Jacques Antoine Charles Amélie Edmond AUDIBERT-ROZE (1820-1873)

Publié dans le LIVRE DU CENTENAIRE (Ecole Polytechnique), 1897, Gauthier-Villars et fils, TOME III

Né à Bordeaux en 1820, mort à Paris le 31 mai 1878. Promotion 1837 de Polytechnique, ingénieur au corps des mines. Sa vie tout entière depuis 1846 s'est passée à côté de Talabot dans l'exploitation de ce réseau qui, successivement accru, est devenu le réseau Paris-Lyon-Méditerranée. Toutefois, en 1848, la ligne d'Avignon à Marseille ayant été mise sous séquestre, Audibert dut se retirer nominalement de son service, qu'il continua toujours, en fait, à suivre et conseiller, pour prendre de 1848 à 1851 la direction des mines de la Grand-Combe.

Les souvenirs laissés par Audibert sur le réseau Paris-Lyon-Méditerranée peuvent être comparés à ceux laissés par Sauvage dans l'Est. C'est en 1847 qu'Audibert, après être allé en Angleterre faire son éducation professionnelle, débuta dans sa carrière de chemins de fer en étant chargé par Talabot d'organiser l'exploitation de la ligne de Marseille à Avignon, c'est-à-dire de la créer de toutes pièces. Habitués au fonctionnement des services de nos voies ferrées, nous avons quelque peine à nous rendre compte du mérite et des efforts de ceux qui ont dû en établir les innombrables détails. La tâche était particulièrement rude dans le Midi, avec le laissez-aller inévitable qu'affectent de tradition le personnel et le public. Rentré au service de la Compagnie après la levée du séquestre qu'elle dut subir de 1848 à 1851, Audibert reprit la direction de l'exploitation d'un réseau qui s'étendait alors de Lyon à Marseille avec les embranchements du Gard et de l'Hérault. En 1861, à la suite de la fusion qui créait définitivement le réseau Paris-Lyon-Méditerranée, la tâche d'Audibert grandit encore; il sut l'accomplir avec le même bonheur. Il réalisa l'uniformité indispensable à l'exploitation de cet ensemble, constitué par la réunion de dix sociétés différentes, en laissant pour les détails ou pour certains usages de la région une diversité qui assura la transition. Aux difficultés d'une tâche exceptionnellement ardue, que des circonstances spéciales rendirent parfois encore plus difficiles, comme lors des transports à effectuer pour la guerre de 1854 nonobstant la lacune de Valence à Lyon, ou pendant le désarroi des événements de 1870-1871, Audibert sut opposer, pour les vaincre, les plus hautes qualités de direction, une patience et une souplesse incomparables.

Citation du catalogue de La Famille Polytechnicienne :

Ingénieur des Mines (1842), il débute sa carrière dans les chemins de fer aux côtés de Talabot (1845), et aide ce dernier dans l'exploitation et l'achèvement du réseau du Gard. Après l'avoir envoyé perfectionner ses connaissances techniques à l'école de Robert Stephenson (en Angleterre), Talabot le charge de l'exploitation de la ligne Marseille-Avignon. Celle-ci est ouverte à la circulation en 1848, mais mise sous séquestre pour des raisons financières (1848-51), ce qui oblige Audibert à se retirer nominalement de son service, qu'il continue toujours à suivre et conseiller. Il prend la direction générale des mines de Grand-Combe. Directeur de l'exploitation du chemin de fer Lyon-Méditerranée, puis de la compagnie ferroviaire Paris-Lyon-Méditerranée (1857), il organise le transport des troupes vers l'Italie (1859)

Citations de l'ouvrage Paulin Talabot, sa vie et son oeuvre, par le baron Ernouf (publié en 1886) :

Parmi [les collaborateurs de Talabot dans les sociétés de chemins de fer du Sud de la France] figurait au premier rang un jeune ingénieur des mines, destiné à jouer un rôle important et honorable dans l'organisation des chemins de fer français, Edmond Audibert. Sorti le troisième de l'École polytechnique, le premier de l'École d'application, Audibert était employé dans le service de l'État, quand ses aptitudes précoces fixèrent l'attention de Talabot, qui l'attacha en 1846 à l'entreprise de la ligne Marseille-Avignon. Il l'envoya d'abord en Angleterre faire auprès de Robert Stephenson, sur les lignes de Manchester à Birmingham et à Londres, l'étude pratique du nouveau système de locomotion. A son retour en France (1847), Audibert fut chargé par Talabot d'organiser le service de l'exploitation sur la ligne d'Avignon-Marseille. Pour son début, il se trouvait aux prises avec les difficultés d'une création de toutes pièces. Il fallait une volonté et une énergie peu communes pour lutter contre l'opposition, contre les résistances sourdes ou déclarées qui surgissaient de toutes parts, sous l'empire d'intérêts froissés ou effrayés, qui n'avaient pas encore eu le temps de calculer la portée d'un changement si profond dans les relations commerciales, et de se plier à ses exigences.

