SOUVENIRS

1848-1878

Charles de Freycinet

Volume 1, paru en 1912 chez Ch. Delagrave éd. (4ème édition)

CHAPITRE IX
L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

Les élections prévues par la convention d'armistice eurent lieu le 8 février 1871, dans le trouble et la confusion inséparables des circonstances. Le suffrage universel n'eut pas le temps de se recueillir. Presque partout la question politique passa au second plan; on votait principalement pour la paix ou la guerre. Le scrutin de liste étant alors en vigueur, il ne fut pas rare de voir associés des noms qui représentaient les opinions politiques les plus opposées, mais que réunissait le commun désir des électeurs de mettre fin aux hostilités.

M. Thiers, qui avait nettement condamné la guerre sous l'Empire et qui, depuis, avait cherché à en empêcher la continuation, fut élu dans vingt-six départements, ce qui le désignait sans conteste comme le chef du futur gouvernement. M. Gambetta, malgré l'éclat de ses services et son autorité indiscutée sur le parti républicain, ne le fut que dans neuf, savoir: Bas-Rhin,Haut-Rhin, Moselle, Meurthe, Seine, Seine-et-Oise, Bouches-du-Rhône, Alger et Oran. La plupart des membres du gouvernement de Paris, diverses personnalités de la Délégation, MM. Crémieux, Fourichon, Clément Laurier, Ranc, Steeenackers, Jules Lecesne; des généraux et des amiraux que les événements avaient mis en lumière, d'Aurelle, Chanzy, Billot, Jauréguiberry, Saussier, Jaurès, Garibaldi même, furent également envoyés à l'Assemblée nationale.

Par une exception qui surprit mes amis, je ne fus pas nommé. On me croyait assuré de l'unanimité des voix en Tarn-et-Garonne. Conservateurs et républicains m'avaient inscrit spontanément sur leurs listes. M. Crémieux, qui le savait, m'avait par avance complimenté sur mon élection « triomphante », disait-il, et m'en exprima sa joie en termes vraiment paternels. Mais les républicains de mon département, qui se faisaient illusion sur leurs forces et se flattaient de battre leurs concurrents, me demandèrent, au dernier moment, de retirer mon nom de la liste conservatrice, qu'ils croyaient par là affaiblir. Si j'eusse été sur les lieux, je leur aurais probablement démontré que cette tactique n'aurait d'autre résultat que d'introduire dans l'Assemblée un monarchiste de plus. Obligé de rester à Bordeaux pour surveiller les mouvements des troupes, je ne voulus pas leur opposer un refus qui, à distance, risquait d'être mal interprété. Je me cantonnai donc sur leur liste et nous courûmes ensemble au-devant d'un échec assuré. Seize mille suffrages allèrent à la liste républicaine et quarante mille à la liste conservatrice. Par faveur spéciale, j'eus vingt-quatre mille voix, huit mille de plus que mes compagnons d'infortune, en raison de la part que j'avais prise à la Défense nationale.

Cet échec me laissa sur le moment assez froid. Je me sentais si triste, si las, que j'aspirais à la solitude bien plutôt qu'à l'action. Il se passait en moi un phénomène singulier et douloureux. La France me semblait si amoindrie que je ne la reconnaissais plus. Jouer un rôle en vue ne tentait pas mon ambition. Pourquoi siéger au parlement? Quel but enviable solliciterait mon effort? Ce sentiment ne devait pas durer. La France même vaincue, même mutilée, restait une grande et noble nation. Il y avait de la gloire à la servir. L'avenir pouvait lui réserver de justes réparations. Mais je ne faisais pas alors ces réflexions; je ne voyais que la chute, la diminutio capitis, le déclassement historique, si l'on peut ainsi parler. Mon état d'âme était aggravé par la faiblesse physique; je relevais de maladie. J'avais enduré de telles fatigues, supporté de telles veilles, au cœur de l'hiver, qu'à la fin j'avais dû m'aliter, en proie à la fièvre et à une irritation de poitrine. Le noir de mes idées s'en trouvait naturellement augmenté. Je résolus donc de vivre momentanément à l'écart; le ministre du Commerce, auquel je demandai un congé, voulut bien me l'accorder, avec des considérants flatteurs. Je restai à Bordeaux, dans la famille de ma femme, attendant ma double guérison, physique et morale.

L'Assemblée nationale se réunit le 12 février dans la salle du Grand Théâtre, précipitamment aménagée à cet effet. Le gouvernement du Quatre-Septembre lui remit aussitôt ses pouvoirs. Elle vérifia en hâte les élections de ses membres et, dès le 16 février, choisit M. Jules Grévy pour la présider. Le 18, M. Thiers fut, de l'accord de tous les partis, nommé « Chef du pouvoir exécutif de la République française ». L'Assemblée se sépara ensuite pour dix jours jusqu'au 28 février. Sa vie législative commence à cette dernière date.

Les premières séances donnèrent aux différents partis l'occasion de se reconnaître et l'on vit tout de suite s'étendre à droite les deux grandes branches orléaniste et légitimiste, avec le faible rameau bonapartiste. A gauche, les modérés et les radicaux formèrent bientôt deux groupements distincts. Cette séparation, qui était dans la nature des choses, fut activée par le conflit survenu dans le gouvernement au moment de l'armistice. Les amis de M. Gambetta reprochaient à ses collègues de n'avoir pas su prévenir sa démission. Ils voyaient là les indices d'une rivalité latente, dont ils rendaient particulièrement responsables M. Jules Simon et, à un degré moindre, M. Jules Favre et M. Jules Ferry — les trois Jules, comme on disait alors. Ainsi le dualisme politique se compliquait de considérations personnelles qui rendraient, en certains cas, les rapprochements plus difficiles.

