SOUVENIRS

1878-1893

Charles de Freycinet

Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.

CHAPITRE XV
LA CONVENTION MILITAIRE AVEC LA RUSSIE.

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Les accords diplomatiques signés avec la Russie, le 27 août 1891, appelaient, je l'ai dit, un complément, sans lequel ils risquaient de demeurer stériles. Ces accords déterminaient la ligne de conduite des deux gouvernements, dans le cas où la paix serait en péril, mais ils laissaient subsister beaucoup d'incertitude sur les mesures pratiques et ouvraient la porte aux hésitations. Si l'une des deux puissances se voyait à la veille d'être attaquée, quel serait le devoir de l'autre ? Les alliés se concerteraient-ils avant d'agir ? Leur serait-il même loisible de correspondre? (Car la télégraphie sans fil n'était pas encore inventée.) Ne conviendrait-il pas dès lors que chaque puissance connût à l'avance son devoir, de manière à le remplir en quelque sorte automatiquement et sans concert préalable? En un mot, les accords politiques devaient être complétés par une convention militaire, qu ils avaient eux-mêmes prévue, et qui fixerait l'heure de l'entrée en action ainsi que le mode de cette action.

M. Ribot et le baron de Mohrenheim partageant ma manière de voir, il fut convenu que la question serait traitée directement avec M. de Giers qui s'annonçait à Paris pour le mois de novembre. Je pourrais, de vive voix, lui donner tous les développements nécessaires. « Dès maintenant, me dit l'ambassadeur, vous pourriez entreprendre un travail utile. L'objet que vous visez étant d'essence militaire, l'Empereur s'en réservera l'examen personnel. Il serait bon que son esprit y fût préparé, avant que M. de Giers lui présentât vos propositions. Sa Majesté est en Danemark, continua le baron ; Elle ne s'occupe pas d'affaires, mais Elle y pense. C'est là souvent qu'Elle mûrit une idée avant d'y donner suite avec ses ministres. Si donc vous pouviez attirer son attention sur l'opportunité d'une convention militaire, ce serait excellent. » M. de Mohrenheim m'indiqua, comme pouvant faire parvenir un avis officieux à l'Empereur, M. Jules Hansen, Danois d'origine, naturalisé Français, conseiller d'ambassade honoraire, qui avait conservé des relations en Danemark. Plus d'une fois M. Hansen avait servi d'intermédiaire au baron, soit avec la Cour, soit avec le quai d'Orsay. Je le connaissais et je le jugeais digne de confiance. Il était dévoué à son pays d'adoption, actif et discret.

Je mandai M. Hansen à mon cabinet. Il avait déjà été averti par l'ambassadeur. Je résumai en quelques phrases les arguments qui démontraient les avantages d'une convention militaire. Il les écrivit sous ma dictée pour avoir ce qu'il appelait « son aide-mémoire ». Bien pénétré du sujet, il partit, le 1er septembre 1891, pour Fredensborg, où se trouvaient le Tsar et sa famille. M. Hansen, ainsi qu il l'a raconté lui-même, était lié avec M. Pierre Ratchkovski, délégué du ministre de l'Intérieur à l'étranger, ayant bureau à l'ambassade russe, et qui accompagnait invariablement Alexandre III dans ses voyages en Danemark. M. Ratchkovski prit connaissance de l' « aide-mémoire » de M. Hansen et en entretint le prince Obolenski, grand-maréchal du palais, ami personnel de l'Empereur et très favorable à l'alliance avec la France. M. Hansen vit lui-même le prince, qui lui transmit dès le lendemain. 4 septembre, la réponse suivante : « M. Hansen pourra dire à M. de Freycinet que l'Empereur a pris sa demande en sérieuse considération et qu'il s'occupera d'y donner une suite aussitôt après sa rentrée à St-Pétersbourg. » M. de Mohrenheim fut très satisfait de cette réponse et nous attendîmes avec confiance la venue de M. de Giers.

Celui-ci terminait à l'étranger un congé de convalescence, après une assez grave maladie. Le 19 novembre 1891 il arriva à Paris et descendit à l'ambassade, rue de Grenelle. Le surlendemain 21, nous eûmes une longue conférence à quatre : M. de Giers, M. de Mohrenheim, M. Ribot et moi. M. de Giers, encore souffrant, me frappa par sa physionomie très fine et cependant très franche. Il s'exprimait avec modération, en homme que l'effort fatigue et qui paraît d'ailleurs plus enclin à écouter qu'à parler. Il avait l'air réfléchi du diplomate de carrière et les manières aussi affables que distinguées. Se sachant en possession de la confiance de son Souverain, il évitait de dire un mot qui pût l'engager prématurément. Quand la conversation dériva sur la convention militaire, en germe dans l'accord du 27 août, il me déclara que ce sujet appartenait à l'Empereur personnellement; qu'il ne pourrait dès lors le discuter avec moi, mais qu'il transmettrait fidèlement à Sa Majesté toutes les observations que je croirais utile de porter à sa connaissance. M. de Giers parlait remarquablement le français; avec lui aucune nuance n'était perdue. En outre, M. de Mohrenheim m'avait vanté sa mémoire. Je me sentis assuré que ma démonstration arriverait intacte auprès de Sa Majesté. Je m'appliquai donc à développer, avec toute la conviction dont j'étais animé, les raisons décisives, selon moi, qui rendaient la rédaction d'un tel document indispensable. M. Ribot appuya dans le même sens.

