Pour la Science, No 289 novembre 2001

Dolomieu, gentilhomme géologue

PRÉSENCE DE L'HISTOIRE

(Texte intégral)

par Françoise G. Bourrouilh-Le Jan

Le nom de Dolomieu reste attaché à un minéral, la dolomite, à une roche, la dolomie, à un cratère volcanique dans l’île de la Réunion et à un massif montagneux italien, les Dolomites, le long de la frontière autrichienne.

Toujours célèbre deux siècles après sa mort, Dolomieu défraya la chronique et les revues de son temps, en particulier Le Moniteur universel et le Magasin encyclopédique, en 1799 et 1800, années de sa captivité à Tarente en Calabre, puis à Messine en Sicile, aux mains du Royaume des Deux-Siciles et de sa terrible reine, Marie-Caroline d’Autriche, sœur de la défunte reine Marie-Antoinette. En effet, la prise en otage de Dolomieu à son retour de l’expédition d’Égypte, puis son incarcération, agitèrent le monde politique : le gouvernement français, les rois d’Espagne, de Naples, d’Angleterre, le tsar Paul 1er. Le monde scientifique – Sir Joseph Banks, président de la Société royale de Londres –, mais aussi le monde ecclésiastique – le Pape – intercédèrent pour lui. Dolomieu ne dût sa délivrance qu’à la victoire militaire de Bonaparte à Marengo, le 14 juin 1800. Marqué par sa captivité, il décéda 17 mois plus tard.

Sa vie fut un roman d’aventures, passionnant, mais souvent tragique, puisque Dolomieu traversa la Révolution française, lui un gentilhomme, sans le sou, d’une famille de dix enfants, mais gentilhomme quand même. Il y perdit tous ses amis : Lavoisier, Condorcet, La Rochefoucauld et combien d’autres... et presque toute sa famille. Il ne dut sans doute la vie qu’à sa grande liberté d’esprit, et à la science qu’il aimait par-dessus tout, la géologie encore balbutiante. C’est elle qui lui permit de subsister physiquement et matériellement après la Terreur et, à partir de 1793, grâce à ses nominations successives ; d’abord à la nouvelle Académie des sciences, puis à l’École des mines et enfin au Muséum d’histoire naturelle de Paris, où il fut nommé professeur de minéralogie.

Tout d’abord Dolomieu est un autodidacte, sa famille est établie au village de Dolomieu à côté de La Tour-du-Pin, près de Grenoble. Il est pétri de culture antique et ce n’est que vers 18 ans qu’il semble recevoir une formation scientifique, de chimiste surtout, à Nancy, puis de naturaliste dans les salons parisiens du boulevard Saint-Germain. Son appartenance à l’Ordre de Malte, où son père l’inscrit à 3 ans et l’enrôle à 12, lui fournit le vivre et le couvert et, surtout, le tourne vers les pays méditerranéens.

Son penchant pour les sciences naturelles se trouve ensuite renforcé par tous les voyages qu’il fait en tant que chevalier de l’Ordre de Malte (notamment au Portugal et aux îles Lipari), puis à travers toute la France en tant qu’inspecteur des mines et surtout jusqu’en Égypte aux côtés de Bonaparte, lors de l’expédition d’Égypte.

Un précurseur universel

Ses travaux scientifiques commencent en 1775 par des mesures des variations de la pesanteur dans des mines, en Bretagne, et par l’observation de la formation du salpêtre (nitrate de potassium) pour un projet militaire, à Malte ; dès 1778, il publie des observations sur les basaltes du Portugal. À Malte, il s’intéresse à la météorologie et à l’astronomie en créant un observatoire. En 1783, quittant Malte, il peut observer en Italie les effets du tremblement de terre qui vient de ravager la Calabre. Dolomieu démontre que l’intensité de la dévastation tellurique est en partie liée à la constitution du sol, minimale sur les roches anciennes et maximales sur les alluvions. Son rapport, sur les effets généraux des tremblements de terre, apparaît comme le seul opuscule géologique jamais traduit et imprimé presque immédiatement en quatre langues (français, italien, anglais, allemand)!

La seconde moitié du XVIIIe siècle voit les naturalistes effectuer une sorte de reconnaissance générale de tout ce qui les entoure, et surtout trouver une logique à tous les objets nouveaux qu’ils découvrent. Étudiant d’abord un environnement volcanique, Dolomieu s’intéresse au classement des édifices volcaniques actuels (strombolien, vulcanien, etc.) et de leurs roches, en s’attaquant d’abord aux produits rejetés par le volcan Etna (1788 et 1794). Plus tard, il publiera sur la chaleur des laves et sur la distribution méthodique des matières volcaniques. Dolomieu est le premier à supposer l’existence de masses ignées profondes à l’origine des volcans et le refroidissement de la croûte terrestre à la surface du Globe.