La fraction modérée, celle des « Jules », se rallia dès l'abord à M. Thiers et lui resta fidèle durant toute sa présidence. La fraction radicale, quoique amenée parfois à soutenir M. Thiers, demeura indépendante et garda souvent une attitude qui gênait sa politique. Ces tiraillements profitèrent aux royalistes jusqu'au jour où le péril commun fit taire les dissentiments et détermina le complet accord de M. Thiers et de M. Gambetta. Plus tard, après le vote de la Constitution, quand on put croire l'existence de la République hors de cause, cette même scission s'opéra de nouveau pour cesser subitement devant l'entreprise réactionnaire du 16 mai 1877.

Le 28 février, M. Thiers donna lecture à l'Assemblée des préliminaires de paix si péniblement négociés avec nos vainqueurs. A cette occasion intervint l'incident mémorable qui provoqua la condamnation officielle de l'Empire. M. Conti ayant tenté, à la tribune, de formuler quelques réserves en sa faveur, l'Assemblée entière se leva, frémissante. D'un vote quasi unanime, elle confirma la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, « déjà prononcée par le suffrage universel », et le déclara « responsable de la ruine, de l'invasion et du démembrement de la France ». Le lendemain, 1er mars, l'Assemblée accepta, résignée, les préliminaires de paix, par 546 voix contre 107.

Quelque honorables qu'aient pu être les scrupules de la minorité, son vote est, au point de vue politique, difficile à justifier. M. Thiers avait obtenu, par son autorité personnelle et sa ténacité, autant et plus qu'aucun autre négociateur n'eût obtenu à sa place. A quoi dès lors conduisait pratiquement le refus des préliminaires? A tenter de nouveau la fortune des armes. Mais les militaires qui figuraient dans les 107 ne pouvaient se faire aucune illusion. L'armée seule de Chanzy, péniblement reconstituée à Laval, se tenait à peu près debout. Que pesaient ces cent vingt mille hommes en face des huit cent mille Allemands qui, à l'estimation de M. Thiers, foulaient le sol de la France? Nos ressources en hommes et en matériel, éparses, en partie ignorées, n'auraient pas formé rapidement de nouvelles unités de campagne. Notre effort d'octobre et de novembre n'était pas à recommencer dans un pays découragé et visiblement réfractaire à la reprise des hostilités. La chute de Paris venait de porter le dernier coup au moral de la nation. La continuation de la guerre était donc une chimère et, moins que d'autres, les hommes compétents devaient la conseiller. Les représentants des provinces arrachées avaient seuls le droit de protester, car on ne pouvait équitablement leur demander de signer eux-mêmes leur séparation.

Cette séance fut marquée par une scène émouvante. L'Assemblée, dans une généreuse inspiration, avait décidé que les députés de l'Alsace et de la Lorraine, étant comme tous leurs collègues députés de « la France entière », conserveraient cette qualité et continueraient de siéger. Mais ceux-ci, obéissant à une pensée non moins élevée, estimèrent qu'ils ne devaient point, par leur présence, sanctionner le traité funeste qui les enlevait à la mère patrie. L'un d'eux, avant le vote, lut en leur nom à la tribune une déclaration solennelle, dans laquelle ils affirmaient une dernière fois leur inébranlable attachement à la France. « Nous proclamons à jamais, dit M. Keller, le droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la nation française et nous jurons, tant pour nous que pour nos commettants, nos enfants et leurs descendants, de le revendiquer éternellement et par toutes les voies, envers et contre tous les usurpateurs. » [Émile KELLER, (1828-1909) fut député catholique d'Alsace, père de 14 enfants dont 4 dans les Ordres religieux ; il a fondé les Cercles Catholiques d'Ouvriers ; l'un de ses fils, Jean Antoine KELLER (1857-1934, X 1875) fut ingénieur civil des mines]. A la suite de cette lecture, écoutée dans un religieux silence, les signataires quittèrent la salle, escortés des regrets unanimes. M. Gambetta, qui, parmi les neuf départements dont il était l'élu, avait opté pour le Bas-Rhin, se trouva dès lors sans mandat et disparut pour un temps de l'Assemblée nationale.

Cette circonstance me permit de le voir plus souvent. Dans les premiers jours qui suivirent la réunion de la Chambre, il était tellement absorbé par ses devoirs parlementaires et par le flot des visiteurs que je ne pouvais guère l'entretenir en tête à tête. Il m'accueillait toujours à bras ouverts, mais la conversation se ressentait de la présence des tiers. Quand nous nous trouvâmes relativement seuls, nous pûmes échanger nos impressions sur les terribles événements auxquels nous venions d'assister et sur ceux qui se préparaient. L'état d'âme de la population parisienne permettait de tout redouter. L'Assemblée nationale, dès le début, avait laissé voir ses tendances. Sa majorité se montrait hostile à la République et à tout ce qui s'était fait en son nom. Soupçonneuse envers Paris, qui lui semblait un foyer de révolutionnaires, malveillante envers le personnel de la Défense nationale, auquel elle reprochait la continuation de la guerre, elle blessait les susceptibilités les plus légitimes. M. Thiers avait malheureusement encouragé cette attitude; il ne se gênait pas pour dire que, si la paix avait été conclue au lendemain de la chute de l'Empire, la Lorraine nous eût été conservée, alors qu'il est avéré que dès le premier jour le grand état-major prussien avait regardé Metz, en cas de victoire, comme devant constituer le boulevard nécessaire de l'Allemagne.