M. de Giers, qui m'avait écouté sans m'interrompre, m'adressa quelques questions pour fixer certains points dans sa mémoire : « Je ne suis pas militaire, dit-il, mais je trouve le sujet capital et je veux l'exposer à Sa Majesté sans rien omettre. » Quant à M. de Mohrenheim, il s'était tenu discrètement en dehors de l'entretien et m'avait paru prendre des notes. En nous reconduisant, M. Ribot et moi, il annonça l'intention de nous inviter à dîner le lendemain, afin que nous pussions de nouveau rencontrer M. de Giers. Peu après, un billet de lui m'informait que son ministre, rappelé par télégramme, partait dans la soirée du 20 et qu'en conséquence le dîner serait remplacé par un déjeuner.

Quand j'entrai dans le salon, il me prit à l'écart : « M. de Giers, me confia-t-il, est acquis à notre cause, vous l'avez convaincu. Naturellement il ne peut rien vous dire, il doit demander les ordres de son Souverain. De mon côté, j'ai sténographié vos arguments au passage; j'en fais l'objet d'un rapport à l'Empereur. Je serais bien surpris que l'esprit si juste, si clair de Sa Majesté ne fût pas touché par ces considérations. Seulement il ne faut rien brusquer. Alexandre III, comme je vous l'ai dit, procède lentement. Il aime à mûrir ses résolutions. Ne présentez donc pas de proposition officielle pour le moment. Laissez agir le temps. J'imagine que ce ne sera pas très long. » Je trouvai M. de Giers en excellentes dispositions. Malgré sa réserve obligée, il ne cacha pas la bonne impression qu'il gardait de la conférence de la veille. Nous quittâmes l'ambassade, M. Ribot et moi, augurant bien de ce début.

A l'intérieur, la question religieuse continuait de nous préoccuper. L'agitation du clergé ne s'était pas entièrement calmée. En dépit de l'ordre du jour du Sénat, auquel la Chambre avait adhéré, un certain nombre de prélats protestaient contre les entraves que nous mettions, assuraient-ils, à l'exercice de leurs droits concordataires. L'interdiction de se rendre à Rome sans l'autorisation du ministre des Cultes leur était particulièrement sensible. Ils ne voulaient point faire la part des embarras causés au gouvernement français par les manifestations des « pèlerinages catholiques » ; ils entendaient entretenir le Saint-Père en toute liberté et à tout moment, au risque d'aggraver les incidents que nous cherchions à pallier. La situation fut envenimée par la « déclaration des cinq cardinaux de France ». Tout en acceptant le régime établi, comme Léon XIII leur en créait le devoir, ils stigmatisaient les lois qui régissaient l'enseignement primaire et les déclaraient incompatibles avec les exigences de leur conscience.

Bien que ce manifeste n'eût pas produit dans le public l'émotion qu'en attendaient peut-être ses auteurs, il fournissait un excellent prétexte à ceux qui, dans le parlement, appelaient des mesures contre le « cléricalisme ». M. le député Hubbard se rendit l'organe de ces revendications. Vers le milieu de février 1892, il vint me trouver dans mon cabinet : « Je vous apporte, dit-il, des armes pour réprimer l'attitude agressive du clergé : je demanderai l'urgence sur votre projet de loi relatif à la liberté d'association. Le vote signifiera que, si l'Eglise continue ses provocations, nous aborderons le problème de la séparation de l'Église et de l'État. Et ainsi chacun se tiendra pour averti. » Je remerciai M. Hubbard de ses bonnes intentions, mais je l'assurai que je n'avais pas besoin d'armes nouvelles. « L'agitation religieuse, dis-je, tombe visiblement, malgré le manifeste des cinq cardinaux. Une discussion publique ne pourrait que la raviver. D'ailleurs, le vote de l'urgence me paraît manquer le but : ou ce sera l'urgence pure et simple, donc dépourvue de signification; ou ce sera l'urgence avec des considérants qui risqueront de diviser la majorité. En ce cas, au lieu d'aider le gouvernement, vous le gênerez. » M. Hubbard n'acquiesça pas à mes raisons; il me répéta que nous méconnaissions le bénéfice de sa manœuvre et qu'il n'y pouvait renoncer.

