Pierre-Louis-Antoine CORDIER (1777-1861)

Il épouse Cécile BORGELLA, nièce et pupille du baron Louis-François-Elisabeth RAMOND de CARBONNIERES (1755-1827), préfet, géologue et botaniste, membre de l'Académie de Médecine et de l'Académie des Sciences (section minéralogie), associé de l'Académie des sciences morales et politiques (section de science sociale et législation).


Publié dans le LIVRE DU CENTENAIRE (Ecole Polytechnique), 1897, Gauthier-Villars et fils, TOME III

Né à Abbeville le 31 mars 1777, mort le 30 mars 1861, il avait été en 1794 de cette première promotion de l'Ecole des Mines, qui ne venait pas de l'École Polytechnique. Il avait accompagné Dolomieu dans l'Expédition d'Egypte et, dès 1808, il était Correspondant de l'Institut. En 1822, il succéda à Haüy dans la Section de Minéralogie. Il avait, en 1819, remplacé Faujas de Saint-Fond au Muséum où il mourut Administrateur-directeur. Il fut, sous le Gouvernement de Juillet, Conseiller d'État et Pair de France. Outre sa présidence du Conseil général des Mines [voir CGM 1834 et CGM 1841], il a été, pendant toute la durée de cette vie d'une fécondité si étonnante, le président né et le président autorisé de toutes les autres Commissions, permanentes ou occasionnelles, constituées au Ministère des Travaux publics sur les matières rentrant dans les attributions du Corps des Mines : Commission centrale des machines à vapeur, Commission des chemins de fer qui a préparé l'ordonnance de 1846, etc. Son oeuvre scientifique a porté principalement sur les roches dont il recherchait l'analyse intime par des méthodes mécaniques, ainsi que l'exposait un Mémoire essentiel de 1822; il s'est en outre occupé de la théorie de la chaleur centrale de la Terre et de ses conséquences géologiques, notamment dans un Mémoire capital de 1827.


Portrait de Cordier par Ingres
Musée du Louvre, Paris

Résumé des principales activités de Pierre Louis Antoine CORDIER

1797-1804 Ecole des mines, professeur-adjoint / Minéralogie, Géologie
1798-1799 Participation à l'Expédition française en Egypte
1812 : A la suite de la catastrophe minière de Beaujon en Belgique, propose des mesures propres à empêcher le renouvellement de telles catastrophes.
1830 : Maître des requêtes au Conseil d'Etat.
1830 : Président fondateur de la Société géologique de France
1832 (officieusement) ou bien 1834 (officiellement) vice-président du Conseil général des mines, à la place de Héron de Villefosse démissionnaire. Cordier conserve ce poste jusqu'à sa mort.
1837 : Conseiller d'Etat
1804-1861 Professeur de géologie à l'Ecole des mines, suppléant de Brochant de Villiers
1819-1861 Muséum d'histoire naturelle : professeur de géologie (successeur de Faujas de Saint-Fond)

Cordier est le créateur de la Galerie de géologie du Museum qui passe de 12000 échantillons en 1819 à 200.000 à sa mort, collection qu'il organise et classifie. Son assistant, Charles d'Orbigny, publie sa classification.
Il est le fondateur de la minéralogie microscopique.
Il s'est interessé à la température interne de la Terre (1827) et aux volcans.

Distinctions :
Membre correspondant de l'Institut (1808), Membre de l'Académie des sciences (1822) (successeur de Haüy),
Commandeur de la Légion d'honneur (1837) puis Grand-officier (1859)
1839 : Pair de France


NOTICE HISTORIQUE sur
PIERRE-LOUIS-ANTOINE CORDIER
INSPECTEUR GENERAL DES MINES, MEMBRE DE L'ACADEMIE DES SCIENCES

Par M. J. BERTRAND, Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences.

(Lue dans la séance publique annuelle du 17 décembre 1894.)

Publié dans Annales des Mines, 9 e série, vol. 27, 1895.

La séance dans laquelle l'Académie proclame le résultat de ses concours est aussi, suivant une tradition respectée depuis près de deux siècles, celle où ses secrétaires perpétuels évoquent le souvenir de l'un des confrères qu'elle a perdus. Aucune règle ne dirige et ne limite leur choix. Les plus illustres ont attendu longtemps, quelques-uns attendent encore un hommage digne de nos regrets et de leur renommée. Dulong, Cauchy, Chevreul, Cordier, Clapeyron, Sturm, Liouville, A. de Jussieu, Becquerel, J.-B. Dumas, Claude Bernard, n'ont pas encore eu leur tour. Pour de tels noms la prescription n'est jamais acquise. Je veux le montrer aujourd'hui en consacrant cette séance à la mémoire d'un confrère éminent près duquel peu d'entre nous, quatre seulement, je crois, ont eu l'honneur de s'asseoir à l'Académie des sciences.

Cordier, mort en 1861, était né à Abbeville le 31 mars 1777. Sa famille, d'origine anglaise, qui depuis plusieurs siècles y vivait honorablement, lui a transmis dès l'enfance ses habitudes de politesse et de haute distinction. Le poète Millevoye, son cousin, fut son ami d'enfance.

Cordier fit ses études au collège d'Abbeville, et les fît bien. Plus restreintes qu'aujourd'hui, elles n'étaient ni moins fortes ni moins fécondes. Sans demander quelles carrières embrasseraient leurs élèves ni les préparer à l'exercice d'une profession, les maîtres croyaient leur tâche bien remplie s'ils leur avaient donné l'habitude de la réflexion et le goût du travail. Ni dans les hautes ni dans les basses classes, la crainte des examens n'enchaînait alors les esprits et ne troublait les études.

