SOUVENIRS

1878-1893

Charles de Freycinet

Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.

CHAPITRE V
EXÉCUTION DES DÉCRETS. — LES LOIS SCOLAIRES. — EXPÉDITION DE TUNISIE.

Le 10 août 1880 je partis pour Montauban, d'où je devais gagner Luchon en vue de suivre un traitement thermal. L'amiral Jauréguiberry était chargé de mon intérim au quai d'Orsay. J'avais essayé vainement de joindre M. Gambetta, auquel j'aurais bien voulu communiquer le paragraphe de mon discours relatif aux congrégations. Après Cherbourg il avait touché barre à Paris et personne, au Palais-Bourbon, n'avait pu me donner son adresse.

Le 18, eut lieu dans la grande salle de la mairie le banquet annoncé. Vers neuf heures du soir, après les souhaits de bienvenue du maire et les toasts d'usage, je prononçai l'allocution que les journaux avaient, par avance, qualifiée de « grand discours ». C'était une revue sans prétention des principaux résultats acquis sous la République. Chemin faisant, je touchais à la politique extérieure et aux ordres religieux. Je réfutai les nouvelles alarmantes qu'on se plaisait à répandre sur l'action de notre diplomatie et je conclus : « Vous le voyez, Messieurs, la situation est bonne : bonne au dedans comme au dehors. Au dehors c'est la paix, la paix profonde, la paix sans jactance comme sans faiblesse. » Le mot de « jactance » fut, je ne sais pourquoi, relevé par les journaux réactionnaires, qui prétendirent y voir une réplique au discours de Cherbourg. Assertion d'autant plus singulière que M. Gambetta avait employé le même terme : « Depuis dix ans, avait-il dit, il ne nous est pas échappé un mot de jactance ou de témérité. » La controverse ne se prolongea pas : il fallut bien se rendre à l'évidence et abandonner l'espoir de nous opposer l'un à l'autre. L'alinéa qui visait les congrégations provoqua des polémiques plus sérieuses.

Après avoir rappelé les initiatives de la République en matière d'enseignement, je poursuivais ainsi : « C'est au moment où les entreprises de ces associations dans le domaine de l'enseignement excitaient de vives appréhensions que nous avons été mis en demeure par l'un des pouvoirs publics d'appliquer les lois. Nous avons fait cette application sur la plus puissante et la plus célèbre de toutes, sur la compagnie de Jésus. Nous l'avons dissoute. Nous avons ainsi donné une satisfaction immédiate au sentiment de la Chambre des députés, en même temps que nous avons fourni une preuve indiscutable de la force du gouvernement et de l'autorité des lois qu'on avait osé contester. Quant aux autres congrégations, le décret spécial qui les vise n'a pas fixé la date de leur dissolution; il nous a laissés maîtres de choisir notre heure. Nous nous réglerons à leur égard sur les nécessites que fera naître leur attitude, et sans rien abandonner des droits de l'Etat. Il dépendra d'elles de se priver du bénéfice de la loi nouvelle que nous préparons, et qui déterminera d'une manière générale les conditions de toutes les associations, laïques aussi bien que religieuses. » Les dernières phrases étaient celles que j'avais soumises à l'appréciation de M. Grévy.

Mes auditeurs ne se méprirent pas sur le sens de ces paroles. Parmi eux se trouvaient des représentants de toutes les nuances républicaines. Catholiques, protestants, libres penseurs, partisans de Gambetta, amis tièdes ou chaleureux du gouvernement se coudoyaient avec des rédacteurs de journaux parisiens, dont le défaut n'est pas d'ignorer les points faibles d'une harangue ministérielle. L'approbation cependant fut générale, non seulement dans le banquet, où elle est pour ainsi dire de commande, mais hors du banquet, alors que les convives, affranchis de l'étiquette, échangent librement leurs impressions. On estimait que mes déclarations répondaient au sentiment du parti républicain et paraphrasaient exactement l'ordre du jour de la Chambre. Le 19, je me rendis à Luchon. Les premières journées s'écoulèrent dans la quiétude. La presse républicaine, avec une rare unanimité, commentait favorablement mon discours. J'ai relu dernièrement une collection de journaux de cette époque et vraiment ils étaient de nature à me donner confiance, autant qu'en peut inspirer ce genre de succès. La désillusion était proche. Dès le cinquième jour je perçus des dissonances. Le Siècle et la République française prenaient un ton doucement grondeur. Ils ne m'accusaient pas, mais ils m'avertissaient : je faisais fausse route, je m'écartais du mandat que m'avait assigné la Chambre. Les autres feuilles se modelèrent bientôt sur ces deux organes et je me vis finalement dénoncé comme ayant renié les décrets du 29 mars et pris envers la Cour de Rome des engagements subreptices qui m'interdisaient désormais toute action. Les ennemis de M. Gambetta ne manquèrent pas de remarquer que le revirement de la presse coïncidait avec son retour à Paris et ce fut pour eux l'occasion de flétrir une fois de plus une immixtion qui, à les entendre, faussait tous les ressorts de la politique.