Voyages et collectes lui posent deux difficultés, toujours d’actualité pour les géologues : le stockage des échantillons et la découverte de nouveaux minéraux et de nouvelles roches. De par son esprit logique, la très grande qualité de ses observations naturalistes et sa formation de chimiste, Dolomieu peut déceler de nouveaux minéraux parmi ceux qu’il analyse ou fait immédiatement analyser par ses amis chimistes. En 1791, le chimiste et naturaliste Nicolas de Saussure lui dédie le carbonate double de calcium et magnésium, la dolomie, devenue dolomite suivant les normes de la classification internationale. Dans les laves des îles Cyclope, Dolomieu découvre l'analcime (silicate hydraté de sodium), ainsi nommé par Haüy en 1820 ; dans la mine de Romanèche, près de Mâcon, il découvre un composé de manganèse et de baryum, le psilomélane (oxyde de manganèse et de baryum hydraté), baptisé par Haidinger en 1827. Dolomieu décrit le béryl (silicate d’alumine et de béryllium), l’émeraude (variété verte du béryl), découvre la «strontiane sulfatée», dénommée ensuite célestite par Werner, en 1798 : c’est effectivement du sulfate de strontium. Il découvre l’anthracite, en 1797, s’intéresse aux «pierres figurées de Florence», aux roches et pierres composées, à l’huile de pétrole, aux fluides élastiques tirés du quartz.
Pendant les heures dangereuses de la Révolution, il publie 17 nouveaux mémoires dont les principaux concernent la leucite, le péridot, le shorl volcanique ou pyroxène ; il insiste sur la nécessité d’unir les connaissances chimiques à celles du minéralogiste, sur la couleur regardée à tort comme caractère des pierres, sur les limites de la minéralogie, de la chimie minérale, de la géologie et de l’art du mineur.

La protection du patrimoine

À Rome déjà, en 1786, il monte une collection de roches utilisées dans les monuments antiques, et démontre aussi que le marbre de l’Apollon du Belvédère provenait d’une carrière qui n’avait été ouverte que sous l’Empereur Auguste (Ier siècle de notre ère) et ne pouvait donc être de la période grecque classique (Ve siècle avant notre ère). Plus tard, en 1796, prenant conscience des ravages causés par la Révolution sur les monuments, en particulier sur les cathédrales, Dolomieu essaie, mais en vain, de faire récupérer, par la municipalité de Metz, le sarcophage de marbre grec du fils de Charlemagne, Louis le Débonnaire, encore appelé Louis Ier le Pieux, Empereur d’Occident et Roi des Francs, mort en 840.

Cette volonté de protection du patrimoine lithique et monumental s’exprime aussi lors de l’expédition d’Égypte avec son Enquête sur les précautions à envisager pour le choix, la conservation et le déplacement des monuments antiques et son Étude du mécanisme de l’altération des monuments antiques sous l’influence des agents atmosphériques.

L’Expédition d’Égypte

Les géologues pionniers, souvent qualifiés de géologues voyageurs, furent surtout des explorateurs. À ce titre, Dolomieu rédige, en 1791, des notes pour «MM. les Naturalistes qui font le voyage de la Mer du Sud et des contrées voisines du Pôle austral», notes remises aux navigateurs partis à la recherche de la Pérouse, dont on ne retrouvera les restes de l’expédition que deux siècles plus tard sur les récifs de Vanikoro, dans le Pacifique.

Lui-même explore des terres peu connues et les chaînes de montagnes qui, à cette époque, sont considérées comme des endroits maléfiques et dangereux : Portugal, îles Éoliennes, volcans éteints du Vivarais et du Velay, Vosges, Pyrénées, Dauphiné, Alpes. Il introduit dans ces textes les mentions de montagnes primitives et de montagnes secondaires, qui annoncent les termes stratigraphiques futurs de Primaire et de Secondaire.

Dolomieu est recruté par le chimiste Berthollet le 4 janvier 1798 pour participer à l’expédition d’Égypte. Dès son débarquement sur le sol égyptien, il entreprend la vérification des données géographiques qu’il avait lues dans les auteurs anciens, grecs et latins. En même temps, suite à son expérience à Malte, il fait installer et surveille moulins, meules, engrenages, farines et fours pour la fabrication des pains de l’armée d’Orient du général Bonaparte. Pressé par son ami Sucy, ordonnateur en chef de l’armée d’Orient, de rentrer en France avec lui, Dolomieu refuse, car deux mois supplémentaires de séjour en Égypte lui sont nécessaires pour l’étude du delta du Nil. Il échappe ainsi au massacre des marins et passagers du bateau de Sucy perpétré le 20 janvier 1799 par la population lors de l'escale sanitaire du navire à Augusta, en Sicile, pour quarantaine. S'il évite ainsi les pièges de Charybde, ce sera pour mieux tomber en Sylla après mars 1799, quand il sera capturé à son tour en Calabre par la reine des Deux-Siciles. Dépouillé de ses collections et de ses manuscrits, il survit très péniblement dans un cachot presque sans lumière avec quelques livres qu’il a réussi à cacher. Cet emprisonnement, comme criminel d’État dans un sombre cachot de Messine en Sicile, durera 21 mois.

