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Un grand français
MONGE
Fondateur de l'Ecole polytechnique
par Louis de Launay

Membre de l'Institut
Inspecteur général des Mines
Professeur à l'Ecole supérieure des mines
et à l'Ecole des Ponts et Chaussées

Publié par EDITIONS PIERRE ROGER, Paris

CHAPITRE II
TRAVAUX DE PHYSIQUE ET DE CHIMIE
(1783-1789)

Le récit des discussions relatives à l'École de Mézières nous a fait négliger, depuis 1783, une activité scientifique sur laquelle il nous faut maintenant revenir, pour en suivre les progrès jusqu'à l'interruption prolongée amenée par la Révolution. Dans cette période, Monge publia encore quelques mémoires de calcul intégral ou de géométrie analytique, qui doivent être surtout considérés comme l'aboutissement de recherches antérieures ; par exemple, dans les mémoires de l'Académie des Sciences : Intégration des équations aux différences ordinaires (1783) ; Intégration des équations aux différences finies qui ne sont pas linéaires (30 nov. 1785); Calcul intégral des équations aux différences partielles (1er février 1786); Supplément sur les équations aux différences ordinaires (même séance du 1er février 1786); Génération des surfaces courbes (23 juillet 1785 et Académie de Turin.)
[Comme mathématicien, Monge est surtout connu pour avoir établi les principes le l'intégration des équations aux différences partielles dans ses rapports avec la théorie des surfaces, et pour avoir complété l'étude des surfaces du second degré. Son nom reste appliqué à ses caractéristiques, à la sphère et au cercle de Monge.]

Arago a résumé ce dernier travail en montrant comment Monge avait été dirigé par le côté pratique : ce qui est souvent sa marque distinctive. Avant Monge, Descartes, Newton et Euler avaient successivement appliqué l'analyse mathématique à des courbes du second, du troisième et du quatrième degré et avaient été arrêtés par des complications qui les empêchaient de s'attaquer aux surfaces. Monge aborda le problème par une autre voie. Il remarqua que, lorsque les constructeurs ont à faire choix de surfaces pour un but déterminé, ils ne s'inquiètent pas si les surfaces qui les représenteraient sont d'un degré quelconque ; mais ils hésitent entre des surfaces soumises à un même mode de génération. D'où l'idée de classer les surfaces uniquement d'après ce mode de génération : surfaces cylindriques de tous ordres, surfaces coniques, etc. Pour cela, il leur appliqua le calcul des équations aux différentielles partielles, inventé par d'Alembert, qui acquit entre ses mains une rare élégance.

Le préambule du mémoire à l'Académie de Turin porte ces lignes modestes : « Persuadé qu'une idée, stérile entre les mains d'un homme ordinaire, peut devenir très profitable entre celles d'un habile géomètre, je vais faire part de mes recherches à l'Académie de Turin. » Lagrange disait, paraît-il, à propos de ce même travail : « Avec son application de l'analyse à la représentation des surfaces, ce diable d'homme sera immortel. »

Mais, comme je l'ai dit, Monge, à cette époque, abandonne vite les mathématiques pour les sciences physiques et leurs applications.
En juin 1783, nous le voyons faire une tournée d'usines. Il visite des fabriques de canons dans le pays de Liège, où il reviendra plus tard comme sénateur, et diverses manufactures en Hollande ou en Lorraine. Au retour, il écrit à du Marchais [24 juin 1783 ; bio. Eschassériaux] : « Je vous offre un charmant cabinet de physique, dans lequel je me plais beaucoup et qui donne de la jalousie à ma femme. Nous y sommes assez bien installés pour y faire de bonnes expériences. Il ne nous manquera peut-être que des substances ; mais j'ai les principales, des acides et des alkalis. »

La suite de cette longue lettre chimique est consacrée à des expériences sur la dissolution et la fusion de divers sels, avec remarques sur la diminution de volume résultant de la dissolution. La chimie de cette époque a encore un air d'alchimie qui déroute. Il est question, par exemple, ici, de la faculté commune qu'ont le feu, l'eau et l'air pour dissoudre les substances, et de la liquidité que prend l'air, comme le sel marin, en se dissolvant dans l'eau. Le phlogistique de Stahl (ce calorique combiné qui était supposé produire la combustion en revenant à l'état libre) joue également un grand rôle, comme dans toute la chimie antérieure à Lavoisier, et nous avons quelque peine à comprendre la description des expériences les plus simples, telles que la détonation d'un mélange d'hydrogène et d'oxygène ou l'inflammation de la vapeur de soufre, tant il s'y mêle d'explications démodées, pas plus absurdes que d'autres, mais contraires à des faits expérimentaux alors inconnus. Voici, par exemple, le début d'une autre lettre chimique à Vandermonde (1735-1796, mathématicien), où se trouve une théorie des explosions, amusante à lire sous la plume de celui qui devait être un moment, avec Berthollet (1748-1822), le grand poudrier de France. (J'y introduis quelques mots d'explication.)