Le projet de loi auquel M. Hubbard se référait avait été déposé le 16 janvier. Il ne constituait pas, dans notre pensée, un instrument de guerre, il avait pour but de régler une question depuis longtemps controversée. Il faisait suite aux lois sur la liberté de la presse et la liberté de réunion, votées par les Assemblées précédentes. Loin d'être une mesure de circonstance, il avait été annoncé par nous un an auparavant. Préparé avec beaucoup de soin par les ministres de la Justice et de l'Intérieur, il avait été l'objet d'une longue délibération en conseil. Il réalisait notamment une réforme prônée par moi dès 1880, à savoir la disjonction entre l'association proprement dite et la capacité civile : la première dispensée de toute autorisation, la seconde ne pouvant être accordée que par une loi. Les ordres religieux y trouvaient le droit commun, sauf sur deux points : ils ne pouvaient pas être dirigés par des personnes de nationalité étrangère et ils étaient sujets, dans le cas de cohabitation de leurs membres, à des visites ordonnées par l'autorité administrative ou judiciaire. Ce projet dépassait donc les contingences du jour; il avait le caractère organique et méritait, quelque opinion qu'on en eût, un examen sérieux et réfléchi.

M. Hubbard demanda l'urgence, dans la séance du 18 février. Le débat prit tout de suite un tour très animé et, malgré de brillantes interventions, fut des plus confus. Les uns, comme l'auteur de la motion, attachaient à l'urgence la signification d'« un acheminement » vers la séparation de l'Eglise et de l'État; d'autres, comme M. Brisson, voyaient dans le projet « la première des armes destinées à instituer la lutte contre l'ennemi que la République a vu devant elle depuis vingt ans »; d'autres, enfin, comme M. Paul de Cassagnac, se déclaraient prêts à voter l'urgence, dans le but de provoquer plus vite la discussion publique sur un projet « cynique et odieux », qui, « après un mensonger appel à la liberté », la violait outrageusement. Il se produisait la difficulté que j'avais prévue : l'urgence suscitait les interprétations les plus diverses et le vote allait être rendu dans l'obscurité. Pour en déterminer le sens, plusieurs de nos amis eurent la fâcheuse idée de proposer une résolution qui en disait trop ou pas assez : « La Chambre, décidée à poursuivre une politique républicaine et à défendre énergiquement les droits de l'État, vote l'urgence. » Au lieu d'y adhérer, j'aurais du accepter l'urgence purement et simplement et prier nos amis de réserver leur formule pour couronner une interpellation spéciale, s'il y avait lieu. La majorité m'aurait certainement suivi, tandis que beaucoup de députés refusèrent de consacrer un texte qui s'adaptait mal à la discussion. Bref, nous fûmes battus par 282 voix contre 210.

Le soir de cette séance, nous dînions à l'Elysée. M. Carnot me pria de remettre au lendemain tout entretien sur le sujet. Pendant la réception, qui fut très nombreuse, plusieurs députés, parmi lesquels MM. Casimir Périer et Cavaignac, m'engagèrent vivement à rester à mon poste. La Chambre, disaient-ils, n'avait pas voulu notre chute; le vote n'avait pas la signification d'un blâme. Elle nous accorderait un ordre du jour de confiance, si nous le demandions. C'était probable. Mais que vaudrait le raccommodement ? Comme en 1886, je retrouvais devant moi les voix de la droite unies à celles d'une fraction de la majorité. Le faisceau des forces républicaines était rompu. Pourrais-je le reconstituer d'une façon durable? La tentative me semblait bien incertaine. Ne valait-il pas mieux se résoudre à une séparation qui bientôt s'imposerait?

Je m'étais confirmé dans ce sentiment quand je me présentai le lendemain matin chez M. Carnot, au nom du cabinet démissionnaire. Le Président m'opposa fort aimablement un refus et me tint le même langage que MM. Casimir Périer et Cavaignac : « Examinez de nouveau la question entre vous, me dit-il, et puis nous aurons un conseil ici, à quatre heures, pour arrêter nos décisions. Renseignez-vous et vous reconnaîtrez que la Chambre ne demande pas mieux que de garder le ministère. En tout cas, ce débat a été fort trouble ; il convient de le rouvrir pour arriver à la clarté. » Mes collègues, réunis à trois heures dans mon cabinet, persistèrent, comme moi-même, dans leur intention de retraite et nous nous rendîmes auprès de M. Carnot pour l'en instruire. Celui-ci renouvela ses instances de la matinée. Enfin il consentit à recevoir nos démissions.

Le 20 février, M. Carnot se livra aux consultations d'usage et s'entretint successivement avec M. Ribot et avec moi sur les moyens de sauvegarder les intérêts engagés dans le projet de convention militaire et dans la réorganisation de notre armée. Après avoir reçu diverses personnalités parlementaires, dans les journées des 21 et 22, il me rappela le 23 et me pria de former un nouveau cabinet, que les Chambres, croyait-il, accueilleraient avec faveur. A mon grand regret, je dus décliner cette offre, pareille combinaison n'ayant, dans mon esprit, aucune chance de durée. M. Carnot offrit alors successivement le mandat à M. Rouvier et à M. Bourgeois, qui se récusèrent. Enfin, le 26, il appela M. Loubet. Celui-ci réussit rapidement dans ses négociations. A sa prière et sur l'invitation de M. Carnot, je conservai le portefeuille de la guerre, ce qui, je le reconnais, n'était pas très correct. Un président du conseil battu ne doit pas se survivre dans le ministère suivant, où il crée une situation fausse. Ces scrupules, qui m'auraient arrêté dans toute autre circonstance, cédèrent devant la nécessite de mener à bien la convention militaire. L'ambassadeur de Russie m'avait dit : « L'Empereur n'aime pas les nouveaux visages; si vous partez, il mettra un temps assez long avant de se décider. »