Parfois l'animosité contre les hommes du Quatre-Septembre, et particulièrement contre ceux qui avaient conduit la guerre en province, prenait une forme ignominieuse. Dans les couloirs de l'Assemblée, dans la presse royaliste ou impérialiste, on donnait à entendre, on articulait que la poursuite des hostilités avait abrité de honteuses spéculations : l'emprunt Morgan, les marchés, les fournitures de la Guerre et de l'Intérieur avaient enrichi plus d'un homme politique. M. Gambetta regardait avec mépris passer ce flot de turpitudes : « N'ayez cure, me disait-il, le temps emportera tout cela. » Mais ce qui le préoccupait, c'était le malentendu grandissant entre Paris et l'Assemblée. Les propos injurieux pour le patriotisme des assiégés, les menaces mal dissimulées contre la forme républicaine, des maladresses, des provocations développaient une tension des plus dangereuses. L'injustice envers Paris était flagrante. On oubliait que dans ces multitudes exaltées, qui s'étaient livrées à des désordres, se trouvaient un grand nombre d'hommes de bonne foi, que le patriotisme avait égarés, que les déceptions et les souffrances du siège avaient exaspérés. Ceux-là méritaient qu'on les traitât avec ménagement, qu'on leur laissât le temps de reprendre leur sang-froid. Or on affectait de voir en eux des rebelles, on ne parlait que de répression. « S'ils continuent ainsi, répétait M. Gambetta parlant des chefs de la majorité, un conflit sanglant est inévitable, et nul ne sait ce qui peut en sortir. »

L'Assemblée multipliait les manifestations vexatoires. Le 6 mars, elle ordonna une enquête « sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale ».

Louis Blanc et Victor Hugo l'avaient réclamée, pour protester contre les calomnies dont ce gouvernement était l'objet et pour lui fournir l'occasion d'y répondre. L'Assemblée aurait dû déclarer qu'il n'avait pas besoin de se justifier, mais qu'au contraire, par sa résistance prolongée à l'invasion, il avait bien mérité de la patrie.

Le 10 mars, l'Assemblée décida de transférer à Versailles le siège de ses séances; c'était dire qu'à Paris elle ne se sentait pas en sûreté. Pourquoi ne pas attendre quelques jours de plus à Bordeaux? Paris, pendant ce temps, se serait sans doute apaisé. Dans cette même séance, M. Thiers formula son programme, dit « pacte de Bordeaux », qui renvoyait à des temps meilleurs toute discussion sur la forme du gouvernement. Sage conseil, qui devait être si peu suivi!

A peine installée à Versailles, l'Assemblée voulut que l'autorité militaire fit rentrer, au besoin par la force, l'artillerie qui était restée aux mains des gardes nationaux de Montmartre et de Belleville. Le moment était aussi mal choisi que possible. M. Ranc, qui venait de passer quelques jours à Paris, rapportait de sombres prévisions. L'Assemblée, nous disait-il, s'était rendue suspecte; on l'accusait de vouloir renverser la République ; le moindre incident pouvait provoquer une insurrection formidable.

M. Gambetta eut alors la pensée d'aller au milieu des Parisiens, pour essayer de calmer leurs défiances.

Nous l'en dissuadâmes. Cinq mois d'absence l'avaient rendu étranger aux événements et aux passions qui fermentaient dans la population. N'était-il pas à craindre qu'il ne se compromit sans succès? Et qu'adviendrait-il si l'insurrection coïncidait avec son arrivée? Quel parti n'en tirerait-on pas contre lui et contre les républicains? Une raison d'un autre ordre coupait court d'ailleurs à la discussion. La santé de M. Gambetta fortement ébranlée réclamait des soins urgents. J'étais frappé du changement survenu dans sa personne; sa figure était rouge, bouffie; il toussait, il avait la fièvre. Tant que la guerre avait duré, il s'était surmonté, le moral avait dompté le physique. Le grand ressort s'étant détendu, la maladie suivait maintenant son cours. Je craignais qu'il ne fût atteint de la poitrine. Nous l'engagions tous à rechercher un climat plus doux. Dès que la saison le permit, il se décida à partir pour Saint-Sébastien.

Telle est l'origine de ce déplacement, interprété de si malveillante façon. Je ne parle pas de l'accusation bouffonne d' « être allé enfouir des trésors à l'étranger ». Mais on imagina des arrière-pensées politiques. M. Gambetta, selon les uns, avait voulu se dérober aux conséquences de l'enquête ordonnée par l'Assemblée nationale ; selon d'autres, il évitait fort opportunément de se prononcer entre le gouvernement de M. Thiers et l'insurrection parisienne. Ces suppositions ne tenaient pas debout. Si M. Gambetta était demeuré dans l'Assemblée, il se serait prononcé, quoi qu'il en coûtât à ses sentiments intimes, pour la cause de la légalité : « L'insurrection sera vaincue, me disait-il douloureusement à Saint-Sébastien, et il faut qu'elle le soit. Mais quel malheur! Quels flots de sang généreux versés ! Comme on a été coupable de s'y prendre si mal avec cette population !...Plus tard, ajoutait-il, nous ferons l'amnistie. » Cette pensée ne l'a jamais quitté et, lorsque en 1880 je me suis trouvé à la tête du gouvernement, il m'a incité à cette grande mesure de clémence, qu'il a du reste appuyée à la tribune par un de ses plus beaux discours.

Le 18 mars, la formidable insurrection qui allait s'appeler « la Commune » éclata précisément à l'occasion de cette reprise de canons dont M. Ranc augurait si mal. Le gouvernement eut le tort de confier l'opération au général d'Aurelle de Paladines. L'ancien commandant de l'armée de la Loire, malgré ses services, n'était pas populaire. On lui reprochait de n'avoir pas su délivrer Paris, on blâmait son attitude à l'Assemblée, on le croyait acquis à quelque restauration monarchique. Tout autre général, Chanzy, Faidherbe ou Clinchant, aurait beaucoup mieux convenu à la mission.