[bio. Eschassériaux]
« Il était convenu entre nous deux, mon très cher ami, que le phénomène de l'explosion du gaz inflammable (hydrogène) mêlé en doses convenables avec le gaz déphlogistiqué (oxygène) n'était dû qu'au fluide du feu qui, par cette opération, était rendu libre et abandonné à tout son ressort. Ou bien, pour reprendre les choses de plus haut, nous sommes convenus que tous les fluides élastiques (les gaz) ne sont que les résultats des dissolutions de substances différentes dans le fluide du feu. Dans ces dissolutions, la force qui fait adhérer la base (corps solide devenu vapeur) au dissolvant (le feu) est aussi employée à tendre le ressort du dissolvant (le feu), qui est un fluide très élastique... Dans l'explosion du gaz inflammable avec le gaz déphlogistiqué (hydrogène et oxygène), les deux bases se portent l'une sur l'autre et quittent en même temps le feu qui les tenait en dissolution. Celui-ci, abandonné dans un état de grande compression, tend donc à se mettre en équilibre et, ne pouvant pas passer assez vite par les parois des vaisseaux, il arrive qu'il les brise... Je suis toujours de plus en plus content de cette idée que, toutes les fois que le feu se meut en vertu d'un mouvement acquis, il produit la lumière, et que, quand il ne se meut qu'en vertu des tendances différentes qu'il peut avoir pour les différentes particules qui l'environnent, il ne produit que de la chaleur. Tout ce que l'on observe dans l'explosion du gaz inflammable a lieu dans celle de la poudre... La violence de l'explosion est plus forte pour la poudre que pour le gaz inflammable (hydrogène), parce que, dans ce dernier cas, les gaz sont déjà parvenus à l'état de fluides élastiques, que, par conséquent, le feu est déjà dilaté, tandis que, dans la poudre, ils sont encore sous forme solide et que la pression qu'y éprouve le feu est beaucoup plus grande. Je dis que voilà la seule cause de la violence de l'explosion de la poudre... »

Cette théorie n'est évidemment plus conforme à notre thermodynamique. Mais, si nous en avions le loisir, il pourrait être intéressant de chercher comment, à la fin du dix-huitième siècle, elle devait sembler logique. Sa conclusion, qu'il souligne, est inattendue : « La meilleure poudre, toutes choses d'ailleurs égales, serait celle dont l'explosion continue fournirait moins de fluide élastique, sous forme de gaz ou sous celle de vapeur. »

La même lettre contient une étude musicale des sons produits en essuyant un tube de verre avec un linge mouillé. En employant un tube de thermomètre, il obtenait un son éclatant, entendu à plus de 500 toises de la ville.

L'ardeur de Monge pour la physique et la chimie était très vive à cette époque. Elle le conduisit à de nombreuses expériences sur des effets d'optique et d'électricité, sur la météorologie, sur l'attraction moléculaire, sur le gonflement des ballons avec l'hydrogène [La première ascension du physicien Charles dans un ballon gonflé à l'hydrogène est du 1er décembre 1783. Monge n'était pas le seul, dans cette année 1783, à chercher la réalisation de la même idée], l'oxyde de carbone, etc., et surtout à une découverte qui aurait été importante s'il n'avait pas été devancé à son insu : l'obtention de l'eau par la combinaison explosive de l'hydrogène et de l'oxygène. Dès le 24 juin, il remarquait le résidu laissé par l'explosion et commençait à l'étudier scrupuleusement. Son travail fut envoyé à Vandermonde et lu par celui-ci à l'Académie, le 6 août 1783: « Résidu de la conflagration du gaz inflammable et de l'air vital. » Monge s'y exprime ainsi : « Les expériences dont il s'agit dans ce mémoire ont été faites à Mézières dans les mois de juin et de juillet 1783. Je ne savais pas que M. Cavendish les eût faites plusieurs mois auparavant en Angleterre. » Le mémoire complet est du 17 décembre de la même année.