Le 28 février 1892, après dix jours de crise, le cabinet parut à l'Officiel. La plupart des anciens ministres étaient conservés. M. Loubet remplaçait M. Constans à l'Intérieur; MM. Ricard, Cavaignac et Viette succédaient à MM. Fallières, Barbey et Yves Guyot. Cette composition indiquait que la politique ne serait guère changée. M. Loubet tint à l'affirmer dès le premier jour : « Nous ne croyons pas, dit-il dans sa déclaration du 3 mars, avoir mandat de préparer la séparation des Églises et de l'État. Il n'y a pas dans les Chambres et nous ne croyons pas qu'il y ait dans le pays une majorité pour l'accomplir. » M. Ribot lut, à cette occasion, une dépêche adressée par lui, le 17 décembre 1891, à notre ambassadeur auprès du Vatican et ajouta : « Je ne parle pas seulement du gouvernement dont j'avais l'honneur de faire partie, je parle aussi du gouvernement actuel, qui accepte complètement, entièrement la solidarité sur ce point avec les actes et le langage du gouvernement précédent ». Et comme M. Barthou s'écriait : « Pourquoi donc y a-t-il eu une crise ministérielle? » M. Loubet répondit : « Avant de se former, le nouveau cabinet voulut savoir ce qui s'était passé et quelles étaient les prétendues négociations qu'après les incidents de la séance du 18 février, plus encore qu'avant ou pendant, on avait accusé le gouvernement précédent d'avoir nouées et continuées avec le gouvernement pontifical... Il n'y a absolument que cela dans le document qui a été lu par l'honorable ministre des Affaires étrangères, et c'est en parfaite connaissance de cause que j'en ai accepté l'entière responsabilité, absolument comme si je l'avais signé moi-même au mois de décembre dernier. » Ces déclarations furent approuvées par 325 voix contre 75. Il était donc bien évident que la politique religieuse que nous avions suivie, et à l'occasion de laquelle nous étions tombés, ne heurtait pas au fond le sentiment de la majorité. Mais, après deux ans d'existence, les liens qui nous unissaient avec elle s'étaient peu à peu relâchés et, par ces temps de courts ministères, nous éprouvions une difficulté croissante à fournir une plus longue carrière.

M. Loubet ne devait pas tarder à ressentir lui-même les effets de l'état d'esprit qui régnait dans le parlement. Malgré les sympathies dont il était personnellement entouré, il se voyait conduit à déclarer à la Chambre, le 28 novembre 1892 : « Croyez-vous donc, Messieurs, que l'on puisse longtemps gouverner ainsi ? Nos intentions, nos actes sont suspectés matin et soir. Je dis et je répète qu'il n'y a pas de gouvernement possible dans ces conditions, au moins pour moi. » L'ordre du jour pur et simple qu'il réclamait lui ayant été refusé, il céda la place à M. Ribot, aux côtés de qui je restai quelques semaines.

Déchargé dès le 28 février de la présidence du conseil, j'avais pu me consacrer exclusivement à mes devoirs de ministre de la Guerre. Je mettais la dernière main aux réformes que j'avais entreprises, notamment à la constitution des troupes de réserve, dont je voulais donner un exemple frappant, aux prochaines manœuvres d'automne. La question qui me préoccupait par-dessus toutes les autres était celle de la convention militaire avec la Russie. Depuis nos conversations avec M. de Giers, en novembre 1891, les choses étaient restées en l'état. La mauvaise santé du ministre russe expliquait cet arrêt, mais n'en conjurait pas les inconvénients. Tant qu'un accord bien précis ne serait pas conclu, j'estimais qu'au point de vue pratique on courrait le risque de graves déceptions. J'avais hâte de sortir de cette expectative énervante.

Le 16 février 1892, deux jours avant la chute de mon cabinet, M. Ribot avait adressé à M. de Montebello, successeur de M. de Laboulaye, une note que je venais de rédiger, de concert avec Saussier et Miribel, et qui déterminait nettement les bases de la future convention. Cette note, dont l'Empereur prit connaissance, fut remise par lui au général Wannovski, ministre de la Guerre, pour qu'il l'étudiât et lui en fît un rapport approfondi. Sa Majesté, en effet, aimait à travailler sur des écrits, lui laissant tout le temps nécessaire pour se former une opinion, avant de traiter verbalement le sujet. Alexandre III, éminemment consciencieux, ne voulait se prononcer qu'en parfaite connaissance de cause, de manière à n'être pas exposé à se rétracter. Ce premier stade fut suivi d'une longue période de silence. Sa Majesté, selon sa coutume, partit avec sa famille pour Copenhague, laissant l'état-major travailler à loisir sur ma note.