En même temps que l'éducation du public, il fallait faire celle du personnel exploitant. Dans cette tâche, si lourde et si délicate, Audibert déploya tout ensemble une audace et une patience qui ne se rebutaient d'aucune peine, d'aucun détail, si infime qu'il fût. Caissier, comptable, contrôleur, graisseur, donneur de billets, conducteur de train, Audibert fut tout, sans cesser d'être ingénieur et directeur. C'est qu'il sentait la nécessité absolue de substituer chez ses agents, au laisser-aller et à la fantaisie locale (auxquels on n'est que trop enclin dans le Midi), la régularité et la précision qui, nécessaires à la conduite de toute grande entreprise, sont, la condition indispensable de la sécurité d'un service de chemin de fer. Il savait aussi quel empire acquiert sur ses subordonnés de tout rang un chef qui n'ignore aucun détail de la tâche confiée à chacun d'eux.

Grâce à sa collaboration, la section de Saint-Chamas à Rognonas fut livrée à la circulation le 18 octobre 1847; celle de Saint-Chamas au Pas-des-Lanciers, le 1er novembre suivant ; celle du Pas-des-Lanciers à Marseille, comprenant le tunnel de la Nerthe, le 15 janvier 1848. Secondé par cet auxiliaire aussi capable que dévoué, Talabot avait pu mener de front les travaux d'achèvement et de mise en exploitation de cette ligne, et les études du canal d'Alexandrie à Suez, qui nécessitèrent sa présence en Égypte pendant quelques mois.

...

Après la guerre franco-prussienne et la Commune, le conseil d'administration de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée décida qu'Audibert, dont la conduite, comme directeur des services départementaux pendant l'invasion, avait été au dessus de tout éloge, serait associé à la direction générale. Cette décision avait eu lieu sur la demande formelle de Talabot, qui, depuis longtemps, « se plaisait à considérer Audibert comme son futur successeur. »

Cette prévision ne devait pas se réaliser. Les épreuves morales et physiques de l'année terrible avaient profondément altéré la santé d'Audibert. Son dévouement patriotique et professionnel ne lui avait pas permis de prendre le temps de guérir, ni pendant, ni après cette tourmente, qui laissait après elle tant de ruines à réparer. « Mais le travail avait usé ses forces. Dès les premiers mois de 1872, il avait besoin de toute sa vigueur morale pour lutter contre les ravages du mal dont il était atteint. » En présence de symptômes de plus en plus alarmants, il dut prendre un congé, et alla passer un hiver en Corse. A peine convalescent, il s'empressa de revenir à son poste. « Mais ses premiers efforts pour se remettre au travail l'épuisèrent, et il mourut le 31 mai 1873, en chrétien. »


NOTICE NÉCROLOGIQUE SUR M. AUDIBERT
INGÉNIEUR DES MINES.

Annales des mines, 7e série vol. 6, 1874. La Revue de France (livraison du 30 novembre 1874) a publié, sur M.Audibert, directeur de la compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, un intéressant article, auquel sont empruntés textuellement les éléments de cette notice nécrologique d'un des membres les plus distingués du corps des mines.

Edmond Audibert est né, en 1820, à Bordeaux, d'une ancienne famille marseillaise, de vie honorable et de fortune modeste. En 1837, il entrait à l'Ecole polytechnique avec le n° 40. Il en sortit avec le n° 3, qui lui permit de choisir la carrière des mines. Classé le premier à sa sortie de l'École d'application, il reçut, pour son voyage d'exploration, une mission en Bohême et en Hongrie, à la suite de laquelle il fut envoyé comme ingénieur ordinaire des mines à Nantes. Il y resta quatre ans au service de l'Etat.

En 1846, M. Paulin Talabot, qui avait créé le chemin de fer de la Grand'Combe et d'Alais à Nîmes, s'occupait activement de le continuer jusqu'à Marseille et d'ouvrir aux produits du bassin houiller du Gard un débouché, rapide et à bon marché, vers le grand entrepôt du littoral, en même temps que d'affranchir ce dernier des difficultés que présente la navigation du Rhône, au-dessous d'Arles. Pour le seconder dans cette oeuvre importante, qui devait être pour le commerce marseillais le point de départ, trop souvent méconnu depuis lors, d'un développement si fructueux et si rapide, M. Talabot avait besoin d'hommes à la fois jeunes et instruits, entreprenants et sensés ; il attacha à son entreprise M. Audibert.