Peut-être sous l'influence de Lavoisier, auquel, dans toutes ses lettres à Vandermonde, il envoie ses compliments, il commençait à employer le procédé des pesées rigoureuses, qui a produit alors une révolution en chimie et qui a décidé le passage de la forme archaïque à la forme moderne. Une lettre à Vandermonde, dans laquelle il annonce l'envoi de son mémoire, détaille les précautions prises pour avoir de l'hydrogène et de l'oxygène purs et pour mesurer les volumes et les poids des gaz combinés. Il conclut que « la température seule suffit pour enflammer le mélange » et que « l'eau est complexe, à moins que l'on n'aime mieux dire qu'elle était toute faite dans les deux airs, mais unie dans l'un et dans l'autre avec des substances différentes, dont la combinaison a produit le feu qui s'est échappé ». Il ajoute (et cela nous étonne davantage) que le feu pèse, parce que le poids de l'eau produite s'est trouvé un peu inférieur à celui des gaz employés, alors qu'il n'est rien sorti de son appareil que le feu. Enfin, il raconte, en septembre 1783, qu'il a, pour les commandants de l'École, fabriqué un ballon gonflé avec de l'hydrogène (gaz inflammable), mais qu'il a eu des ennuis parce que son papier huilé était perméable.
[Le premier ballon à hydrogène avait été lancé au Champ de Mars par Charles un peu auparavant, le 27 août 1783]  

Peu après, il quitte Mézières pour Paris ; mais, dès qu'il retrouve son laboratoire ardennais en janvier 1784, il reprend, avec son préparateur Clouet qui paraît avoir été un homme de valeur, les expériences du gonflement des ballons, en variant les membranes et les gaz employés : cette fois, l'oxyde de carbone. Par la même occasion, il étudie également les diverses qualités de charbon. Il travaille aussi à généraliser une expérience de Clouet qui a liquéfié l'acide sulfureux en abaissant la température et il s'efforce de réaliser des composés variables d'oxygène et d'azote. Vers le 15 mars 1784, il écrit à Vandermonde, son correspondant habituel : « Ma femme est à Rocroi et nous ne pouvons pas communiquer à cause du débordement de la rivière qui est à 22 pouces plus haut qu'en 1740. J'attends que nous puissions nous concerter pour répondre à la lettre que vous avez bien voulu m'envoyer relativement au logement. » A ce moment, en effet, Monge quitta l'hôtel de Danemark, rue Jacob, ou il avait logé les deux années précédentes, pour louer un appartement rue des Petits-Augustins, 28 (rue Bonaparte), où il resta jusqu'en 1800, année où il s'installa dans son hôtel de la rue Bellechasse, qu'il devait habiter ensuite jusqu'à sa mort.

Dans l'année 1785, la classe des académiciens adjoints, à laquelle il appartenait, ayant été supprimée, il passa membre associé.

Cette année-là, le 5 septembre, il fait, chez le président Brochard de Saron, une série d'expériences pour déterminer le changement éprouvé par l'acide carbonique (air fixe) mélangé ou non à de l'oxygène, par l'étincelle électrique.

Il était maintenant débarrassé de ses cours à Mézières. Mais, le 1er janvier 1786, une réorganisation des collèges de la Marine vint augmenter notablement ses attributions comme examinateur. Une première ordonnance créait un régiment d'artillerie coloniale, pour lequel les examens devaient se faire à Paris. Une seconde instituait, à Vannes et à Alais, deux collèges dans lesquels un certain nombre de jeunes gens destinés au service de la Marine seraient admis aux frais du roi et subiraient un examen annuel passé devant l'examinateur de la Marine. Cela allait entraîner, pour Monge, des voyages dont il devait souvent profiter, dans les années suivantes, pour aller étudier quelque usine : notamment, à plusieurs reprises, le Creusot. En conséquence, sa vie s'organisa d'une façon nouvelle : l'hiver à Paris; une tournée d'examens au printemps et parfois une autre à l'automne; généralement, dans l'intervalle, un séjour d'été à la campagne chez le maréchal de Castries, qui, toujours accueillant, le recevait ainsi que sa femme et ses deux filles.

