Nous donnons ici un extrait significatif du livre Le Parlement et la Fronde : La vie de Mathieu Molé, accompagnée de notices sur Edouard Molé, procureur général pendant la Ligue, et M. le Comte Molé par le Baron de Barante de l'Académie française (2ème édition, 1862).

LE COMTE MATHIEU MOLÉ.

Edouard Molé, évêque de Bayeux, trésorier de la Sainte-Chapelle de Paris, fils aîné de Mathieu Molé [1584-1656, Garde des Sceaux], mourut en 1652, quatre ans avant la mort de son père.

Jean-Edouard Molé, connu sous le nom de M. de Champlatreux , fut reçu conseiller au Parlement en 1637, maître des requêtes en 1643, conseiller d'État, intendant dans les armées du Roi, et président à mortier lorsque son père quitta la première présidence.

Il était, d'après les Mémoires du temps, homme d'esprit, d'un caractère actif, fort mêlé aux cabales de la Fronde et du Parlement, très-devoué au prince de Condé qui avait eu de bons rapports avec lui, lorsqu'il était intendant de son armée. Il passait pour avoir de l'influence sur son père, sans qu'on ait pu toutefois supposer qu'il le détournât jamais de sa ligne de conduite et de ses devoirs envers le Roi et le Parlement.

Sa vie était loin d'avoir l'austère gravité de Mathieu Molé; il était fastueux et dépensier. Quoiqu'il fût d'une laideur célèbre, il passait pour homme à bonnes fortunes. Si l'on accordait confiance aux commérages de Tallemant des Réaux, il semblerait que ses aventures étaient parfois scandaleuses. Il mourut subitement en 1682.

Son frère, Mathieu Molé, chevalier de Malte et chef d'escadre , mourut en 1658. Peu de temps avant sa mort, il avait acheté à Mme d'Ornano, veuve d'un des fils du maréchal d'Ornano, l'île de Porquerolles. Cette île avait été concédée en 1637 par le roi Louis XIII, à la condition qu'elle cesserait d'être déserte, et serait défrichée, fortifiée, rendue habitable. Jusqu'alors elle avait été exposée aux fréquentes incursions des corsaires barbaresques, qui y trouvaient refuge, et pouvaient ainsi exercer leurs pirateries sur les bâtiments de commerce qui sortaient ou entraient dans les ports de la côte de Provence.

Des lettres patentes du Roi avaient autorisé cette vente; elles s'exprimaient ainsi :

« Voulons aider de notre pouvoir à l'exécution d'une entreprise si avantageuse à nos sujets et d'ailleurs reconnaître en quelque façon les considérables services que le sieur Mathieu Molé nous a rendus dans nos armées, soit au dernier voyage et descentes qu'il a faites sur les côtes d'Espagne, soit lors de la prise de ville et château de Castellamare sous le commandement du duc de Guise, nous érigeons ladite île de Porquerolles en marquisat, pour en jouir, ledit chevalier et ses héritiers, aux mêmes conditions, honneurs, droits et prérogatives qui appartiennent aux autres marquis de notre royaume. »

Mathieu Molé mourut en 1688, avant que ces lettres patentes fussent enregistrées au parlement d'Aix; laissant, par son testament, l'île dePorquerolles à son frère François Molé, abbé de Sainte-Croix et maître des Requêtes. Des lettres patentes du Roi, enregistrées au Parlement d'Aix en février 1689, transférèrent à François Molé tous les avantages qu'il avait eu dessein de faire à son frère. François Molé mourut en 1712, âgé de quatre-vingt-sept ans.

Louis Molé, fils aîné de M. de Champlatreux, d'abord conseiller au Parlement, fut, après la mort de son père, président à mortier. Il mourut en 1709. Un an avant sa mort, le Père La Chaise, en présentant l'abbé Léon Molé, son second fils, pour l'abbaye de Saint-Riquier, au Roi, rappelait que c'était un petit-fils de Mathieu Molé, qui, pendant les premières années de son règne, avait montré tant de sagesse et de courage. — « Oui, dit le Roi, je m'en souviens fort bien, et je ne l'oublierai jamais : la mémoire de ce grand magistrat m'a toujours été chère, et je donne de bon cœur cette abbaye à son petit-fils. »

Jean-Baptiste Molé, fils aîné de Louis, fut conseiller au Parlement en 1695, et président à mortier après la mort de son père. Il mourut subitement à l'âge de trente-six ans en 1711.

Son fils, Mathieu-François Molé, était né en 1705. Il fut reçu conseiller au Parlement en 1724 et président à mortier en 1731.

En 1733, il épousa une fille de Samuel Bernard, que son immense fortune a rendu célèbre, et qui était alors seigneur de Coubert, Mery et autres lieux. Il eut beaucoup d'enfants, qui moururent en bas âge. Une fille unique lui restait; elle épousa le duc de Cossé, qui fut tué en 1757 à la bataille de Rossbach. Trois ans après, en 1760, Mathieu-François Molé, qui était depuis quelques années premier président du Parlement, eut un fils. Il vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingt-huit ans, et mourut en 1793.

Son fils, Edouard-François Mathieu, était président à mortier depuis 1788. Il avait émigré, mais rentra en France, et il écrivit au Roi qu'il croyait lui montrer plus de dévouement et mieux servir sa cause, qu'en restant à l'étranger. Cette lettre fut trouvée dans l'armoire de fer, dont le secret fut découvert lorsque le palais des Tuileries eut été envahi le 10 août 1792. M. Molé fut emprisonné, et aurait péri dans les massacres de Septembre, sans le dévouement d'un de ses domestiques, qui trouva moyen de le sauver.

Quelques mois après, lorsque les massacres révolutionnaires eurent pris une forme juridique, le président Molé fut, avec l'élite de la magistrature française, traduit devant le tribunal révolutionnaire, qui siégeait dans la salle Saint-Louis. Le principal chef d'accusation était la protestation que le Parlement de Paris avait faite contre le décret de l'Assemblée Constituante, qui prononçait son abolition. Ce dernier arrêt, rendu par l'auguste et souveraine compagnie, n'avait pas été public. La minute en avait été saisie chez M. de Rosanbo. L'enveloppe portait pour inscription. — « En cas de mort ce papier devra être remis entre les mains de M. de Saron ou de MM. de Champlatreux, de Gourgués, d'Ormesson, Gilbert De Voisins. » — Qu'auriez-vous fait de ce dépôt ? demanda le président du tribunal aux magistrats indiqués par cette note. — Ils ne répondirent pas, mais s'adressant à M. de Rosanbo , M. de Saron lui dit : — « Je vous prie, monsieur, d'agréer le témoignage de ma reconnaissance, pour la confiance dont vous m'avez honoré ! » — M. de Champlatreux et les autres Présidents s'associèrent à cette réponse.

Le 20 avril 1794, M. Molé monta sur l'échafaud avec vingt-quatre magistrats des Parlements de Paris et de Toulouse; il était âgé de trente-quatre ans.

Il avait épousé mademoiselle de Lamoignon, et laissait un fils âgé de treize ans, Mathieu-Louis Molé.

Tels étaient les souvenirs d'enfance de M. Molé. La tyrannie révolutionnaire le faisait orphelin; les biens de sa famille étaient contisqués, sa mère, ainsi dépouillée, et le cœur brisé par son malheur, cherchait dans une ardente piété la résignation chrétienne. Quand furent passés les plus mauvais jours du règne de la Convention, M. Molé, dont les études classiques avaient été interrompues par ces funestes circonstances qui toutefois mûrissaient son esprit et développaient sa raison, se fit un devoir, vis-à-vis de lui-même, d'acquérir l'instruction et les connaissances, qui ne pouvaient plus être demandées à l'éducation publique. Un vieil ami de sa famille l'aida dans ses études littéraires, et il suivit les cours de la première Ecole polytechnique.

Il se maria fort jeune, en 1798, mais n'en continua pas moins le train d'études et de lectures conformes à son goût et à ses habitudes. Dès lors il avait cette gravité mêlée de finesse et de douceur, ce caractère sérieux, qui laissaient deviner des impressions vives et des sentiments contenus. Il se plaisait au commerce des gens d'esprit-, la société de sa belle-mère, madame de La Briche, s'était, avant la Révolution, composée en grande partie d'hommes de lettres. Les persécutions révolutionnaires les avaient dispersés. Mais lorsque les temps devinrent meilleurs, lorsque le gouvernement consulaire eut rappelé les bannis, accordé protection et faveur aux proscrits; lorsque revinrent en France M. de Fontanes, M. de Bonald, M. de Chateaubriand encore ignoré, M. Molé eut la satisfaction et l'avantage de vivre, bien jeune encore, au milieu d'une société d'hommes distingués, non-seulement par un esprit littéraire, mais par la raison, les opinions morales et politiques ou les méditations profondes. M. Joubert, ce penseur si sage , cet appréciateur si fin des œuvres de l'esprit et des sentiments de l'âme se prit de goût pour M. Molé et sut discerner tout ce qu'il valait alors, tout ce qu'il pourrait valoir ensuite. M. Pasquier, qui devait entrer dans la carrière des affaires publiques et la parcourir avec lui, était aussi de cette société, qui se réunissait avec une sympathique intimité chez madame de Beaumont, ou chez madame de Vintimille.

M. Molé s'y fit remarquer par la sagesse de ses opinions , la clarté de son esprit et le charme de sa conversation. Il n'aimait ni la contradiction, ni la controverse; il s'associait aux impressions des autres; il se plaçait à leur point de vue, et cherchait à se mettre en contact avec leur opinion, exerçant ainsi un pouvoir de séduisante persuasion. En ce temps-là les succès de société comptaient encore pour beaucoup, et donnaient une supériorité qui, loin d'exciter l'envie, conquérait la bienveillance.

M. Molé ne songeait point encore à la vie politique; son esprit était suffisamment occupé ; il faisait provision de pensées sérieuses, et observait, en les appréciant, les événements et les hommes. Il voyagea en Angleterre, pendant la paix d'Amiens; il fut accueilli avec empressement dans la société anglaise et forma des liaisons, qui furent durables. Ce lui fut une occasion pour examiner et connaître un gouvernement et un ordre social si différents de la France.

Peu de temps après il commença à écrire les « Essais de morale et de politique » qui parurent au commencement de 1806. Ce livre eut du succès. L'auteur était resté anonyme, mais son nom était connu. On le savait jeune, distingué par sa position et par son esprit. Un article de M. de Fontanes, inséré dans le Journal des Débats, contribua à provoquer la curiosité du public. Déjà pouvait être aperçue la réaction contre les opinions pbilosopbiques, morales et politiques du dix-huitième siècle. Elles avaient paru tellement associées aux excès et à la démence révolutionnaires, qu'elles participaient à l'aversion qui s'était déclarée contre une tyrannie souillée de sang. Déjà les premiers écrits de M. de Maistre et de M. de Bonald avaient donné le signal d'une controverse agressive. Le Génie du Christianisme avait paru. L'école philosopbique de Condillac, poussée aux dernières conséquences par Cabanis, proclamait le matérialisme ; mais l'école d'Edimbourg commençait à exercer son influence, et on entendait parler de Kant. Une nouvelle génération commençait à se montrer; libre d'esprit, indépendante de tout engagement de parti, ses opinions n'étaient point enchaînées par les précédents des actes ou de la conduite. Elle se sentait appelée à examiner et à contrôler les doctrines et les systèmes, que l'expérience avait dépouillés de prestige et d'autorité.