A cette époque, l'industrie des chemins de fer était chez à l'état d'enfance. Quelques grandes lignes rayonnaient déjà, il est vrai, autour de Paris; mais M. Talabot savait bien que les meilleures leçons de l'expérience se trouveraient là où elle était faite sur une grande échelle, et que c'était de l'autre côté de la Manche que devait se faire le plus utilement une étude pratique du nouveau système de locomotion. Il s'était, dans ses fréquents voyages, lié d'amitié et d'intérêts avec les Stephenson, et créé des relations qui le mettaient en mesure d'assurer à M. Audibert l'accès des meilleurs terrains d'étude, en même temps que les conseils et les exemples des ingénieurs les plus compétents. M. Audibert partit donc pour l'Angleterre et y passa plusieurs mois à apprendre, dans tous ses détails, le métier de l'exploitation. Rentré en France, en 1847, il fut chargé de l'organiser sur la ligne de Marseille à Avignon. C'est alors qu'il se trouva aux prises avec les difficultés d'une création de toutes pièces. Il fallait une volonté et une énergie peu communes pour lutter contre l'opposition, contre les résistances sourdes ou déclarées qui surgissaient de toutes parts, sous l'empire d'intérêts froissés ou effrayés, qui n'avaient pas encore eu le temps de calculer la portée d'un changement si profond dans les relations commerciales et de se plier à ses exigences. En même temps que l'éducation du public, il fallait faire celle du personnel exploitant; c'est dans cette tâche, si lourde et si délicate, que M. Audibert déploya tout ensemble une ardeur et une patience qui ne se rebutaient d'aucune peine, d'aucun soin, quelque infime qu'il fût, d'aucune besogne matérielle, si fatiguante ou si répugnante qu'elle pût être : caissier, comptable, contrôleur, graisseur, donneur de billets, conducteur de trains, M. Audibert fut tout, sans cesser d'être ingénieur et directeur. C'est qu'il sentait l'absolue nécessité de substituer, chez ses agents, au laisser-aller et à la fantaisie locales, la régularité et la précision qui, nécessaires à la conduite de toute grande entreprise, sont la condition indispensable de la sécurité d'un service de chemins de fer ; il savait en même temps quel empire acquiert, sur ses subordonnés de tout rang, un chef qui n'ignore aucun détail de la tâche confiée à chacun d'eux et qui leur a laissé voir qu'en fait de capacité pratique, il est leur maître à tous. Même au prix des soins les plus pénibles, M. Audibert ne pensait pas que le succès fût trop chèrement acheté. Il avait, d'ailleurs, su grouper autour de lui un noyau de collaborateurs intelligents, dont les qualités de son caractère et de son esprit lui eurent bientôt conquis la confiance et le sympathique respect, et qui, animés par son exemple se dévouèrent à partager avec lui les travaux les moins conformes à leur éducation et à leur vie passée.

Le chemin de fer de Marseille à Avignon était à peine ouvert, lorsqu'éclata la révolution de 1848. On se rappelle le désastreux effet qu'eurent les événements sur des sociétés naissantes, bien loin alors d'inspirer la confiance que le public leur accorde aujourd'hui. La compagnie du chemin de fer d'Avignon à Marseille plia sous le coup porté à sa situation financière ; elle fut placée sous le séquestre. Bien que la mesure fût au fond conservatoire et tutélaire et que le représentant de l'État se fût attaché à garder le concours du directeur, M. Audibert comprit bientôt que sa position devenait fausse et se tint à l'écart. De 1848 à 1851, il se consacra à la direction des houillères de la Grand'Combe, où l'avait appelé la confiance des principaux actionnaires, également intéressés dans l'entreprise du chemin de fer et qui avaient su y apprécier ses services.

En 1852, la compagnie de Lyon à Avignon fut constituée et s'annexa bientôt les chemins de fer d'Avignon à Marseille, du Gard et de l'Hérault. M. Audibert n'avait jamais officiellement quitté ses anciennes fonctions; il se trouva donc naturellement appelé à en reprendre l'exercice et à diriger l'exploitation de la nouvelle compagnie. Celle-ci n'avait pas même complété la construction de sa ligne principale et il restait une lacune importante entre Valence et Lyon quand éclata la guerre d'Orient; les transports formés de troupes et de matériel de guerre, qui en furent conséquence, devinrent donc, pour cette exploitation incomplète et pour son chef, une épreuve d'autant plus critique qu'il ne fallait pas cesser de pourvoir aux exigences du service commercial, qui n'avait rien perdu de son activité. Secondé par le personnel dont il avait pris tant de soin de former les premiers éléments, M. Audibert suffît à tout.