Heureusement né pour les lettres, le futur savant obtint, à l'âge de quinze ans, les premiers prix dans la classe de rhétorique, entre autres celui de vers latins, irrévérencieusement nommé alors premium strictae orationis, comme si le trait saillant de l'exercice était la gêne imposée aux syllabes.

L'École des mines était d'un accès facile. Deux maîtres seulement y enseignaient, l'un la docimasie et l'autre la géométrie souterraine. Il suffisait, pour y être admis, de joindre à des recommandations qu'on ne refusait guère le certificat authentique d'une instruction élémentaire en mathématique et en dessin. La République, en mettant les places au concours, y attacha de petits appointements. Les concurrents cependant restèrent peu nombreux; c'était en 1791 ; les parents hésitaient à envoyer leurs enfants à Paris, et l'Ecole, de son côté, veillait à écarter les aristocrates. La haine des tyrans tenait le premier rang dans le programme du concours ; Cordier, à l'âge de seize ans, dut faire attester par vingt signatures son attachement a la cause sacrée de la liberté et son amour pour l'égalité. Le jeune collégien d'Abbeville fut autorisé, en conséquence, à habiter Paris pour y recevoir, aux frais de sa famille, des leçons de mathématiques qui durèrent deux mois. Le concours était clos, mais deux candidats seulement s'étaient présentés, et l'École offrait quarante places. La porte restait ouverte; pour subir l'examen, chacun choisissait son jour; les lettres d'admission se succédaient sans assigner ni rang ni note de mérite. « Nous t'engageons, dit le post-scriptum de celle de Cordier, à te livrer au dessin, pour lequel tu as paru médiocre. »

L'École, dès la première année, congédia la moitié de ses élèves. On organisa pour les autres des voyages d'instruction. Les deux plus méritants, Cordier et Brochant de Villiers, parcoururent les Alpes, sous la direction de l'illustre Dolomieu, qui les traita comme ses enfants. En passant au Creusot, ne pouvant visiter l'usine abandonnée et déserte, on explora la vallée ; chacun y fouillait son domaine. « Quelques-uns y trouvaient un peu de charbon; d'autres, moins heureux, avaient rencontré une substance semblable à la houille par ses caractères extérieurs et qui n'en différait que par son incombustibilité totale. »

Le général Bonaparte, en adjoignant une commission de savants à l'expédition d'Egypte, tenait à honneur de faire admirer la glorieuse phalange où chaque science était représentée. Monge et Berthollet, ses seuls confidents, entouraient l'expédition de mystère ; Dolomieu consentit à s'y engager. Le jeune Cordier fut admis à le suivre, heureux et fier, sans s'inquiéter des dangers, de devenir le compagnon et le collaborateur de Monge, de Berthollet, de Geoffroy Saint-Hilaire, de Malus et de Fourier. Ces savants illustres, avant d'ouvrir à Cordier les portes de l'Académie des sciences, l'avaient jugé, à institut d'Egypte, digne déjà de leur commerce intime et de leur amicale confraternité. Partis ensemble de Paris le 6 avril 1798, Dolomieu et Cordier se rendirent à Toulon en géologues, c'est-à-dire à pied. La promenade dura trente-cinq jours. Après d'inévitables retardements, ils furent embarqués sur le vaisseau le Tonnant. On voulut, en passant à Malte, s'emparer de la forteresse et du palais des chevaliers. Dolomieu était jadis entré dans l'ordre et avait fait les caravanes requises pour l'avancement; dégagé depuis longtemps de ses serments il crut pouvoir, dans l'intérêt de tous, accepter le rôle de négociateur. On devait plus tard en faire l'occasion et le prétexte d'une cruelle et mytérieuse vengeance. Quarante jours après son départ de Toulon, le Tonnant jeta l'ancre dans le port d'Alexandrie. Les savants ne reçurent aucune mission expresse. Toute vérité était proposée à leur étude. C'est en soulevant les voiles du passé qu'ils devaient éclairer l'avenir. La minéralogie, science peu cultivée par ses illustres collègues, imprimait à la curiosité de Cordier une direction originale.

Les ruines d'Héliopolis lui révélèrent tout d'abord l'exhaussement successif de la vallée du Nil, et la distinction qu'il faut y faire entre le rôle des sables du désert et celui des inondations. Un fragment de sel gemme incrusté dans les obscurs caveaux de la pyramide de Chéops l'intéresse et l'étonne tout autant que le secret des caractères étranges et le mot des pieuses énigmes gravées sur le porphyre des sarcophages. C'était la première fois qu'à de tels problèmes on associait, pour les éclairer, les études sur la nature des pierres et la recherche de leur origine. Tout semblait réuni sur cette terre radieuse pour enfler et accroître l'exaltation des pensées du jour. On lit sur le carnet de voyage de Cordier :

« La plupart des Français qui ont visité les Pyramides n'y ont vu que les massifs sans goût formés par l'entassement des pierres. Le reste, en convenant de l'art qu'il a fallu pour les construire, les appelle des monuments de la tyrannie et du malheur; ignorent-ils qu'il n'existe aucun grand monument dans le monde qu'on ne puisse attribuer à ces trois grands fléaux de l'humanité : l'ambition, la superstition et la tyrannie! »

Ces lignes sont écrites le 9 vendémiaire an VI ; c'eût été miracle qu'un sage de vingt ans échappât aux lieux communs du jour.