Toutefois, malgré le dégoût et l'aversion qu'inspiraient une philosophie qui avait conduit au matérialisme et à l'athéisme, on restait fidèle au principe fondamental de l'école du dix-huitième siècle, et l'on disait encore que « toutes les idées viennent des sens. » Personne en France ne s'était encore occupé d'observer ni les faits de conscience ni les pensées dont l'origine ne peut être attribuée aux sensations extérieures; ni les facultés de l'âme, les vérités premières, les règles logiques, les conditions de la connaissance. Ainsi on n'était point rentré dans la voie ouverte par Descartes. Cependant le spiritualisme se présentait déjà comme un système peut-être plus exact en observation et plus conforme à la raison, que le matérialisme régnant. M. Molé, en rejetant les conséquences de la philosophie sensualiste, semblait affligé de ne pouvoir nier que les idées vinssent des sens; il regrettait de ne pouvoir admettre qu'il y eût des idées innées; du moins il les appelait des idées nécessaires.

Selon le titre de son ouvrage, ces Essais se rapportaient à la morale, plus qu'à la métaphysique. Beaucoup de lecteurs s'étonnèrent du langage austère et du ton d'autorité d'un jeune auteur de vingt-cinq ans. En même temps on reconnaissait une grande élévation de sentiments, une remarquable sagacité dans la peinture des passions et des penchants de l'âme. Le style semblait aussi avoir un caractère nouveau. M. Molé avait pris goût aux formes tranchantes et aux assertions absolues de M. de Bonald. Un chapitre, qui semble ne pas entrer dans le plan de l'ouvrage, témoigne d'une grande admiration pour les Pensées de Pascal.

« De tous les hommes dont j'ai pu lire les écrits, celui qui me paraît avoir montré plus de génie, c'est le Pascal. Quand on lit ses Pensées pour la première fois, elles dégoûtent pendant longtemps de toute autre lecture. La plupart des livres de morale semblent un commentaire de celui-là. — La force d'esprit s'y montre à tel point que personne ne peut la comprendre sans en ressentir un peu d'orgueil ; mais beaucoup ont cru le comprendre, qui ne se doutent pas de ce qu'il renferme. Il ne faut pas s'en étonner, l'homme est une créature si noble, qu'il ne peut demeurer insensible à la grandeur, lors même qu'il ne peut en juger; chose singulière, les sots ne manquent pas de sentir de quelle hauteur on leur parle. » L'auteur des Essais de morale voulait aussi parler de haut.

Les chapitres politiques attirèrent encore davantage l'attention du public; la morale n'en était en effet que la préface. On en parla beaucoup. Dans un temps, où tous se soumettaient volontiers, et presque avec reconnaissance, au pouvoir absolu, beaucoup de lecteurs s'étonnèrent, ou pour parler plus exactement, se scandalisèrent et crurent que l'auteur érigeait en système l'absence de toute garantie, le dédain des lois politiques et de l'intervention de la nation dans la gestion de ses intérêts.

M. de Fontanes, qui n'était pas suspect d'opposition au pouvoir absolu, mais qui au fond n'avait pas d'autre opinion politique que la haine et la crainte des doctrines ou des passions révolutionnaires, ne put s'empêcher, lui ami de M. Molé, de mêler à de justes éloges de son livre quelque réserve contre le despotisme.

— « Je crois comme lui que le gouvernement monarchique est le premier de tous ; qu'il est le seul convenable aux grands États, et qu'on y peut unir mieux qu'ailleurs les avantages de la liberté et du repos; mais je craindrais d'affirmer qu'il est le seul naturel. Le grand Bossuet ne va pas si loin, quand il réfute avec tant de force ces systèmes anarchiques, soutenus d'abord par le ministre Jurieu, et depuis adoptés par quelques écrivains du dix-huitième siècle; il établit même que toute puissance vient de Dieu ; ainsi, en préférant la monarchie, il ne condamne pas les autres gouvernements... quoi qu'il en soit, c'est assez d'être monarchique comme Bossuet. »

Si M. de Fontanes parlait ainsi, on doit imaginer que le public portait le même jugement, et l'exprimait plus vivement. L'empereur Napoléon n'avait pas le temps de lire, mais il n'était pas indifférent aux ouvrages qui avaient du succès, et qui donnaient du mouvement aux esprits. Il parla à M. de Fontanes du livre de M. Molé, en répétant quelques-unes des critiques qu'on en faisait; M. de Fontanes en prit la défense, et en convenant qu'il pouvait y avoir quelques opinions contestables, il ajouta que le nom de Molé donnait à ce livre une importance, qui était une garantie de succès. Ce fut à ce propos que l'Empereur répondit par une plaisanterie qui fut très-répétée : — « Laissez-nous, du moins, la république des lettres. »

Le reproche d'être favorable au despotisme et d'ériger le pouvoir absolu en système exclusif n'était pourtant pas juste. M. Molé était loin d'adopter les systèmes et les conséquences excessives de la Théorie du pouvoir civil et religieux, et de la Législation primitive; mais, comme M. de Bonald , il avait donné à ses opinions un caractère abstrait et théorique. Ce n'était pas à l'histoire et à l'expérience, qu'il demandait des enseignements.

Ainsi que Rousseau, il concevait une formation primitive de la société humaine; mais il ne la composait pas d'hommes, sans relations antécédentes, tous égaux, sans aucun lieu qui eût uni précédemment un certain nombre d'individus. L'homme primitif de M. Molé a déjà une intelligence développée. Le sens moral exerce sur lui une influence, et même une sorte d'autorité; ses facultés sont déjà en action. La race humaine a vécu divisée en familles, et même en tribus. Le premier contrat social fut donc conclu entre des hommes, qui pouvaient et devaient avoir le sentiment de la justice et du droit, et avaient à préserver les intérêts de leur famille ou de leurs compagnons.

Mais ce contrat ne consista point à constater la souveraineté du peuple, en réglant par quelles institutions cette souveraineté pourrait être exercée. L'origine théorique, et non réelle, d'une nation et d'un gouvernement est tout autrement imaginée — « on s'assembla, on reconnut quels rapports devaient exister entre les membres de cette société naissante. On se tourna vers le plus âgé ou le plus juste, et on lui tint ce langage : Nous savons qu'il ne faut faire à un homme que ce que nous voudrions qu'il nous fît. Cependant, plusieurs d'entre nous, plus forts ou plus adroits, font à leurs frères des maux, dont ceux-ci ne peuvent se défendre. Les forts et les habiles se nuisent entre eux. Nous t'élevons au milieu de nous, pour y être le fort par excellence. Tu nous jugeras, et nous t'obéirons. Ta puissance sera celle de tous sur un seul; ton droit, celui que tes frères te donnent pour les conserver. » « — Ainsi fut personnifiée la société. »

Cette scène, où l'auteur voulait donner à une conception abstraite une forme historique, semble une abdication de la souveraineté du peuple en faveur d'un pouvoir absolu. Toutefois revenant à une distinction établie par Bossuet, M. Molé voulait que cette autorité fût absolue, mais non point arbitraire; le monarque, personnification de la société, devait respecter les lois. De sages conseillers étaient placés près de lui, mais c'était à lui de décider.

Il est évident que M. Molé avait, dans sa pensée, la monarchie française, le Parlement, et son illustre aïeul. Mais il connaissait trop bien l'histoire pour croire que l'intérêt public eût une garantie suflisante, tant que la prérogative royale n'avait pas à craindre une volonté opposée à sa volonté souveraine.

Il se complaisait aussi à une autre illusion. — « Le souverain n'était plus un homme : c'était un peuple. Ses plaisirs furent l'ordre, la puissance, la gloire; il eut besoin de sagesse, de force et de bonté. Son guide, son maître fut son intérêt. Or il ne faisait pas une faute qu'il n'en fût puni; le mal qu'il faisait aux autres rejaillissait sur lui. Ce mal ternissait sa gloire, diminuait sa puissance et l'environnait de désordres; le tort qu'il faisait à la société, il l'éprouvait pareillement, tant il était la société elle-même. »

M. Molé, en écrivant cet idéal du despotisme, avait sans doute dans sa pensée Louis XIV et Napoléon. Il ne devait pas tarder longtemps, avant de reconnaître que les passions du souverain absolu sont funestes à la nation, et que l'amour de l'ordre, de la puissance et de la gloire, s'il se rapporte à sa personne même, lui fait oublier souvent les vrais intérêts de la patrie, les lois et la justice.

Mais après avoir rejeté comme inutiles et même comme nuisibles à l'ordre public les institutions destinées à protéger les droits de la nation et à lui réserver une part dans l'exercice de la souveraineté, il ne permettait pas au monarque de s'attribuer le pouvoir absolu à titre de représentant de la puissance publique et n'admettait pas qu'il pût dire : l'État, c'est moi.

Après avoir essayé de présenter la constitution anglaise comme dangereuse , « si elle était autre chose qu'une vaine apparence, » l'auteur des Essais politiques rentrait dans le vrai. Laissant la théorie, il consulte l'expérience historique; il a nié les principes, mais ne conteste pas les faits. « Une autorité absolue ne saurait devenir arbitraire ou despotique, dans une société bien constituée. —Les peuples ne deviennent esclaves que lorsqu'ils ne peuvent se maintenir dans une condition meilleure; quelquefois ils se régénèrent sous le poids des fers qui les accablent. — Il existe un degré de civilisation, qui exclut le despotisme et le rend impossible. Il aurait trop de lumières à craindre, d'industries à étouffer, d'opinions, d'habitudes ou de préjugés, à faire oublier... Il n'y a point de despotisme quand on peut crier au despote ! » et c'est ici la pensée la plus fondamentale et la plus assurée de l'auteur, — « les institutions auraient peu d'efficacité pour défendre la liberté et la justice, lorsque la société ne serait pas composée hiérarchiquement. — Alors chaque individu a au-dessus de lui des hommes plus considérables, plus puissants, plus habiles ou plus riches que lui. » -— « C'est dans cette gradation qu'une société trouve la véritable garantie de la liberté de chacun. »

« Le despostisme s'établit, en supprimant tous les intermédiaires. Alors le trône domine seul; les commandements, qui tombent de si haut, écrasent, au lieu d'incliner, ceux qui doivent obéir. »

« Chez les peuples modernes la Religion et la Noblesse, s'opposent au despotisme. »

Il lui semblait donc que l'indépendance de quelques-uns protège et maintient la liberté de tous. — « S'il y avait un monarque assez puissant pour plonger ses sujets dans l'égalité, il les réduirait ainsi en esclavage.»

Sans le dire expressément, M. Molé était inspiré par le souvenir récent de la tyrannie révolutionnaire, qui, en passant le niveau terrible de l'égalité sur la nation , avait légué aux gouvernements, qui lui succédaient, l'obéissance passive d'une société déclassée; qui avait soumis à la discipline et à la consigne les agents de l'autorité, et substitué une hiérarchie de serviteurs à l'échelle graduelle des supériorités. En résumant son opinion, on pourrait dire : il faut opter entre la liberté et l'égalité : car l'égalité ne peut donner que l'anarchie ou le pouvoir absolu. Mais il ne s'agit pas ici de l'égalité devant la loi qui est un droit, une justice et une liberté.

