Discours de M. Charles-Edouard GUILLAUME
Directeur du Bureau international des poids et mesures
Prix Nobel de Physique 1920

Prononcé le dimanche 7 juin 1925 à Paris, salle Hoche

CHER MONSIEUR FAYOL,

Vous souvenez-vous de notre premier entretien ? Pour moi, bien qu'il date de plus de vingt-neuf ans, - il se place en mai 1896 - il est resté vivant à ma mémoire. N'a-t-il pas décidé de toute ma carrière ?

Mais prenons la question par le commencement. Le hasard avait d'abord bien fait les choses ; il avait mis John Hopkinson sur la voie de l'étonnante irréversibilité des ferro-nickels ; il avait montré à J.-René Benoît qu'un acier au nickel se dilate à la façon du laiton ; il m'avait permis enfin de découvrir qu'un alliage un peu plus riche en nickel que le précédent se dilatait moins que le platine. Maintenant c'était fini pour le rôle du hasard ; une étude s'imposait ; elle était pleine de promesses ; mais pour que ces promesses devinssent des réalités, il fallait encore un gros effort métallurgique et métroéogique.

Je demandai à mon directeur, M. Benoît, de pouvoir poursuivre les recherches au Bureau international ; il l'accorda avec son habituelle bienveillance, mais il ajouta aussitôt : « Vous connaissez notre situation ; il m'est impossible de vous ouvrir un crédit. »

Les deux alliages étudiés au bureau avaient été préparés aux aciéries d'Imphy. Etait-ce encore le hasard ? Je ne sais. Toujours est-il que je vins vous voir ; je vous dis mes espoirs et notre misère - c'était déjà la détresse des laboratoires - et j'attendis votre verdict avec une confiance qui m'était venue dès le début de notre entretien.

Alors avec la rapidité de décision, la largeur de vues, et la bienveillance dont j'ai eu tant de preuves, vous me dites simplement : « Votre travail est intéressant. Que vous faut-il pour le poursuivre ? Je suis avec vous. »

Je vous quittai au comble de la joie. J'allais pouvoir travailler sans être aussitôt arrêté par des considérations matérielles. J'avais peut-être devant moi dix années d'occupations fructueuses. En quoi, je me trompais dans mon appréciation. Voici trente ans que la recherche dure ; d'autres l'ont élargie - je ne citerai que les merveilleux travaux faits à Imphy - et, lorsque je l'abandonnerai, ce ne sera pas parce qu'elle sera achevée, mais parce que je serai au bout de ma carrière.

Timidement, je demandai d'abord deux alliages, puis trois nouveaux afin de chercher à caractériser l'anomalie de dilatation. Au début de l'année 1897 je publiai une note où il était question de dix-sept alliages. Le minimum de la dilatation était franchi, l'invar était trouvé.

Mais ensuite la question s'élargit ; après la dilatation, je résolus d'étudier la stabilité, puis l'action des additions, puis celle des traitements, puis l'élasticité, et c'est ainsi que peu à peu les coulées ont atteint le nombre de plusieurs centaines, et que pas une seule fois l'appui de la Société de Commentry-Fourchambault et Decazeville ne m'a manqué, jamais les conseils avisés ne m'ont fait défaut.

Les résultats étaient vraiment dignes de l'effort fait en commun. Nous avions en effet dans l'alliage non dilatable un puissant élément pour les recherches de précision, car on sait que la dilatation des métaux est un élément perturbateur qui intervient dans la plupart des mesures, et elle impose parfois des précautions prohibitives. Grâce à l'invar on put construire un pendule compensé d'une simplicité insoupçonnée jusque-là. On put faire des bilames puissantes. On construisit des règles de précision. Mais où il s'est montré utile par-dessus tout, c'est dans la mesure des bases. En tous pays on emploie avec un succès croissant les fils d'invar, qui ont placé le procédé Jäderin au rang des méthodes précises de la géodésie.

Puis ce fut le platinite qui rend possible la fabrication des lampes à incandescence alors que le platine est devenu si rare qu'on ne pourrait plus songer à son emploi.

Enfin ce fut l'élinvar qui permet d'obtenir des montres réglées aux températures sans l'emploi du balancier compensateur ; le nouvel alliage s'est si vite répandu que bientôt 100 millions de montres lui devront leur bonne marche.

Voilà donc comment la collaboration d'une usine métallurgique et d'un laboratoire voué à la précision a pu apporter un progrès inespéré aux branches les plus diverses de la science et de l'industrie. Il y fallait l'étincelle. Vous l'avez donnée avec libéralité. Je vous apporte non seulement l'expression de mon inaltérable reconnaissance, mais aussi celle de la gratitude des métrologistes, des géodésiens et des horlogers.

Dois-je m'en tenir là ? Quelque chose me pousse à dire un autre bienfait que je vous dois.

Naturellement, dans nos fréquents entretiens, lorsque nous avions épuisé la question métallurgique du moment, nous parlions un peu d'administration. Et j'étais frappé par la nouveauté et la fécondité des idées que vous exprimiez.

Lorsqu'on prêche une union de plus en plus intime de la science et de l'industrie, on croit affirmer seulement une chose : c'est que l'industrie a beaucoup à gagner à s'inspirer des méthodes scientifiques. Mais on omet la contre-partie : on oublie de dire que les hommes de science pourraient très utilement s'inspirer des méthodes industrielles.

S'il y a, dans l'industrie, dix pas à faire pour mettre au point une question, et que l'on s'arrête après le neuvième, on n'est pas plus avancé qu'au départ, et on a dépensé de l'argent et du temps. Un industriel ne doit donc entreprendre une étude de fabrication qu'avec la ferme volonté de la pousser jusqu'à son achèvement.

Un homme de science n'est pas actionné par la même nécessité ; s'il a fait avancer une question, si peu que ce soit, son rôle reste marqué ; un autre reprendra à l'endroit où il a abandonné la course, fera quelques pas, puis à son tour, transmettra le flambeau. Et cette liberté de ne pas aller jusqu'au bout, beaucoup d'hommes de science en profitent pour passer, suivant le cours de leur imagination, d'une question à une autre.

Ainsi le travail de l'homme de science a quelque chose qui rappelle parfois le vol du papillon, tandis que le travail industriel doit nécessairement se régler à la manière du vol de l'hirondelle.

Tous ceux qui ont la joie d'assister à ce banquet, et de vous témoigner leur reconnaissance et leur respectueuse affection sont pénétrés des services inappréciables rendus par vous à la communauté humaine. Non seulement vous avez merveilleusement organisé, mais vous avez enseigné à organiser, votre action se multiplie à l'infini ; vous ouvrez les voies de l'avenir, vous montrez le chemin.