Cordier visita près de Thèbes la statue dont chaque matin, disent les poètes, les sons mélodieux saluaient le lever de l'aurore. « Le goût du merveilleux, écrit-il, est un des ingrédients que la nature a mis dans la composition de l'esprit humain. Les prêtres d'Egypte savaient en user; leur renommée de science et de secrète industrie a fait ranger les soupirs du fabuleux Memnon parmi les illusions que la science peut inspirer et devrait démasquer. »

Les historiens pourtant parlent comme les poètes.

Des visiteurs illustres, et en grand nombre, ont, pendant plusieurs siècles, inscrit leurs témoignages sur le corps du colosse abattu. Ce murmure harmonieux a été, à une époque très éclairée, admiré par les plus sceptiques. Doit-on n'y voir qu'une supercherie? Les inventions de la science auraient peine à la définir et aucun accident du hasard n'en a renouvelé le prodige. Cordier, par déférence pour un confrère illustre, a consenti plus tard à former des conjectures. Dans une note ajoutée au mémoire de Letronne sur la célèbre statue, il en compare les sons tant vantés au cri strident d'un bâton de soufre brusquement échauffé.

Dolomieu, alléguant une santé chancelante, demanda à quitter l'Egypte [Selon d'autres témoignages, Cordier était "trop beau", et Bonaparte voulait se débarrasser d'un rival potentiel] . La traversée était périlleuse. Cordier réclama sa part des dangers. On s'embarqua par une nuit obscure sur la Belle-Maltaise, corvette bien armée, bien approvisionnée, fine voilière, disait-on. Le vent était favorable. Au soleil levant, la ligne de la croisière anglaise était traversée; on se réjouissait du succès, quand un cri s'éleva : « La cale est inondée ! »

L'eau monte rapidement! Un habile plongeur se fait attacher pour explorer le navire; on le remonte mortellement blessé. Il a vu la charpente entr'ouverte! On le croit d'autant mieux, qu'on en trouve la raison : pour loger les chevaux du général Dumas, on avait supprimé les cloisons et coupé de grosses poutres. La mort semble imminente. Quelques-uns récitent les dernières prières. Cordier s'empare d'un boulet assez petit pour entrer dans sa poche, assez lourd pour l'entraîner au fond. Dolomieu charge un pistolet. Les chefs demeurent stupides. Un pauvre passager, embarqué la veille par charité, propose de faire passer sous le bâtiment des corps légers de toute sorte : paille hachée, biscuit pilé, légumes secs, filasse chiffons; il a vu déjà ce moyen réussir. L'expédient était ridicule ; mais quand le péril presse, on obéit à celui qui commande. L'espoir double les forces et relève les courages. Les pompes prennent le dessus, et bientôt, il ne reste à bord que l'eau nécessaire pour remplacer comme lest les chevaux, les canons, les boulets et les caisses de toute sorte jetées tout d'abord à la mer.

La côte d'Egypte était proche, mais surveillée par la flotte anglaise. Préférant la mort à la captivité, on s'aventure vers la France. La tempête se joue du navire désemparé, et pour dernière disgrâce, pousse la Belle-Maltaise dans le port de Tarente. La contre-révolution y triomphait, et avec elle la haine de la France. Aux imprécations grotesques et aux bouffonneries, une populace féroce et rieuse mêle des cris de mort.

Un prêtre qui se trouvait là s'écrie, pour sauver l'équipage : « Ils viennent d'Egypte, un homme à leur bord est mort de la peste ! » La foule recule, et ses laides grimaces expriment le désappointement. Comment les massacrer sans les toucher? Ils doivent, avant tout, sortir de la ville. Le général Dumas prend le premier, avec une dédaigneuse audace, le chemin des casemates; au premier détour, un coup de feu retentit; tous les coeurs se serrent La France ce jour-là courut un grand danger : si le général Dumas était mort à Tarente, nous n'aurions connu ni son fils ni son petit-fils. C'était heureusement une plaisanterie : les Napolitains voulaient se donner le plaisir de terrifier la proie qui leur échappait. Ils purent voir Dolomieu presser la main de Cordier en lui disant : « Voici le moment de montrer du courage ! »

Le prêtre qui les avait sauvés venait chaque jour célébrer la messe devant eux. « Si par hasard on vous pend aujourd'hui, leur disait-il, je ne vous aurai pas laissé mourir comme des chiens ». Cette plaisanterie le faisait rire.

Après vingt jours de casemate, les cinquante prisonniers, insultés et menacés par la foule, furent transportés dans un séminaire abandonné, en danger plus d'une fois d'y mourir de faim. L'ordre vint enfin de les transférer à Messine ; ils y furent mieux traités : ration entière de nourriture leur était accordée. On les laissait en rade, complètement libres à bord du navire qui les avait amenés. Dolomieu seul fut mis au cachot. On l'avait dénoncé comme traître à ses serments de chevalier de Malte. La défense pour lui eût été facile ; condamné à mort à la suite d'un duel, puis gracié, ayant perdu tous les privilèges de l'ordre, il se croyait affranchi de la règle ; mais il ne fut ni entendu ni jugé. Cordier voulut en vain partager le sort de son maître. On ne leur permit pas même un dernier adieu.