Il avait toutefois bonne espérance dans l'avenir, et ne supposait pas que le souverain , auquel il allait s'attacher , se proposât un tel abaissement de la nation ; certes ce n'était pas à lui qu'il songeait lorsqu'il disait : — « Un despote n'aurait point en son pouvoir de dégrader ses peuples en les tenant dans l'égalité. Car lorsque les hommes ne peuvent plus chercher à se surpasser en vertu, en puissance ou en richesse, l'absence du mouvement qu'excitent la recherche du bien-être et le désir de la gloire, est le plus grand signe de l'abattement des courages. »

Après avoir parlé avec un injuste dédain des institutions de l'Angleterre, M. Molé la prenait en exemple du degré de puissance, de gloire et de richesse, où peut parvenir un peuple libre.

« Chaque classe de citoyens se trouve à son rang, connaît ses attributions n'en oublie aucune , n'outrepasse jamais ses droits, mesure sa sphère avec l'exactitude du compas, et ne trouve aucune raison pour en sortir. » — « Vous verriez ces citoyens, tous pleins de leur orgueil et de leur fanatisme d'indépendance, incliner leurs fronts sans effort devant leurs concitoyens plus puissants ou plus habiles. — Vous verriez de tous les spectacles le plus grand , celui de l'ordre dans la société humaine. » — Il était assurément bizarre de louer la nation anglaise d'avoir tant de bonheur et tant de mérite, et de condamner en même temps sa constitution politique. Dans cette bienheureuse conformité des mœurs et des lois, il y a évidemment une harmonie intime ; les unes conservent les autres. Elles ont vécu de la même vie, et si les lois doivent changer, c'est que les mœurs auront changé.

Bien que la vie politique de M. Molé ait un peu effacé son premier succès comme écrivain, il nous a paru à propos de parler assez longuement du livre, qui le fît connaître au public. Il y fut inspiré par les sentiments et les impressions de sa jeunesse ; le style en est vif et coloré. Contre l'intention de l'auteur, il est plus passionné que grave, plus riche d'imagination que d'examen.

Peu après cette publication, il fut nommé auditeur au conseil d'État. La résolution de se vouer au service de l'Etat, et d'entrer dans les fonctions publiques, semblait conforme aux opinions qu'il avait professées. Il était disposé à voir dans Napoléon le vainqueur de l'anarchie, imposant le calme et le silence à l'esprit révolutionnaire ; il lui croyait autant de sagesse que de génie, il le regardait comme le restaurateur d'une société hiérarchique, où la justice et la raison auraient, pour défenseurs et pour garants, ceux des citoyens que leurs lumières ou leur situation rendaient capables de maintenir les droits de tous.

Plus tard son illusion se dissipa; il reconnut que constituer une nation, de telle sorte, que les supériorités de situation, de richesse ou d'intelligence, soient employées pour le bien du pays ; qu'elles obtiennent le respect et ne suscitent ni l'envie ni la haine : ce ne peut être l'œuvre d'un homme; quels que soient sa puissance et son génie. Le temps, le calme, l'habitude sont nécessaires pour qu'une nation apprenne à être contente de son état social, prenne confiance dans la durée, et accepte une classification, qui doit subsister, non pas dans les lois, mais dans les mœurs.

C'était à l'époque où la victoire d'Austerlitz avait donné au nouvel établissement monarchique une puissance et un éclat, qui semblaient assurer sa stabilité. Les soins et les vues de Napoléon se portaient en ce moment à donner à l'Empire une administration régulière, à régler l'ordre intérieur, et à obtenir dans le gouvernement civil de grands et honorables résultats. Loin de craindre les hommes distingués, il aimait à les appeler à lui, pour les employer à son service et au bien de l'Etat. Aucun préjugé, aucun souvenir des époques révolutionnaires n'avait été pour lui un motif de préférence ou d'exclusion. Maintenant il voulait introduire dans les fonctions civiles la génération nouvelle.

L'institution des auditeurs au conseil d'État devait servir de noviciat et d'épreuve aux jeunes gens qui se destinaient à l'administration. M. Molé fut un des premiers d'une nombreuse promotion, qui eut lieu au commencement de 1806. Son nom, sa fortune, sa position dans la société aristocratique, le succès de son livre le plaçaient, pour ainsi dire, à part et au-dessus de ses contemporains, auditeurs comme lui. On savait que l'Empereur avait pour lui des préventions favorables, et semblait lui destiner un avancement rapide et une haute position.

Une circonstance, qui suivit de près sa nomination, le mit bientôt en lumière. L'Empereur avait proposé à la discussion du conseil d'État une question relative aux Juifs d'Alsace, et à l'habitude du prêt usuraire qui leur était imputée. M. Molé fut chargé de faire à la section de l'Intérieur, à laquelle il était attaché, un rapport préliminaire. Il pensa que la tolérance légale des cultes, que l'unité de la législation, que l'égalité des droits civils ne pouvaient empêcher de reconnaître, que la situation et le caractère des Juifs devaient motiver une exception à l'uniformité de la législation. La Section d'abord, et puis le conseil d'État, pensèrent unanimement le contraire, et insistèrent sur le maintien du droit commun.

Cette opinion, quoiqu'elle n'eût pas suscité une seule contradiction, s'était manifestée, dans le Conseil, avec une certaine vivacité. L'attention du public s'était portée sur la question. Un article de M. de Bonald inséré dans le Mercure, quelque temps auparavant, en avait fait presque une affaire de parti. Le conseil d'État voyait, dans une mesure d'exception prise contre les Juifs, un commencement de réaction contre la liberté des cultes et l'égalité devant la loi.

Après la discussion préparatoire, l'Empereur, qui n'y avait pas assisté, ordonna que la question fût de nouveau soumise au Conseil, cette fois présidé par lui. Il n'entendit point patiemment le rapport, où un conseiller d'État rendit compte des motifs qui avaient déterminé la première délibération. Elle lui parut théorique, trop absolue et aveugle à la réalité. Précisément parce qu'on avait rattaché cette question à des principes généraux, il la réfuta avec un ton d'irritation. — « Je sais, dit-il, que l'auditeur, qui a fait le premier rapport, a conclu dans un sens opposé. » — Et il dit à M. Molé de donner lecture de son rapport.

En définitive, une enquête générale sur l'état des Juifs en France fut ordonnée; assez longtemps après il en résulta une solution contraire à celle que l'Empereur avait paru commander. Le culte juif fut reconnu explicitement, admis et réglementé par l'autorité publique. Une mesure provisoire, et sans effet réel, fut prise quant aux créances des Juifs d'Alsace.

A la fin de 1807, M. Molé fut nommé préfet de Dijon. L'Empereur avait voulu lui donner la connaissance pratique et détaillée de l'administration, mais sans prolonger trop longtemps cet apprentissage.

Ce fut pendant les loisirs que lui laissait la préfecture, qu'il écrivit « la vie de son illustre aïeul, Mathieu Molé. » Cette biographie n'offrit pas aux lecteurs de nouveaux détails sur le temps où il avait vécu. Il semble même qu'on n'y trouve rien qui n'ait été lu ailleurs. La Révolution avait enlevé à tous les cultes les objets de leur dévotion, elle avait détruit tout ce qui entretenait dans les familles les souvenirs domestiques de leurs aïeux; les vieilles demeures avaient été confisquées ou détruites : les archives avaient été brûlées ou entassées dans des dépôts publics; les traditions de famille étaient interrompues. Le fils, qui voulait honorer la mémoire de ses illustres pères, au lieu de trouver, dans son héritage, des monuments consacrés par le culte des générations successives de la famille, était obligé de recourir aux pages des historiens ou aux mémoires laissés par les contemporains, et M. Molé avait seulement à recueillir les récits et les jugements qui ont rendu à jamais célèbre le nom de Molé. Il ne pouvait dire ni mieux, ni plus que le cardinal de Retz. Aussi avait-il voulu non point occuper son loisir, ou rechercher un succès littéraire, mais s'acquitter d'un devoir. — «Je souhaite, ajoutait-il, qu'en lisant cet ouvrage, on ne songe qu'au sentiment qui l'a dicté.... J'ai voulu consacrer la gloire et les vertus qui forment mon héritage, et qui m'imposent de grandes obligations. En le louant, je me sens humble de rester si fort au-dessous d'un tel modèle. »

Comme les Essais de morale, cet éloge historique présente un caractère de gravité et de chaleur. On y voit une imagination exaltée et rêveuse aux prises avec une raison forte. On s'aperçoit souvent que l'auteur regrette de ne pas s'abandonner entièrement au sentiment qu'il éprouve. Il s'efforce à rester dans le réel, mais son penchant était alors vers l'idéal; il regrettait d'être ramené dans la région des choses positives et pratiques.

Lorsque longtemps après, il eut connaissance des manuscrits conservés à la Bibliothèque du roi, et qui consistent dans des lettres et des notes de Mathieu Molé, il en encouragea la publication, et se proposait de refaire cette Vie, ouvrage de sa jeunesse, en lui donnant un caractère historique. Il aurait aimé à raconter, non-seulement les actes de courage ou les belles paroles qui, dans telles ou telles occasions, ont été les titres de la gloire du Premier Président, mais l'unité de sa conduite, son énergie, sa fermeté toujours éclairée par son discernement, et l'habileté compatible avec une honorable et invariable sincérité. Cette histoire aurait été inséparable de celle du Parlement, dont il fut, durant sa vie, le représentant et le chef. C'est cette tâche que M. Molé s'était proposée. Elle avait été souvent le sujet de nos conversations : j'ai essayé de m'en acquitter, en rappelant les souvenirs de ces intimes entretiens.

Au commencement de 1809, M. Molé fut nommé conseiller d'Etat. Peu de mois après, par un décret daté de Schœnbrunn, il fut appelé à la direction générale des ponts et chaussées.

C'était alors un emploi de haute importance. L'Empereur s'occupait beaucoup de cette branche d'administration ; il aimait les grandes entreprises, les travaux gigantesques, les routes qui traversaient les montagnes, les vastes ports de mer ; il en calculait la dépense, il en suivait les progrès ; sa mémoire retenait avec exactitude les distances, les obstacles à surmonter, la dépense et les détails d'exécution.

Le directeur général des ponts et chaussées avait donc des rapports directs et habituels avec l'Empereur. Ce n'était pas seulement de travaux publics qu'il s'entrenait avec M. Molé. Il aimait beaucoup à converser avec les hommes d'esprit; il se plaisait à être compris par eux, à leur faire dire ce qu'il avait envie de savoir ou d'apprendre ; il savait parler à chacun, selon son caractère et la nature de son esprit. Il exerçait ainsi une séduction facile. S'entretenir avec un interlocuteur placé si haut par la gloire, la puissance et l'habileté, était un honneur, et un grand prestige. M. Molé n'était point insensible à de si intéressantes conversations. Ces communications confiantes avaient pour lui un charme de curiosité et d'observation.

En même temps, le goût, que l'Empereur avait pour lui, semblait s'accroître, et pouvait lui faire espérer un progrès rapide dans sa carrière politique.

En 1813, après le désastre de Leipzig, et avant de commencer la glorieuse, mais fatale campagne de France, l'Empereur nomma M. Molé grand juge ministre de la justice. Il avait alors trente et un ans. En ce moment la faveur impériale n'était plus une chance heureuse; elle ne distribuait plus des récompenses, elle demandait le dévouement.

Au moment où l'Empereur allait quitter les Tuileries, pour se mettre à la tête de son armée, il s'entretint longuement et en toute confiance avec M. Molé, qui fut frappé de lui voir, en un tel moment, cette justesse et cette sûreté de coup d'œil qui ne l'abandonnait pas plus que sa fermeté d'âme. Il était sans illusion, sachant tout le danger de sa situation : il en calculait les chances, et l'eût regardée comme désespérée, s'il n'avait eu confiance dans son génie, si habile à reconnaître les fautes de son ennemi et à en tirer un avantage complet et décisif.