Il était à craindre que cette élaboration ne se prolongeât. Sur ces entrefaites, le général de Boisdeffre, adjoint de Miribel, ayant été invité aux manœuvres impériales d'été, l'occasion nous parut favorable pour mettre les deux états-majors en contact; ils pourraient entamer ainsi l'examen contradictoire du texte qui serait placé sous les yeux de Sa Majesté, dès son retour. Le général de Boisdeffre arriva le 1er août à Pétersbourg, porteur d'un projet de convention délibéré en conseil, et dont M. de Montebello recevait simultanément le double par l'entremise de M. Ribot avec des instructions appropriées. Ce projet reposait sur les principes contenus dans ma note du 10 février et en précisait les applications. Les pourparlers s'engagèrent immédiatement avec le ministre de la Guerre et son chef d'état-major, le général Obroutcheff. Sauf sur un point, qui donna lieu à une assez longue discussion, on se mit facilement d'accord sur tout le reste. La rédaction définitive, signée des deux chefs d'état-major, fut soumise à l'Empereur et le 17 août le général Wannovski écrivit au général de Boisdeffre que Sa Majesté, « ayant approuvé en principe l'ensemble du projet», avait ordonné de le transmettre au ministre des Affaires étrangères, malade en Finlande.

L'intervention de ce dernier était plutôt de forme. Alexandre III, qui l'aimait beaucoup, ne voulait pas passer outre, en son absence. M. de Giers connaissait la question. Il venait de recevoir la visite du général Obroutchelf, qui lui avait lu le texte agréé par L'Empereur; il n'avait rien trouvé à y reprendre, se bornant à dire qu'il le relirait à tête reposée, quand il se sentirait moins souffrant. Bientôt après, il partit en congé pour l'étranger, afin d'achever de se rétablir. Le général de Boisdeffre fut reçu en audience de cabinet par l'Empereur, le 18 août. L'accueil, des plus gracieux, porta sur le projet de convention. Sa Majesté déclara qu'« Elle l'avait lu et relu et lui donnait sa pleine approbation » ; tout au plus, ajouta-t-Elle, pourrait-il y avoir quelques changements de mots, « mais insignifiants », à la suite de l'examen de M. de Giers. Il n'a donc manqué que la présence de ce dernier à Pétersbourg pour que, dès cette époque, la convention devînt exécutoire.

M. Ribot et moi étions très impatients d'accomplir la dernière formalité. Avec un souverain du caractère d'Alexandre III, une crise ministérielle à Paris pouvait entraîner de nouveaux ajournements. Aussi, lorsque nous apprîmes, au commencement de septembre 1892, que M. de Giers venait d'arriver à Aix-les-Bains pour suivre un traitement, nous lui demandâmes un rendez-vous. Son fils (actuellement ambassadeur à Vienne) m'écrivit le 8 que son père était encore trop souffrant pour nous recevoir. Nous pûmes le joindre quelques jours plus tard, à la villa où il était descendu. Malheureusement il avait contracté l'avant-veille un refroidissement et nous le trouvâmes au lit. Il paraissait fort mal en point, parlait d'une voix faible et entrait en transpiration au moindre effort. Nous aurions eu des scrupules à insister. Nous nous bornâmes à des considérations générales, en exprimant le vœu que son retour à la santé lui permît de terminer bientôt cette importante affaire. Il nous dit qu'il se rendait à la Riviera pour hâter sa convalescence et que, dès sa rentrée à Pétersbourg, il provoquerait la ratification officielle de l'Empereur, désormais assurée.

Mon départ du ministère dans les premiers jours de janvier 1893, et celui de M. Ribot peu de mois après, occasionnèrent un nouveau retard. Sa Majesté, que les changements de personnes déconcertaient, se donna un temps d'observation, de sorte que les formalités protocolaires ne furent remplies que pendant le ministère de M. Casimir Périer, au commencement de 1894. Mais, depuis notre entrevue avec M. de Giers, M. Ribot et moi n'avions aucune inquiétude sur le résultat final. Au point où étaient les choses, Alexandre III ne reviendrait pas sur sa détermination. Il ne tarda pas du reste à en donner la preuve. Au mois d'octobre 1893, il envoya une escadre à Toulon, sous le commandement de l'amiral Avellan pour répondre à notre salut de Cronstadt. M. Carnot, qui s'était rendu sur notre port de guerre, échangea avec Sa Majesté des télégrammes significatifs. L'amiral vint à Paris le 27 octobre et fut reçu avec un enthousiasme débordant. M. Charles Dupuy, alors président du conseil, lui offrit un dîner au ministère de l'Intérieur et eut la délicate attention de me placer à côté de l'amiral, ce qui me permit de l'entretenir à mon aise. Il me répéta que l'alliance était extrêmement populaire en Russie : « Bien que la convention militaire, me dit-il, soit encore en suspens, on considère dans notre pays que tout est terminé depuis deux ans et qu'il ne s'agit plus que de simples formalités. » L'Empereur lui avait donné pour instructions de se prêter à toutes les manifestations où l'accord et les sympathies des deux pays pourraient publiquement s'affirmer.