On l'embarqua, avec cinquante autres Français, sur un navire parlementaire chargé de les rapatrier. Le capitaine trouva plus commode de les jeter sur la côte d'Italie. Cordier se rendit à Rome, y vécut comme il put, jusqu'au jour où il réussit à gagner Civita-Vecchia, où il prit service sur un bateau corsaire faisant voile pour la France, au risque d'être pendu si le sort des armes lui était contraire. Ce corsaire heureusement fuyait les aventures et longeait la côte. Cordier mettait chaque relâche à profit. Ses compagnons, les loups de mer le voyaient inscrire sur son carnet des notes telles que celle-ci :

« Couches primitives contournées en demi-cercle, roches micacées schisteuses, micacées stéatiteuses feldspathiques, ou grès, serpentines. » Et le lendemain : « Au fond, sur la côte, escarpement de 80 pieds, offrant des roches primitives à base de fedspath et de hornblende. »

Une frégate anglaise leur donna la chasse tout auprès de la côte de France. Un calme plat survint et les sauva; la légère felouque put, à force de rames, échapper au lourd voilier.

L'infatigable géologue, parcourant cette même côte à l'âge de quatre-vingt-deux ans, écrivait à Mme Cordier:

« Mes souvenirs d'Egypte ont été vivement éveillés à la vue des plages où j'abordais, il y soixante ans, chassé avec mes compagnons d'infortune par la croisière anglaise que nous avions aperçue lorsqu'aux premières lueurs du jour nous n'étions plus qu'à une heure de terre. Tout cela, ajoute le vieux professeur, ne devrait-il pas effacer les traces des tristes et pitoyables petits événements du Jardin des Plantes ? »

Qui se souvient aujourd'hui des rivalités présomptueuses et des ambitions sans scrupules, jugées fort graves alors, et que la douce philosophie de Cordier savait dédaigner à l'avance !

Aucun souvenir ne revenait plus vivement au coeur de Cordier, que les dures épreuves de son maître, presque son père d'adoption, enfermé à Messine dans un cachot humide et obscur, sans connaître l'accusation portée contre lui ni deviner l'accusateur. La mort semblait pour lui inévitable et prochaine ; il ne désirait qu'elle, on lui accorda, pour la retarder, de la lumière et de l'air; ce fut, pendant vingt-deux mois, la seule satisfaction qu'il obtint. La victoire de Marengo le délivra. La mise en liberté du membre de l'Institut Dolomieu fut le premier article du traité de paix. Les souffrances n'avaient pas ralenti l'ardu savant. Les Alpes furent son meilleur médecin; il leur demandait les forces nécessaires à un voyage à travers l'Europe, Cordier devait l'y suivre. Ce voyage, lui écrivait Dolomieu, doit vous être plus utile qu'il ne me le sera à moi-même, et j'ai plus de plaisir à m'occuper de ce qui peut faire votre réputation que de ce qui peut soutenir la mienne.

Tels étaient les sentiments de l'illustre minéralogiste pour le jeune ami dont pendant ses longues heures de solitude il traçait avec la suie de sa lampe fumeuse ce portrait échappé à bien des chances de destruction :

« Cordier a de l'esprit et pourra figurer dans la carrière des sciences. Sa conduite envers moi, pendant tout le temps qu'il m'a accompagné, a été parfaite, toujours mesurée, toujours attentive, toujours obligeante. Aussi mes sentiments pour lui sont ceux d'un père. J'aurais voulu qu'on le fit moins ressouvenir qu'il porte une jolie figure. Je désire que des avantages frivoles ne dilatent pas trop son amour-propre, mais le temps fanera l'une, la fréquentation du monde contiendra l'autre , et les excellentes qualités resteront. »

Cette note fait discrètement allusion à un souvenir d'Egypte, à plusieurs peut-être. Cordier, sur cette terre aurait dû le lui rappeler, oubliant l'exemple de Joseph, le bel Hébreu, avait accueilli sans crainte et sans mystère la bienveillance d'une belle Française distinguée déjà, avec moins de mystère encore, par le général en chef. Napoléon ne fit pas d'éclat, mais le départ de Dolomieu vint fort à propos pour dérober son élève à une rivalité périlleuse.

Cordier mérita et obtint, sous l'empire, de hautes distinctions, sans rien demander au maître, sans s'approcher de lui et sans l'aimer. C'était lui qui gardait rancune.

Dolomieu l'avait bien jugé. Soixante ans plus tard, la physionomie franche et aimable de Cordier, plus qu'octogénaire, montrait l'empreinte d'un esprit sage et ferme, d'une dignité sans hauteur dont jamais les succès du monde n'altérèrent la simplicité. Peu de savants ont pendant une vie aussi longue, aimé la science avec plus de passion, sans négliger pour elle aucun devoir et sans refuser aucun des travaux demandés sans cesse à son savoir et à son zèle.

Un écrivain spirituel, Alphonse Karr, concluait, d'un calcul contestable, mais plausible, que M. Cordier, pair de France, conseiller d'Etat, membre de l'Institut, inspecteur général et président du conseil des mines, professeur, administrateur et directeur du Muséum d'histoire naturelle, président de la commission des machines à vapeur, membre du conseil de perfectionnement de l'Ecole polytechnique, appelé chaque lundi à l'Académie des sciences, et chaque jour à la Chambre des pairs, dans quelque commission nouvelle, devait à ses devoirs et occupations publiques soixante-deux heures de travail par jour.

La plaisanterie tombait à faux; Cordier n'acceptait aucune sinécure. Sévère pour lui-même, il faisait, et faisait bien, toute tâche librement acceptée. Content d'une très modeste aisance et d'une éclatante renommée, il laissait venir sans les rechercher les dignités et les honneurs. Inspecteur général des mines à trente-trois ans, Cordier devint promptement et resta, jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, chef de ce corps d'élite et président de son conseil. Nos jeunes camarades, quels que soient leurs talents et leur zèle, ne sauraient aujourd'hui espérer ni un avancement aussi rapide ni une carrière aussi longue. Les tournées d'inspection de Cordier s'encadraient chaque année dans ses voyages géologiques. Jusqu'aux derniers jours de sa verte vieillesse, il a voulu préparer sur le terrain ses leçons au Jardin des Plantes. Les montagnes le charmaient; leur vue produisait chez lui une véritable émotion. En tête d'un manuscrit inachevé, écrit l'année même de sa mort et ayant pour titre Cinquante, et un voyages géologiques, Cordier pouvait inscrire cette épigraphe : Nullus fere sine itinere annus.