La propriété du maréchal, entourée d'un parc magnifique, était située entre Longjumeau et Étampes, au château de Bruyères. Quand le maréchal était retenu à Versailles par ses fonctions de ministre, son fils, le comte de Charlus, déjà père de famille, faisait les honneurs à sa place. Enfin, la société s'augmentait de Pache, sa femme, sa fille et son fils. Pache, l'honnête Suisse [Pache était natif d'Oiron, canton de Vaud, en Suisse française], maintenant promu par le maréchal secrétaire général du ministère de la Marine, paraissait alors un brave homme inoffensif et zélé, une bonne bête de somme toujours prête à toutes les corvées. Son élève l'avait habitué à considérer cette maison comme la sienne ; il s'y installait en famille et c'est lui qui y avait introduit son ami Monge. On en était alors aux idées généreuses et libérales qui ont précédé la Révolution, au temps où les nobles se piquaient de philosophie et jouaient avec le feu, en s'imaginant qu'il suffirait de réformer quelques abus pour assurer le bonheur de l'humanité. On eût fort étonné ce groupe amical si on l'eût transporté six ou sept ans plus tard pour lui montrer un Castries en exil, un Monge ministre de la Marine à sa place, un Pache maire de Paris, terroriste et partisan de Marat. Cependant, Pache et Monge ne dissimulaient pas leurs opinions avancées, que la noblesse accueillait alors volontiers, comme elle le fit au temps de la Constituante par cet esprit d'idéologie frondeuse habituel aux Français. Chez Pache, ces idées devaient bientôt s'accentuer par la mort de sa femme, en prenant cette forme d'obstination têtue qui caractérise facilement les Suisses. Il alla alors s'établir près de Zug, pour « y respirer un air plus libre » [Le pays de Vaud, patrie de Pache, dépendait alors des Excellences de Berne, tandis que Zug était plus démocratique], et n'en revint que sur une lettre de son ami Monge lui annonçant la Révolution.

Dans l'été 1786, Monge profita du calme de la campagne pour composer en huit jours un traité de statique, petit livre scolaire demandé depuis longtemps par le maréchal de Castries, pour l'enseignement des élèves de la Marine. Le ministre, impatient d'obtenir ce travail, avait écrit à Monge : « Allez le composer à Bruyères! Vous y trouverez Pache. »
[A ce moment, 11 juillet 1786, son frère Louis Monge s'embarquait avec La Pérouse; mais, tombé malade, il abandonnait bientôt l'expédition à Ténériffe ; en sorte qu'il en fut, avec M. de Lesseps, le seul survivant.]

Le 21 janvier 1787, Monge en envoyait le manuscrit au maréchal avec les premières épreuves imprimées, en lui annonçant les progrès des deux cours d'arithmétique et de géométrie que le maréchal lui avait également demandés : celui d'arithmétique, prêt pour l'impression; la géométrie, un peu plus en retard. Le maréchal aurait voulu, en outre, que Monge refondît les éléments de mathématiques de Bezout, son prédécesseur, et il l'en pressait souvent. Mais, sur ce point, Monge lui résista par délicatesse. Le cours de Bezout, que les élèves devaient acheter pour préparer leur examen, constituait pour sa veuve une ressource dont, généreusement, il refusa de la priver. Les actes de ce genre sont fréquents chez Monge. On peut citer, dans le même ordre d'idées à son honneur, l'histoire d'un candidat recommandé fortement par le maréchal de Castries, qu'il refusa d'admettre, parce qu'il le trouvait inférieur aux autres.

Ce traité de statique, dont le plan avait été, paraît-il, donné par Borda, forme un petit volume élémentaire de 188 pages et 5 planches, qui a été plusieurs fois réimprimé. C'est un exposé très clair qui, après les théorèmes fondamentaux, passe à l'étude des centres de gravité, des leviers, poulies, moufles, treuils, plans inclinés, vis, etc. D'une façon générale, Monge s'efforçait dans son enseignement de ramener la science des machines à la science de l'étendue : toutes les parties de l'espace que parcourent les éléments d'une machine pouvant être déterminées par la figure de ces éléments.

En même temps, Monge continuait ses études sur le fer, auxquelles l'avait d'abord conduit son métier momentané de maître de forges et cela aboutissait, le 17 mai 1786, à un mémoire publié en commun avec Berthollet et Vandermonde : première manifestation d'une collaboration qui devait se poursuivre plus tard au Comité de Salut public. Les trois auteurs s'efforçaient de mettre un peu d'ordre dans des questions livrées jusqu'alors au plus pur empirisme et qui n'en sont d'ailleurs vraiment sorties que très récemment. Ils cherchaient la cause des modifications si prononcées que subissent les propriétés physiques du fer par l'affinage, la cémentation, etc., en les rattachant à la proportion de carbone et d'oxygène.