On sait comment un ordre mal exécuté fit échouer l'entreprise au moment où elle allait réussir. Les détenteurs des canons prirent les armes. L'insurrection gagna comme une traînée de poudre. M. Thiers, qui ne conserva peut-être pas tout son sang-froid, évacua Paris, avec le gouvernement, les administrations, et se réfugia à Versailles. Une autorité révolutionnaire remplaça l'autorité légale; la population regarda, en secrète sympathie d'abord avec les insurgés. Bientôt s'engagea, entre les troupes versaillaises et les fédérés parisiens, cette lutte fratricide qui, durant deux longs mois, tint la France en suspens et devait finir dans le meurtre, l'incendie et les répressions impitoyables.

Au cours de cette période, je me rendis plusieurs fois à Saint-Sébastien, pour avoir des nouvelles de M. Gambetta et échanger mes impressions avec lui. A ma première visite, je conçus une sérieuse inquiétude. Il venait de traverser une crise violente et gardait la chambre. J'étais accompagné de Gustave Marqfoy, qu'il avait connu à Tours et dont il appréciait les services dans l'armement. Malgré son mauvais état de santé, il ne tarda pas à s'animer et s'enquit vivement de la situation politique. Il recevait des informations sûres, mais succinctes, sur la Commune; il voulait obtenir des détails. Nous lui en donnâmes notamment au sujet des pourparlers qui s'étaient échangés entre les insurgés et les autorités allemandes. Il ne pouvait supporter l'idée que l'étranger fût mêlé à nos drames de famille. A propos de l'Assemblée : « Quels criminels, s'écria-t-il, de n'avoir pas prévenu le conflit ! Et cependant nos amis leur avaient tendu la perche ». Il faisait allusion à diverses propositions qui visaient l'élection immédiate du conseil municipal. Peut-être cette concession, quoique tardive, eut-elle permis d'enrayer le mal. Mais l'Assemblée n'avait voulu rien entendre.

Dans un autre voyage, je lui amenai, avec son autorisation, M. Achille Marqfoy, frère du précédent, premier adjoint au maire de Bayonne, qui avait longtemps habité l'Espagne. Je supposais que sa conversation pourrait intéresser M. Gambetta, qui justement venait de passer quelques jours à Madrid et s'était mis en rapport avec plusieurs personnages politiques. M. Gambetta nous parla immédiatement d'Emilio Castelar, dont l'éloquence l'avait séduit et qui devint son ami, et plus tard le mien. Il admirait chez ces hommes d'Etat — oubliant que lui-même offrait ce phénomène — la facilité avec laquelle leur conversation prenait le tour oratoire et s'enrichissait des images et des arguments dont ils se seraient servis dans un grand débat public : « Ces Espagnols, disait-il, ils naissent dans une tribune ! » Jamais expression pittoresque ne fut plus vraie. J'ai beaucoup connu Castelar, Figueras, Vila Seca, le célèbre avocat de Barcelone; j'ai causé avec Canovas, Moret, Sagasta, d'autres encore; en les écoutant, le mot de M. Gambetta me revenait à l'esprit. Chez Castelar surtout, on eût dit une source naturelle qui s'ouvrait; lui-même avouait que ses adversaires étaient charmés par sa parole : « Si vous m'entendiez certains jours, disait-il avec une naïveté charmante que l'intimité excusait, c'est une musique! » M. Gambetta avait rapporté de Madrid l'opinion que l'Espagne se mettrait bientôt en république. Elle s'y mit effectivement l'année suivante. Mais il doutait quelle y put rester, à cause de l'esprit fédéraliste qui couvait dans les provinces et qui amènerait des déchirements. M. Achille Marqfoy corrobora son pronostic, que les événements allaient vérifier; il ajouta des détails fort piquants sur les mœurs, les habitudes de plusieurs provinces, qu'il avait particulièrement observées. M. Gambetta les goûta fort : « L'Espagne, dit-il en forme de conclusion, n'est pas mûre et elle a encore des expériences à faire... Je lui souhaite de n'être jamais aux prises avec une formidable insurrection comme celle qui consume nos forces ! »

L'atmosphère politique était si troublée que mes innocents voyages entre Bordeaux et Saint-Sébastien éveillèrent l'attention. Un puissant personnage, que j'avais obligé pendant la guerre, me confia offi-cieusement qu'il serait prudent de les suspendre : « M. Gambetta, insinua-t-il, joue en Espagne un rôle assez mal défini; il a été vu à Madrid, malgré sa prétendue maladie, et la Commune a des ramifications à l'étranger. « Je ne pus m'empêcher de rire de ces imaginations policières et je racontai à mon interlocuteur ce qui s'était passé. Soit que je l'eusse convaincu, soit que son attention se portât d'un autre côté, je pus me rendre une dernière fois à Saint-Sébastien sans recevoir un nouvel avertissement.

M. Gambetta, avant de quitter Bordeaux, m'avait vivement engagé à écrire une relation de nos actes jusqu'à la conclusion de l'armistice. J'y répugnais, car il m'était pénible de raviver des souvenirs si récents et si douloureux; j'eusse voulu au moins laisser s'écouler un certain temps. Mais il insista : « Il y a un intérêt historique, dit-il, à ce que cette période soit racontée par un de ceux qui l'ont vue de plus près et dont le témoignage sera d'autant moins suspect qu'il n'a pas été mêlé aux luttes politiques. » Cette considération me décida. J'étais d'ailleurs, dans la Délégation, le seul en mesure de faire ce récit avec précision, car toutes les dépêches militaires étaient parties de mon cabinet ou y avaient passé ; j'en avais conservé les doubles. Je consacrai les mois de mars, avril et mai à rédiger mon livre La guerre en province. M. Gambetta en connaissait le plan, mais je tenais à lui en soumettre le texte, tout au moins les parties essentielles.

