L'oeuvre scientifique de Georges FRIEDEL

par M. R. Hocart, professeur à la Faculté des Sciences de l'Université de Strasbourg (1939)

L'oeuvre scientifique de Georges Friedel est considérable.

Elle est le fruit d'une activité qui s'est manifestée pendant plus de quarante ans et s'est fait connaître au monde scientifique par près de 150 publications dont la qualité plus que le nombre a valu à Georges Friedel une solide réputation d'homme de science.

Friedel a été un très grand minéralogiste. S'il a fait parfois oeuvre de géologue, c'est cependant à la minéralogie qu'il a voué la plus grande partie de son temps et de ses dons. Celui dont nous honorons aujourd'hui la mémoire, c'est le minéralogiste.

Je ne me propose pas d'analyser tous ses travaux. Un sujet aussi vaste appellerait un développement qui en soit digne. D'ailleurs d'autres minéralogistes l'ont donné dans les revues scientifiques françaises et étrangères.

Je veux me rappeler que Friedel a consacré les dernières années de sa carrière savante à l'Université de Strasbourg et esquisser la physionomie des travaux qu'il a accomplis - même pendant la dernière période de sa vie assombrie par la maladie et pourtant féconde.

Les élèves que Friedel a formés ici-même à la cristallographie sentent tout le prix de cette formation. C'est en leur nom que je désire rendre hommage à l'activité scientifique de Georges Friedel.

Si le caractère des travaux que Friedel a menés à bien à Strasbourg diffère de ceux de Saint-Etienne, c'est par leur diversité plus grande. En effet, il n'est pas de domaine en Minéralogie, auquel Friedel soit resté étranger. Il a su appliquer aux problèmes les plus variés les procédés les plus classiques, comme l'emploi du microscope polarisant, aussi bien que les méthodes ou les propriétés les plus récemment découvertes, comme la diffraction des rayons X.

Si l'activité scientifique de Friedel n'a cessé de croître pendant son séjour à Strasbourg, c'est aussi parce qu'il a toujours fait preuve de la même exactitude dans l'observation, de la même rigueur dans l'expérimentation et dans l'analyse des phénomènes, de la même répugnance pour les observations hâtives, les arguments superficiels, pour les théories lorsqu'elles sont en contradiction avec les faits observés.

A un jugement rapide et sûr, s'alliaient chez lui, en parfait équilibre, les aptitudes du mathématicien et les dons du physicien. Il n'a jamais, je crois, conduit un calcul plus loin que les conditions d'observation et d'expérimentation ne le permettaient. Il n'a jamais confondu l'exactitude et la précision.

Les travaux que je citerai - sans souci de l'ordre chronologique - me paraissent propres à mettre en lumière les qualités éminentes du chercheur et à justifier l'influence du savant.

I. - Le diamant.

Friedel se proposa de faire un examen critique de la collection de minéralogie de Strasbourg, arrangée conformément à la classification de Groth. Le premier terme en est le diamant. Dès l'abord, Friedel observa dans les cristaux de cette espèce tant de singularités et dans leur description tant de confusion, qu'il s'y arrêta et en fit l'objet d'une étude complète. Il montre que les angles rentrants et que les faces courbes peuvent manifester des formes de croissance et non de corrosion, faisant ainsi justice d'une vieille idée selon laquelle un cristal peut simultanément croître en certains points et se dissoudre en d'autres, dans un fluide homogène. Discutant à ce propos la méthode des reflets employée par certains auteurs pour l'examen des faces, Friedel faisait une remarque bien caractéristique de sa manière personnelle en disant : « D'une façon générale la méthode des reflets, qui consiste à interposer, entre l'oeil et les faits simples et clairs, une lunette qui, sans leur ajouter grand'chose, les transforme en faits complexes, obscurs et d'interprétation difficile, paraît plus dangereuse qu'utile, et il y a lieu de n'accueillir qu'avec réserve les résultats qu'on a prétendu en tirer. »

Friedel montre que le diamant est cubique holoèdre Mais en même temps il se penche sur un fait insolite : la biréfringence du diamant, qui est incompatible avec la symétrie cubique. Il analyse les caractères de cette biréfringence et conclut qu'elle est due à des tensions intérieures, car elle obéit aux mêmes lois que dans les corps isotropes devenus biréfringents par déformation. Mais sa distribution est plus complexe dans le cas du diamant. Faisant l'hypothèse que le diamant a subi une transformation paramorphique à haute température avec changement de volume, Friedel (en collaboration avec Ribaud) décèle cette transformation, par l'emploi d'un four électrique, à la température de 1885°. De cette expérience décisive Friedel tire encore quelques conclusions sur la genèse du diamant, achevant ainsi un travail qui constitue un chef d'oeuvre d'observation et d'expérimentation.

