Louis DE LAUNAY (1860-1938)

UN POÈTE PHILOSOPHE : Louis de LAUNAY

par Firmin ROZ
Membre de l'Institut.
Nous reproduisons ici un article de Firmin Roz paru dans le journal des Débats du 22 juillet 1938, quelques semaines après la mort de L. De Launay et auquel Firmin Roz a bien voulu ajouter l'analyse de deux nouveaux volumes de vers posthumes.

Un esprit encyclopédique vient de s'éteindre, qui explorait tout le champ du savoir et s'intéressait à toutes les formes de la vie parce qu'il en percevait également la signification et la beauté, à tous ses problèmes parce qu'il en saisissait le lien. L'ampleur de sa vision s'étendait sans se disperser, parce qu'il savait la ramener toujours au centre, d'où elle rayonnait. Les Débats venaient de signaler son dernier livre, à peine paru, les Entretiens d'Ahasvérus, tout différent des autres, et de lui consacrer un « Au jour le jour » où il était caractérisé avec une pénétrante précision. Voici donc qu'un roman s'ajoute aux cinq volumes de vers qui représentaient jusqu'ici la production purement littéraire de cet écrivain singulièrement riche et varié.

Il n'est pas ordinaire qu'un poète inscrive au-dessous de son nom le titre de membre de l'Académie des Sciences. Il est peut-être plus surprenant encore qu'ayant accompli une brillante carrière d'ingénieur, puis d'inspecteur général des mines, il ait mené de front l'enseignement supérieur de la géologie et de la métallogénie, la production scientifique, les récits de voyage et études sur l'Orient, les travaux d'économie politique et d'histoire, pour aboutir à la plus clairvoyante observation de son temps (la Fin d'un Monde et le Monde nouveau), en même temps qu'à des études philosophiques et religieuses comme le Christianisme ou l'Église et la Science.

Une telle curiosité, lorsque le savoir se subdivise en tant de branches et multiplie les problèmes de toute sorte, n'expose-t-elle pas l'intelligence au risque de ne plus rien étreindre pour avoir voulu trop embrasser ?

Louis De Launay a été préservé de ce danger par les avantages d'une éducation scientifique très poussée, prenant la suite des excellentes études secondaires qu'on faisait dans sa jeunesse. Plus tard, il fut amené par ses fonctions mêmes à compléter la sévère discipline du raisonnement, telle qu'il l'avait pratiquée à l'École Polytechnique, par celle de l'observation. La nature observée dans toutes ses manifestations et la vie sous toutes ses formes, la réflexion appliquée aux faits, à leurs relations, à la recherche des causes, l'imagination mise en jeu en même temps que la pensée : voilà ce qui a conduit ce savant, qui était aussi un lettré, ce voyageur, en qui il y avait un peintre, à chercher la suprême expression de sa pensée et de sa sensibilité dans la poésie.

Il est naturel qu'une poésie ainsi élaborée soit très différente à la fois du lyrisme spontané et de la poésie pure. Ce n'est pas qu'il n'y ait aussi du lyrisme dans les poèmes de Louis De Launay. Il suffit d'ouvrir Crépuscules et Nocturnes ou la Voie sacrée pour y trouver, dans des strophes harmonieuses et de rythmes différents, cette inspiration et cette forme à laquelle le romantisme nous a si bien accoutumés que nous n'arrivons plus à la séparer de l'idée même de la poésie. Mais c'est dans d'autres compositions plus amples et d'une inspiration avant tout philosophique, les deux poèmes d'Orphée et d'Adam, qu'il faut chercher sa véritable inspiration poétique.

S'il est vrai, comme le dit Montaigne, que chaque homme « porte en soi la forme de l'humaine condition », combien cela est plus vrai encore de ces personnages historiques ou légendaires, dieux ou héros, que la tradition a chargés d'une vérité et d'une signification particulièrement riches. Nous les retrouvons aux origines de toute poésie : Homère et à sa suite les grands tragiques grecs n'ont pas puisé à d'autres sources. Une autre s'est ouverte avec le Christianisme : celle de la Bible ; faut-il rappeler ce que la poésie du xixe siècle doit au Moïse d'Alfred de Vigny, au Caïn de Leconte de Lisle, à tous ces « poèmes antiques et modernes », dont les recueils, sous ce titre même ou sous des titres divers, - Légende des Siècles, par exemple, et tant d'autres, - se sont multipliés depuis le romantisme et ont pris chez lui, puis chez ses successeurs, la place que la tragédie classique occupait aux deux siècles précédents.

C'est à la manière de ces poètes philosophes, avec la même liberté dans l'interprétation du personnage considéré comme un symbole, que Louis De Launay reprend à son compte l'Orphée de la mythologie grecque et l'Adam du récit de la Genèse.