Cette année 1786, Monge lut également un mémoire de son frère Louis sur des observations recueillies dans l'expédition de La Pérouse, qu'il avait accompagnée de Brest à Ténériffe.

La première tournée de son nouveau service eut lieu du 18 mars à la fin d'avril 1787. Au milieu de septembre, il repartait avec Vandermonde pour la fonderie du Creusot, où ils étaient chargés par l'Académie, avec Lavoisier, Fourcroy (1755-1809) et Berthollet, d'étudier la fonderie et la verrerie. C'était toute une enquête sur la fabrication de la fonte du fer et de l'acier, sur le calorique, la fusion et la combinaison des métaux, la combustion des divers charbons, etc., dont le programme avait été soigneusement préparé à Paris et devait être accompagné d'expériences au laboratoire. Dans cet ensemble, le rôle de Monge et de Vandermonde était surtout la partie descriptive, tandis que les trois chimistes se partageaient les observations et les expériences. Après leur départ du Creusot, les savants continuèrent à correspondre avec M. Wendel, directeur des usines, et Monge repassa au Creusot dans l'automne de la même année, puis en 1788, pour compléter son étude. Il tira de ce travail divers mémoires sur l'état où était en France la fabrication du fer avant l'établissement des forges du Creusot, sur la fonderie elle-même, sur la manière de désoufrer le charbon, etc. Notons en passant cette intervention fructueuse de l'Académie dans le domaine pratique et cette participation au perfectionnement industriel que l'Institut devait plus tard trop longtemps oublier ou dédaigner. Quand, cinq ou six ans après, le Comité de Défense générale ou de Salut public organisa de semblables missions en utilisant les mêmes savants, il ne faisait que continuer l'Académie après qu'on eut interrompu son œuvre.

En juin 1787, Monge examina quelques effets d'attraction ou de répulsion apparente entre les molécules de matière et chercha à expliquer les phénomènes de capillarité. A la fin d'octobre 1787, il dut faire une seconde tournée d'examens à Vannes et à Alais, tournée à la fin de laquelle il alla étudier les mines de la Grand'Combe pour le maréchal de Castries qui y avait un gros intérêt.

Dans l'hiver 1787-1788, Monge participa aux débuts d'une institution qui eut alors un moment de grande vogue, le Lycée de Paris, où on le chargea de professer la physique, à la place de M. de Parcieux, auquel cet enseignement avait été confié d'abord. Ce lycée donnait des cours de toutes sortes, aussi bien de littérature ou d'histoire que de sciences [Alexandre Brongniart y enseigna également l'histoire naturelle]. Le succès en fut très vif et on y compta bientôt plus de sept cents souscripteurs, pris dans l'élite de la société et, notamment, parmi les femmes les plus distinguées de la ville et de la cour. Monge sut s'y faire apprécier comme vulgarisateur par la vivacité et la clarté de son exposé. Quand il était obligé de partir en tournée d'examens, il se faisait remplacer par un suppléant, auquel il écrivait de longues lettres pour lui apprendre des faits nouveaux et lui permettre de rendre par là ses leçons plus piquantes. Il témoignait vis-à-vis de lui une largeur d'esprit, qui formait le fond de son caractère. Bien loin de chercher à dissimuler ses découvertes pour s'en prévaloir, il ne demandait, en effet, qu'à les faire connaître. Il aimait la recherche scientifique pour elle-même et non pour la gloriole que l'on en peut tirer. Aussi, fut-il toute sa vie un admirable éducateur et formateur de disciples. Ceux-ci, à cette époque, portaient les noms, plus tard illustres, de Prony, Lacroix, Guy Vernon. Dans la suite, ce furent les Malus, Biot, Hachette, Jomard, Dupin, etc. Le défaut de cette tendance est qu'il travaillait souvent sans chercher à connaître d'abord les travaux antérieurs sur la même matière, ce que les Allemands appellent la « littérature » (bibliographie) du sujet. Il se trouvait ainsi exposé à reprendre des routes déjà frayées. Puis, quand il était arrivé à un résultat, le même sentiment faisait qu'il cherchait un autre problème en oubliant de publier la solution du premier.