Jamais Cordier ne voyageait à l'aventure. Les conseils donnés pendant la route et les renseignements pris sur place changeaient rarement son itinéraire. La prétention de tout voir, disait-il, empêche de bien voir. Repassant souvent par des chemins connus et déjà étudiés, le butin prévu de chaque jour était vérifié, mis en ordre et emballé avant que Cordier songeât au repas du soir.

Malgré les brillants épisodes de sa vie scientifique, sa belle collection de minéraux et de roches restera la gloire de son nom. Les voyages lui servaient de préparatifs et la tâche lui appartenait tout entière. Pour étudier ses minéraux, Cordier les nettoyait lui-même. A l'âge de quatre-vingt-trois ans, on pouvait le voir dans sa cour, quittant son habit, les bras découverts, ouvrir le lourd robinet de la fontaine et brosser d'une main la pierre que de l'autre il tenait sous l'eau. Près de cent mille échantillons, véritable trésor, étiquetés de sa main, de 1820 à 1860, attestent sa persévérance et l'infaillibilité de son coup d'oeil.

Les instructions et les conseils donnés par Cordier aux naturalistes voyageurs étaient pleins de prudence et de sagesse. « En général, écrivait-il, on se trompe beaucoup sur le genre de recherches auxquelles il convient de se livrer dans les occasions rares où l'on touche passagèrement des terres inconnues. Le petit nombre de ceux qui s'occupent alors de minéralogie croient s'acquitter en rapportant quelques échantillons choisis avec plus ou moins de discernement, dans le nombre de ceux qui ont attiré leur attention par leur aspect nouveau ou singulier. Ce n'est point des morceaux de cabinet qu'il nous faut. Quand même il en résulterait la possession de quelques espèces nouvelles, cette acquisition ne remplacerait pas les connaissances générales que de pareilles expéditions devraient nous procurer. Les détails de lithologie seraient la part du minéralogiste sédentaire, si jamais la contrée lui offrait ce refuge. Maintenant, et avant tout, c'est le coup d'oeil du géologue que nous appelons sur la constitution de l'hémisphère austral. »

Cordier, pendant ses tournées, libre du souci des affaires, pourvu que les nouvelles de sa famille fussent bonnes, s'abandonnait aux études scientifiques et aux inspirations esthétiques de la route. Dans ses carnets de voyage, la géologie, comme il est juste, règne sans partage, mais l'imagination et le coeur - les lettres de Cordier l'attestent - sont toujours prêts à prendre leur part. Quant à son corps, il l'expose aux privations et aux fatigues avec la plus complète indifférence.

Il écrivait en 1803, au haut du pic de Ténériffe : « Je donne quelques moments à la vive satisfaction et à l'esprit d'enthousiasme que m'inspire ce grand spectacle. Quelle compensation pour les fatigues passées! Quelle place pour réfléchir aux révolutions du globe! Quels doux moments de repos! Quelle satisfaction d'être apte à éprouver de si grandes et si rares jouissances, d'avoir eu le courage de les chercher au lieu de végéter comme tant d'autres et de mener une vie obscure! »

Le jeune enthousiaste exagère. Si l'Europe était en paix c'était pour peu de temps. Les révolutions du monde pouvaient offrir aux ambitieux, en 1803, d'autres triomphes que ceux de la science, aux ennemis de l'oisiveté d'autres chemins que celui des sommets déserts, aux esprits curieux d'autres fascinations que le spectacle de la nature.

Heureux de voir ce qu'il avait cherché avec tant de fatigues, Cordier savait aussi profiter des rencontres imprévues. Un jour, il aperçut dans une rue de Salzbourg des murailles en marbre rouge riches en empreintes de fossiles dont la présence semblait résoudre un important problème. Il n'hésite pas , marchande la façade d'une petite maison, l'achète, la paye en vidant sa bourse, dirige lui-même les travaux et, sans déranger les habitants , enlève et expédie au Muséum cinq fragments massifs qui figurent dans nos galeries. Il aurait été plus économique peut-être de rechercher la carrière, qui n'était pas loin; mais la passion ne raisonne ni n'attend. Le Muséum, malgré les sévérités administratives de « l'ogre Cuvier », remboursa à Cordier ses dépenses. Quoiqu'il ne fût pas riche, c'était son moindre souci.

Les lettres de Cordier, toujours brèves pendant ses tournées, contiennent, à l'occasion, des digressions gracieuses ou émues.

« Dimanche, écrit-il à Mme Cordier le 6 juillet 1830, j'ai fait une longue et fatigante journée en allant par les Eaux-Bonnes à Cauterets ; il y a deux cols à monter et à passer dans un pays perdu. Arrivé avec mon guide et mes deux chevaux au sommet du premier col, je vois mon guide tomber comme frappé d'une balle et rouler la tête ensanglantée à travers les pierres du précipice que nous avions à descendre en le tournant; je me jette après lui et je suis assez heureux pour l'arrêter au moment où, glissant la tête en bas, il était retenu par une petite saillie. Mon embarras fut grand pour le maintenir et le retourner. Le malheureux avait une attaque d'épilepsie qui dura plus d'un quart d'heure et dont il est resté hébété toute la journée. Tu peux juger de mon embarras pendant ce maudit quart d'heure, luttant contre un des plus vigoureux gaillards de la contrée, sur la pente d'un précipice, ignorant combien cela pouvait durer, menacé du brouillard, des nuages qui commençaient à envahir toutes les sommités et craignant que les chevaux ne s'échappassent avec mes cartes, mes pierres, mes effets et mon argent. »

Cordier, quelques semaines plus tard, apprenait dans les montagnes les événements de juillet 1830. Il continua sa tournée, jugeant inutile, comme il en soupçonnait un de ses plus illustres collègues, d'accourir au secours des vainqueurs.