Je cherchais, anxieux, la cause de l'orage qui se formait, quand un incident malencontreux précipita le dénouement. Le 30 août, le journal catholique la Guyenne, de Bordeaux, publia le texte d'une « Déclaration » que les ordres religieux décidaient de signer, à la demande, disait-on, du gouvernement de la République. La démarche pouvait être bien intentionnée, mais la rédaction de la pièce était gauche et confuse : elle donnait, dans sa première partie, l'impression d'une négation des droits de l'Etat, et, dans la seconde, celle de la soumission aux lois. Les auteurs semblaient s'être appliqués à ne se compromettre dans aucun sens. Il y avait alors — comme presque toujours d'ailleurs — dans l'Eglise de France deux courants opposés, l'un inclinant aux transactions, l'autre porté aux solutions extrêmes. Néanmoins, ce document, tout imparfait qu'il fût, aurait pu servir la cause de la pacification, s'il n'avait pas été publié à un moment inopportun et surtout s'il n'avait pas été accompagné de commentaires maladroits ou perfides.

Mes collègues à Paris, inquiets des affirmations de la Guyenne et de la répercussion qu'elles allaient avoir dans toute la presse, me demandèrent l'autorisation de les démentir publiquement. Nous nous mîmes d'accord sur la note suivante, qui fut insérée dans le Journal Officiel du 6 septembre : « Le gouvernement n'a pris vis-à-vis du Vatican, ni vis-à-vis du nonce apostolique, ni vis-à-vis de personne, aucun engagement relatif à l'exécution des décrets. Sa liberté d'action est entière et ses résolutions ne dépendent que de lui-même. Toute assertion contraire est dénuée de fondement. » La crudité inusitée de ce démenti s'explique par l'état de l'opinion, devenue très soupçonneuse à la suite de la polémique des journaux. En même temps que l'Officiel entrait en ligne, nous informions les feuilles amies que le gouvernement était entièrement étranger au texte de la déclaration; que non seulement il n'en avait pas dicté les termes, mais qu'il ne les connaissait pas avant leur divulgation par l'organe bordelais.

Ces précautions ne mirent pas fin aux disputes. Les uns continuaient de soutenir, contre toute évidence, que nous avions abandonné l'exécution des décrets; d'autres prétendaient que leur application immédiate et totale pourrait seule ramener la confiance dans le parti républicain. Plusieurs de mes collègues jugèrent nécessaire de réunir le conseil. Tout en appréciant comme eux l'utilité d'une délibération, je craignis que le retour précipité du président de la République, alors à Mont-sous-Vaudrey, et de plusieurs ministres dispersés dans les départements n'alarmât l'opinion. Nous étions à ce même moment associés à une démonstration navale, qui avait pour but d'assurer le règlement de certaines clauses du traité de Berlin. Le public aurait cru peut-être à des complications graves.

D'autre part, la question religieuse ne deviendrait-elle pas plus aiguë, si l'on voyait le gouvernement se départir de l'attitude calme et réfléchie qu'il avait gardée jusqu'alors? M. Grévy, à qui j'en référai, partagea mon avis et la réunion du conseil eut lieu seulement le 1er septembre.

Deux opinions s'y firent jour. L'une réclamait l'exécution au moins partielle, en tout cas immédiate, du second décret, de manière à dissiper les doutes sur nos intentions. L'autre opinion, la mienne, préconisait le maintien du statu quo jusqu'à la rentrée des Chambres, qui n'était plus éloignée. La démarche des congrégations constituait, malgré tout, un pas vers la soumission: elle enlevait à leur altitude l'apparence de la bravade et ne nous interdisait pas de patienter. Des actes plus décisifs, des demandes d'autorisation, ne tarderaient pas à suivre; pourquoi les empêcher? Nous avions bénéficié du silence de la papauté; l'exécution soudaine du décret amènerait une protestation publique, qui, tout le monde en convenait, compliquerait la situation. Ne valait-il pas mieux (comme l'a fait depuis M. Waldeck-Rousseau) recourir à la loi générale sur les associations, qui nous permettrait d'effectuer, pour les ordres religieux, des choix rationnels?