Tel fut l'objet de mon dernier voyage, au commencement de juin : « Lisez-moi le manuscrit en entier, dit-il, chaque point à son importance. » Il condamna sa porte et nous consacrâmes tout l'après-midi à cette lecture. Il me suggéra quelques corrections, approuva l'ensemble et me pressa de le publier aussitôt que les événements de la Commune auraient cessé d'absorber l'attention. Il s'intéressa particulièrement aux passages qui décrivaient les préparatifs et les difficultés dont avait été entourée l'installation des services : « Il est bon qu'on sache cela, remarqua-t-il ; le public, qui ne voit que les batailles, ne se doute pas de tous les efforts qui les ont précédées ; les militaires parleront de leur rôle, vous seul pouvez parler de l'organisation. » De là l'extension inusitée que j'ai donnée à cette partie du compte rendu de la guerre de 1870-1871 et dont ces Souvenirs, je le crains, se sont trop ressentis.

Ce travail m'avait entièrement absorbé et j'étais demeuré presque étranger à ce qui se passait autour de moi. L'insurrection seule attirait mes regards. J'appelais de tous mes vœux la cessation de ce terrible conflit qui mettait de nouveau en péril l'existence de la patrie. C'est à grand'peine que je conservais la liberté d'esprit nécessaire à la rédaction de mon livre. Enfin, je me rendis à Paris au milieu de juin pour faire procéder à l'impression. Je savais que plusieurs de nos généraux préparaient des apologies; je tenais à n'être pas devancé par eux. Leurs récits partiels se trouvèrent sur quelques points en désaccord avec le mien : dans les éditions subséquentes, je dus défendre ma version, avec pièces à l'appui. Quand je me reporte à ces temps déjà lointains, je regrette le ton parfois un peu vif de ces polémiques. L'infortune avait troublé la sérénité de nos jugements.

Je me disposais à quitter Paris, laissant mon manuscrit aux mains de l'éditeur, lorsque M. Gambetta arriva de Marseille. Il avait quitté l'Espagne pour prendre part aux élections législatives du 3 juillet 1871, dont l'influence sur le sort de la République fut si considérable. Elles portaient sur cent trente-deux sièges et mettaient en mouvement, grâce au scrutin de liste, quarante-deux départements. C'était presque une consultation nationale. Les résultats dépassèrent les espérances les plus optimistes. Les républicains obtinrent cent six sièges et les coalisés monarchistes vingt-six seulement. M. Gambetta fut élu dans trois départements : la Seine, le Var et les Bouches-du-Rhône. Devant une telle affirmation des sentiments du pays, la majorité parlementaire dut ajourner la réalisation de ses projets; elle restait numériquement très forte, mais moralement très affaiblie.

Peu s'en fallut que je n'entrasse cette fois à l'Assemblée. M. Léon de Maleville avait été nommé, le 8 février, dans les deux départements de Tarn-et-Garonne et des Landes. M. Gambetta et M. Duclerc insistèrent auprès de lui afin qu'il optât pour ce dernier département et laissât libre le premier, où mon élection était assurée. Mais M. de Maleville, après avoir consulté ses amis, ne crut pas pouvoir abandonner son lieu d'origine. Dès lors la vacance s'ouvrit dans les Landes où je n'avais rien à attendre. M. Gambetta me suggéra l'idée de tenter la fortune à Paris : « Cette population est généreuse, me dit-il, il suffira que vous expliquiez dans deux ou trois réunions ce que nous avons fait ensemble, le comité adoptera votre candidature. » Mais nous touchions au dernier moment; je fis en hâte quelques démarches et constatai que mon rôle dans la Défense nationale était â peu près inconnu des Parisiens. Il s'était produit, pendant les quatre mois du siège, un phénomène assez étrange et qu'ont bien remarqué les contemporains. La province et la capitale s'étaient complètement ignorées. Cette pénétration mutuelle de tous les instants, qui s'opère en temps ordinaire sans que nous y prenions garde, avait entièrement manqué. On avait vécu, de part et d'autre, dans des mondes différents. La mission même de M. Gambetta demeurait confuse dans l'imagination populaire ; sa notoriété à Paris venait d'ailleurs. Je renonçai donc à une candidature visiblement prématurée et je retournai à Bordeaux.

Rentré dans l'Assemblée, M. Gambetta inaugura cette politique, aussi sage que méritoire, qui consistait à appuyer M. Thiers, tout en gardant une physionomie distincte. Je dis : méritoire, parce que M. Thiers n'avait pas rendu le devoir facile. Pour plaire à sa majorité, il avait caractérisé d'une manière injurieuse la ténacité déployée par la Délégation de Tours et il donnait souvent à entendre que les républicains ne constituaient pas un parti de gouvernement. « La République sans les républicains » fut, on le sait, longtemps sa devise. Il appelait la venue des « républicains de raison », c'est-à-dire de monarchistes ralliés à la République comme lui-même; il voulait un personnel à son image, continuant le régime monarchique sous une nouvelle étiquette. M. Gambetta ne s'en émouvait pas : « Sauvons d'abord le mot, disait-il, le reste viendra par surcroît. » A ceux qui lui reprochaient sa complaisance envers M. Thiers, il répliquait : « C'est notre meilleur bouclier contre les royalistes de l'Assemblée. » Il me répétait volontiers : « En politique, il faut savoir oublier » ; et je voyais bien qu'il faisait tous ses efforts pour que ses justes griefs n'altérassent pas sa ligne de conduite. Il en donna un exemple éclatant, le 22 juillet, à l'occasion du vote sur la pétition des évoques, manifestation des plus intempestives en faveur du pouvoir temporel du pape. Non seulement il appuya M. Thiers, mais il affecta de parler après lui, de façon à souligner son concours. « Vous verrez, me dit-il à ce propos, je serai le dernier défenseur de M. Thiers. » Il le fut, en effet, sous « l'ordre moral ». Quand les ministres de Mac-Mahon voulurent reporter au Maréchal l'honneur d'avoir libéré le territoire, il prononça, de son banc, en désignant M. Thiers, la phrase historique : « Le véritable libérateur du territoire, le voilà ! »

