PAROLES PRONONCÉES AUX FUNÉRAILLES DE M. A. HENRY.
INGÉNIEUR EN CHEF DES MINES, INGÉNlEUR EN CHEF DU MATERIEL ET DE LA TRACTION DES CHEMINS DE FER P.-L.-M.

Le 30 JANVIER 1892, A BARIZEY-AU-PLAIN (MEURTHE-ET-MOSELLE)

Annales des Mines, 9e série vol. 1, 1892.

PAROLES DE M. NOBLEMAIRE,
Ingénieur en chef des mines, Directeur de la Compagnie P.-L.-M.

J'aurais voulu qu'en revenant au village où il a désiré reposer, l'ami qui s'est éteint loin de nous pût passer par Paris, pour faire un dernier séjour dans notre gare, auprès des ateliers qu'il dirigeait. Leur personnel tout entier aurait été heureux de lui faire cortège et d'adresser un sympathique adieu au chef aimé et respecté qui avait su inspirer à tous, depuis les ingénieurs jusqu'au plus modeste de ses 15.000 collaborateurs, un même sentiment d'affection et de déférence.

Les quelques amis qui ont pu être prévenus à temps ont tenu à venir ici lui donner un hommage suprême. C'est en leur nom que je dépose, sur cette tombe prématurément ouverte, le témoignage de profonds et universels regrets.

Il a désiré prendre son dernier repos (pour ce travailleur acharné je pourrais dire son premier repos) ici, dans son pays, à côté de ses parents si justement fiers de lui, dans le modeste cimetière de ce village où il est né et qu'il a toujours tant aimé.

Aimé au point que, quand il s'est senti frappé par un mal qui, malgré sa jeunesse, ne devait pas pardonner, il se reprochait de l'avoir quitté, considérant presque comme une punition du ciel de lui avoir été infidèle. « Paysan j'étais, me disait-il, paysan j'aurais dû rester ! » Comme si lorsque Dieu marque un enfant d'un rayon de sa puissance, il était loisible à cet enfant, devenu homme de laisser s'éteindre ce rayon, comme si la flamme d'intelligence qui l'anime pouvait demeurer sous le boisseau comme si, au risque de consumer son enveloppe même elle ne devait répandre autour d'elle la chaleur et la lumière, et contribuer, pour sa part, au développement des connaissances de l'humanité !

Henry était de ces esprits privilégiés auxquels est échu en partage une haute intelligence, une rare faculté d'apprendre et de retenir, de briller dans tout ce qu'ils entreprennent, de faire progresser toutes les branches des sciences auxquelles ils s'attachent. Parti de rien, élevé au prix de sacrifices bien lourds, mais devant lesquels ses parents, sûrs avec raison de son avenir, ont eu le courage de ne pas reculer, il arrivait, très jeune, malgré les lacunes de son éducation rapide, à l'Ecole polytechnique : il en sortait le second dans le Corps des Mines. Soit comme attaché au laboratoire de l'École supérieure des Mines, soit comme professeur à l'École de Saint-Étienne, soit comme ingénieur à Rive-de-Gier, en chimie, en métallurgie, en exploitation des mines, dans tout ce qu'il a touché, il a laissé une trace lumineuse et un souvenir. Désigné à notre Compagnie par la réputation qu'il s'était rapidement acquise dans le Corps, il s'y occupa d'abord de l'exploitation technique des chemins de fer ; mais, bientôt distingué par un chef perspicace, autant que difficile dans ses choix, il devenait, en 1879, collaborateur de M. Marié, alors Ingénieur en chef du Matériel et de la Traction. Deux ans après, la mort de son chef lui laissait la direction d'un des services les plus importants et les plus lourds, qu'on aurait pu, avec raison, hésiter à confier à un ingénieur aussi jeune, si le passé n'avait en lui et partout garanti l'avenir et donné la certitude que ses robustes épaules étaient de taille à supporter le fardeau qu'on leur imposait.

Pendant les dix années qu'il a passées à la tête de ce service, il n'en est pas une qui n'ait été marquée par une découverte nouvelle, une réforme, un perfectionnement, lentement étudié mais réalisé avec une sûreté, une précision qui ne laissaient jamais place à l'erreur et n'ont jamais comporté de rectification ultérieure.

Ce n'est pas ici le lieu de rappeler le détail, ni de ses travaux passés, ni de ceux qu'il préparait et qu'il ne voulait produire que quand la réflexion les aurait mûris et assurés. Je me borne à dire qu'il s'y est toujours montré un maître dont la perte est vivement ressentie par la Compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée; et presque aussi vivement, je ne crains pas de le dire, par ses collègues des autres Compagnies qui ne lui ont ménagé les preuves ni de leur estime ni de leur gratitude.

Et maintenant, toutes ces espérances sont brisées ; il n'y a plus rien à attendre de cet esprit si bien préparé pour produire encore pendant de longues années. Il meurt à 45 ans ; faut-il le plaindre ? Dussé-je raviver la douleur d'une famille qu'il a comblée de ses bienfaits et à laquelle il était encore si nécessaire, il vaut mieux envier plutôt son sort ; il meurt dans la plénitude de la force et de l'intelligence, entouré d'unanimes et sincères regrets. S'il est naturel que les heureux et les riches de la terre désirent prolonger jusqu'aux plus extrêmes limites de la vieillesse une vie qui, pour eux, a été souvent exempte d'amertume et de soucis, faut-il faire le même voeu pour ceux qui pour toute richesse ont l'intelligence, qui, partis des rangs les plus humbles de la société, se sont élevés par l'esprit et par le travail ? Qui sait les épreuves que la Providence nous réserve, si elle nous réserve la vieillesse? Elles ont été, du moins, épargnées à notre ami, et la plus redoutable de toutes pour un homme de travail, celle de voir les forces trahir son courage, la maladie paralyser son ardeur, et, pis encore, le corps survivre parfois aux ruines de l'intelligence. Il est mort, du moins, tout entier. Que Dieu nous évite, comme à lui, ces terribles épreuves ! Qu'il se repose maintenant, il l'a bien gagné.