Ces deux manières de voir étaient trop tranchées pour qu'un accord définitif pût s'établir. Nous multipliâmes les efforts pour trouver un moyen terme. Dans la journée du 19 septembre, nous avions essayé d'un replâtrage qui, à la réflexion, ne me parut pas pouvoir tenir. Je vis M. Grévy, le soir, et le mis en présence des deux solutions contraires, entre lesquelles je lui demandai de choisir, un cabinet homogène me semblant indispensable. Le Président me pria instamment de ne rien brusquer et d'essayer encore de marcher avec des collègues, remplis, comme moi, de bonne volonté. On reprendrait le sujet dans quelques jours. J'eus l'impression que la bienveillance seule de M. Grévy l'empêchait de se prononcer dans le sens de mes contradicteurs. En conséquence, le lendemain matin, 20 septembre, je lui adressai la lettre suivante :

« Monsieur le Président,

« Après mures réflexions, je ne crois pas que le ministère, reconstitué comme il l'a été hier, ait des chances sérieuses de durée. Il existe entre plusieurs de mes collègues et moi des divergences de vues qui ne permettent pas d'espérer que l'accord puisse se maintenir, même au prix de concessions mutuelles.

« Un tel état de choses en se prolongeant serait dommageable pour les intérêts et la paix du pays. Dans la pensée que ma retraite vous offrira le moyen le plus prompt de dénouer cette crise, j'ai l'honneur de vous prier d'accepter ma démission.

« Agréez, monsieur le Président, l'expression de mon respectueux dévouement. »

M. Grévy me répondit le même jour par ce billet, dont les termes me touchèrent beaucoup et me montrèrent que je ne m'étais pas mépris sur son sentiment :

« Mon cher Président,

« C'est avec un vif regret que je vous vois persister dans la démission que vous m'avez offerte. Je n'oublierai pas les grands services que vous avez rendus au gouvernement et je vous conserverai toute mon estime et toute mon affection.

« Agréez, mon cher Président, l'assurance de ma haute considération.

« Jules Grévy. »

C'était le cas ou jamais de confier le pouvoir à M. Gambetta. Sa politique triomphait et M. Grévy s'y ralliait. Il avait une fois de plus prouvé sa force en amenant le revirement de l'opinion après mon discours de Montauban et en provoquant la dislocation du ministère qui ne représentait plus ses idées. Le parti républicain tout entier eût été heureux de le voir enfin à la tête du gouvernement. M. Grévy néanmoins ne jugea pas à propos de reclamer son concours. Il préféra s'adresser à M. Jules Ferry. Celui-ci avait certainement tous les titres à une semblable désignation; mais il n'échappait pas à l'inconvénient de paraître occuper la place de M. Gambetta.

M. Jules Ferry forma rapidement son cabinet. Il conserva ses anciens collègues, à l'exception de l'amiral Jauréguiberry et de M. Varroy, qui m'avaient suivi dans ma retraite et auxquels il donna pour successeurs l'amiral Cloué et M. Sadi Carnot, mon ancien sous-secrétaire d'Etat aux Travaux Publics. Aux Affaires étrangères, que je laissais vacantes, il appela M. Barthélemy-Saint-Hilaire, le vénérable ami et le confident de M. Thiers.

Le 15 novembre. M. Jules Ferry fut interpellé au Sénat par M. Buffet sur les causes de la crise ministérielle survenue pendant les vacances parlementaires. Les circonstances en étaient demeurées obscures et l'opinion publique avait hâte de les pénétrer. Moi-même, j'étais désireux de fournir des explications sur ma conduite, malignement interprétée. Je tenais à détruire la légende des négociations nouées à l'insu de mes collègues, et à préciser le point sur lequel nous nous étions séparés. Ayant pris la parole à la fin de la discussion, je commençai par faire ressortir l'intérêt que nous avions eu à poursuivre l'application des décrets sans soulever les protestations de la Cour de Rome. Tous les membres du cabinet, même ceux qui doutaient du résultat, avaient applaudi aux démarches entreprises dans ce but. Les choses s'étaient donc passées au grand jour. Je continuai en ces termes : « Ce sont là, dit-on, des questions de souveraineté; c'est à l'Etat seul qu'il appartient de les trancher dans son indépendance. Qui le conteste ? Evidemment l'État est souverain; évidemment l'État a le droit de trancher seul ces questions dans son indépendance. Mais il ne s'agit pas de savoir s'il en a le droit, il s'agît de savoir s'il y a intérêt, et s'il ne trouve pas, au contraire, un plus grand avantage à essayer de se mettre d'accord avec Rome, sauf, s'il n'y réussit pas, à prendre ensuite, dans sa souveraineté, telle décision que lui commandent ses intérêts et sa dignité...

« La déclaration, cette fameuse déclaration dont on a tant parlé et à laquelle on a voulu voir des origines si diverses et si étranges parfois, cette déclaration a une explication fort simple; elle est sortie des événements, elle en a été la conséquence naturelle... Cette démarche ne pouvait évidemment tenir lieu, d'une manière définitive, de l'accomplissement des formalités légales; il ne dépendait ni de moi ni de personne de les supprimer. C'était un moyen de gagner du temps en détendant la situation, et, dans ma pensée, c'était un premier pas dans la voie de la soumission. Ce premier pas devait être suivi d'un autre; c'était inévitable, c'était dans la logique des choses.