L'ambassadeur d'Allemagne, comte de Munster, avait pris l'habitude de me visiter familièrement le dimanche, en revenant du Bois. Il suivait, avec une curiosité un peu anxieuse, les progrès de nos négociations, sur lesquels il paraissait assez bien renseigné. Les Allemands ont toujours eu des intelligences dans les hautes sphères administratives de Pétersbourg et jusque dans l'entourage du Tsar; ils sont tenus au courant des événements de quelque importance qui peuvent les intéresser. La rumeur publique d'ailleurs se chargeait de souligner les faits. Il eût été puéril à moi de nier qu'un accord s'élaborait entre les deux pays. Le discours de Vendeuvre et plus tard la mission du général de Boisdeffre avaient dissipé tous les doutes à cet égard. L'ambassadeur me dit avec bonhomie : « Maintenant que vous êtes deux, vous aurez bien de la peine à rester tranquilles. Chez vous, on aime la guerre et vous entraînerez la Russie. » Comme je lui affirmais que notre politique était pacifique : « Celle du gouvernement, je le crois; mais la nation est batailleuse. Du moment qu'elle se sentira assez forte, elle donnera cours à ses instincts belliqueux. En France, vous êtes très susceptibles et la moindre étincelle mettra le feu aux poudres. » — « Eh bien ! lui répliquai-je, vous vous trompez. Ce qui nous rend susceptibles et chatouilleux comme vous dites, c'est surtout la pensée qu'on nous croit faibles et qu'on ne compte pas suffisamment avec nous. Plus nous serons forts et moins nous serons ombrageux. Soyez sûr que nos rapports avec vous deviendront plus faciles, quand nous nous sentirons sur le pied d'égalité. Tant que nous étions seuls en face de la Triple Alliance, notre fierté était constamment en éveil. A présent, nous serons beaucoup moins impressionnables. Notre entente avec la Russie, vous le verrez, est un gage de paix. » Le comte de Munster, qui s'est toujours employé à prévenir les froissements entre son pays et le nôtre, transmettait, je suppose, à son gouvernement ces assurances, qu'il sentait sincères. Elles ont pu contribuer au calme avec lequel la diplomatie allemande a considéré la succession de nos pourparlers.

Au temps de M. de Bismarck, les choses se fussent passées autrement. Une erreur de ce puissant esprit était de croire que nous cherchions une revanche à tout prix. Il ne se rendait pas compte que, si la blessure de l'Alsace-Lorraine saigne toujours, nous ne sommes cependant pas assez imprudents pour en demander la guérison à une conflagration générale dont nul ne peut prévoir l'issue. Il ne se trompait pas moins au sujet de la Russie : il la supposait impatiente d'affronter l'Allemagne, tandis qu'elle ne visait qu'à garantir sa propre sécurité. « Nous ne voulons pas être attaqués à la fois sur nos deux frontières », répétait-il souvent. Il est donc possible que, lui gouvernant, notre entreprise de 1891-1892 eût déchaîné la guerre. L'empereur Guillaume II a montré plus de sang-froid. Il s'est dit sans doute que la France et la Russie avaient le droit de faire ce que l'Allemagne et l'Autriche avaient fait de leur côté, et qu'une alliance purement défensive, comme était la nôtre, servirait plutôt qu'elle ne compromettrait la cause de la paix générale.

J'attachais d'autant plus de prix aux grandes manœuvres de 1892 qu'elles pouvaient exercer une influence déterminante sur l'esprit d'Alexandre III, au moment où la convention militaire attendait sa ratification. Par l'exhibition de ses forces de réserve, la France allait montrer qu'elle pèse en réalité beaucoup plus que le dénombrement de son armée active ne semblerait l'indiquer, et que derrière celle-ci se trouve un immense réservoir dans lequel elle puiserait abondamment au moment des hostilités. C'est pourquoi, d'accord avec le conseil supérieur de la Guerre, j'avais constitué des brigades et des divisions de réservistes, que nous nous flattions de voir évoluer, après quelques jours de présence sous les drapeaux, avec la même précision et la même ardeur que les forces actives.

Deux corps d'armée étaient désignés pour procéder à cette expérience. L'un, le 9e corps, comprenait deux divisions mixtes, dans chacune desquelles figurait une brigade entièrement composée de réservistes et commandée par un officier général du cadre de réserve. L'autre corps d'armée, le 12e, se présentait dans les conditions ordinaires, c'est-à-dire avec des régiments actifs, grossis de la proportion usuelle de réservistes appelés pour les grandes manœuvres. Cet amalgame avait été préparé par le général de Miribel, chef d'état-major de l'armée, et par le général de Cools, membre du conseil supérieur de la Guerre et l'un de nos meilleurs tacticiens. Ces deux officiers généraux s'intéressaient vivement à cette nouveauté et déployaient le plus grand zèle pour en assurer le succès. J'avais confié le commandement supérieur au général de Cools; le général de Miribel me représentait pour contrôler les résultats. Le drame devait se développer à travers les plaines de Montmorillon, dans la Haute-Vienne. Plusieurs membres du conseil supérieur, notamment les généraux Saussier et Billot, assistaient aux opérations. M. Carnot. à ma demande, voulut bien présider la revue finale : j'avais tenu, en effet, à ce que l'amour-propre des réservistes n'eût pas à souffrir d'une diminution d'éclat dans la solennité traditionnelle.