M. Molé conduisit l'Empereur jusqu'il sa voiture. Il siégea dans le conseil de l'impératrice régente. Chaque jour il écrivait à l'Empereur pour lui rendre compte des alarmes qui troublaient Paris, du découragement de l'esprit public et de tous les symptômes d'une ruine prochaine.

Il se rendit à Blois avec la régente et les ministres. Lorsqu'il revint à Paris, l'Empire avait cessé d'exister.

Il se trouvait éloigné de la région politique et rendu, pour un moment, à la vie privée. Il n'était pas étonné que l'esprit de réaction prît tant d'influence sur le gouvernement de la Restauration, ni que les hommes qui avaient l'expérience des affaires, et dont le mérite avait été reconnu et employé par l'Empereur, ne fussent pas employés au service de l'Etat. Sans aucun retour sur lui-même, il regrettait que le Roi et les hommes honorés de sa confiance eussent des idées si incomplètes ou si peu justes de l'opinion et de l'état social du pays. Il s'effrayait et s'affligeait des conséquences que devaient avoir de telles erreurs.

Le retour de l'île d'Elbe réalisa bientôt les craintes que M. Molé avait conçues. Dès le soir de son arrivée, Napoléon le fit avertir; il se rendit aux Tuileries. Napoléon s'attendait à le trouver mécontent et malveillant pour le gouvernement royal, qui l'avait laissé à l'écart. — « Vous étiez justement, lui dit-il, l'homme qu'il leur fallait : dans votre position, ils devaient vous rechercher, car nul ne pouvait leur être plus utile; en voyant que vous étiez négligé, j'ai jugé, là-bas, à l'île d'Elbe, que le gouvernement marchait dans une fausse route. »

Malgré ces flatteries, où excellait Napoléon, il ne pouvait exercer sur M. Molé son ancienne séduction ; il le vit froid et se tenant en arrière. Alors il ne lui dissimula rien du danger de la situation. Son prodigieux retour, qui fut peut-être la plus étonnante circonstance de sa vie, ne lui donnait aucune illusion, et lui laissait peu d'espérance. Il en convint avec M. Molé et tâcha de le piquer d'honneur, en éveillant en lui un sentiment de devoir et de dévouement. Il lui parla de l'état de la France, du réveil des passions révolutionnaires ranimées par les fautes de la Restauration , de la nécessité de réprimer l'esprit anarchique : lui offrant ainsi une tâche conforme à ses opinions. Puis, s'apercevant qu'il ne persuadait pas M. Molé, il ajouta : — « Je sais que vous n'avez jamais aimé le ministère de la justice, ni la simarre. Voulez-vous le ministère de l'intéreur? — Préférez-vous les affaires étrangères? Elles conviennent à votre position. »

M. Molé allégua que M. de Caulaincourt était plus que personne indiqué pour cet emploi. — « Je ne suis pas sûr, reprit Napoléon, que Caulaincourt soit suffisant. Chargez-vous de cette tâche, qui est belle et difficile, je vous y aiderai; nous nous tirerons d'affaire ensemble. »

Toutes ces cajoleries furent inutiles, M. Molé y fut insensible; il prévoyait avec douleur les calamités où le retour de l'île d'Elbe allait jeter la France ; il refusa les offres de Napoléon qui lui dit d'un ton plus sévère : — « Vous retournerez à vos ponts et chaussées. »

Lorsque le conseil d'État fut appelé à rédiger un acte, qui prononçait l'exclusion de la maison de Bourbon, et opposait au droit héréditaire, repoussé par les révolutions, la souveraineté du peuple et l'élection par le suffrage universel, M. Molé ne mit point sa signature à cette délibération.

Il n'en fut pas moins placé sur la liste des membres de la Chambre des pairs instituée par l'acte additionnel ; il quitta Paris pour aller aux eaux de Plombières, comme s'il eût ignoré cette nomination.

A la seconde Restauration, le roi Louis XVIII revint à Paris, résolu à ne point laisser retomber son gouvernement dans les fautes de l'année précédente et à mettre sincèrement en pratique la Charte qu'il avait donnée. Son ministère avait été composé dans cet esprit. M. de Talleyrand, M. Pasquier, M. Louis, le maréchal Saint-Cyr étaient de sûrs garants d'un système de modération et d'impartialité. M. Molé fit partie d'une nombreuse promotion de Pairs, où l'ancienne aristocratie avait la plus grande part, sans exclusion systématique des hommes distingués qui avaient eu des positions éminentes sous le gouvernement impérial.

Le ministère de M. de Talleyrand ne put subsister en face des difficultés que présentait la négociation d'un traité de paix, qui devait être si funeste à la France. Les élections rendaient son maintien encore plus impossible. Ainsi qu'il arrive ordinairement en France, l'opinion vaincue se trouva, au moment de sa défaite, épouvantée, timide et impuissante. D'ailleurs les factions révolutionnaires, et même libérales, avaient, par passion ou par illusion, applaudi au retour de Napoléon : les opinions moyennes leur en gardaient rancune.

M. de Richelieu était loin de rapporter de l'émigration un esprit de réaction; il était royaliste, et la Révolution avait fait sur lui des impressions ineffaçables; mais il savait mieux que personne combien le parti, qui ne voulait pas accepter la France nouvelle, telle qu'elle s'était faite, et qui prétendait changer ses lois et ses mœurs pour ramener l'ancien régime, était déraisonnable, excessif et dangereux pour la monarchie. Il voulait que son administration fût conciliante et modérée. Ce ministère se trouva dans une situation difficile. La majorité de la Chambre des députés, le parti qui prenait pour chef, Monsieur, frère du Roi, conséquemment un grand nombre de courtisans, et même quelques-uns des ministres, s'irritaient de la modération de M. de Richelieu et de la confiance entière que le Roi accordait à M. Decazes. La session de 1815 se passa dans une alternative de concession et de résistance, dans un continuel effort pour arrêter la réaction contre les personnes, et pour défendre les lois et les formes de l'administration, livrées à de continuelles attaques.

Dans cette époque critique et périlleuse, M. Molé acquit une grande importance. M. de Richelieu prit goût à ses conseils, et lui accorda une entière confiance : c'était par lui qu'il apprenait à connaître la France, dont il avait été exilé pendant vingt-cinq années d'émigration. En même temps, M. Molé avait pris beaucoup d'influence dans la Chambre des pairs. Ses formes douces, son langage conciliant et persuasif, sa gravité naturelle, qui ne l'empêchait pas de se montrer confiant et sympathique à tous ceux avec lesquels il avait des relations, lui donnèrent un crédit qui contribua au rôle de la Chambre des pairs pendant cette session. Elle arrêta, ou du moins tempéra, par quelques veto, le mouvement passionné de l'autre Chambre.

Ainsi l'auteur des Essais de morale et de politique, qu'on avait trop légèrement taxé d'être favorable au pouvoir absolu, pratiquait le gouvernement parlementaire et en reconnaissait les avantages. Le fond de son opinion sur la politique intérieure avait toujours été la crainte de voir la France tomber sous le pouvoir d'une faction ; de là le point de vue d'où il avait apprécié le gouvernement impérial ; de là aussi sa haute estime et son attachement pour le duc de Richelieu, et l'appui qu'il prêtait à son ministère.

Lorsque la Chambre de 1815 fut dissoute par l'ordonnance du 5 septembre, de nouvelles élections donnèrent au ministère la possibilité de suivre une politique sage et modérée. M. de Richelieu changea successivement la composition de son cabinet : M. Lainé était devenu ministre de l'intérieur, même avant la dissolution de la Chambre; M. Pasquier fut garde des sceaux, le maréchal Saint-Cyr ministre de la marine. Quelques mois après il fut chargé du département de la guerre, et M. Molé le remplaça à la marine en août 1817.

Les années 1817 et 1818 se passèrent heureusement. Une majorité libérale, mais raisonnable, vivait en bon accord avec le ministère. De grandes lois, conformes à l'opinion générale, furent soumises à la libre délibération des Chambres. Ainsi furent réglés les élections et le recrutement. Ainsi fut établi le crédit public; toutes les garanties essentielles furent données au vote des dépenses et des impôts. Le Roi avait pleine confiance dans son ministère. L'union régnait entre les hommes honorables qui le composaient. L'année 1818 se termina par les traités d'Aix-la-Chapelle, qui délivrèrent la France de la triste présence des troupes étrangères.

Au moment où toutes les circonstances devaient répandre dans l'esprit public le contentement et la sécurité, où le gouvernement constitutionnel semblait s'acclimater et pousser des racines vivaces, les élections témoignèrent que les opinions révolutionnaires avaient encore une force et une activité menaçantes. Un parti, qui tendait évidemment, non pas à contrôler les actes du gouvernement ou à changer le ministère, mais à détruire ou avilir l'autorité royale, acquérait une action déplorable sur les élections. Il y manœuvrait avec un ensemble et une ardeur, que ne pouvaient avoir les amis de l'ordre et du repos.—Bien que la majorité fût encore assurée aux opinions modérées, on pouvait prévoir le moment où la Chambre des députés, alors renouvelée par cinquième, serait envahie par les ennemis de la monarchie. M. de Richelieu fut vivement préoccupé de cette crainte; M. Lainé partageait ses inquiétudes. M. Decazes et les autres ministres étaient moins alarmés ; le danger ne leur semblait pas imminent. Ils croyaient qu'une bonne et sage conduite réussirait à ramener l'opinion publique, et à la préserver de l'influence des révolutionnaires. La majorité du parti modéré semblait persuadée qu'en effet il ne fallait pas s'abandonner à des alarmes exagérées.

M. Molé était disposé à partager les craintes du duc de Richelieu et de M. Lainé. Mais ce qui surtout le préoccupait, c'était l'impossibilité de maintenir un ministère ainsi divisé. M. de Richelieu et M. Decazes, qui avaient jusqu'alors vécu en intime intelligence, différaient d'opinion sur un point essentiel. Ils auraient voulu ne se point séparer; ils comprenaient les funestes effets de la retraite de l'un ou de l'autre. M. de Richelieu , ne pouvant ramener M. Decazes à son opinion, essaya de former un nouveau cabinet, et ne réussit pas à s'associer les hommes honorables qu'il souhaitait d'avoir pour collègues. Nul ne pouvait accepter une situation fausse, où l'on ne pouvait espérer l'appui d'aucun parti. Dès lors il n'y avait aucun moyen de sortir d'embarras. M. Molé donna sa démission, et fut bientôt imité par plusieurs de ses collègues. Le cabinet fut dissous. M. Decazes eut à en former un nouveau. Le ministère de la police fut supprimé, et il devint ministre de l'intérieur.

Le générale Dessoles fut président du Conseil et ministre des affaires étrangères. M. de Serre, dont le talent avait eu un grand éclat dans les précédentes sessions , eut le portefeuille de la justice. Le maréchal Saint-Cyr conserva le département de la guerre.