« Quant au texte même de la déclaration, je conviens qu'il était insuffisant : si on me l'avait soumis, il aurait été rédigé autrement. Je ne l'ai connu que par les journaux, le 2 septembre,loin de Paris; et aussitôt j'ai compris que cette déclaration, divulguée dans des conditions fâcheuses, conçue dans des termes, je le répète, insuffisants, avec quelques réserves peu habiles, froisserait justement le parti républicain. Je me suis empressé d'exprimer mon sentiment à Rome; j'ai ajouté qu'en présence surtout des commentaires d'une certaine presse, il était nécessaire de faire un pas de plus et de compléter les démarches.

« Eh bien ! quand j'ai présenté cette observation à la Cour de Rome, je ne me suis pas heurté à un non possumus ; j'ai rencontre au contraire les dispositions les plus conciliantes, et, si j'étais resté quelque temps de plus au ministère, non pas quelques mois, mais peut-être deux ou trois semaines, le second pas que j'avais prévu aurait été franchi. J'ai de bonnes raisons pour m'exprimer ainsi...

« Comme complément, nous aurions présenté un projet de loi sur les associations. »

Ces explications ne rencontrèrent aucune contradiction sur les bancs de l'Assemblée. Elles n'en rencontrèrent pas davantage chew mes anciens collègues, présents à la séance. L'attitude du ministère à mon égard fut absolument correcte. Les déclarations de son chef furent si courtoises et si concordantes avec les miennes, que je pus, sans étonner personne, voter l'ordre du jour qu'il réclamait. Je m'en félicitai d'autant plus que l'absence de mon suffrage et de celui de mes amis personnels l'aurait mis en minorité; il n'obtint en effet que 143 voix contre 137. S'il eût été renversé, je me serais trouvé rejeté à droite et, en outre, j'aurais paru contester la légalité des mesures prises, alors que je n'en contestais que l'opportunité. Sur le point de droit, je partageais les idées de M. Jules Ferry, ainsi d'ailleurs que je l'avais déclaré devant le Sénat, le 25 juin.

J'ai fait remarquer combien il est difficile aujourd'hui de comprendre les sentiments qui dominaient les Assemblées de cette époque. La loi de séparation de 1905 a créé une ambiance toute nouvelle. Les pouvoirs publics sont devenus beaucoup plus indifférents aux choses de L'Église. D'autre part, la dispersion générale des congrégations (sauf certains ordres charitables ou contemplatifs), exécutée en 1906 en vertu de la loi sur les associations, a placé les Français en face du fait accompli, ce qui, pour beaucoup, est décisif. En 1880 et dans les années suivantes, le maintien du Concordat était un article de foi pour les majorités parlementaires. M. Jules Ferry lui-même, désireux de ne pas l'ébranler, ne s'avançait qu'avec précaution dans la voie de la dissolution des ordres religieux. Il exempta tout d'abord les congrégations de femmes, auxquelles cependant la même loi s'appliquait. Il ménagea des exceptions parmi les congrégations d'hommes. A

toutes il accorda des facilités, qui témoignaient de son libéralisme, mais qui n'accusaient pas une ardeur très vive à épuiser le mandat conféré par la Chambre. Une quasi-tolérance s'établit, si bien que deux ans plus tard, sous le propre ministère de M. Gambetta, l'on dénonçait la reconstitution plus ou moins avouée d'un certain nombre d'établissements religieux. Par contraste avec ces agitations, on constate non sans étonnement que le progrès sous ses diverses formes, qu'on se serait attendu à voir ralenti, n'a jamais été sérieusement entravé. Dans la période si tourmentée de 1878 à la fin de 1881, aucune branche d'activité ne s'est trouvée négligée. Quatre années ont suffi au gouvernement républicain pour mettre sur pied un programme de grands travaux, pour rentrer dans le concert européen, pour mener à bien une exposition universelle, pour entamer contre l'ignorance cette lutte mémorable, d'où sont sorties l'obligation, la gratuité et la laïcité, pour élargir les libertés publiques par les lois sur la presse et le droit de réunion, pour effacer les dernières traces de nos discordes civiles par la généreuse hardiesse de l'amnistie totale. En même temps, et sans se départir de la réserve qui lui était commandée par ses malheurs, la France faisait une honorable figure dans le règlement de toutes les questions pendantes à l'extérieur. Enfin, elle acquérait la Tunisie.