Je me rendis à Montmorillon, le 12 septembre 1892. Pendant quelques jours cette paisible cité retentit du pas des chevaux et s'émailla de brillants uniformes qui traversaient les rues à une heure matinale. Les habitants, tout fiers d'un honneur inusité, avaient richement pavoisé leurs maisons. Les cultivateurs accouraient de plusieurs lieues à la ronde, en sorte que les principales phases se déroulèrent au milieu d'une affluence qui donnait l'illusion qu'on se trouvait au voisinage de quelque grand centre de population. Dans la matinée du 15, accompagné des généraux Saussier, de Miribel, Billot, etc., j'inspectai divers campements et, en particulier, la brigade de réserve du colonel de Parseval, faisant fonction de général dans le cadre de réserve. Nous fûmes tous frappés de l'aspect martial des hommes, de l'endurance qu'ils témoignaient et de l'entrain avec lequel réservistes et territoriaux exécutaient les divers mouvements. Ils avaient pris l'allure de vrais troupiers. Le colonel de Parseval, ancien professeur à l'Ecole supérieure de Guerre et écrivain militaire distingué, dirigeait sa brigade avec vigueur et sang-froid. Sa vigilance s'étendait à tous les détails. Il s'occupait attentivement des services, qui fonctionnaient avec une régularité parfaite. Aucune brigade active ne l'emportait sur la sienne. Nous éprouvions une juste fierté à constater de quels efforts nos populations sont capables quand elles se trouvent en bonnes mains.

Le soir, je réunis dans un banquet soixante-quinze convives, parmi lesquels naturellement le général de Cools occupait la place éminente. Je résumai, dans une brève improvisation, mes impressions de la journée, en accordant un juste tribut d'éloges au commandant en chef de la manœuvre, « qui à la science du tacticien joint la sollicitude pour les hommes, sans laquelle il n'y a pas de bon chef d'armée ». Quant aux troupes, je les félicitai chaleureusement : « Vous avez montré, dis-je, que ces créations passagères, d'apparence si fragile, après quelques jours de marche et d'entraînement, se cimentent et prennent la consistance de vieilles troupes. » Le généra] de Cools répondit en termes qui m'allèrent au cœur ; il voulut reconnaître « mon profond amour pour l'armée et mon inlassable effort pour la mettre à la hauteur de ses devoirs futurs ». Après lui, l'attaché militaire russe, baron Freedericksz, cette fois encore doyen des attachés étrangers, et dont le suffrage m'était particulièrement précieux, déclara que lui et ses collègues emportaient « un souvenir ineffaçable de ce qu'ils venaient de voir et d'entendre ». Le lendemain M. Carnot jugea par lui-même de l'importance des résultats obtenus. Il en témoigna hautement sa satisfaction.

La dislocation, qui suivit aussitôt, fournit l'occasion de constater les progrès réalisés dans les divers services. Le génie avait reçu l'ordre de construire à Sillards (Haute-Vienne) une gare militaire, destinée à recevoir les troupes de réserve en partance. Cette gare, improvisée comme elle l'eût été en temps de guerre, revêtit les apparences d'un établissement en exploitation normale, tant les mouvements s'y exécutèrent avec ponctualité. L'état-major et les compagnies de chemins de fer montrèrent ce que pouvait leur collaboration et ce qu'on est en droit d'attendre d'eux aux heures difficiles.

En janvier 1893, je résignai mes fonctions, à la suite d'un remaniement du cabinet Ribot. Ces cinq années de ministère, dont deux avec la présidence du conseil, m'avaient laissé une grande fatigue et un besoin impérieux de repos. J'emportais dans ma retraite un vif sentiment de confiance. Je venais d'étudier cette armée dont je n'avais pris qu'une connaissance imparfaite pendant le cataclysme de 1870. Je venais de la voir dans sa force et avec ses qualités, non plus abattue par le malheur, mais au contraire pleine d'entrain, désireuse de progrès et impatiente de justifier les espoirs que la patrie met en elle. J'avais recueilli une moisson d'observations consolantes.

Tout d'abord j'avais constaté un phénomène aussi heureux que singulier. Dans un pays profondément divisé, tel que le nôtre, l'armée est unie. Ces partis, entre lesquels nous sommes habitués à relever de si profonds désaccords et qui parfois semblent irréconciliables, lui sont étrangers. Du haut au bas de la hiérarchie, le devoir professionnel fait taire les opinions et les croyances individuelles. L'obéissance et la discipline sont pareilles chez tous. Le loyalisme envers le régime établi ne souffre pas d'exception. L'exemple du général Boulanger, même investi de la puissance, n'a pas trouvé d'imitateurs. Ses amis scrutaient d'un œil inquiet la voie dans laquelle il était entré et, malgré leur attachement à sa personne, n'ont pas été tentés de le suivre.