Après avoir inspecté, en 1837, les mines d'Anzin et visité celles de Mons, Cordier s'arrêta à Abbeville. On y préparait une élection législative. Quelques amis eurent la pensée d'appeler pour représenter la ville un de ses plus illustres enfants. Cordier laissa faire, non sans répugnance, ni bientôt sans regret. Ses lettres écrites à Mme Cordier pendant cette campagne, pour lui si nouvelle, sont de moins en moins respectueuses pour les privilégiés du suffrage restreint. Cordier les trouve trop nombreux, il leur devait à chacun une visite, comme dans les candidatures académiques ; mais nos candidats, ils le disent du moins, prisent plus haut les lumières de leurs juges.

« Je voudrais, écrit à Mme Cordier le candidat affairé, amuser les enfants ainsi que toi par une gazette électorale détaillée, mais je n'ai pas le temps de plaisanter. »

« Notre député n'est pas brillant », disait-on, peut-être à tort, du prédécesseur, concurrent de Cordier, mais on ajoutait : « Il vaut mieux pour nous qu'un membre de l'Institut! » On savait de bonne source que quatre sous-préfectures étaient promises aux enfants de Cordier. Ils étaient quatre, en effet : une jeune fille était l'aînée ; un frère de quatorze ans, le second, était suivi par deux soeurs dont l'une au berceau. Inhabile à ce genre de lutte, Cordier fut battu, et se promit de ne pas recommencer.

Le Gouvernement, depuis plus de vingt ans, consultait sans cesse Cordier sur les grandes affaires relatives aux travaux publics. On avait apprécié en maintes occasions le jugement ferme et prompt, la vigilance éclairée et l'esprit de droiture qui doublait chez lui l'autorité du savant. Quand un ministre des travaux publics jugea utile et juste de le proposer pour la pairie, la nomination fut approuvée de tous. Très utile dans les questions spéciales qu'il était souvent seul capable de traiter à fond, indispensable dans les commissions relatives aux travaux publics, où le rôle de rapporteur lui semblait dévolu à l'avance, Cordier fut pendant quinze ans, sans appartenir à aucun parti, un des membres les plus honorés et les plus actifs de la haute Chambre.

Les affaires dont Cordier prépara la solution sont nombreuses; nous n'avons pas à les énumérer. Plusieurs cependant sont de grande importance.

La première usine à gaz de Paris avait éclairé d'abord le théâtre de l'Odéon et quelques boutiques du quartier. Après quatre années de succès, la compagnie demanda l'autorisation d'établir une usine nouvelle dans le faubourg Poissonnière. Les travaux projetés parurent immenses. C'était la centième partie peut-être de ce qui a été réalisé depuis. Des protestations furent adressées au Préfet de police, au Conseil d'État, et au roi lui-même.

Un conseiller d'Etat habitant du quartier dirigeait la campagne et faisait bon marché de son titre. « Il s'agit, ecria-t-il, de la vie des hommes; c'est comme homme que je dois la vérité au Gouvernement. » On alléguait l'exemple de l'Angleterre comme décisif. La Société royale de Londres, consultée, dans un rapport fait en 1814, avait conseillé, sinon d'interdire, du moins de restreindre le nouveau mode d'éclairage, en éloignant les gazomètres de toute habitation, sans que leur capacité pût dépasser 6.000 pieds cubes; on autorise aujourd'hui sans crainte, des réservoirs mille fois plus vastes.

Après sept ans d'épreuves, le gouvernement anglais conçut de nouvelles alarmes, et voulut de nouveau consulter les hommes d'expérience et de talent. « Mais, s'écrie l'ardent pétitionnaire avec une éloquente ironie il se garda bien cette fois de consulter la Société royale et de faire parler les savants, espèce de gens assez bons pour les théories, mais à vues étroites, à consciences trop peu friables et qui pensent que l'or et la politique ne peuvent rien contre les droits de l'humanité, les lois de la physique et les règles de la logique ! »

Le gaz continua à éclairer la ville de Londres : aucun accident ne se produisit. L'exemple n'en semble pas moins décisif. Aucune explosion ne s'est produite, mais il pourrait s'en produire, et si les circonstances défavorables se trouvaient réunies, les effets possibles, très mal calculés d'ailleurs, seraient terribles. Dans l'intérêt même des concessionnaires, il faut prévenir un tel danger. Le plus sûr moyen est de fermer l'usine. Le Gouvernement, conformément au désir du pétitionnaire, prit pour juge l'Académie des sciences. L'affaire fut renvoyée à Thénard, Gay-Lussac et Cordier, qui se chargea du rapport. Approuvé par ses illustres confrères, il conseilla de passer outre, en discutant avec beaucoup de sagacité et de franchise les dangers, malheureusement réels, dont on exagérait la vraisemblance aussi bien que la gravité.