La Chambre des pairs, ou du moins une grande majorité s'associa aux inquiétudes qu'inspiraient les prochaines élections, et vit avec peine la retraite de M. de Richelieu. Une proposition, tendant à modifier la loi électorale, fut adoptée. M. Molé, qui était de cet avis, exerça sur ce vote l'influence qu'il avait acquise. Le ministère, craignant de perdre la majorité dans la Chambre des pairs, se décida à faire une nombreuse promotion de pairs, choisis pour la plupart parmi les notabilités du règne impérial : ce qui pouvait être en ineme temps un acte de fusion et de bonne politique. La Chambre des députés rejeta la proposition présentée par la Chambre des pairs. La session de 1818 se passa sans que le Cabinet éprouvât de nouveaux échecs, et son maintien ne fut pas mis en péril.

Les élections de 1819 réalisèrent les craintes qui s'étaient manifestées. Sans donner la majorité aux ennemis de la monarchie, elles augmentèrent leur nombre dans la Chambre des députes. L'élection de l'abbé Grégoire fut surtout un scandale, qui exaspéra non-seulement l'opinion royaliste, mais une grande partie des modérés. Évidemment, pour conserver la confiance du Roi et pour garder la majorité, il fallait changer la loi des élections. Le général Dessoles, le maréchal Saint-Cyr et M. Louis se retirèrent; M. Decazes eut à former un nouveau cabinet. La situation devenait périlleuse; une portion de la majorité libérale, celle qu'on nommait le centre gauche, se déclarait contre une modification actuelle de la loi électorale. Les amis de M. Lainé et de M. de Richelieu paraissaient disposés à ne se point contenter des modifications que proposerait M. Decazes. Il choisit pour collègues M. Pasquier, M. Roy et le général Latour-Maubourg. Il pouvait ainsi compter sur les suffrages du centre droit; mais plus que jamais il avait pour ardents ennemis les royalistes , dont l'ordonnance du 5 septembre avait détruit la domination ; ils ne voulaient admettre aucune transaction tant que M. Decazes resterait ministre.

Telle était la situation, lorsque l'assassinat de M. le duc de Berry vint jeter le trouble dans tous les esprits. Ce crime était, au dire des royalistes exaltés, une œuvre de l'opinion libérale, une conséquence de la politique que le Roi avait adoptée depuis trois ans.

Leur exaspération était bruyante; ils s'empressèrent de saisir une circonstance qui pouvait leur être favorable; ce qu'ils voulaient avant tout, c'était renverser le ministre, à qui ils avaient voué une injuste et implacable haine. Ils y réussirent, mais ne parvinrent pas encore à s'emparer du gouvernement. Le duc de Richelieu redevint chef du Cabinet et président du Conseil ; M. Siméon fut ministre de l'intérieur, et M. Pasquier garda le portefeuille des affaires étrangères.

M. Molé, dès le premier instant où il avait appris la déplorable mort de M. le duc de Berry, avait prévu le réveil et l'ardeur de l'opinion royaliste exagérée. Il tenait pour certain qu'elle s'emparerait du gouvernement. M. de Richelieu, en se réconciliant avec ce parti, en comptant sur son appui pour avoir la majorité, n'apercevait pas que bientôt après il faudrait, ou obéir à ses dangereuses exigences, ou lui céder la place. M. Molé n'eut pas un moment la pensée de courir cette chance ; il avait toujours prévu que livrer le pouvoir à la politique de l'émigration, c'était amener la ruine de la dynastie.

M. de Richelieu ne réussit pas à obtenir une fidélité docile des auxiliaires auxquels il avait eu recours, et fut contraint de se retirer à la fin de 1821.

Alors commença un ministère, qui eut une durée de six années, et dont la conduite fut plus prudente et plus habile que ne l'avaient pensé les partis opposants. La naissance de M. le duc de Bordeaux et le succès de la guerre d'Espagne furent d'heureuses circonstances pour le cabinet de M. de Villèle. La nouvelle loi d'élection, et bien plus encore le découragement des opinions vaincues, lui procurèrent une majorité assurée. Il savait faire prendre patience à son parti, en lui laissant toujours l'espérance de voir la France ramenée à l'ancien ordre de choses. Le ministère n'avançait qu'avec lenteur dans cette voie.

M. Molé se trouva donc dans une constante opposition. Cette opposition ne pouvait avoir, dans la Chambre des Pairs, qu'un caractère de modération et de gravité. Elle était inspirée par de louables intentions et par un dévouement éclairé à un gouvernement qu'elle aurait voulu voir stable et assuré de l'avenir. Il prit une part active aux grandes discussions qui honorèrent la Chambre des Pairs. Ses discours sur la guerre d'Espagne, sur les lois du sacrilège et du droit d'aînesse furent remarqués. On y trouve les qualités distinctives de son esprit, la mesure, la clarté, la dignité du langage. Sa situation à la Chambre des Pairs et dans le monde politique s'agrandit encore.

Après la chute du ministère de M. de Villèle, M. Molé, ainsi que ses amis, se félicita de la direction que prenait le gouvernement du roi Charles X. Plus qu'à aucun moment, il voyait la possibilité de faire subsister ensemble la Royauté et la pratique sincère de la Charte. Les passions révolutionnaires se décourageaient; les rivalités d'ambition n'entraient pas encore en jeu ; tous les hommes du parti royaliste , que l'expérience avait éclairés et calmés, s'applaudissaient de ce moment de calme, et de la popularité que semblait acquérir le gouvernement du Roi.

L'appel de M. de Polignac au ministère, et le nom des collègues qui lui furent donnés, répandirent partout la conviction que la France touchait à un moment fatal: nul espoir ne resta de détourner le Roi du péril où il allait se précipiter aveuglément ; on ne douta point de la crise qui allait jeter la nation dans les terribles hasards d'une révolution. Elle fut provoquée par les ordonnances, qui abolissaient les garanties données par la Charte, et elle éclata plus rapide, plus décisive et plus complète qu'on avait pu le prévoir. A peine resta-t-il aux hommes sensés, qui avaient de l'influence dans les Chambres, quelques heures pour se décider au seul moyen qui pouvait sauver la France de l'anarchie, déjà proclamée par les républicains de l'Hôtel de Ville.

M. Molé, reconnaissant l'empire de la nécessité et toujours guidé par la pensée de maintenir l'ordre social, la monarchie et les garanties données à la nation par la Charte, pensa qu'il accomplissait un devoir en se rendant à l'appel du Prince, qui consentait à accepter cette difficile tâche. Il ne se refusa point à y concourir.

Le conseil du nouveau Roi se trouva d'abord composé des hommes principaux qui. sans avoir les mêmes opinions, s'étaient sincèrement accordés dans la grande détermination , que sanctionna la délibération des Chambres; elles furent l'organe légal de l'opinion universelle qui se manifestait hautement.

M. Molé fut ministre des affaires étrangères. L'occasion se présenta bientôt où il eut à se prononcer sur une grande question. Toutes les puissances européennes n'avaient pas tardé à reconnaître la royauté du souverain , que la France venait de se donner. La pensée d'intervenir dans les affaires intérieures du pays, de retomber dans la faute qui, en 1792, avait suscité une guerre de vingt-cinq ans et bouleversé l'Europe entière, ne s'était point présentée ni aux souverains, ni à leurs cabinets. Sans proclamer le principe de non-intervention, ils l'avaient pratiqué. Lors donc que la Belgique se souleva contre le roi des Pays-Bas, et se proclama indépendante de sa souveraineté, M. Molé ne fit autre chose que réclamer une nouvelle application de la règle de conduite adoptée par l'Europe entière. Le Roi de Prusse avait d'abord voulu envoyer une armée au secours du Roi des Pays-Bas, afin de remettre la Belgique sous son autorité; M. Molé déclara expressément que, si un soldat prussien mettait le pied en Hollande, une armée française occuperait la Belgique. — « Votre intervention c'est la guerre, disait-il au ministre de Prusse. » — Une levée de cent mille hommes fut proposée aux Chambres. — « La France, disait le ministre des affaires étrangères, ne demande rien que ce qui est juste; elle se lèverait tout entière pour la défense du moindre de ses droits. »

Alors commencèrent les négociations, qui devaient se terminer par la création du royaume de Belgique, dont la neutralité assurait notre frontière, tandis que le royaume des Pays-Bas, tel que l'avaient établi les traités de 1815, était une menace continuelle contre la France.

Lorsque l'expédition d'Alger avait été entreprise, le gouvernement du roi Charles X n'avait voulu contracter aucun engagement relatif aux dispositions qu'il prendrait après la conquête. L'Angleterre avait vu avec une inquiète méfiance la prise de possession d'Alger. Les termes du refus que M. de Polignac avait opposé aux questions adressées par le ministère anglais, n'étaient pas absolus, et pouvaient laisser supposer que la France ne résoudrait pas, sans le concours des puissances européennes , une question qui impliquait l'abolition de la piraterie et une colonisation française sur un territoire vassal de l'Empire ottoman. M. Molé voyait combien la moindre concession pourrait irriter l'orgueil national, quel blâme encourrait le gouvernement nouveau, et enfin quels avantages la France aurait, après de grands sacrifices, à retirer de cette possession. Il répondit que le moment n'était pas opportun pour traiter cette question; elle fut ainsi indéfiniment ajournée.

Le premier ministère que le roi Louis-Philippe avait formé à la hâte, ne pouvait se maintenir longtemps; il était composé d'éléments discordants. Parmi les hommes politiques, qui avaient regardé cet événement comme le salut de la France, les uns avaient pensé que la forme monarchique était compatible avec le triomphe complet de l'opinion démocratique et comportait des institutions républicaines; les autres avaient vu dans la royauté du duc d'Orléans le seul moyen de résister aux passions et aux chimères révolutionnaires.

Après trois mois de luttes intestines le Cabinet se trouva en dissqlution. La majorité de la Chambre des Députés était douteuse. L'action républicaine était ardente, et semblait avoir encore la puissance de soulever les masses populaires. Le ministère de M. Laffite se forma dans la pensée de ne point résister de front à cette dangereuse impulsion, et de ne pas se dépopulariser, en refusant toute concession. M. Molé et les ministres appartenant à la politique de conservation ne pouvaient garder place dans un cabinet qui leur paraissait, non pas complice, mais trop complaisant pour la faction anarchique.

Leur pronostic ne tarda point à se réaliser. Après le procès des ministres, où le concert de tous les hommes raisonnables parvint à faire triompher le bon sens et l'humanité, on vit le désordre se développer de jour en jour, les émeutes reparurent sans être réprimées; la guerre semblait inévitable ; le crédit public décroissait rapidement. Le ministère de M. Casimir Périer sauva la France des malheurs qui la menaçaient ; sa fermeté et son courage rallièrent à lui tous les partisans de l'ordre et de la paix.

En 1832, M. Molé fut atteint au cœur par une perte cruelle; sa fille, madame de Champlatreux, succomba en quelques heures à une attaque de choléra; il n'eut plus d'autres pensées que sa douleur et la crainte de voir le fléau faire de nouvelles victimes parmi ses plus chères affections. Il partit pour la Suisse et y passa plusieurs mois.

Après la mort de M. Périer, le gouvernement eut encore à se défendre contre des émeutes et des conspirations ; le désordre fut difficilement réprimé. Le 11 octobre, un nouveau ministère fut appelé aux affaires. Le duc de Broglie, M. Guizot et M. Thiers en firent partie. Le gouvernement prit dès lors sa force et sa direction dans la majorité de la Chambre des Députés et dans les triomphes de la tribune. Ainsi se passèrent trois années heureuses et honorables.

