t.I, Introduction, 1815, p. 164).

6) W.K. GREGORY : Our Face from Fish to Man, 1929, 335 p. ; Man's Place among the Anthropoids, 1934, 119 p. ; Man's Place among the Primates. Paleobiologica, Bd. VI, Lief. 2, 1938, p. 208-213.

7) BOULE : Les Hommes Fossiles, 1923 (2ème édition), p. 453, n.2.