II. - CROISSANCE ET DÉCROISSANCE DES CRISTAUX.

Voilà certainement un domaine important et l'un des plus mal défrichés de la cristallographie. Friedel entreprend de poser le problème. Il développe la notion de vitesse de croissance, grandeur variable avec la direction de la face cristalline, et accessible à l'observation. Il marque la dissymétrie de la croissance convexe qui fait ordinairement apparaître des faces planes et de la décroissance convexe qui tend à détruire la forme polyédrique. Il prouve par une suite d'expériences très ingénieuses la symétrie de la croissance convexe et de la décroissance concave en solution dans le cas de la diffusion parallèle.

Il schématise la croissance et la décroissance par strates et étudie particulièrement les figures de corrosion, comme réactif de symétrie.

Il montre enfin que la symétrie apparente d'un cristal ne dépend pas seulement du cristal mais aussi de la symétrie du milieu dans lequel il a pris naissance. Royer confirme expérimentalement ces vues.

III.- LES STASES MÉSOMORPHES.

Un des plus beaux ensemble de travaux faits par Friedel est certainement celui qui traite de ce que Lehmann avait appelé «cristaux liquides »

D'abord avec Grandjean à Saint-Étienne, (tandis que Mauguin faisait à Paris d'intéressantes découvertes dans le même domaine), puis à Strasbourg, tantôt avec son fils Edmond Friedel, tantôt avec Royer, tantôt seul, Friedel a étudié un certain nombre de substances organiques d'un type spécial, telles que le para-azoxyanisol et le para-azoxyphénétol.

Dans des conditions expérimentales déterminées, ces substances, qui ne sont alors ni des cristaux ni des liquides, présentent une nouvelle forme de la matière.

On doit à Friedel la mise en évidence de propriétés physiques spéciales et très curieuses (optiques notamment), qui différencient les formes intermédiaires de la cristalline et de l'amorphe.

Ces formes sont dites mésomorphes : l'une smectique, l'autre nématique.

La notion fondamentale, c'est celle du caractère discontinu des transformations par lesquelles une substance passe d'une structure moléculaire ou atomique à une autre. Friedel distingue d'une manière impérative, mais uniquement par l'étude des faits d'observation ces quatre formes de la matière : cristalline, smectique, nématique, amorphe, des trois états de la matière : solide, liquide, gazeux. Il montre que l'idée de discontinuité attachée au passage de la forme cristalline à la forme amorphe est habituellement obscurcie par le fait que cette transformation est le plus souvent accompagnée du passage d'un état franchement solide à un état franchement liquide. Il prouve par des exemples que le point d'amorphisation ne se confond pas nécessairement avec le point de fusion.

La notion de transformation discontinue est donc au premier plan de la classification proposée par Friedel.

A ce sujet il n'a pas manqué de relever les confusions qui viennent de la terminologie. Il écrivait : « On dit aussi bien état solide, liquide ou gazeux, état colloïdal, état amorphe; on parle de changement d'état pour désigner soit la transformation d'un corps solide qui devient liquide ou d'un liquide qui devient gazeux, soit celle d'une matière qui de cristallisée devient amorphe. Ces types de phénomènes, quoique souvent simultanés, sont absolument distincts par nature... » « Nous croyons utile - écrivait-il encore - pour la clarté des exposés et des discussions, de caractériser par un substantif spécial qui leur sera réservé, les types structuraux de matière, essentiellement différents entre eux, toujours séparés les uns des autres par des discontinuités absolues.

Les mots d'état, de phase, de forme, ont des acceptions diverses. Ils ne conviennent pas. Il faut adopter un mot qui ne puisse prêter à aucune ambiguïté. » C'est le mot stase que Friedel choisit pour définir les différents types structuraux de la matière.

Les faits essentiels qui conduisent à la classification des stases sont les suivants :

1° Les stases mésomorphes sont essentiellement différentes des stases cristallines ; elles ne possèdent pas le faisceau de plans à propriétés vectorielles discontinues régi par la loi de Haüy qui caractérise et permet seule de définir les matières cristallisées.

2° Elles sont essentiellement différentes de la stase amorphe puisque spontanément anisotropes alors que la matière amorphe est spontanément isotrope.

3° La transformation d'une stase en une autre est discontinue, réversible, se produisant à une température bien définie en fonction de la pression et dans l'ordre, par température croissante et lorsque toutes existent : cristalline, smectique, nématique, amorphe.