En 1836, M. Thiers fut Président du Conseil. A cette époque, commencèrent les funestes dissentiments et les rivalités des hommes éminents du parti conservateur. Ce ministère dura peu , et le Roi appela M. Molé et M. Guizot pour former un nouveau cabinet. Il eût mieux valu donner cette mission à un seul, qui se serait ainsi trouvé le chef réel du cabinet.

En Angleterre les partis se soumettent librement à une discipline, qui leur donne une force régulière ; l'esprit hiérarchique y règne, comme dans le pays ; de telle sorte qu'ils ne renversent pas un ministère, sans avoir à lui substituer un gouvernement tout fait. Si un parti ne savait pas se régir lui-même, et se résumer en une seule et même volonté, comment donnerait-il au pays une administration stable et respectée? — En France il n'en a pas été ainsi. Les partis ne reconnaissaient ni la supériorité, ni l'autorité d'un chef; ils marchaient en désordre, tels qu'une armée, qui ne serait pas commandée; au lieu de prendre pour guide un homme important par son habileté, son expérience ou sa position, les partis se laissaient emporter par le flot de l'exagération; les courtisans d'une vaine popularité étaient préférés aux hommes supérieurs par le talent ou la sagesse. D'autres fois on a vu des partis honorables et éclairés se subdiviser en diverses coteries; ainsi se dispersaient l'influence et l'autorité d'une aristocratie, dont les titres étaient le talent et le succès.

C'est ce qui advint au parti conservateur. La formation d'un ministère devint de plus en plus difficile. La discorde succéda à l'union ; les nuances d'opinion devinrent des motifs de rupture ; on se fit moins de concessions entre amis, qu'on n'en accordait à ses ennemis ; les questions de personnes devinrent plus fâcheuses que les questions de principes; chacun des concurrents avait ses ennemis, et ses protégés exigeants ou mécontents.

Le ministère de M. Molé et de M. Guizot ne dura que peu de mois; sa retraite fut suivie d'un interrègne, où l'on reconnut qu'aucune fraction du parti conservateur ne pouvait espérer une majorité, tant qu'elle voudrait rester seule exclusive et dominante.

M. Molé fut rappelé. Dans la situation, où se trouvait alors la Chambre des Députés, il lui était impossible d'avoir pour collègues les orateurs, qui ne voulaient pas le suivre dans la route, dont il déterminerait la direction. Il composa donc le Cabinet d'hommes honorés de l'estime publique, dont le mérite et la capacité étaient reconnus, encore qu'ils n'eussent pas tout l'éclat des succès de tribune. Il en résultait toutefois un avantage : le Président du Conseil était véritablement premier ministre; aucune jalousie d'attribution, aucune prétention d'indépendance ne faisait germer de division dans le ministère.

M. Molé n'était pas de la Chambre, et n'avait point, avec les députés, ces rapports d'habitude et de familiarité, qui sont un moyen d'influence. Il ne prétendait pas subjuguer une majorité par la puissance de sa parole. Lorsqu'il avait à donner des explications ou à défendre les projets du ministère, il parlait avec clarté et méthode, donnant l'idée d'une complète bonne foi et de la parfaite connaissance du sujet qu'il avait à traiter. Par ses conversations inofficielles, il plaisait aux députés et se conciliait leurs suffrages. Ils aimaient sa politesse, sa gravité, sa bienveillance; il savait écouter les contradictions; il les comprenait, et, avant d'y répondre , il les répétait avec une mesure et une lucidité qui charmaient l'interlocuteur et lui donnaient confiance. Il réunissait ainsi une majorité composée de tous les députés qui n'étaient enrôlés sous aucune bannière.

Le succès ne manqua pas à ce ministère ; il se décida à une amnistie ; mais elle donna plus de satisfaction que de reconnaissance à la faction démocratique, qui avait sympathisé avec les séditions.

La prise de Constantine vengea l'échec de l'année précédente, et la conquête devint non-seulement Alger, mais l'Algérie.

Le mariage de M. le duc d'Orléans fut aussi négocié par M. Molé.

Cependant l'inconvénient et le danger de ne pas prendre dans la Chambre des Députés le point d'appui du gouvernement ne disparaissaient point; on pouvait dire qu'un des grands pouvoirs de l'Etat semblait ne plus être qu'un corps consultatif. Pour parler plus réellement, le ministère n'avait pas à espérer le concours des hommes qui, ayant siégé dans le Conseil du Roi, comme chefs ou membres des divers cabinets, ne se croyaient pas à la place qui leur était due. M. Molé le savait bien : il se serait retiré, s'il n'eût pas été manifeste qu'aucun des orateurs éloquents , qui lui étaient opposés, ne consentirait à accepter la primauté d'un autre, ni à modifier ses opinions de manière à établir l'accord indispensable à la formation d'un cabinet.

L'union leur était plus facile, tant qu'il s'agissait de rendre impossible le ministère de M. Molé. Le mot d'ordre, qui pouvait les réunir pour une attaque concertée , c'était une plainte ardente contre le gouvernement personnel du Roi, et contre la situation subalterne où la Chambre des Députés était placée, disaient-ils.

Pour donner plus de valeur à ces arguments théoriques, il était nécessaire de démontrer l'incapacité et la mauvaise conduite du ministère.

La lutte fut longue et acharnée. Tous les grands orateurs de la Chambre, quelle que fût leur opinion et leur parti, s'étaient entendus pour harceler le Président du Conseil sur chaque paragraphe de l'adresse, qui devait répondre au discours prononcé par le Roi à l'ouverture de la session. Tous les actes du ministère, toute sa conduite devaient être attaqués avec un blâme si acre, qu'il semblait une accusation.

Dès le début de la discussion, il y avait évidence que renverser M. Molé était le but avoué du long combat qui allait se livrer. Aussi, avant de délibérer successivement sur les paragraphes, lorsqu'il ne s'agissait encore que de l'ensemble du projet d'adresse, M. Molé disait :

— « Messieurs, il s'instruit en ce moment devant vous un procès bien solennel entre nos adversaires et nous. De graves intérêts y sont à un haut degré compromis. On a beau affecter de superbes dédains, il n'en est pas moins vrai qu'on croit de grands efforts nécessaires pour nous renverser. Quel cabinet a vu coalisées contre lui tant de puissances parlementaires? — Je ne suis pas, je ne me donne pas pour un des princes de la parole. Je ne suis qu'un vieux serviteur du pays, qui lui ai dévoué, dès mes plus jeunes ans, mes facultés et ma vie. Dans toutes les circonstances importantes, vous nous avez donné la majorité ; mais ce n'est pas nous qui avons triomphé, c'est la cause du pays, de la justice, de la raison, de la vérité que vous défendiez avec nous.

— «C'est dans la bonté de cette cause que nous mettons encore notre confiance. C'est en présence du pays, de ce pays dont on nous accuse devant vous d'avoir négligé les intérêts, que je vous prends tous en témoignage. Je ne crains pas de le dire devant vous, les jours les meilleurs depuis huit ans ont lui depuis le 10 avril. »

Pendant huit séances consécutives, tous les griefs articulés contre le ministère furent discutés avec la même malveillance. Ce fut surtout la politique extérieure qui donna lieu aux attaques les plus vives. La conclusion des affaires de Belgique ; les relations avec la Suisse dont on avait exigé l'expulsion du prince Louis-Napoléon et des réfugiés qui conspiraient contre la France ; l'intervention en Espagne; avec plus de violence encore, et plus d'obstination, l'évacuation d'Ancône donnèrent lieu à de longues controverses, où le ministère expliqua avec évidence et en produisant des pièces, que ces diverses affaires avaient été traitées et suivies auparavant par les ministères précédents, dans le même esprit; puis résolues par le ministère actuel de la manière la plus raisonnable, sans porter aucune atteinte aux intérêts et à l'honneur de la France.

Le point important pour les adversaires du ministère était d'obtenir un vote approbatif pour le dernier paragraphe du projet d'adresse, qui avait été rédigé par une commission, où ils étaient en majorité.

Ce paragraphe était ainsi conçu : « — Nous en sommes convaincus, Sire, l'intime union des pouvoirs, contenus dans leurs limites constitutionnelles , peut seule fonder la sécurité du pays et la force de votre gouvernement. » — C'était traduire en langage théorique l'imputation, si souvent répétée à ce moment, du pouvoir personnel du Roi. Une autre forme était encore donnée à la même pensée; on disait que le ministère n'était point parlementaire.

A ce dernier moment, le débat devint plus animé et plus personnel. M. Molé avait dit au commencement de la discussion : — « Il y a dans cette phrase un effort téméraire pour reconquérir ce que la Chambre des Députés n'a jamais perdu, et ce qu'elle n'est pas menacée de perdre. »

Lorsqu'on en vint au vote de ce dernier paragraphe, il fit remarquer que le moment était mal choisi pour refuser au ministère la qualité de parlementaire, puisque la Chambre venait de rejeter toutes les expressions de blâme qui avaient été proposées contre les actes du ministère. — « Messsieurs, disait-il, il faut au pays une administration. Votre mission n'est pas seulement de détruire. Vous n'êtes pas gens à renverser une administration, sans vous demander à vous-mêmes ce qui lui succédera; venez donc nous dire à cette tribune quel avenir vous nous réservez.—Mais lorsque je vois ralliées dans un même effort des opinions si diverses, lorsque je vois des hommes qui s'étaient combattus avec tant de véhémence se donner la main pour amener un changement d'administration, je leur demande au nom de mon pays : quel système prétendez-vous faire prévaloir? Faites abstraction des noms propres, et dites-nous nettement ce que vous voulez. »

Ce paragraphe, auquel les opposants attachaient une telle importance, avait une plus grande portée qu'un changement de ministère. Recommander l'intime union des pouvoirs contenus dans leurs limites constitutionnelles, c'était dire que ces limites avaient été excédées par le pouvoir royal. — « Ce n'est pas, disait le Président du Conseil, une maxime générale, un principe théorique qu'on a voulu poser. N'y a-t-il aucune allusion, aucun autre but ? c'est évidemment une leçon pour l'avenir, un blâmé explicite du présent. »

Et comme la discussion était devenue de plus en plus personnelle, M. Molé disait qu'apparemment on souhaitait un ministère, où le ministre seul aurait une volonté, et où il serait interdit au Roi d'en avoir une.

Le mot « contenu » fut supprimé par une majorité de 222 voix contre 213. — Puis l'adresse ainsi corrigée fut adoptée par 221 contre 209.

L'honneur du combat resta à M. Molé; mais une majorité de neuf voix ne suffisait point pour donner force et durée au cabinet. Il donna sa démission au Roi, qui voulut tenter l'épreuve des élections. La Chambre fut dissoute, et les élections n'amenèrent pas une majorité plus nombreuse. M. Molé savait bien qu'il ne la conserverait même pas longtemps. Les majorités se fatiguent bientôt des batailles, de la discussion, et des hasards du scrutin; elles veulent des chefs qui n'aient pas besoin d'être secourus et sauvés tous les jours. Il donna sa démission, quitta le pouvoir, emportant pour récompense de sa conduite et de son courage un accroissement à sa renommée politique, à la considération due à son caractère, et une juste appréciation de son talent d'orateur.

Son présage ne fut point trompé ; aucun accord ne fut possible à établir entre les adversaires unis pour le renverser; un ministère semblait impossible à composer. Il fallut l'urgence d'une émeute, qui témoignait des progrès du désordre, pour former un cabinet. Ainsi que celui de M. Molé, il ne représenta aucun parti.