Les solliciteurs chez Cordier étaient reçus avec une bienveillante politesse ; une de ses filles, un jour, fut surprise d'entendre s'ouvrir brusquement la porte du cabinet de son père, puis des éclats de voix, et, finalement, quelqu'un descendre plus précipitamment qu'il ne l'eût voulu. C'était le solliciteur d'une concession de mines, qui avait insinué à Cordier que des actions lui seraient réservées.

Cordier, correspondant de l'Institut en 1808, avait en 1817 remplacé Haüy dans la section de minéralogie. Quoique ses publications très concises eussent été jusque-là données comme à regret, l'opinion des géologues le plaçait au premier rang. C'est pour lui-même surtout et pour mieux instruire ses élèves que Cordier consacrait à ses voyages tous ses mois de liberté, et à ses méditations sur la géologie toutes ses heures de loisir.

Le savant Ramond, compagnon de ses excursions dans les Pyrénées et en Auvergne, oncle chéri et père d'adoption de M. Cordier, reprochait à son neveu trop d'indifférence pour la gloire, et trop peu d'habileté à rappeler son nom au public : « Il faut de la politique partout, lui écrivait-il en 1812; je termine ma lettre par un avis politique. Avancez la saine doctrine au milieu des hérésiarques, l'honneur vous restera. La section de minéralogie ne peut manquer d'éprouver bientôt quelque perte, il faut que vous y arriviez. Ceux qui se compromettent dans l'opinion des savants travaillent pour vous. » Ramond ajoute (ce que, pour ma part, je crois discutable) : « Ce qui est pis que de se compromettre, c'est de se laisser oublier. Il est bon de se défier de soi, mais n'outrons pas la modestie ; peu de gens sont appelés à rendre des oracles du premier coup, ce que vous aurez fait assez bien doit vous satisfaire. Vous ferez mieux demain. »

Haüy, moins politique mais non moins confiant dans l'avenir de son jeune ami, lui écrivait à la même époque :

« Vous irez loin dans la science, parce que vous y portez un esprit juste, qui ne prétend pas faire dire à la nature plus qu'elle ne dit. »

Cordier recherchait les roches en amateur passionné et les étudiait en savant capable de choisir, de juger, de perfectionner les méthodes. Le problème est complexe et des plus difficiles. Les particules les plus diverses sont mélangées, réduites en pâtes d'apparence homogène dont l'oeil ne peut distinguer les détails variables d'un fragment à l'autre. La chimie confond dans ses analyses les éléments d'origine différente, et, en réunissant ce qui doit rester séparé, en mesurant le tout elle confond les détails. Cordier a substitué à l'analyse chimique l'analyse mécanique, qui consiste à réduire en parcelles les espèces minérales dont on peut suspecter l'existence dans la roche. Après avoir étudié avec précision les caractères distinctifs de chacune, on pulvérise les roches, on lave et on vanne, pour réunir, selon leur nature, les particules que la pulvérisation a désunies, et, comme de la montagne on a extrait la roche, sa parcelle grossière, on extrait de la roche les parcelles homogènes, classées et déterminées par la science. C'est une sorte de minéralogie microscopique, disait Cuvier en analysant ce grand et beau mémoire, c'est ainsi qu'il le nomme. La minéralogie microscopique, sous le nom de pétrologie, a pris rang entre les sciences solides et précises.

La polarisation de la lumière a transformé les méthodes et élargi les conclusions; mais aujourd'hui, comme en 1822, tous les savants de l'Europe, pétrologistes ou minéralogistes, salueraient Cordier comme leur initiateur et leur maître. .

La fluidité primitive du globe terrestre, qu'aucun savant ne contestait alors, est-elle aqueuse ou ignée? Les géologues étaient partagés. L'école des neptuniens, celle Werner, n'acceptait aucun doute sur la formation aqueuse des terrains stratifiés. Les vulcaniens, disciples de Hutton, déclaraient évidente l'origine ignée des terrains granitiques. La conciliation est facile. Le feu et l'eau ont joué chacun leur rôle; mais que faut-il croire de la masse interne? Si je déclare que l'opinion du feu central est aujourd'hui acceptée par la science, on me trouvera trop timide. Pourquoi dire acceptée quand les preuves sont certaines? Si personne aujourd'hui ne conteste sur cette question, les travaux de Cordier y ont largement contribué. En 1827, si nous en croyons Cuvier, le feu central était une hypothèse.

De grands mathématiciens, c'était une présomption favorable, ne l'ont pas, disait-il, trouvée en contradiction avec leurs formules. Ces formules étaient celles de Fourier, qui, non sans raison, reprochait à son collègue d'être trop difficile à convaincre. Le mémoire de Cordier, de plus facile accès, a été fort admiré, beaucoup lu, et souvent cité depuis.

Un savant habile à se faire écouter, Babinet, dans la séance publique des cinq Académies, le 14 août 1854, en disait ici même : « Ce mémoire, qui a fixé la science, mais dont l'auteur, se plaçant hors du cadre des bruyantes imputations, n'a pas recueilli toute la gloire qui lui était due, et que la postérité lui payera. »

La température des couches terrestres s'accroît à partir de la surface, proportionnellement à la profondeur, aucun doute sur ce point n'est possible. La progression, inégale pour les diverses régions, est en moyenne de un degré qu'il faut ajouter, par chaque enfoncement de trente mètres, à la température moyenne de la surface. Cette loi étendue jusqu'au centre y assignerait une température de 200.000 degrés. La règle de trois, toujours téméraire quand on en veut étendre les applications, est ici condamnée par ses conséquences. Cordier, sans croire à de tels chiffres, accepte comme certaine la grande élévation des températures centrales, aujourd'hui indiscutée, comme le résultat d'un refroidissement commencé depuis des millions de siècles et dont les effets mécaniques, conséquences de la contraction, jouent dans les dislocations de la terre un rôle permanent qu'il analyse savamment en s'efforçant avec une ingénieuse sagacité d'en montrer d'ineffaçables traces.