Je revins à Paris vers la fin de juillet pour terminer les corrections de mon volume et en distribuer les bonnes feuilles aux principaux journaux. M. Gambetta tenait beaucoup et je tenais moi-même à ce que cette relation obtînt une large publicité. Nous opposions un récit sincère aux versions passionnées, aux légendes qui s'étaient formées sur la Délégation de Tours et de Bordeaux. L'enquête ordonnée par l'Assemblée nationale ne contribuait pas à la clarté. Elle était menée avec une partialité évidente, dans le but de discréditer le rôle de M. Gambetta et le mien. Comment n'eût-elle pas été partiale? La Commission comprenait les généraux avec lesquels nous avions eu des divergences et qui croyaient avoir à se plaindre de nous. Le seul fait que M. Gambetta et moi étions des « civils » avait créé une atmosphère défavorable. Lorsque je parus devant la Commission, pour expliquer mes actes, le 11 août 1871, non seulement je me heurtai à des préventions, mais je fus souvent interrompu par des exclamations ou des murmures, que contenait à peine la courtoisie du président, M. Saint-Marc Girardin. On m'eût pris pour un accusé beaucoup plus que pour un témoin. Le général d'Aurelle m'opposait des dénégations, qui provoquaient dans l'assistance des signes approbateurs. Je réussis cependant à aller au bout de mes explications qui laissèrent, paraît-il, une bonne impression chez un certain nombre de commissaires. Mais l'effet ne pouvait être durable, mes contradicteurs ayant le champ libre au sein de la Commission, sans que je fusse admis à leur répliquer.

Quand les volumes de l'enquête parurent (il y en avait sept, échelonnés de 1874 à 1875), je constatai à quel point j'avais été chargé. Le rapporteur, de bonne foi sans doute, faisait de moi le bouc émissaire de la Délégation. On ménageait, au moins dans la forme, M. Gambetta, dont la situation politique imposait, mais vis-à-vis du simple ingénieur, étranger au parlement, on ne gardait pas la mesure. Les chefs militaires avaient été durs pour moi; certains même, exagérant mon rôle, me rendaient responsable de toutes les décisions prises et voulaient voir ma main partout. Un seul eut le courage d'élever la voix en ma faveur; le lecteur me pardonnera de le citer: « Il y a eu un homme, dit le général Borel à la Commission, dans la séance du 4 juin 1872, qui, sous le titre modeste de Délégué à la Guerre, a rendu d'immenses services dont on ne lui est point reconnaissant, parce qu'il n'a pas réussi. Depuis, cet homme s'est effacé : c'est à lui que nous devons l'improvisation de nos armées, auxquelles manquaient la force morale, la discipline, l'instruction militaire, la confiance en soi et l'organisation que la tradition seule peut nous donner. »

M. Gambetta avait signalé mon ouvrage à divers journalistes républicains. Un de mes amis personnels, d'opinion réactionnaire, mais grand admirateur de la Défense nationale, le patronna dans les rédactions où il avait accès. Bref je fus gratifié d'une quarantaine d'articles, la plupart favorables, et qui en tout cas discutaient sérieusement les faits et apprenaient aux Parisiens l'intensité de nos efforts. En un an, dix éditions s'écoulèrent. De là date la particulière bienveillance que me témoigna plus tard le département de la Seine et grâce à laquelle j'ai, depuis trente-six ans, le grand honneur de le représenter au Sénat.

Je ne m'étais pas seulement appliqué à raconter les événements dont on a lu plus haut le résumé; j'avais encore indiqué ce qui m'avait paru être la cause de nos défaites. M. Gambetta l'avait voulu : « Cela servira, disait-il, pour la discussion des lois militaires. Puisque vous n'êtes pas à l'Assemblée, comme je le souhaitais, on connaîtra du moins vos idées. »

Tandis que je m'absorbais dans l'évocation de ce passé récent, la politique intérieure prenait un tour inquiétant. Le triomphe républicain du 3 juillet 1871 n'avait pas eu sur l'esprit de la majorité royaliste l'effet durable qu'on espérait. Elle n'abandonnait pas ses projets contre la République, obstinément considérée par elle comme provisoire. Obligée cependant de biaiser, elle préparait ses voies pour l'avenir. Elle caressait l'idée d'une réconciliation entre les d'Orléans et les Bourbons, d'une « fusion » — c'était le mot consacré — qui permettrait, à l'heure favorable, la restauration de la monarchie. Le pays était si las, si épuisé par la guerre, qu'on pouvait se demander s'il aurait la force de résister à cette entreprise sur sa souveraineté. La majorité montrait déjà ce dont elle était capable, car elle s'arrogeait ouvertement le pouvoir constituant que le mandat du 8 février ne contenait certainement pas.