Un mois après sa démission, il fut élu à l'Académie française, qui a toujours pensé que l'éloquence et le grave langage de la politique et de la morale sont des titres littéraires. Le scrutin donna à M. Molé vingt-neuf voix sur trente votants. C'était avec discernement qu'il fut choisi, pour succéder à M. de Quélen, archevêque de Paris. On était assuré qu'il parlerait de son prédécesseur avec justice et convenance, qu'il louerait du fond du cœur ses vertus chrétiennes et son courage dans la persécution.

La lutte qu'il venait de soutenir, avant de quitter le ministère, était aussi pour beaucoup dans l'empressement de l'Académie à le nommer. M. Dupin, qui présidait à sa réception le 30 décembre 1820, et qui peut-être avait voté contre lui à la Chambre, n'hésita point à le louer de cette discussion, honneur de sa vie politique. Après avoir dignement parlé du Premier Président Mathieu Molé, il disait : — « Vous aussi, vous avez éprouvé tout ce que peut le conflit des ambitions, la violence des partis, l'injustice de leurs procédés, l'amertume de leur langage. — Mais pourquoi vous plaindrais-je, si dans la dernière lutte excitée contre vous, loin de faiblir, vous avez grandi dans l'opinion de ceux qui sont restés juges impartiaux de la lice ! Sans entrer dans le fond de la question, qui n'est pas du ressort de l'Académie, il est permis de trouver un motif, même littéraire, pour justifier son choix, dans ces combats de tribune si longs et si animés que vous avez soutenus contre nos orateurs parlementaires les plus éminents.....Il faut reconnaître tout ce qu'il vous a fallu de sang-froid, d'assurance en vous-même, de fécondité dans les ressources oratoires, pour résister, comme vous l'avez fait, à un choc aussi rude, à des attaques si savamment combinées.

« Si vous n'avez pas réuni à vous seul (et il serait injuste de l'exiger) toutes les qualités si remarquables et si diverses, qui ont distingué vos nombreux adversaires ; si vous n'avez pas égalé la véhémence de quelques-uns, l'ardeur de tous, vous avez offert le modèle de plus en plus rare, de toutes les convenances gardées, d'une dignité qui n'a point fléchi, d'une modération qui ne s'est point démentie, d'une réserve qui fait que vous n'avez jamais sacrifié les secrets de l'État à la satisfaction de votre amour-propre, ou au besoin de votre défense personnelle : le modèle enfin d'une éloquence à vous, qui, si elle ne répond pas à toutes les exigences des passions, satisfait pleinement aux besoins des grandes affaires et mérite de faire école dans le Parlement. »

Le discours de réception de M. Molé avait eu un plein succès. Il fut accueilli à l'Académie avec une bienveillance et une considération qui lui étaient chères. Il était assidu aux séances. Il prenait intérêt aux travaux de l'Académie; son opinion, toujours exprimée avec mesure et clarté, était fort écoutée. Au mois d'avril 1812, il eut, comme directeur, à répondre au discours de réception de M. de Tocqueville, qui succédait au comte de Cessac. Le récipiendaire parla de la vie politique de son prédécesseur, bien plus que de ses titres littéraires. Le sujet du discours était devenu naturellement un examen de l'esprit, des mœurs et des opinions du dix-huitième siècle, de leur influence sur la Révolution qui en était émanée, puis du rétablissement de l'ordre public par le pouvoir absolu de Napoléon. Le génie philosophique, le coup d'œil pris de haut, la fermeté du langage, qui avaient valu à M. de Tocqueville le grand succès de son livre sur l'Amérique, se retouvaient dans son discours. Mais un si vaste sujet peut, et doit être traité sous plus d'un point de vue. Un jugement absolu est nécessairement incomplet, et sans manquer de vérité, peut manquer de justice. M. Molé, sans prendre la thèse opposée, sans combattre les opinions de M. de Tocqueville , suppléa à ce qu'il avait omis, et envisagea ce vaste sujet sous un autre point de vue. Ce qui lui importait surtout, c'était de ne pas accepter la condamnation d'un gouvernement, auquel la France avait dû l'ordre intérieur, la renaissance d'une société régulière et une gloire qui avait été nationale. Il croyait se devoir à lui-même de ne pas laisser flétrir la mémoire du grand homme qui l'avait honoré de sa confiance et de sa faveur. Après avoir exposé en quel état la Révolution avait mis la France, il arrivait au 18 hrumaire.

« La France comprit qu'elle venait de recouvrer le seul homme qui pût la faire rentrer dans la grande communauté des nations, sans qu'il en coûtât aucun sacrifice à sa fierté, ni même à sa révolution. Telle fut la tâche providentielle imposée à Bonaparte, lorsqu'il revint d'Egypte. Nous ne pouvions pas plus nous passer de son génie que de son épée. L'œuvre de dissolution, poursuivie par le dix-huitième siècle, s'arrêta devant lui. A la place de tous les respects, il substitua l'admiration. Le dénigrement philosophique, luimême, confondu par tant de merveilles, fut contraint au silence. A force de gloire, il retrouva l'autorité, réconcilia l'époque la plus indisciplinée des annales humaines avec l'obéissance, en prouvant tous les jours que son intelligence n'avait guère plus de limites que son pouvoir. Il fallut que la raison vînt confesser son insuffisance à des générations que le dix-huitième siècle avait formées; il fallut que l'incrédulité elle-même appelât la Religion à son aide, en avouant que, sans elle, les hommes ne pouvaient pas être conduits.

« L'Empire parlait de liberté, comme la Convention parlait de justice : je m'empresse de vous l'accorder. Il n'y avait cependant ni trompeurs ni trompés. Cet hommage hypocrite, mais obligé, rendu à la liberté et à la justice, prouvait seulement que ceux-là mêmes qui violaient l'une et l'autre n'ignoraient pas qu'elles finiraient par l'emporter sur eux.—Savez-vous ce que me disait Napoléon dans un entretien, et à un moment solennel toujours présents à ma mémoire : Après moi la Révolution, ou plutôt les idées qui l'ont faite reprendront leur cours : ce sera comme un livre dont on ôtera le signet, en recommençant la lecture à la page où on l'avait laissée. » — Vous le voyez, Monsieur, ce despote savant, rationnel comme vous l'appelez, avait-il donc foi en lui-même?... Je pourrais citer bien d'autres paroles de cet homme, dont la position ni l'intérêt n'ont jamais troublé le regard, et dont l'indépendance, où son esprit était de lui-même, formait peut-être le trait le plus singulier. Le despotisme n'était pas pour lui un but, mais un moyen... Quant à son but, il n'en eut jamais d'autre que sa plus grande gloire, en faisant de la France le pays le plus puissant de l'univers... Ne croyez pas que je sois moins juste que vous; ce n'est pas moi qui dissimulerai rien des malheurs qu'il a attirés, et qu'il devait finir par attirer sur la France. Il lui a manqué de savoir reconnaître la limite du possible et de croire que la vérité et la justice ne sont le meilleur moyen de gouverner les hommes, que parce qu'elles sont la vérité et la justice. Enfant de ce dix-huitième siècle qu'il jugeait avec rigueur, il n'avait foi qu'en l'esprit, ne vivait que par l'esprit. Il croyait que le monde avait d'abord appartenu aux plus forts, et que la civilisait tion faisait passer la puissance au plus habile. Il redoutait surtout l'empire du grand nombre, comme un retour à la violence et à la barbarie. Son règne aura montré une fois de plus où peut entraîner la volonté absolue d'un seul homme, fût-il le plus étonnant et le plus habile de l'univers. »

M. de Tocqueville avait parlé de deux sortes de serviteurs, que les souverains absolus trouvent toujours sous leur main; — les exécuteurs corrompus ou d'un zèle mal habile, qui déshonorent ou compromettent leur maître; — et les gens honnêtes et capables, qui se donnent à l'exécution des volontés et des desseins du souverain , sans les examiner, sans consulter leur conscience; employant leur intelligence à bien comprendre la pensée et à exécuter les ordres qu'ils ont renoncé à juger.

M. Molé répondait : —« Napoléon rencontra une troisième catégorie : celle-là ne se composait pas de série viteurs, mais de ceux qui, en l'aidant à réparer tant de maux, à faire oublier tant de crimes, à détrôner tant d'orgueilleux mensonges, à réhabiliter tant d'éternelles vérités, croyaient suivre une sainte et généreuse croisade. La jeunesse de ce temps-là allait au secours de la civilisation en péril, avec le même zèle que la jeunesse de votre génération met à défendre la cause de tous, aussi sainte mais moins menacée, du droit et de la liberté. »

Telle était cette noble et grave controverse entre le descendant de Mathieu Molé et le petit-fils de M. de Malesherbes. L'Académie pouvait se féliciter d'avoir appelé dans son sein deux hommes qui débattaient si éloquemment les plus hautes questions de la philosophie historique; le public, qui assistait à cette séance, témoignait, par une attentive bienveillance et par ses applaudissements, combien de tels choix contribuaient à entretenir l'importance, dont l'opinion française honorait l'Académie.

Trois ans après, la séance, où fut reçu M. le comte de Vigny, fut aussi présidée par M. Molé. Il semblait destiné à déroger aux habitudes de l'Académie, et à substituer à un échange de compliments entre le récipiendaire et le directeur, la lutte entre des opinions opposées.

M. le comte de Vigny succédait à M. Etienne, qui, ainsi que beaucoup d'hommes de lettres, avait été appelé à des emplois publics; qui avait pris une couleur politique; qui, arbitrairement, avait été retranché de l'Académie française, puis y était rentré par une seconde élection. Il eût été difficile à son successeur de parler seulement des mérites et des succès littéraires d'un académicien, qui avait été important dans la Chambre des Députés, et qui était mort Pair de France. M. de Vigny eut donc occasion de parler du gouvernement impérial et de sa police : car c'était dans ce département que M. Etienne avait été employé. Peut-être n'eut-il pas assez de mesure dans ses appréciations, pas assez d'exactitude dans les anecdotes qu'il apportait en preuve de conclusions trop générales.

M. Molé ne crut pas pouvoir accepter sans réserve les récits et les jugements, qui ne lui paraissaient ni tout à fait vrais, ni tout à fait justes; il répéta dans son discours les observations, qu'il avait présentées au récipiendaire avant la séance publique. — Puis tout en louant le roman de Cinq-Mars, qui avait eu beaucoup de succès et quelques nouvelles spirituelles et intéressantes de M. de Vigny, il fut amené à parler des romans bistoriques, et en distingua de deux sortes : — les uns, où des personnages imaginaires sont placés sur une scène historique, au milieu des mœurs, des caractères, des opinions et de toutes les circonstances de l'époque, sans altérer ni la vérité des faits, ni la physionomie des personnages réellement historiques. Ce fut le charme et le mérite des romans de Walter Scott. — Les autres, où les héros sont représentés, comme acteurs du drame romanesque, avec les passions, le caractère et les actes que l'auteur leur attribue , sans prendre aucun souci de la vérité historique. — De sorte que c'était encore critiquer, plutôt que louer.

Le public ne s'arrêta point à cette dérogation aux usages; il trouva les deux discours spirituels, et les applaudit.

Deux mois après, M. Molé eut à répondre au discours de M. Vitet, qui succédait à M. Soumet. Cette fois les titres du récipiendaire ne donnèrent lieu à aucune controverse. Le sentiment si vrai et si fin des beautés de l'art et des productions de l'esprit, qui avait inspiré tous les écrits de M. Vitet, l'exactitude et le discernement qui faisaient de ses drames une œuvre historique, ne comportaient ni contradiction, ni doute. M. Molé se complut à donner de justes éloges à son nouveau confrère. Son penchant naturel le portait à approuver plus qu'à blâmer ; l'admiration était pour lui une jouissance, mais elle n'était ni aveugle, ni banale.