Orphée, pour lui, est l'inventeur de la poésie, le poète par excellence, et tous les sentiments qui peuvent animer un coeur de poète trouvent en lui un écho; l'âme d'Orphée, c'est l'âme même de l'humanité que nous voyons se transformer, ou plutôt se former peu à peu, à travers les changements et les contradictions, au cours des diverses phases de l'évolution universelle. L'histoire d'Orphée devient l'histoire de la destinée humaine, et ses divers épisodes en symbolisent les vicissitudes essentielles, ordonnées dans la suite d'une même existence.

L'Enfance, d'abord, et l'aurore de la jeunesse, avec les instincts de cet âge, son enthousiasme, son goût du jeu et des plaisirs, son irresponsabilité, son élan vers la vie. Puis, les débuts de l'âge d'homme et les premières ivresses, - les Bacchantes, - et bientôt le dégoût des heures de folie, la révolte de l'âme insatisfaite, l'appel de l'action : Orphée s'embarque sur la nef avec les Argonautes, comme un soldat-poète tenté par l'inconnu des voyages et la gloire des exploits. Mais il découvre bien vite que, derrière les prestiges de la gloire et de l'aventure, se cachent des ambitions, des passions égoïstes, des intérêts : recherche de l'or, fureur guerrière, instinct de domination et de conquête, désillusions devant le but atteint, l'exploit réalisé.

Alors, il cherche ailleurs. Voici une phase nouvelle, symbolisée par le dieu de la pensée et de la science : Apollon. Mais Orphée, là encore, a vite fait d'apercevoir les limites. Le désir de savoir n'est jamais pleinement contenté. La recherche ne fait que déplacer notre ignorance; elle ne satisfait ni les curiosités de l'esprit, ni, moins encore, les aspirations du coeur. Avec Eurydice apparaît le charme de la beauté et de l'amour. Cependant, après quelques moments de vrai bonheur, Orphée s'interroge sur la nature de son amour, l'affaiblit par l'analyse et provoque ainsi la fin de son bonheur, la perte d'Eurydice qu'un dieu jaloux entraîne aux enfers. Alors, sa passion se ranime par le désespoir et ressuscite la morte, mais ne lui rend qu'une vie fragile, celle d'une ombre qui s'évanouit quand il prétend la regarder en face, malgré la défense du dieu, avant de l'avoir ramenée à la lumière.

Orphée ne pourrait surmonter sa douleur s'il ne s'élevait enfin au-dessus de lui-même par l'amour de ses semblables. Il découvre que les autres hommes sont ses frères, et son coeur s'ouvre à des sentiments nouveaux. La Charité lui apporte la force et la consolation qu'il n'aurait pas trouvées dans les limites de son existence individuelle; il se fait pêcheur pour remplacer auprès d'une mère et de son enfant le père disparu. Mais il n'a pas atteint le terme de son progrès : il lui reste à s'élever plus haut que le dévouement, jusqu'au sacrifice. Revenant en arrière, vers les compagnons de ses premières étapes, il veut les faire participer à son ascension. Il retourne dans son pays natal, la rude et violente Thessalie, pour convertir et sauver les compagnons des Bacchantes. Celles-ci, furieuses, déchaînées, le martyriseront, déchireront son beau corps. Nous voici à la conclusion : le Sacrifice. L. De Launay nous en donne lui-même le sens. Le dernier mot n'est pas à la fureur des Bacchantes, au triomphe de l'instinct, de la fatalité, des sens : cette victoire n'est qu'une apparence et Orphée n'a pas achevé son oeuvre. Le bonheur, qu'il a vainement cherché dans la vie, se réalise pour lui par la mort, qui, sous la défaite apparente, lui apporte enfin la vraie victoire. Sa tête pâle descend le fleuve en chantant; les Bacchantes, émues et surprises, la regardent s'enfuir, comprennent leur crime et pleurent; la conscience, ainsi éveillée en elles, y sème le premier vestige, le germe encore débile d'une âme libre, souffrante et inquiète, qui les ennoblira.

Ennoblissement : voilà bien le mot qui résume ce progrès de l'homme dans l'accomplissement de sa destinée. Adam est en quelque sorte le complément d'Orphée. Tandis que celui-ci représente surtout le poète, Adam n'est plus que le symbole de l'homme, ou plutôt il est, avec Eve, le symbole du couple, le couple initial, dont l'histoire est celle de nos propres coeurs, de nos élans, de nos efforts, de nos épreuves. Elle se déroule à travers les cinq « époques » du poème.