M. Gambetta estimait que le parti républicain n'était pas suffisamment organisé pour une lutte qu'il prévoyait longue et opiniâtre. Modérés et radicaux n'étaient pas toujours d'accord sur la ligne de conduite à suivre. De là, dans les grandes questions, des hésitations, des tiraillements qui en compromettaient la solution. D'autre part, les amis de M. Thiers, ceux qui avaient formé le « centre gauche », manquaient de netteté. Ils se laissaient aller à reconnaître le pouvoir constituant de l'Assemblée ; ils votaient, le 30 août, la proposition Rivet, qui conférait à M. Thiers, jusque-là simple « Chef du pouvoir exécutif », le titre officiel de « Président de la République française ». M. Gambetta avait combattu cette résolution à la tribune. Quelque avantageuse que fût l'appellation, il trouvait l'empiétement dangereux; mieux valait, selon lui, demeurer dans le statu quo que légitimer à l'avance des actes constituants plus graves.

Pour agir plus efficacement sur l'esprit de ses collègues et s'assurer l'appui de l'opinion, il jugea nécessaire de créer un organe chargé spécialement d'orienter les esprits vers l'unique pensée de la consolidation de la République. Un tel objectif était propre à rapprocher les diverses fractions du parti et à faciliter leur entente sur les questions qui se débattaient au Parlement. Un après-midi de septembre 1871, il nous exposa ce plan, dans son petit salon de la rue Montaigne. Nous étions huit, si je ne me trompe : M. Spuller, M. Ranc, M. Challemel Lacour, M. Allain-Targé, M. Antonin Proust, M. Isambert et moi. M. Gambetta décrivit à grands traits l'organisation et le fonctionnement du futur journal et provoqua nos avis. Nous fûmes unanimes à en proclamer la haute utilité. Restaient la question des voies et moyens, que M. Gambetta se réservait de résoudre, et celle de la distribution des rôles, qui fut traitée immédiatement. A MM. Challemel Lacour, Ranc et Spuller échut la politique intérieure; à M. Proust les Affaires étrangères; à M. Allain-Targé, outre la polémique quotidienne, les questions financières; à M. lsambert, les soins de la rédaction, une sorte de secrétariat, sans le titre; à moi-même la Guerre et les Travaux Publics : M. Gambetta me fit remarquer que, bien qu'absent de Paris une partie du temps, je pourrais collaborer à distance, car ces sujets n'étaient jamais d'une actualité pressante. D'autres concours s'offraient en perspective : M. Paul Bert, pour l'Instruction publique; M. Berthelot, pour les sciences naturelles; le Dr Lannelongue pour l'hygiène et la médecine ; M. Léon Cléry, pour les débats judiciaires; etc. M. Gambetta nous recommanda de nous considérer chacun, non comme un journaliste, mais comme un futur membre du gouvernement; nous devions exposer nos idées avec le sérieux, la gravité, la maturité qui conviennent à des hommes prêts à les appliquer. En fait, la plupart de ces rédacteurs sont devenus ministres ; si Ranc ne l'a pas été, c est parce qu'il ne l'a pas voulu. Le journal a donc bien été ce que souhaitait son fondateur: une pépinière de gouvernement.

Le choix du titre nous retint. Le mot « République » devait figurer, puisqu'elle était l'objet même du journal. Mais quelle épithète accoler? Assurément la politique serait radicale, mais elle serait également pondérée, pratique, légale ; il importait de ne pas rendre impossible la conjonction avec les modérés du parti et même avec les amis de M. Thiers. L'heure n'était pas à l'intransigeance et aux églises fermées. Enfin, je proposai : « République française » tout court, qui ne compromettait rien. Le titre fut adopté ; il est resté à travers bien des vicissitudes. Il fut d'ailleurs expressément entendu que la rédaction serait anonyme, condition indispensable, dit M. Gambetta, pour donner aux opinions émises toute leur autorité. Ainsi s'ouvrit pour moi la carrière du journalisme, à laquelle je n'avais jamais songé et où je demeurai cinq ans, dans un strict incognito. Après m'être borné au domaine technique qui m'avait été assigné, j'abordai peu à peu les questions brûlantes et, durant les trois dernières années, j'ai bataillé de mon mieux contre les royalistes de l'Assemblée nationale.

Le premier numéro du journal parut le 5 novembre 1871 et l'événement ne passa pas inaperçu. La personnalité du fondateur et la valeur reconnue de quelques-uns de ses collaborateurs appelaient l'attention. Dans le parlement et au dehors, on se demandait curieusement quelle serait l'orientation de cette feuille qui s'annonçait comme une sorte de moniteur de la République. Les premiers articles désenchantèrent un peu les lecteurs; on les trouva dogmatiques et austères. Mais ce ne fut qu'une impression passagère ; le talent des rédacteurs s'assouplit et, tout en demeurant grave et digne, comme il convenait, il sut se mettre à la portée du public. Tant que M. Gambetta vécut, l'influence du journal fut considérable ; il donnait souvent le mot d'ordre au parti.

A l'expiration de mon congé, après la Commune, je ne retrouvai plus mon poste au ministère du Commerce. Il avait été, par mesure d'économie, réuni à la direction de la Statistique générale. On n'était pas fâché, peut-être, de se débarrasser d'un collaborateur qui, en sa qualité d'ancien Délégué de M. Gambetta, semblait un peu compromettant. On y mit d'ailleurs les formes et, pour me dédommager, on m'offrit une place au Comité des Arts et Manufactures, à ce Comité qui m'avait si bien accueilli dix ans auparavant et où figuraient encore plusieurs des illustrations que j'y avais connues. Je fus heureux de participer à ce genre de travaux. Mais, malgré toute l'activité que je déployais en me chargeant de nombreux rapports, il n'y avait vraiment pas là de quoi m'occuper suffisamment. Je profitai donc d'une occasion favorable pour acquérir, avec quelques amis personnels, une forge dans les Landes, dont j'assumai la direction. Cette contrée m'avait toujours beaucoup séduit et convenait au fond de tristesse que la guerre avait laissé en moi. Je partageai dès lors mon temps entre Buglose — c'était le nom de cet établissement — et Paris, où je menais de front les travaux du Comité et ma rédaction à la République française.