Quelques jours après son élection à l'Académie, il avait prononcé à la Chambre des Pairs un éloge du général Bernard, qui avait été ministre de la guerre pendant sa présidence. La Chambre écoula cet hommage rendu à une vie si utile, à un caractère si pur, à une vertu si modeste, avec un vif intérêt et même avec émotion. L'orateur fut souvent interrompu par des applaudissements.

En 1847 , le 5 août, s'acquittant d'un semblable devoir, il honora la mémoire du maréchal Valée, en racontant la vie, les travaux, le mérite, les faits d'armes, le désintéressement, la sagesse et la modestie, qui avaient illustré sa longue carrière. Les relations, qui les avaient rapprochés, avaient inspiré à M. Molé une haute estime et un sincère attachement. Après l'échec éprouvé devant Constantine en 1837, le gouvernement du Roi sentit la nécessité de relever la gloire du drapeau français, et de ne point laisser s'affaiblir le prestige que nos armes « avaient exercé sur les populations. Prestige qui est peut-être la condition nécessaire pour le succès et pour l'autorité. »

Le général Valée, qui avait été inspecteur général de l'artillerie; qui avait opéré une réforme presque complète dans ce service dont l'habileté était universellement reconnue et qui avait fait partie des conseils, où furent réglés les préparatifs de l'expédition d'Alger, fut appelé à un conseil, où fut discuté devant le Roi le siège de Constantine.

Après l'avoir entendu, le Roi et M. Molé regardèrent comme indispensable que la direction du siège lui fût confiée. Il avait soixante-quatre ans; sa santé était mauvaise. Il s'était, depuis quelques années, retiré à la campagne. — « Il céda moins aux instances du Roi qu'à sa propre conscience, à ce sentiment du devoir, auquel il ne refusa jamais rien. »

Au moment de donner l'assaut, le général Damremont qui commandait l'armée, fut atteint d'un boulet et tomba mort à côté de M. le duc de Nemours. Le général Valée succéda au commandement, et la ville fut prise. Il fut nommé gouverneur d'Algérie et reçut le bâton de maréchal de France.

M. Molé, comme on peut le croire, n'avait pas, en ce moment, une plus vive préoccupation que l'Algérie; il correspondait avec le nouveau gouverneur, lui témoignait une entière confiance, approuvait sa conduite et son administration, acceptait ses projets et en facilitait l'exécution.

Ce fut donc, de cœur, qu'il écrivit l'éloge du maréchal Valée. C'est presque un morceau d'histoire, et peut-être n'a-t-il jamais écrit rien d'aussi achevé. Il rappelle les guerres où avait servi le maréchal. Les premiers temps de sa vie pendant les premières années de la Révolution sont caractérisés avec une juste impartialité. — Les réformes et les perfectionnements , que le Maréchal avait laborieusement introduits dans l'artillerie, sont expliqués avec détail et clarté. — Les circonstances où il s'était trouvé, les rapports qu'il avait entretenus avec les divers et successifs gouvernements, en se renfermant toujours dans l'accomplissement scrupuleux de ses devoirs militaires; — l'absence de toute ambition et de toute recherche de la faveur, sont présentés avec complaisance dans un langage grave et ferme, et amènent naturellement des considérations générales et de hautes pensées.

Les derniers mots de cet éloge doivent être cités. M. Molé les écrivit sans doute avec un certain retour sur lui-même, et avec une prévoyance triste des malheurs qui menaçaient la France et qui tardèrent peu à tomber sur elle. Déjà l'orage grondait sourdement: l'opinion se corrompait, et ceux même qui ne voulaient pas le désordre, ne craignaient pas de l'exciter. Au commencement de 1841, le maréchal Valée avait été rappelé, non qu'il y eût un blâme quelconque à lui adresser; son gouvernement ne méritait que des éloges. Le plan de campagne, qu'il avait proposé pour la guerre qu'Abd-el-Kader venait de renouveler, était adopté. Mais on craignit que la vieillesse et la mauvaise santé du maréchal ne fussent un empêchement à son activité.

« Il n'était pas de ceux qui deviennent adversaires du pouvoir qui les frappe. Il rentra dans la vie privée sans murmurer, et continua à remplir ses devoirs partout où le Roi et son Gouvernement avaient recours à sa vieille expérience. Il appartenait à cette classe d'hommes, qui fut d'abord nombreuse dans cette Assemblée, et qui ne tardera pas à disparaître. Je parle de ceux qui ont vu le soleil de 1789; le retour de la barbarie qu'on appela la Terreur ; les années d'anarchie et de corruption du Directoire ; la rectification de la société française sous le Consulat ; les gloires de l'Empire, enfin l'inauguration du Gouvernement constitutionnel sous la Restauration, et son développement depuis la Révolution de 1830.

« Ces hommes-là ont traversé de telles épreuves, assisté à de tels spectacles, qu'ils rougiraient de s'émouvoir de ce qui ne regarde qu'eux. Modérés, parce qu'ils ont appris que les gouvernements périssent par l'exagération de leur principe; amis de l'ordre qu'ils ne font pas seulement consister dans la compression ; exempts de superstition et de dédain pour le passé, autant que de folle espérance pour l'avenir.

« Encore un peu de temps, et ces hommes chargés d'expérience plus que d'années, héritiers de tant de leçons, acteurs, témoins ou victimes, durant cette période de soixante années les plus dramatiques et les plus remplies de la civilisation moderne, auront cessé d'exister. Les générations, qui les jugent aujourd'hui, les surpasseront-elles et feront-elles mieux? Pour moi, Messieurs, qui appartiens à ce passé dont le souvenir s'efface, et dont chaque jour on dénature l'histoire, tout attaché que je suis au présent, il doit m'être permis d'interroger l'avenir et d'étendre sur lui un mélancolique regard. J'y cherche de nouveau, et j'y rencontre des nuages impénétrables. Plus que jamais, je trouverais téméraire de hasarder une prédiction. Je me borne à appeler la protection de la Providence sur cette patrie, que j'aime avec ardeur dans ma vieillesse, comme je l'ai servie avec dévouement depuis ma jeunesse. »

Huit années s'étaient écoulées, deux ministères s'étaient succédé en 1839 et 1840; puis le ministère de M. Guizot avait eu une durée plus longue qu'aucun autre cabinet. M. Molé, sans renoncer à la vie politique, siégeait assidûment à la Chambre des Pairs, et ne se mêlait activement à aucune combinaison formée pour attaquer les ministres. Seulement, lorsque parfois il prenait part aux discussions, il rappelait, et non sans quelque amertume, que lui aussi avait pratiqué et professé une politique de sagesse et de modération.

Le mercredi 23 février 1848, au milieu de la journée, le Roi apprenait qu'un détachement de la garde nationale avait refusé de combattre les séditieux. Espérant encore qu'il serait possible de les calmer et de reconquérir quelque popularité en changeant de ministère, il fît appeler M. Molé, qui, sans lui montrer aucune espérance, ne refusa point son dévouement. Il demanda un délai pour choisir des collègues, et pour s'assurer qu'il trouverait un appui et une majorité dans la Chambre des Députés. Il n'avait pas encore réuni les hommes fermes et courageux qu'il voulait associer à cette périlleuse tâche, que l'émeute avait pris un caractère de fureur. Dès le 24 au matin tout ministère, tout gouvernement, toute monarchie étaient devenus impossibles.

Après trois mois de désordres, après les sanglantes journées de juin, qui sauvèrent la France des horreurs de l'anarchie et du brigandage; lorsque l'Assemblée, qu'on appela constituante, eut la possibilité de délibérer librement, la ville de Bordeaux choisit le comte Molé pour représentant. Dès qu'il eut pris place dans cette assemblée, il y obtint une grande considération cl une heureuse influence. Les dangers de la situation, l'état incertain et troublé de l'opinion publique ne lui causèrent aucun découragement. Il forma le projet de réunir les amis de l'ordre dans un seul et même parti, en effaçant le souvenir des dissentiments qui les avaient divisés en factions opposées. Il fallait les rallier pour défendre la société encore menacée par des doctrines et des passions, qui ne l'attaquaient plus à main armée, mais qui cherchaient à la détruire et à la désorganiser par des lois. Nul n'était plus déstiné à cette œuvre patriotique ; il s'y dévoua tout entier. Jamais l'esprit de conciliation, le ménagement des amours-propres, le silence sur le passé ne furent plus soigneusement pratiqués. La position de M. Molé devint ainsi grande et honorable. Il était le centre de la ligue des gens de bien; son nom, les grandes positions qu'il avait occupées, sa fortune, lui donnaient une importance incontestée.

Tel fut son rôle à l'Assemblée constituante, et aussi dans les premiers temps de l'Assemblée législative. Mais alors d'autres difficultés et des circonstances différentes ne comportaient pas le même succès. Il ne suffisait plus d'exercer de l'influence sur le pouvoir délibératif. L'accord et la fusion des opinions diverses étaient plus difficiles à obtenir, lorsqu'elles n'étaient plus menacées par un même danger, par un danger actuel. Les souhaits et les espérances pour l'avenir n'étaient plus amenés, par une nécessité pressante, à s'entendre et à se comprendre. Jusqu'à son dernier jour, M. Molé n'abandonna point cette tâche difficile. Ce n'était point un travail souterrain, pour miner le pouvoir régnant. Il craignait, comme toujours, les révolutions et les bouleversements, mais il avait la conscience de rendre un grand service à son pays, en unissant, par une mutuelle confiance, tous les amis de l'ordre et des libertés légales.

M. Molé, qui n'avait jamais goûté le repos de la vie privée, dont l'activité d'esprit avait toujours eu les affaires publiques pour principal emploi, se trouva, sans regrets et sans éprouver aucun vide, ramené au foyer de la famille et au commerce intime de l'amitié. Il était jeune encore par l'àme et par l'esprit; son caractère seul avait quelque peu changé. Sous une gravité apparente, il avait toujours caché une disposition passionnée et irritable; maintenant ses opinions et ses sentiments avaient conservé leur même vivacité, mais le calme régnait en son âme. Tout en lui était bienveillant; les vieilles animosités avaient cessé. Son commerce, toujours si aimable dans l'intimité , ne Tétait pas moins pour la société dont il s'entourait. Les jouissances de l'esprit et de la conversation lui étaient précieuses. Il y avait plaisir à le voir, dans cette noble demeure de Champlatreux, qu'il avait embellie et qu'il aimait tant, au milieu de sa famille et de ses amis, se plaisant à leur entretien et jouissant de leur plaire.

C'est là que la mort vint le surprendre, en ne lui laissant que peu d'instants pour dire adieu à ses enfants.

Pendant toute sa vie, il avait professé un respect sincère pour la religion. Plus tard, de longues méditations et un retour sur lui-même lui avaient fait retrouver dans son cœur une foi plus entière et plus pratique. Il était en correspondance et en confiance intime avec le Père de Ravignan et Mgr l'évêque d'Orléans qui venait de le quitter deux jours avant sa mort. Cet accomplissement des devoirs religieux avait contribué à la sérénité de son âme, et lui donna une fin tranquille. Elle fut imprévue, mais il s'y était pieusement préparé.


Mis sur le web par R. Mahl