Dans la stase smectique il existe une seule direction de plan de discontinuité pour certaines propriétés vectorielles, cette direction étant celle du plan normal à l'axe optique. Les molécules sont réparties en couches parallèles, planes dans la texture homogène; leur axe optique est normal au plan, et elles sont tournées d'un angle quelconque autour de cet axe.

Dans la stase nématique, les molécules sont orientées en moyenne parallèlement à une direction, sans qu'il y ait répartition en couches.

Tous ces faits remarquables sont nés de l'observation patiente, habile, raisonnée, au microscope polarisant.

Parmi les résultats obtenus grâce à d'autres méthodes - diffraction des rayons X, orientation par les cristaux, par le champ électrique, par le champ magnétique, - aucun ne contredit les conclusions précédentes, soit au point de vue de la classification, soit au point de vue des hypothèses structurales. En revanche, certains de ces résultats confirment parfaitement la classification et les hypothèses structurales déduites de l'observation directe.

En 1931, le physicien Ewald conviait un certain nombre de personnalités scientifiques à une vaste enquête sur les stases mésomorphes. Georges Friedel joua dans cette discussion un rôle de premier plan, discernant les observations mal faites de certains auteurs, réfutant les conclusions erronées qu'ils en déduisaient ou qu'ils tiraient de développements mathématiques vaguement appuyés sur les faits. Il fit ressortir, une fois encore, à cette occasion, l'importance des faits bien établis. Pour clore cette discussion il écrivait cette profession de foi qui ne peut manquer d'être admise par tout savant consciencieux :

« A voir la place qu'occupent les théories et le peu d'importance que, en général inconsciemment, l'on paraît attribuer à la constatation exacte des faits, il semblerait que dans le domaine des corps mésomorphes les faits soient si complètement étudiés qu'on n'ait plus qu'à laisser l'imagination s'exercer sur leur interprétation théorique. En réalité il n'en est rien. Il reste, dans ce domaine, une riche moisson de faits à observer par les méthodes les plus simples. Ce n'est que par l'effet d'une mode regrettable et trop répandue que, dans ces dernières années surtout, les théories, essentiellement éphémères, donc jeux d'esprit secondaires, en sont arrivées à réduire l'observation des faits à l'état d'humble servante, n'intervenant qu'à titre consultatif. Celle-ci doit être mise au premier rang parce que ses résultats sont quelque chose de définitivement acquis. Telle est à n'en pas douter la raison pour laquelle la connaissance des stases mésomorphes a si peu progressé depuis quelques années. Il faut que ceux qui ont le goût et le don de l'observation sachent qu'il reste là un vaste champ dont l'exploration promet d'être encore très féconde, et que, pour progresser dans cette exploration, on ne peut pas compter sur les théories et l'imagination, qui y ont largement démontré leur impuissance, mais sur le judicieux emploi des moyens d'observation en mettant au premier rang le microscope, auquel on doit à peu près tout ce que l'on sait sur cette question. »

IV. - LEÇONS DE CRISTALLOGRAPHIE.

En 1926, Friedel faisait paraître sous le titre « Leçons de Cristallographie, professées à la Faculté des Sciences de Strasbourg » un traité magistral. C'était pour lui le moyen de faire connaître ses vues sur les problèmes importants de la Cristallographie. Sa manière très personnelle de concevoir l'enseignement frappe le lecteur le moins averti. En offrant ces leçons aux étudiants et aux chercheurs, le dessein de Friedel n'était nullement de leur fournir l'image et l'explication d'une cristallographie définitivement construite. Bien au contraire il se proposait de faire réfléchir et d'encourager l'esprit critique. S'il mettait en relief les faits incontestables, l'enchaînement des propriétés, les lois d'observation, il ne négligeait pas de faire apparaître sous un jour cru les lacunes qui persistent dans l'interprétation des faits, les difficultés qu'il reste à résoudre. Mais tout en donnant l'exemple de l'esprit critique, la place de choix qu'il réservait à l'observation et à l'expérience bien faites, reflétait la vie active du laboratoire et la méditation qu'elle doit susciter. Il cultivait ainsi l'esprit de recherche chez ses lecteurs, en leur proposant de se mettre directement en présence des faits sans se préoccuper a priori des travaux de leurs devanciers. Dans ses leçons Friedel expose la loi de Bravais qui lie l'importance des faces cristallines aux aires des plans réticulaires. Cette loi d'observation, qui devrait en toute justice s'appeler loi de Bravais-Friedel, fournit un critérium pour le choix des paramètres et des indices. Une vingtaine d'années auparavant, Friedel en avait développé le sens et les applications dans son mémoire sur les groupements cristallins (1904) et dans ses études sur la loi de Bravais (1907). [voir tutorial en anglais]