Peu à peu, je reprenais goût à la politique. Les entretiens nombreux que j'avais avec M. Gambetta et ses principaux collaborateurs changeaient le cours de mes idées. Je me décidai à rédiger des articles de polémique. « Vous serez ministre un jour, me disait M. Gambetta; vous devez vous y préparer en sortant de vos spécialités. Mêlez-vous à la politique active. » Pour m'encourager, il fit insérer mes articles en bonne place, quelquefois comme premier-Paris. MM. Challemel Lacour et Spuller, qui veillaient à la composition du journal, se montraient d'une bienveillance parfaite. Ils m'initièrent à leur art, où je me sentais novice, et poussèrent la complaisance jusqu'à m'indiquer, dans les premiers temps, des sujets d'articles, qu'ils prenaient la peine de développer pour mon instruction.

Ceci m'amène à parler de M. Challemel Lacour, que j'avais à peine vu à Tours et à Bordeaux. Notre collaboration à la République française me permit de le mieux connaître. Avec de fortes prétentions démocratiques, il se révélait aristocrate de goûts, de manières et de langage. Ses propos les plus familiers gardaient de la distinction. Même dans l'intimité, il s'observait et restait distant. Charmant, séduisant même, quand il le voulait, mais d'humeur inégale, très susceptible d'attachement sous des dehors un peu sceptiques ; avec une apparente sécheresse, une sensibilité presque maladive : tel il m'est apparu dans un commerce de vingt-cinq années. Esprit vaste, très meublé, écrivain, orateur, philosophe. Ses harangues soignées, longuement préparées, supérieurement dites, incisives, amères, parfois véhémentes, demeureront des modèles, mais des modèles plutôt de grand art que d'action efficace. Ses dépêches diplomatiques, admirables de forme et de tenue, décèlent l'observateur et l'historien; elles rappellent et égalent, si même elles ne les surpassent, celles de Guizot. S'il eût eu plus de liant, il aurait exercé un ascendant énorme autour de lui ; mais c'était presque un isolé. Pendant ma collaboration au journal, je me sentais fort attiré vers ce personnage si peu banal, qui pour moi faisait fléchir sa raideur et me donnait, dans l'exercice de ce métier nouveau, d'excellents conseils. Plus tard, assis près de lui au Sénat, j'ai profité encore de l'expérience qu'il avait acquise sur les bancs de l'Assemblée nationale. En somme, je crois avoir occupé — chose rare — une place dans ses affections, et il en a occupé une dans les miennes. J'ai pu lire un peu en lui; je dirais volontiers qu'il n'a pas eu dans la vie tout le bonheur qu'il méritait. Son amertume venait de déceptions que sa fierté ne lui aurait jamais permis d'avouer.

Sa sympathie m'était d'autant plus précieuse au journal que nous ne faisions pas toujours entendre la même note et qu'il eût pu en résulter des froissements. Grâce à nos entretiens confiants, ces nuances s'effaçaient. Mon point de vue était déjà celui auquel je me suis placé plus tard comme ministre : ne reculer devant aucune réforme nécessaire, mais procéder avec ménagement, en tenant le plus grand compte des habitudes des populations. J'aurais souhaité que notre propagande conservât une forme conciliante, sans me dissimuler toutefois les nécessités de la polémique quotidienne. M. Gambetta, devant qui j'avais eu l'occasion d'exprimer ces sentiments, ne les désapprouvait pas, car il me chargea de rédiger quelques articles en réponse au reproche qu'on adressait à son parti de pencher du côté révolutionnaire. J'entrepris donc de définir le radicalisme politique, tel qu'il me semblait devoir être pratiqué pour ne pas faire échec aux idées de gouvernement, dont M. Gambetta ne s'est jamais départi. Je consacrai à cet objet trois dissertations qui furent insérées en tête du journal. J'y exposais, sans prononcer le nom, la nécessité de l'opportunisme. Je montrais que le radicalisme, compris à la manière de la République française, consistait à aller au fond des choses, à la racine des problèmes (d'où lui venait son nom) pour les résoudre intégralement et ne laisser subsister aucun germe de difficulté ultérieure. Mais l'homme politique, celui qui veut vraiment aboutir, proportionne son action à l'état du milieu. Il avance toujours, ne perd jamais de vue son but, modérant sa marche, d'après les circonstances et sachant au besoin attendre l'heure propice pour réaliser un nouveau progrès. Ainsi hardiesse de la conception, prudence dans l'exécution, telle était, selon moi, la méthode du radical de gouvernement. Ces idées ont eu l'honneur de figurer comme programme du journal.

Ma collaboration, de plus en plus soutenue, s'est continuée jusqu'en 1876, époque de mon entrée au Sénat. Il me parut alors difficile de concilier mes obligations parlementaires avec celles de rédacteur assidu, les premières devant me prendre beaucoup de temps, surtout au début. Pour le même motif, je résignai la direction des forges de Buglose. Après avoir fourni des articles encore pendant cinq ou six mois, je priai M. Gambetta de me rendre ma liberté et je me consacrai à mon mandat sénatorial.

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