L'armée est une famille dont les membres sont solidaires et où tout doit se passer au grand jour. On ne recommencera pas, j'en suis convaincu, cette dangereuse expérience qui consiste à classer les officiers d'après les opinions qu'on leur suppose et à s'éclairer sur leur compte par des renseignements venus du dehors. C'est la plus détestable méthode. L'officier accepte que sa carrière soit retardée, que ses mérites soient méconnus, pourvu qu'il le doive au seul jugement de ses chefs hiérarchiques. Ce qu'il ne supporte pas, c'est l'ingérence étrangère. En s'avisant d'y recourir, on ne tarderait pas à détruire ce grand élément de force : la cohésion. On émousserait aussi le point d'honneur. A voir le ministre emprunter des voies obliques, les subordonnés perdraient peu à peu ces sentiments scrupuleux, cette délicatesse, cette loyauté, qui sont la parure de la vie militaire. Mais pourquoi s'attarder à des hypothèses invraisemblables ? Nous sommes tous d'accord pour rechercher la voie droite et la pleine lumière.

La République peut compter sur son armée et elle a le droit d'en exiger beaucoup. Aucun régime n'a plus fait pour elle. Aucun n'a témoigné autant de sollicitude pour son instruction et pour son bien-être. Le pays la contemple avec amour et orgueil, comme l'instrument de son relèvement et le gage de son indépendance. Il lui confie tous ses enfants; il lui demande d'en faire des hommes, d'élever leurs cœurs, de les pénétrer de l'esprit de sacrifice. Au jour des grandes épreuves, la France verra ce que vaut cette école de patriotisme, où la jeunesse reçoit sa trempe, où chacun, du plus humble au plus fortuné, se prépare également à remplir le suprême devoir.

J'arrête ici ce long récit. Dans les années qui suivent, j'ai pris une moindre part aux événements. L'âge m'a réduit peu à peu au rôle de spectateur. Sauf une courte réapparition au pouvoir, en 1898-1899, je suis resté sur mon banc de sénateur, observant ce qui se passait autour de moi, formant des vœux pour mes successeurs plus jeunes et cherchant, par mon vote et quelquefois par ma parole, à faciliter leur tâche, que je savais n'être point aisée. De temps à autre, je tourne les regards vers la longue route qui se déroule derrière moi, et je me réjouis des augures favorables que j'y découvre pour mon pays. Dans ce passé si accidenté, si plein d'imprévu, parfois si rude, combien de motifs de confiance ! De 1878 à 1893, pendant cette période de quinze ans, combien d'événements accumulés ! Quel point de départ et quel point d'arrivée ! En 1878, nous sortions à peine du Seize-Mai, des menaces de trouble et de dissensions. Nos forces défensives, renaissant de leurs désastres, mesuraient la distance qui les séparait encore des moyens d'attaque de nos vainqueurs. Nous étions isolés en Europe, notre voix était couverte par celle de la coalition formidable qu'avait su nouer M. de Bismarck. Tout l'édifice lézardé que nous avait légué la guerre était à reprendre. Nous avions à compléter et étendre l'œuvre entreprise par l'Assemblée de 1871. Qui se serait douté que dans ces quinze années la France aurait développé ses ressources au point de ne le céder à aucun de ses voisins, et que l'isolement ferait place à l'alliance même que M. de Bismarck voulait surtout empêcher? La France désormais pouvait traiter sur un pied d'égalité et conservait la paix non plus par la tolérance d'autrui, mais par sa propre volonté.

N'est-il pas prodigieux qu'à travers les écueils, les soubresauts de notre politique intérieure, les fautes dues à nos divisions, nous ayons pu, en si peu de temps, rénover notre enseignement, exécuter un vaste programme de travaux publics, développer notre domaine colonial, qui s'inscrit aujourd'hui le premier sur la carte après celui de l'Angleterre? Tout cela, sans préjudice des réformes administratives et militaires, de l'extension donnée aux libertés publiques, de l'attention accordée au commerce et à l'industrie, de progrès économiques sans précédent. Résultats d'autant plus surprenants que la France était privée de cette unité politique qui est à la base des Etats puissants. La République gouvernait dans des conditions que n'a connues aucun autre régime. Après vingt-trois ans d'existence, en 1893, elle voyait encore un tiers des Français lui refuser leur adhésion. Dans le parlement, les ministères successifs trouvaient devant eux une opposition irréductible, qui, par sa coalition momentanée avec une fraction détachée de la majorité républicaine, entraînait des crises répétées, des retards, parfois des reculs dans la marche des affaires, et un manque de suite trop visible dans notre politique tant au dedans qu'au dehors. Que penser d'un pays qui, malgré ces causes de faiblesse, a pu faire de si grandes choses? Que ne devrait-on pas attendre de lui le jour où, débarrassé d'irritantes querelles, il se consacrerait tout entier aux graves problèmes qui l'assiègent !

FIN

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Mis sur le web par R. Mahl en 2006