Après ma sortie du ministère, nous sommes demeurés. M. Gambetta et moi, un certain temps sans nous voir. Non que nos sentiments réciproques eussent changé : lui, comme moi, était fidèle, j'en suis sûr, au pacte de 1870. Mais l'œil du public était fixé sur nous et rendait difficiles certaines démarches. La voix commune le désignait comme l'auteur de ma chute: l'un de nous pouvait-il le lendemain aller au-devant de l'autre? Il fallait laisser au temps, ce grand arrangeur des choses, le soin d'amener un rapprochement que chacun de nous, au fond du coeur, souhaitait. Les derniers mois de 1880 et le premier semestre de 1881 s'écoulèrent sans que nous eussions des rapports directs. « Il nous reviendra ! » disait-il quand mon nom était prononcé dans son entourage. L'expression n'était pas juste : je n'étais pas parti, on m'avait éloigné; mais elle me touchait par le sentiment affectueux qu'elle révélait.

Cette période fut remplie par des incidents de politique intérieure dans lesquels la personnalité de M. Gambetta se trouvait engagée et qui prirent dès lors une grande importance. Le plus notable est la lutte sur le scrutin de liste. M. Gambetta fut toujours, on le sait, partisan de ce mode de consultation électorale. Il détestait le scrutin d'arrondissement, qu'il appelait « le miroir brisé » de la France et à l'occasion duquel il a prononcé ses discours les mieux inspirés. Son opinion sur ce sujet était tellement connue que toute campagne entamée pour ou contre le scrutin de liste était, qu'on le voulût ou non, une campagne pour ou contre M. Gambetta.

La question fut soulevée au cours de la session ordinaire de 1881. Elle détermina, dès le premier jour, une situation parlementaire qui, je crois, est sans précèdent et qu'on n'a pas revue depuis : celle d'un gouvernement refusant de prendre parti en une matière qui est d'un intérêt capital pour le régime. M. Jules Ferry et ses collègues se sont condamnés au silence absolu. Ils ne sont intervenus ni dans la discussion publique, ni dans les bureaux ou les commissions. Pas une fois, ils n'ont exprimé leur avis. Ce mutisme obstiné avait une double cause. Le cabinet était divisé : M. Jules Ferry était attaché au scrutin d'arrondissement, tandis que son principal collaborateur, M. Constans, l'était au scrutin de liste; les autres ministres se partageaient entre ces deux autorités. Toute manifestation du cabinet, dans un sens ou dans l'autre, eut entraîné sa dislocation; il ne se conservait intact que par l'immobilité. Il existait une seconde raison, moins directe mais non moins puissante. M. Grévy et M. Gambetta présentaient la même opposition que M. Jules Ferry et M. Constans. A la vérité M. Grévy ne se prononçait pas ouvertement : son rôle de président constitutionnel le lui interdisait. Des amis sûrs répandaient sa doctrine et se livraient à une propagande aussi active que discrète. A préconiser le scrutin de liste, on mécontentait M. Grévy.

Une considération particulière faisait en ce moment pencher la balance du côté du scrutin d'arrondissement. M. Gambetta portait ombrage à nombre de républicains. L'accusation de pouvoir occulte, habilement exploitée, la dernière crise ministérielle, où sa main s'était trop laissé voir, ses façons un peu dictatoriales à la Chambre, sa manière de vivre qu'on prétendait fastueuse, avaient éloigné d'anciens amis et multiplié les envieux et les jaloux. Le scrutin de liste, propice aux manifestations populaires, apparaissait comme dangereux. Sous l'empire de ces sentiments, les bureaux avaient mal accueilli la proposition de M. Bardoux qui tendait à le rétablir. Une grosse majorité s'était formée contre elle dans la commission. Le rejet semblait certain. La discussion publique s'engagea au mois de mai 1881. Le scrutin de liste figurait, en apparence, à l'ordre du jour; au fond, c'était la fortune de M. Gambetta. Aussi ne crut-il pas devoir, quoique président de la Chambre, se désintéresser d'un pareil débat.

Il descendit du fauteuil à la séance du 19 mai et réalisa l'un de ses plus grands miracles oratoires. Tout d'abord, pour la dignité de son rôle dans la République, il exhala l'amertume de son âme blessée : « Je pense, dit-il, que je n'ai pas à me défendre, ni devant la Chambre, sans distinction de partis, ni devant le pays, des visées qui seraient criminelles, si elles n'étaient ridicules, qu'on s'est plu à me prêter dans cette grande question du régime électoral de la démocratie républicaine. » Hélas ! oui, il avait à se défendre, car la calomnie avait enfoncé profondément ses traits. L'auditoire était en proie au soupçon, l'idée de « dictature » cheminait lentement dans les esprits. Le torrent de son éloquence emporta tout. Par 243 voix contre 235, au scrutin secret, la Chambre, déjouant les prévisions, décida de passer à la discussion des articles. Puis, comme un flot qui se répand après la rupture de la digue, elle aborda impétueusement l'article premier, contenant toute la loi, et le vota par 267 voix contre 202. L'opposition dès lors s'évanouit et l'ensemble fut adopté, sans scrutin, à mains levéos. Au sortir de cette séance, partisans et adversaires de M. Gambetta se sentirent également désorientés. Inquiets de ce prestigieux succès, ils se demandaient où l'on allait.