Cordier avait épousé en 1817 Mlle Borgella, nièce du savant Ramond, préfet du Puy-de-Dôme, botaniste zélé météorologiste très sagace, célèbre surtout par une infatigable ardeur apportée à l'étude des montagnes. Ne renouvelons pas, en prononçant ici son nom, la faute commise en 1812 par Delambre. « J'ai lu, écrivait Ramond à Cordier, ce que M. Delambre a dit de mon livre dans son compte rendu ; il m'a mentionné très honorablement et a eu l'intention de me traiter avec faveur, mais ce qui constitue mon travail est tout autre que ce qu'on a voulu voir jusqu'à présent. » L'occasion semble favorable pour produire cette rectification dans la salle même, je n'ose pas dire devant l'auditoire que Ramond trouvait inexactement informé.

Ramond attachait un grand prix à l'exacte détermination des hauteurs par le baromètre; il y était devenu assez habile pour prédire, dans ses jours de gaieté, que dans l'avenir on verrait les conseils de révision remplacer la toise réglementaire par un baromètre placé sur la tête du conscrit.

Ramond, depuis longtemps, avait apprécié les qualités solides et brillantes du coeur et de l'esprit de Cordier. Le mariage de sa nièce avec un tel ami fut une grande joie pour toute la famille. Le général La Fayette écrivait à Ramond : « Le mariage que vous m'annoncez avec un empressement si aimable remplit tous les voeux de mon amitié; elle m'avait associé au sentiment, dont vous remplissez les tendres et saints devoirs. Je ne suis pas moins uni à tout ce que vous éprouvez pour votre chère et charmante nièce, dont le bonheur me paraît assuré par les nouveaux liens qui ne la séparent pas de vous. Mes filles et petites-filles, qui m'ont vu recevoir l'intéressante nouvelle, l'ont accueillie avec un cri de joie. »

Cordier savait inspirer à tous la sympathie et la confiance. Humboldt lui écrivait, avec un épanchement de coeur dont jamais il ne fut prodigue : « Vous êtes du très petit nombre d'hommes supérieurs dont je puis m'approcher avec confiance quand un besoin du coeur me tourmente. »

Toujours digne sans être fière, la politesse de Cordier cachait, sous une apparence un peu froide, une bonté active et toujours prête; il ne promettait jamais. Ses réponses, toujours bienveillantes sans être banales, donnaient peu d'espérances à ceux qui s'adressaient à lui; il disait les difficultés et discutait les objections, mais toute demande juste et raisonnable l'intéressait, il s'en occupait aussitôt et ne parlait de ses démarches qu'après le succès. Souvent même il prévenait les sollicitations; ceux qui dépendaient de lui, surpris par une faveur inespérée, étaient heureux d'apprendre qu'ils la devaient à sa bienveillante sollicitude.

Lorsque les employés du Muséum apprirent la gravité de sa dernière maladie, la consternation fut générale; au respect et à la vénération pour leur excellent directeur s'alliait le sentiment d'une grande perte pour leurs intérêts.

Une épouse charmante et aimée a donné à Cordier dix enfants dignes de leur amour, quatre fils et six filles, mais le malheur ne perd jamais ses droits : deux de ses fils sont morts en bas âge; un troisième, à l'âge de seize ans, avait voulu par un long voyage se préparer à la carrière de marin : embarqué sur un navire de commerce, il était soumis à la discipline du bord. Le capitaine, en punition d'une mutinerie puérile, le condamna à passer une heure sur la vergue la plus élevée du grand mât. Un gros temps survint, et l'enfant disparut sans que personne eût rien entendu ni rien vu. Le fils ainé élève brillant de l'Ecole polytechnique, dédaigna, lors de sa sortie, les carrières entre lesquelles il aurait pu facilement choisir ; rien ne lui manquait pour porter dignement un nom illustre. Il est mort jeune encore, laissant des travaux de grand intérêt sur le droit de famille dans les Pyrénées et l'organisation de la famille chez les Basques. [Il s'agit de François Eugène CORDIER (1823-1870 ; X 1843). Il interrompt ses études à Polytechnique, pour passer une licence en droit. Au retour de voyages en Italie et en Allemagne, il publie "Le livre d'Ulrich" (1851), où il cherche à imiter les romantiques. Vivant dans la région pyrénéenne, il s'occupe d'histoire, de folklore, de droit provincial. Il publie "Les légendes des Pyrénées" (1855), "Les cagots des Pyrénées" (1866), qui est une étude sur les races maudites, "De l'organisation de la famille chez les Basques" (1869). Ses "Études sur le dialecte du Lavedan" sont parues de façon posthume (1878)].

Son fils unique, le dernier qui portât le nom de Cordier, est mort à vingt ans, après de brillants succès de collège, dans une ascension périlleuse dans les montagnes de la Suisse.

Un autre petit-fils de Cordier, Charles Read, est mort à l'âge de dix-neuf ans, si brillant et si riche d'avenir que ceux qui l'avaient le plus aimé, en présence de son oeuvre poétique modestement cachée pendant sa vie, se sont reproché de l'avoir méconnu, et comme l'a dit un de nos poètes les plus chers :

En devinant quel homme eût été cet enfant, 
Ils se sont demandé pourquoi le sort défend 
Qu'un tel être prospère et vive.


Sur Cordier, voir aussi :

  • biographie sur site du MNHN