Adieu, mon ami !

PAROLES DE M. BAUDRY,
Ingénieur en chef adjoint du Matériel et de la Traction.

Après l'éloquent et chaleureux témoignage que notre Directeur vient de rendre à la mémoire de celui que nous pleurons tous ici, il ne me reste que quelques mots à ajouter ; mais c'est pour moi un devoir sacré d'apporter ici à notre Ingénieur en Chef les derniers hommages de tous ceux qui ont travaillé sous sa direction. - Je le fais au nom de ses collaborateurs les plus proches, dont il avait su se faire autant d'amis. Je le fais aussi au nom des 15.000 travailleurs du Matériel et de la Traction qui tous, jusqu'au plus modeste, l'aimaient autant qu'ils le respectaient, parce qu'ils savaient, par expérience, qu'ils pouvaient compter d'une manière absolue non seulement sur sa justice, mais sur sa bienveillance et son dévouement à tous leurs intérêts ; je dirai plus, parce qu'ils se savaient aimés de lui.

M. Henry, en effet, était foncièrement bon, et il aimait fond du coeur l'armée de travailleurs qu'il commandait. C'est pour cela qu'à côté de l'admiration des hommes technique et des savants, il avait su se concilier, ce qui vaut mieux encore, l'affection de ceux qu'il dirigeait. C'est sa bonté communicative qui nous faisait trouver si douce la fermeté de sa direction ; c'est elle qui nous amène ici unissant nos regrets et nos pleurs à ceux de sa famille désolée ; c'est elle qui rendra son souvenir impérissable parmi nous.

PAROLES DE M. AMIOT,
Ingénieur en chef des mines, attaché à la direction de la Compagnie. [Henri Jean Amiot (X 1866, corps des mines ; 1847-1926) fut le père de Georges Joseph Philippe Amiot (X 1907 ; 1886-1914) et le beau-père de Paul Henri Louis Massenet (X 1894 ; 1874-1947)].

Messieurs, après l'éminent Directeur de la Compagnie P.-L.-M., après le dévoué coadjuteur de l'Ingénieur en Chef du Matériel et de la Traction, qu'il soit permis à l'un de ses camarades de lui dire un dernier adieu au nom des promotions de 1865 et 1866 de l'Ecole polytechnique.

La voix éloquente que vous venez d'entendre a rendu l'hommage le plus autorisé comme le mieux mérité à l'ingénieur éminent entre tous, si bien doué de toutes les aptitudes nécessaires pour exercer dignement l'un des plus grands commandements dans cette armée d'élite que forment les travailleurs de la plus importante des industries humaines.

Pour nous, ses camarades, nous pleurons le camarade le plus excellent, l'ami le plus sûr et le plus dévoué.

A l'Ecole, la loyauté absolue de son caractère, l'exquise délicatesse de sa conscience, l'amour passionné du devoir qu'il joignait aux plus hautes facultés intellectuelles, lui avaient valu le respect, l'amitié, la profonde sympathie de tous.

Plus tard, il avait acquis chaque jour de nouveaux titres à notre estime et à notre affection. Elles s'étaient encore augmentées en 1870 en raison de l'ardent patriotisme qui, du fond de l'Autriche, l'avait ramené, avec nos camarades Zeiller et Heurteau, pour s'enfermer dans Paris assiégé, où nous l'avons vu tour à tour officier du génie et caporal volontaire d'infanterie, donnant partout l'exemple.

Ingénieur des mines, il se signalait comme toujours par son dévouement autant que par sa science ; il contractait dans un puits de Rive-de-Gier le germe d'une affection chronique dont il ne s'est jamais entièrement guéri.

Ingénieur en Chef de la Compagnie P.-L.-M., vous venez d'entendre combien il avait su se faire aimer de tous ses collaborateurs, des plus modestes comme des plus élevés. Combien il était serviable, obligeant, dévoué, ses compatriotes de Barizey peuvent le dire.

Assidu à nos réunions de camarades, c'était une joie pour nous tous de l'y rencontrer. A notre dernier dîner de promotion, au mois de décembre, la maladie contre laquelle il luttait l'avait retenu loin de nous ; mais le mal semblait enrayé et nous nous félicitions de cette bonne nouvelle ; quelques jours après, il me la confirmait dans une charmante lettre pleine d'espoir et de confiance. Il paraissait renaître à la vie. Hélas, quelques jours encore, et cette belle intelligence s'était éteinte, ce coeur généreux et chaud avait cessé de battre ! Toutes les espérances que devait faire concevoir une carrière jusqu'alors si brillante s'engloutissaient dans cette tombe !

Puisse notre douleur adoucir autant qu'elle pourra l'être la cruelle affliction de ceux qu'il laisse derrière lui qu'il aimait tant, et qui l'ont si tendrement soigné !

Adieu, mon bon camarade ; adieu, mon cher ami !