M. Gambetta partit pour Cahors, sa ville natale. Il avait hâte de goûter quelque repos, hâte aussi de jouir de sa victoire, auprès d'amis, de compatriotes, qui ne lui marchanderaient pas leurs sympathies, et auxquels le mot de dictature était encore inconnu. Je ne dirai pas que ce voyage fut une faute, mais il fut un malheur. Les courtisans, les adorateurs de la fortune, les reporters de journaux, en quête de nouvelles sensationnelles, se précipitèrent sur ses pas, lui créant un bruyant cortège. Ses moindres propos, ses gestes, ses jeux de physionomie furent notés et télégraphiés aux quatre points cardinaux. A peine en avait-on fait autant pour les déplacements de Napoléon III. Ses nouveaux amis, maladroits, exultaient; les anciens se rembrunissaient, pressentant quelque catastrophe. Lui, confiant, s'abandonnait à la joie de vivre. Le 29 mai, au pied du monument élevé en l'honneur des mobiles du Lot morts pendant la guerre, il prononça son grand discours, attendu du monde entier. Il donna de sages conseils; il loua beaucoup M. Grévy ; il rassura le Sénat dont il escomptait le vote sur le scrutin de liste contre les éventualités d'une révision constitutionnelle.

Peine perdue ! Le Sénat aussi était gagné par le soupçon. Les échos du voyage triomphal de Cahors résonnaient encore dans les oreilles, quand le débat s'ouvrit, le 9 juin 1881. Le prodige du Palais-Bourbon ne pourrait s'y renouveler, car la voix de M. Gambetta n'y serait pas entendue. Les adversaires avaient libre carrière. Spuller, justement inquiet, était venu, quelques jours auparavant, m'entretenir au Luxembourg : « Vous savez, me dit-il, combien notre ami tient au scrutin de liste. Or il est sérieusement menacé ici; vous seul pouvez le sauver : intervenez à la tribune. Gambetta vous en saura un gré infini et la réconciliation s'ensuivra. » — « La réconciliation, répliquai-je, ne doit pas s'opérer ainsi. Quant au scrutin de liste, laissez-moi vous détromper. Ni moi ni personne ne peut le sauver : le voyage de Cahors l'a tué. Le Sénat a son siège fait. » Et, comme il paraissait douter : « Vous le verrez au résultat, repris-je; il y aura trente voix au moins de majorité pour le repousser. Je le voterai, moi, parce que j'en ai toujours été partisan : beaucoup de nos amis ne me suivront pas. Une intervention publique de ma part manquerait le but et risquerait d'être mal interprétée. »

Ainsi que je le pressentais, le débat prit tout de suite une mauvaise tournure. Le centre gauche, dont l'appoint donnait la majorité, se montrait particulièrement ombrageux. Le rapporteur, M. Waddington — que les amis de Gambetta avaient, on s'en souvient, exclu du pouvoir en décembre 1879 — fit à froid le procès de ce mode de suffrage; il en signala les inconvénients, le danger. M. Jouin, enfant terrible, justement considéré d'ailleurs, appela les choses par leur nom. Quelle serait la situation, demanda-t-il, si un député illustre venait à être élu dans un grand nombre de départements? Il serait le ministre tout-puissant de demain imposé au président de la République, dont il supprimerait la faculté de choix. Il serait le vrai chef du pouvoir exécutif. Sur appel nominal à la tribune et au scrutin secret, le projet fut repoussé par 148 voix contre 114. M. Gambetta en conçut une vive irritation et, sans observer peut-être les délais nécessaires, il se rendit à Tours le 4 août pour recommander la révision constitutionnelle, seul moyen, dit-il, de vaincre les résistances du Sénat. On ne manqua pas d'opposer ce langage à celui qu'il avait tenu à Cahors deux mois auparavant; on y vit de la passion et son autorité, à la veille des élections, n'en fut pas augmentée.