Si assidûment que l'occupât la direction du service important dont il était spécialement chargé, elle ne l'absorbait pas. Associé sans réserve à la connaissance de tous les intérêts d'une compagnie qui avait déjà pris de vastes proportions et dans laquelle les pouvoirs furent de bonne heure fortement concentrés aux mains de la direction, M. Audibert apportait, dans l'examen de toutes les grandes questions, une hauteur de vues, une rectitude et une sûreté de jugement, qui lui assurèrent une légitime influence dans la discussion des conventions de 1857-58.

Lorsque la fusion des deux compagnies de Lyon à la Méditerranée et de Paris à Lyon, stipulée en principe dans les traités de 1857, s'effectua en 1861, l'ensemble des lignes fusionnées constitua l'entreprise la plus vaste qui eût été jusque-là réunie dans les mêmes mains. Le directeur général et le conseil d'administration de la nouvelle compagnie n'hésitèrent pas dans le choix de l'homme à qui ils pouvaient confier sans crainte la direction de son exploitation : ils la remirent à M. Audibert. La responsabilité eût été écrasante pour tout esprit médiocre; sans se dissimuler le poids du fardeau, M. Audibert ne s'en effraya pas : il sentait sa valeur, il aimait le travail. Cependant il ne lui échappait rien des devoirs qu'il contractait, en acceptant cette tâche : loin de considérer seulement la grande oeuvre de la fusion comme une opération financière, il comprenait qu'il devait avant tout en ressortir des avantages sérieux au profit du public, et qu'on n'avait pas concentré dans ses mains la direction d'un service aussi large et aussi complexe, sans attendre de lui des améliorations dans chacune de ses branches et dans son ensemble. S'il n'est point aisé de créer de toutes pièces une exploitation bien ordonnée, peut-être l'est-il moins encore de ramener à un type unique des procédés divers, souvent en désaccord les uns avec les autres. La compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée telle qu'elle venait de se former, était un composé d'éléments très-multiples : elle avait fini par réunir dix sociétés différentes, ayant chacune ses règlements et ses habitudes propres, non moins variées que les populations desservies et les climats traversés. Le travail d'unification était une tâche aussi délicate que nécessaire. M. Audibert sentait qu'il fallait, tout en pliant le personnel aux règles que son expérience lui avait fait reconnaître pour fondamentales, respecter, dans la mesure du possible, les usages locaux, les légitimes exigences de telle ou telle industrie, et que, pour cela, tout en fortifiant l'autorité du pouvoir central, il fallait laisser aux agents délégués en province assez de liberté pour que chacun pût utiliser son initiative, sans nuire à l'harmonie de l'ensemble. Il fallait, si l'expression est permise, imprimer au service des lignes qui, partant de Paris, divergeaient vers la Suisse, l'Italie, la Provence, le Languedoc, l'Auvergne, une couleur uniforme, sans exclure les nuances. Tel était le problème que M. Audibert s'était posé, et dont la solution exigeait la réunion des qualités les plus rares et surtout les plus rarement unies : la décision, l'esprit de suite, la patience, la netteté de commandement, le tact, la connaissance des hommes et l'art de les manier, parfois la sévérité et le plus souvent une grande bonté. Il les déploya toutes et réussit dans sa tâche, à la satisfaction de tous les juges compétents, et au grand profit intérêts publics et privés dont le soin lui avait été commis.