Dans le cas des macles ou groupements réguliers de cristaux de même espèce, Friedel donne une explication basée sur la théorie réticulaire. La stabilité de l'édifice complexe est conditionnée par le prolongement dans tout l'édifice d'une période spatiale simple ou multiple. A la lumière de cette conception, il englobe dans une même explication très riche des faits en apparence très différents : la syncristallisation, l'isomorphisme, le paramorphisme et même l'orientation mutuelle d'espèces différentes. Dans ce dernier cas, il suffit que la concordance d'une maille plane ait lieu dans la surface d'accolement. Royer en a fourni de bons exemples.

Au terme de sa carrière, Friedel généralisera hardiment ses vues en appliquant la même théorie aux macles monopériodiques pour lesquelles une période linéaire seule est commune aux édifices macles.

Un autre chapitre des Leçons est consacré à la croissance et à la décroissance des cristaux, et pose les bases de toute étude sérieuse.

D'autres pages traitent des macles mécaniques, des glissements, des fils unicristallins. La vigueur du raisonnement ne le cède en rien à l'originalité des vues.

Un des plus important chapitres de cet ouvrage est celui de la diffraction des rayons X par les cristaux. A sa lecture, l'impression première est que Friedel n'avait adopté les méthodes et les résultats de cette nouvelle technique qu'avec une grande réserve.

Si Friedel ne partagea pas l'engouement presque général de ses contemporains pour les rayons X, on imagine bien cependant que ce ne fût pas par routine d'un cristallographe de l'ancienne école : celle des géomètres, des adeptes du microscope, des chimistes. Ce ne fut pas davantage par manque d'information.

On sait, du reste, que Friedel n'était pas un spécialiste de tel ou tel domaine de la minéralogie, mais qu'il avait assez de puissance de travail et de maîtrise scientifique pour prospecter fructueusement et pour épuiser presque du premier coup tel domaine qu'il lui plaisait d'étudier.

En ce qui concerne les rayons X, il suffira que je rappelle une acquisition que la science doit à Friedel. En 1913, quelques mois seulement après la découverte de Laue qui ouvrait la minéralogie aux applications de la technique des rayons X, Friedel énonçait une loi générale de la diffraction des rayons Roentgen par les cristaux. Cette loi conserve, aujourd'hui encore, sa pleine validité. Depuis cette époque, Friedel n'expérimenta que très peu par le moyen des rayons X, il sut parfaitement discerner et exposer les limites des nouvelles méthodes.

Et c'est parce que l'engouement général faisait perdre de vue les faits solidement établis par les anciennes méthodes de la cristallographie, conduisant même certains expérimentateurs à les négliger complètement, que Friedel a réagi. Il a voulu montrer que la méthode des rayons X a ses limites de même que toute autre méthode. A l'intérieur de ces limites, il reste un beau champ de travail.

Les vues de Friedel sur la diffraction des rayons X par les cristaux mixtes, par les édifices pseudo-paramorphes.... sont d'ailleurs maintenant admises par beaucoup d'auteurs.

Les leçons de cristallographie devaient comporter un deuxième volume. La maladie de Friedel nous en a privés. Je puis affirmer que cette lacune est regrettée par beaucoup de lecteurs. J'en ai eu la preuve par les confidences spontanées qui m'ont été faites par maints cristallographes et physiciens français ou étrangers. Je sais que le seul volume paru est apprécié à l'heure actuelle par toutes ces personnalités qui le lisent, le méditent et y ont trouvé une discipline.

Cet hommage à l'activité scientifique de Georges Friedel serait insuffisant si je n'y ajoutais le bref témoignage de ce qu'il a été comme maître pour ses élèves.

L'intérêt passionné avec lequel Friedel poursuivait ses recherches, il le manifestait aussi aux travaux de ses élèves, se réjouissant avec eux, comme pour lui-même, de chaque fait nouveau, de toute conclusion positive.

La rigueur d'observation et de raisonnement qui formait sa ligne de conduite, il la demandait à ses collaborateurs. En même temps il était parfaitement humain. Il savait guider fermement; mais, avec l'expérience et le tact d'un homme de coeur, dévoué à ses élèves, Georges Friedel s'est imposé à notre très respectueuse et fidèle admiration. Le souvenir de sa haute personnalité reste vivant en nous.