M. Gambetta ne me garda pas rancune de ma réponse à Spuller. Peu de jours après le vote, notre ami commun, M. Challemel Lacour, me prit à part dans les couloirs du Sénat : « Je veux vous parler d'une chose qui me peine. Vous ne pouvez rester indéfiniment séparé de Gambetta. Ne le reverriez-vous pas volontiers? » — « Assurément oui, répondis-je, mais il faudrait une occasion. Je ne puis aller tout droit chez lui. » —« Je le comprends; aussi n'est-ce pas ce que je vous propose. Ne voudriez-vous pas le rencontrer dans une maison amie, la mienne, par exemple ? » — « Je suis tout prêt, si lui-même s'y sent porté. » — « Eh bien ! reprit M. Challemel, remettez-vous en à moi : évitons de rien brusquer. » A quelque temps de là, il m'écrivit : « Mercredi (13 juillet 1881). — Mon cher ami, la Chambre s'est donné sagement quatre jours de vacances, et notre ami part demain soir pour la campagne. Ce sera donc, si vous le voulez bien, pour lundi 18 juillet à 7 h. 1/2 chez moi. 21, rue de Saint-Petersbourg. Nous serons nous trois, pas davantage. — Bien cordialement à vous. »

Je fus exact à l'heure dite, plus qu'exact : j'arrivai un peu en avance, intentionnellement. Le salon était vide. Quelques instants après, la sonnette retentit, j'eus un grand battement de cœur, M. Gambetta entra, je me dirigeai vers lui; il me tendit la main et, avec son bon rire : « Eh bien ! on ne veut donc plus se voir ! » — « Ah ! qu'il me tardait ! » lui dis-je, et nous nous embrassâmes. Nous nous mîmes aussitôt à causer avec volubilité, en gens qui ont tout un arriéré à rattraper. M. Challemel Lacour eut la délicate attention de nous laisser seuls pendant près d'une demi-heure: il ne vint qu'au moment de passer à table, s'excusant sur ce que les apprêts du dîner l'avaient retenu. Cette soirée fut charmante. Jamais M. Gambetta et M. Challemel n'eurent plus d'esprit et de verve. On imagine ce que dut être la conversation de ces deux admirables causeurs. Nous nous séparâmes vers dix heures. M. Gambetta me ramena dans sa voiture à mon domicile, alors boulevard Haussmann. Pendant le trajet il me confia ses projets, encore à l'état d'ébauche. Après les élections, fixées à la fin d'août, il prendrait le pouvoir, « s'il le fallait ». Il préférait conserver sa situation actuelle; en ce cas, j'aurais à former le ministère. L'affaire religieuse se pouvant liquidée par l'exécution des décrets, « rien maintenant, dit-il, ne nous sépare et nous pourrons diriger la politique d'un commun accord ». Du reste nous reparlerions de tout cela; il n'arrêterait ses résolutions que lorsqu'il connaîtrait le résultat des élections.

Je ne m'étendrai pas sur les actes du ministère Ferry. Je mentionnerai seulement deux faits qui dominent cette période de quatorze mois et qui ont eu de grandes conséquences sur l'histoire de la troisième République : le vote des lois scolaires et l'expédition de Tunisie.

La réforme de l'enseignement constitue le vrai titre de gloire de M. Jules Ferry. Elle fut abordée résolument, avec une vue très nette du but et un sentiment exact des obstacles à surmonter. M. Ferry s'y révéla un maître et un debater de premier ordre. Au Sénat surtout, il s'est surpassé. Il avait affaire à forte partie : les Buffet, les de Broglie, les Chesnelong, les Jules Simon se dressaient en face de lui. Il les a combattus pied à pied et finalement — sauf sur l'article sept — les a vaincus. Sa dialectique serrée, sa fécondité, l'ingéniosité de son esprit, son endurance oratoire se montrèrent sans égales.

Il pouvait, comme M. Jaurès, prononcer des discours qui occupaient deux séances et dont les derniers mots ne décelaient aucune fatigue. Il avait le physique de sa tâche et de son talent. Vigoureusement charpenté, grand, le buste un peu courbé de l'homme qui travaille et observe, les yeux pénétrants et scrutateurs, le sourire légèrement sarcastique mais en somme bienveillant, il se dirigeait vers la tribune du pas d'un lutteur qui va montrer sa force et défie ses rivaux. Il remuait puissamment l'auditoire, sans gagner cependant les chaudes sympathies que suscitait un Gambetta et sans parvenir à l'élégante diction d'un Jules Simon ou d'un Jules Favre. Ses harangues sont plutôt des modèles de vigueur que des merveilles de persuasion. Elles n'ont provoqué ni l'amour ni l'enthousiasme. Elles resteront comme un exemple de ce que peut la volonté unie à une intelligence claire et à un labeur obstiné. Peut-être lui a-t-il manqué l'art de savoir ménager ses adversaires. Il était de ces généraux qui ne font pas de prisonniers. Aussi laissa-t-il derrière lui des rancoeurs que sa nature, bonne au fond, ne méritait pas.