Naturellelment doué des aptitudes les plus heureuses, possédant une grande facilité et uue grande puissance de travail, M Audibert avait acquis une instruction très-solide et très etendue; ii savait beaucoup et savait bien. Il se tenait au courant de toutes les oeuvres intellectuelles, à quelque ordre d'idées qu'elles appartinssent. Les exigences de ses fonctions l'avaient à peu près fait renoncer aux distractions du monde; mais, quand il consentait à se montrer dans quelque réunion, toujours peu nombreuse, on était frappé de l'entendre causer art, littérature, musique, avec une connaissance des oeuvres et une sûreté d'appréciation qu'on aurait à peine attendues d'hommes spéciaux; aussi sa plume et sa parole échappaient-elles à la sécheresse et à la monotonie qui sont l'écueil des sujets techniques. Dans le conseil, il exposait avec une grande lucidité, il discutait avec conviction et avec vivacité, mais sans roideur. Sa correspondance était simple, nette, ses ordres clairs et précis, ses rapports aux assemblées explicites et logiques; qu'il parlât ou qu'il écrivît, il avait l'expression propre, la forme heureuse, le terme choisi. Sa haute taille et son attitude très-droite lui donnaient un aspect un peu sévère, qui s'adoucissait aux premiers mots de l'entretien; la courtoisie de son langage modifiait tout de suite la première impression, et il ne fallait pas l'entendre longtemps pour subir le charme de son esprit et apercevoir la bonté de son coeur, en sorte que le fond ne contribuait pas moins que la forme à l'ascendant qu'il exerçait et avait besoin d'exercer sur le personnel énorme dont il lui fallait assurer l'obéissance.

L'une de ses premières préoccupations, lorsqu'il fut devenu le chef de cette véritable armée de travailleurs de tout ordre qui dépassait le chiffre de 50.000 agents, fut donner à chacun d'eux la sécurité d'une retraite; il n'hésita pas à pas à réclamer et il n'eut, d'ailleurs, pas de peine à obtenir de la compagnie, à cet effet, des sacrifices considérables. Comme beaucoup d'oeuvres philanthropiques, celle-ci ne fut pas du premier coup appréciée à sa valeur, par la masse des intéressés; mais quelques années suffirent pour leur en faire comprendre tous les avantages et la compagnie trouva bientôt, dans la fidélité et l'attachement croissants de son personnel, le bénéfice des sentiments tutélaires et paternels qui avaient inspiré à M. Audibert l'heureuse création de la caisse des retraites.

Quelques jours avant l'investissement de Paris, M. Audibert fut chargé de transporter en province le siège de l'exploitation. Il l'établit d'abord à Lyon ; mais l'état moral et politique de cette ville ne permettait pas d'y garder dans les conditions de calme relatif nécessaires à son travail, le personnel supérieur de ses services, et il le transféra bientôt à Clermont. C'est là qu'il passa l'hiver de 1870-71, le coeur navré des malheurs de la France, mais l'esprit attentif à maintenir dans les services de la compagnie l'ordre et la discipline, et à pourvoir à toutes les nécessités des opérations militaires auxquelles le chemin de fer de Lyon pouvait concourir.

Sous l'influence de ces secousses morales et d'un climat exceptionnellement rigoureux, une maladie, que son tempérament énergique lui avait jusque-là fait négliger, fit des progrès inquiétants. Les médecins lui commandaient, sa famille le suppliait de prendre un repos et des soins devenus indispensables ; il se refusa à ce qu'il appelait une désertion et resta à un poste où il se croyait responsable, envers la confiance de la compagnie et envers son devoir de Français.

L'armistice conclu, il rentra dans Paris, avant même que le chemin de fer de Lyon fût rouvert, et s'occupa avec ardeur de la réorganisation de ses services disséminés. Il y resta, pendant la première moitié de la Commune, et ne s'éloigna que lorsque sa liberté personnelle fut directement menacée.

Quand l'ordre matériel fut rétabli, le conseil de la compagnie, à la reprise de ses séances, jugea qu'il était temps de consacrer, par une sanction officielle, la haute influence que M.Audibert exerçait, de fait et à juste titre, sur toutes les affaires sociales. M. Talabot demandait lui-même qu'on lui adjoignît, à titre de coadjuteur, l'homme que ses longs et éminents services avaient depuis longtemps désigné et qu'il se plaisait à considérer comme son futur successeur. M. Audibert fut mis à la tête de toutes les branches de l'administration et associé à la direction générale. Cet acte de justice fut accueilli avec un sentiment unanime d'approbation et de confiance.

Mais le travail avait usé les forces de M. Audibert : dès les derniers mois de 1872, il avait besoin de toute sa vigueur morale pour lutter contre les ravages du mal dont il était atteint; il fallut les symptômes les plus alarmants pour le décider au repos; il alla le demander au climat de la Corse et bientôt ses forces semblèrent se ranimer. Il revint à Paris, dans les derniers jours du mois de mai 1873. Se crut-il en état de reprendre un poste où les circonstances du moment rendaient sa présence plus désirable que jamais? N'obéit-il pas plutôt à ce sentiment du soldat blessé, qui veut tomber au premier rang et sous le drapeau? Ses premiers efforts pour se remettre au travail l'épuisèrent ; il mourut, le 5 mai, en chrétien.

Cette notice était rédigée par G. Daubrée et A. Delesse.