Mais ni la raison de l'homme, ni son coeur de chair ne se suffisent à eux-mêmes : la raison tend à se dépasser, c'est-à-dire à sortir du cadre de l'expérience où elle s'exerce; le coeur a des aspirations qui débordent le monde sensible. Et c'est ainsi que la pensée philosophique, emportée par ce double élan, se prolonge et se complète par la pensée religieuse, comme les sentiments humains se prolongent et se complètent par le sentiment religieux. Louis De Launay, savant professionnel, si l'on peut dire, avait à écarter ici une objection préalable : n'y a-t-il pas, sinon contradiction, du moins opposition radicale, entre la science et la religion ? S'appliquant donc à bien définir leurs limites, il a pu conclure que le monde de la science et celui de la religion restaient distincts, mais que l'union de la Science mieux comprise et de la Foi rationnellement justifiée réconciliait dans une harmonie finale les exigences également légitimes du sentiment et de la pensée. Cette conclusion du savant et du philosophe s'accordait avec les aspirations les plus intimes et les plus profondes du poète, qui sut réaliser en lui, comme certaines grandes figures de la Renaissance, un bel exemplaire de l'homme complet.

Deux publications posthumes sont venues compléter l'oeuvre poétique de Louis De Launay; elles en étendent la variété sans en rompre l'unité.

Très différent d'0rphée et d'Adam, son Hercule, qu'il qualifie lui-même d' « ironique et réaliste », représente un autre visage de l'humanité : « Après la face épique apparaît la face comique. » N'est-il pas permis au poète de se divertir et de présenter des idées sérieuses sous une forme plaisamment inattendue ? C'est cette liberté qu'il s'est accordée ici, et il ne nous cache pas qu'il en a usé jusque dans la forme, s'amusant « au jeu de ces misérables grelots qu'on appelle des rimes, à l'anachronisme voulu des comparaisons, à la facilité des allusions contemporaines, aux exagérations fantaisistes, à l'emploi déconcertant de l'argot ». Il ajoute que les paysages n'ont pas été seulement pour lui le cadre nécessaire d'un tableau moral, mais qu'ils ont été peints pour eux-mêmes et pour le plaisir de peindre. Bref, le poème d'Hercule, tout en gardant comme les deux précédents un fond philosophique, est une fantaisie.

Et c'est un trait qu'il convient de souligner, car il nous aide à définir la personnalité de l'auteur, si diverse dans ses ressources et si riche dans son épanouissement. Elle éprouvait l'impérieux besoin de s'exercer en tous sens et ne se satisfaisait d'aucun autre repos que d'un changement d'activité. Comme un organisme bien réglé, elle obéissait aux rythmes naturels : celui de la respiration ou du jeu des muscles, tour à tour tendus et détendus. Hercule correspond à un mouvement de détente.

Prenons-le donc comme un jeu et ne lui demandons ni de se conformer rigoureusement au mythe, ni de s'astreindre à l'interpréter dans son sens traditionnel. Si nous retrouvons dans la suite des épisodes qui le composent : l'Hydre de Lerne, les Oiseaux du Lac Stymphale, le Retour de Némée, les Écuries d'Augias et, pour finir, Hercule aux Enfers, sept des douze travaux dont parle la légende n'y figurent pas. Le poète a choisi ceux qui lui permettaient de nous montrer son personnage sous l'aspect qu'il a choisi : « un brave homme et un homme utile dont la cervelle peut sembler étroite, mais dont le bras est robuste et la conscience droite ». Symbole de l'humanité qui souffre, ce cadet n'a plus qu'à « marcher courbé sous la peine infinie ».

Il est venu trop tard : l'autre à la tyrannie ! 
L'autre  est  élu  du  ciel !  L'autre,  noble et  puissant. 
Tient la suprématie et reçoit en naissant 
Le sceptre, les plaisirs, les honneurs, le pécule, 
Tout le fruit du labeur auquel s'épuise Hercule !

Mais cette façon de bon géant prend sans colère ni rancune son parti du rôle qui lui est dévolu. Il s'y plaît même et devient un justicier sentimental, plus préoccupé du bien-être des autres que de sa propre fortune dans le monde. Voyez-le, quand il a démoli les murs des Cyclopes et que l'ennemi s'élance sur la ville ouverte : il ne pense plus qu'à « réparer le mal fait par son pacifisme » :

Et, la sueur au front, d'un effort surhumain, 
Ayant ouvert la brèche, en barrer le chemin.

Comme beaucoup d'entre nous, « il se précipite vers ce qu'il croit la justice sans calculer les conséquences désastreuses que peut avoir un mouvement généreux. Après quoi il se désole. C'est un sentimental ». Parfois la tâche imposée ne lui plaît guère; quand il s'agit, par exemple, de nettoyer les écuries d'Augias,

Sa lèvre se contracte, il ne peut sans dégoût Le vaillant, se charger de ce tout-à-l'égout,

mais il ne se révolte que pour se soumettre aussitôt, quitte à se révolter encore, avec plus de violence cette fois, quand le roi refuse de lui payer la récompense promise. Après l'avoir dûment invectivé, il l'abat à ses pieds d'un coup de sa massue et livre toutes les richesses du mauvais maître au peuple accouru à son appel.