En accord avec son temps, Dolomieu généralise, au Nil et à la mer Rouge, la notion géologique à la mode alors, celle des affaissements. Par ailleurs, l’exploration des hauts sommets pyrénéens, puis alpins, l’oblige à s’interroger sur leur hauteur et sur la formation même des chaînes de montagnes, questions déjà débattues par nombre de géologues. Il hésite entre le soulèvement de la chaîne et l’abaissement des terrains avoisinants. En 1794, il suppose des «vagues géantes» de plusieurs centaines de «toises» (1 toise = 1,949 mètre) pour expliquer les «montagnes secondaires».

Les échanges internationaux

À partir de 1794, Dolomieu réunit autour de lui, à Paris, un groupe d’étudiants dont il s’occupe activement, car ce sont les enfants de ses amis suisses, qui suivent les cours des grandes écoles parisiennes. En 1796, est organisé le Corps des mines : il est nommé Inspecteur des mines et il professe dès cette année. Pendant l’été, il inspecte les mines des Alpes, et enseigne pendant l’hiver. Toutefois, se plaignant de l’absence d’échantillons pour illustrer ses cours, il demande au gouvernement le transfert de son cabinet de Malte à Paris.

Au XVIIIe siècle, les échantillons sont conservés dans des pièces ou dans des meubles de la maison d’habitation, nommés «cabinets» et qui sont le souci principal de Dolomieu. Ses collections se trouvent à Malte, alimentées par des courses minéralogiques ou par des échanges. L’Ordre de Malte veut les vendre à l’Université de Palerme. Dolomieu veut les offrir à l’Académie de Lyon ou à la ville de Grenoble ; enfin, il pense en faire don au Congrès des États-Unis d’Amérique. Finalement, elles iront d’abord à son beau-frère, puis au Muséum et à l’École des mines.

Dolomie, dolomite et Dolomites

Dolomieu doit la pérennité de son nom au minéral et à la roche qu’il a découverts. Son article paraît en juillet 1791, dans le Journal de physique, sous la mention Sur un genre de pierres calcaires très peu effervescentes avec les acides, et phosphorescentes par la collision. Dolomieu, qui se qualifie lui-même de «lithologiste», constate l’existence d’un marbre connu des statuaires, comme marmo graeco duro qui résiste à l’action des acides faibles ; il obtient à la calcination, dans son «laboratoire», de «la chaux avec à peu près la même facilité que la pierre calcaire ordinaire». Après le Tyrol, il localise d’autres affleurements entre Bolzano et Trente, en Italie, appartenant à des «montagnes secondaires à couches horizontales, dont le grain est fin et la cassure conchoïdale blanchâtre ; elles ont de nombreuses cavités garnies de cristallisations en petits rhombes [...] et qui se dissolvent lentement et sans ébullition».

Le 31 octobre 1791, Dolomieu envoie à Nicolas de Saussure, à Genève, quatre échantillons pour analyse. «Votre question sur le nom à donner ... m’embarrasse. Je vous dirai d’abord que le baptême vous appartient.» La création du mot «dolomie» est donc due à Nicolas de Saussure en mars 1792.

Le nom de Dolomieu reste aussi attaché à un cratère de la Réunion, dans l’océan Indien, qui lui a été attribué en 1802 par Bory de Saint-Vincent. L’appellation «Montagnes des Dolomites» est plus tardive et n’apparaîtra que vers 1876.
En 1921, A. Lacroix, son premier biographe, a souligné les mérites de Dolomieu, mérites d’autant plus grands qu’à son époque, lames minces de roches et microscope polarisant n’existaient pas encore et ne pouvaient aider les géologues à l’identification exacte des minéraux dans une roche. La chimie était balbutiante et la géochimie n’existait pas encore ; pourtant, Dolomieu a identifié et décrit nombre de minéraux et roches. Il privilégiait avant tout l’observation naturaliste et les déductions logiques. Ainsi, écrivait-il à son élève Cordier, juste avant sa mort : «J’ai senti plus fortement encore la nécessité d’être très circonspect à avancer des opinions quelconques et à introduire des théories quand on ne veut pas être contredit par la nature.»



Françoise G. Bourrouilh-Le Jan est géologue au Laboratoire cibamar, à Talence.


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N° 289 novembre 2001
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