Son expédition de Tunisie ouvrit l'ère des conquêtes coloniales. Elle était l'aboutissement nécessaire de démarches antérieures. On se rappelle qu'à Berlin M. Waddington avait, dans les couloirs du congrès, reçu certaines ouvertures au sujet de la Régence. Par scrupule d'honnêteté et par crainte de mécontenter l'Italie, il n'était pas allé plus loin. Cependant nos titres, reconnus de Lord Salisbury et du prince de Bismarck, subsistaient. Durant mon ministère de 1880, d'accord avec M. Gambetta, j'avais entrepris de les mettre en valeur. Notre représentant à Tunis. M. Roustan, entama, par mon ordre, des pourparlers avec le Bey pour lui persuader d'accepter un traité formel de protectorat. Il l'y avait presque amené grâce à son influence personnelle : « Autorisez-moi à débarquer une compagnie de fusiliers marins, m'écrivait-il, et le Bey signera. » J'allais l'autoriser, quand je quittai le pouvoir. Je renseignai M. Ferry sur la situation, en indiquant les précautions à prendre : « Le fruit est mûr, lui dis-je, vous le cueillerez au moment propice. « M. Ferry ne négligea pas l'avis et, dès qu'il se sentit suffisamment affermi, il reprit, par l'organe de M. Barthélémy-Saint-Hilaire, partisan convaincu du protectorat, les négociations avec le Bey, sous prétexte de régler la police des frontières. M. Roustan exhiba un traité à peu près semblable à celui qu'il m'avait soumis. Le Bey hésitait toujours; des consuls étrangers le conseillaient en sens contraire de M. Roustan. A ce moment des Kroumirs plus ou moins menaçants, en tout cas opportuns, se montrèrent sur la frontière algérienne et permirent à M. Ferry de faire avancer des troupes. La vue du drapeau français leva les derniers scrupules du Bey. Il signa, le 12 mai 1881, le traité dit du Bardo, que lui présentait le général Bréart. M. Ferry en informa aussitôt le parlement et, le 19, déposa le texte officiel qui fut voté le 23 mai par la Chambre, et le 27 par le Sénat.

Des nuages ne tardèrent pas à s'élever. L'Italie, qui nourrissait de vieilles prétentions sur la Régence, se crut lésée. J'ai constaté combien elle était ombrageuse à ce sujet. Dès 1880, son ambassadeur, général Cialdini, m'avait confié ses préoccupations : « Je vous promets, lui dis-je, de ne rien décider sans vous en parler. » En 1882, il se plaignit à moi de M. Ferry : « Si encore il m'avait averti, j'aurais informé M. Cairoli et nous aurions pu préparer les esprits en Italie. Tandis que nous avons eu l'air d'être dupes ! » M. Ferry n'avait pas entretenu volontairement une erreur, mais, n'étant pas lié par mes paroles de 1880, il n'avait pas cru devoir mettre le gouvernement italien dans ses confidences. Il a donc pu déclarer en toute sincérité : « M. Cairoli fut déçu et surpris, il ne fut pas trompé. » Cette blessure a été longue à guérir, elle n'est pas étrangère à l'accession de nos voisins à l'alliance austro-allemande.

D'autre part, les populations tunisiennes, ne distinguant pas le protectorat d'une vraie prise de possession, se crurent à la veille d'être molestées dans leurs coutumes, leurs mœurs, leur religion.

Elles entendaient dire qu'elles seraient écrasées d'impôts, que leurs propriétés passeraient aux mains des infidèles, qu'elles seraient réduites à la plus misérable condition. Des soulèvements éclatèrent sur divers points. Pour les réprimer, le gouvernement dut procéder à des envois de troupes beaucoup plus importants que ceux qu'avait nécessités l'établissement du protectorat. M. Ferry, prévoyant le parti qu'on en tirerait contre lui à la Chambre, brusqua l'ouverture de la période électorale. Il avait le droit de se mouvoir autour de la date du 14 octobre ; par une interprétation un peu large, il fixa le premier tour de scrutin au 21 août. Il se plaçait ainsi dans le cas d'avoir, pendant six semaines, deux Assemblées, ou plutôt il n'en aurait aucune, la nouvelle ne possédant pas l'autorité légale, et l'ancienne ne conservant plus l'autorité morale.

Cet expédient hardi ne fut pas approuvé de tous et M. Ferry faillit y perdre le pouvoir. Le 26 juillet 1881, à la veille de la clôture de la session. M. Clemenceau l'interpella et le mit en très fâcheuse posture. Le président du conseil ne put faire prévaloir l'ordre du jour pur et simple, dont il se contentait, que par 214 voix contre 201. Symptôme inquiétant, parmi les 201 figuraient les meilleurs amis de M. Gambetta, et des radicaux de marque, tels que MM. Brisson, Hoquet, Goblet. Il fallait la belle confiance de M. Jules Ferry pour affronter sans crainte la consultation du suffrage universel.

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