Moi, j'ai le monde ouvert ! Et puis, au bout de tout, 
Quand je m'enliserai dans un trop lourd dégoût, 
Rien de désespéré, mes vieux, pas de désastres : 
Un seul bond, je m'élance et saute dans les astres !

Le héros n'oublie pas qu'il est un dieu. Son dernier exploit s'accomplit aux Enfers, d'où il ramène Cerbère sans avoir réussi à vaincre la Mort ! Qu'un autre donc accepte la royauté que vient lui offrir le peuple de Mycènes, un autre, un homme de principe et de gouvernement.

Pour lui, il ne lui reste plus qu'à consommer son destin :

Il part, et brusquement le chien brise ses chaînes...
Au sommet de l'OEta déjà tombent les chênes;
Déjà le haut bûcher s'élève impatient
Vers le ciel et déjà le feu s'incendiant.
Dans la pourpre et dans l'or du rouge crépuscule,
A l'Olympe embrasé porte l'âme d'Hercule.

Si nous avons laissé parler le poète lui-même, c'est qu'il importait de montrer combien, dans ce jeu de son esprit, il restait fidèle à l'inspiration de ses poèmes antérieurs et d'écarter ainsi le scrupule qui l'avait fait hésiter devant la publication de ce poème par crainte, suivant ses propres expressions, de contrister en le mettant au jour et de s'aliéner les quelques amis, disait-il trop modestement, qu'avaient pu lui valoir jadis Orphée et Adam.

La même liberté, la même variété, se retrouvent dans le second recueil posthume, Vilhémon, composé au fil des jours et au long des années. Les pièces les plus anciennes sont datées de 1885 et les plus récentes de 1937 :

 	Ces vers sont nés en marchant 
        A travers des paysages 
        Qui les firent au passage 
        Exhaler leur humble chant.

Les paysages sont ceux du domaine aimé qui a donné son nom au volume et aussi son unité. Car ici, tous les rêves et toutes les méditations du poète s'encadrent du même décor, sont enveloppés d'une même atmosphère à laquelle ils doivent leur éclosion. C'est ici, pour lui, le lieu du recueillement, celui aussi où il s'abandonne aux joies du foyer et à la douceur de vivre, pénétrante douceur qu'il sait faire passer de son âme dans la nôtre :

II fait si tranquille au soleil 
Assis ou marchant sur l'allée ! 
Si calme s'endort la vallée ! 
Tout reste en changeant si pareil !

Dans cette sérénité, tantôt s'évoquent Passé et Présent, la Maison des aïeux, Intimités, ou bien ce sont des Dialogues silencieux, où l'esprit converse avec lui-même, envahi tour à tour d'images sereines et de pensées graves, comme celles qu'expriment ces très beaux vers :

Garde une torche en feu malgré le vent d'automne 
Entends-tu sur la route un bruit de pas lointains ? 
Éclaire ce marcheur fatigué, ton destin ! 
S'il t'appelle, réponds sans que sa voix t'étonne.

Mais il n'est pas de pensée, si grave soit-elle, qui ne cède au plaisir de brosser d'exquis tableautins comme ceux auxquels s'applique le titre commun : Mon pays. Et voici que se déroule ensuite le poème des saisons : Chansons de printemps, En été, Pensées d'automne, En hiver, où les images s'épanouissent spontanément en idées dans une inspiration qui ne sépare pas l'intelligence de la sensibilité. C'est dans la dernière partie, Soleils couchants et Clairs de lune, qu'elles s'unissent peut-être le plus harmonieusement, comme des thèmes fondamentaux dans la finale d'une symphonie.

La dernière partie, Pièces brèves, groupe des vers épars, isolés, qui fixent une poésie ou une impression, des notes et réflexions qui tout naturellement ont revêtu la forme poétique :

En avançant, les jours se mettent à courir 
Comme des voyageurs dont le train va s'enfuir

Et il est bien que le volume se termine ainsi par ces témoignages, ces preuves de la continuité de l'inspiration poétique dans la vie spirituelle de Louis De Launay. La poésie n'a pas été pour ce savant, pour cet esprit encyclopédique, un simple délassement. Il lui a confié, dans ses grands poèmes, l'expression de sa pensée philosophique; elle a bercé les rêves dont il se plaisait à l'accompagner et à la reposer; elle a rythmé, si je puis dire, les mouvements de son imagination et les battements de son coeur.