En février 1788, l'Académie de Dijon le reçut exceptionnellement comme membre honoraire. Ce menu fait nous vaut, sur la lettre du secrétaire général Caillet annonçant la nomination, un post-scriptum du capitaine Carnot montrant ses relations cordiales avec Monge à cette époque : « Permettez-moi, mon très cher maître et compatriote, qu'en mon nom particulier, je vous remercie du plaisir que vous me faites. Le hasard m'a amené chez M. Caillet au moment où il vous écrivait et je lui ai demandé la permission d'écrire sur sa lettre ce petit mot à un ami qui m'a toujours été cher et qui est plus recommandable encore par les qualités de son cœur que par son génie et son savoir... » [Bio. Eschassériaux]

Grâce à ces qualités de cœur qui lui attiraient une universelle bienveillance, Monge, dans cette période qui précède immédiatement la Révolution, s'était créé des amitiés, ou tout au moins des relations dans les milieux les plus divers, et leur variété explique jusqu'à un certain point la brusque évolution, si surprenante à première vue, qui allait faire de ce géomètre-chimiste un homme politique, un administrateur, un organisateur.

Ses amis, ce sont d'abord ses confrères de l'Institut et, parmi eux, en premier lieu, les chimistes Vandermonde, Berthollet et Lavoisier, les mathématiciens Condorcet, Lagrange et Laplace. Mais l'Académie se faisait également honneur de compter parmi ses membres quelques grands personnages dont certains prenaient leur rôle au sérieux : le duc de la Rochefoucauld, patron habituel des savants ; le maréchal de Castries, protecteur particulier de Monge, les ministres de Malesherbes, de Breteuil, de Machault, de la Luzerne, le président Bochart de Saron, etc. En même temps, l'amitié de Pache, révolutionnaire d'avant-garde, lui ouvrait d'avance l'accès du camp opposé.

A l'École du génie, il avait connu des officiers destinés à une haute position future, comme Carnot, et la situation de son frère Louis à l'École militaire de Paris lui préparait une autre amitié plus retentissante, celle de Bonaparte.

A la Marine, où il avait été introduit par le duc de Castries, il se trouvait, par ses tournées de ports, appelé à fréquenter de nombreux amiraux qui l'accueillaient alors comme savant, avant de lui être subordonnés comme ministre.

D'autre part, le métier de maître de forges, qu'il avait commencé à exercer par suite de son mariage, l'avait conduit à approfondir ses connaissances métallurgiques et à pratiquer les milieux industriels. Nous le verrons s'en souvenir quand il sera appelé par le Comité de Salut public à organiser la fabrication des canons et celle de la poudre.

Enfin, je ne sais comment, il s'était lié avec d'assez nombreux artistes qu'on voit un jour lui servir de témoins pour l'obtention d'un certificat de résidence, et cela aussi devait lui faciliter sa future mission avec la Commission des Arts en Italie.

Il faut, d'ailleurs, s'imaginer que le Paris de cette époque était encore une petite ville de province où les hommes appartenant à un certain milieu intellectuel et social comme celui de l'Académie étaient facilement appelés à se rencontrer. De toutes façons, ainsi tout se trouvait préparé pour ce qui va nous apparaître chez Monge comme une transformation à vue.

Si nous voulons nous représenter Monge à cette époque décisive de sa vie, il faut imaginer un homme d'une quarantaine d'années, ayant déjà, avec beaucoup d'activité physique, une nuance de lourdeur. Pour ses amis, c'est un brave homme très dévoué, très paternel, habituellement grave, mais ne craignant pas une plaisanterie un peu lourde. Pour son ennemie, Mme Roland, il ressemble à un ours de Berne qui voudrait danser la contredanse. Très convaincu, très abondant en paroles, il s'embrouille souvent dans ses explications. Les idées qui se pressent dans son esprit sortent tumultueusement par des phrases inachevées, quelquefois à demi bégayées, mais que complètent les gestes. « Un bonhomme aussi amusant à étudier qu'intéressant à entendre », dira de lui, un peu plus tard, son compagnon de voyage Arnault. Et ce mot de bonhomme ou de père vient naturellement à la bouche pour désigner un personnage qui va pourtant occuper les plus hautes situations du pays. Dans sa tête carrée, aux cheveux poudrés prolongés en arrière par un catogan, on remarque d'abord la proéminence du front qui jette son ombre sur des yeux très vifs, à la fois doux et pénétrants. Le menton trapu, la bouche aux lèvres épaisses expriment une grande bonté assaisonnée de quelque malice. On sent aussitôt l'homme qui sait ce qu'il veut, qui le veut bien et qui aime chez les autres l'énergie (plus peut-être qu'il ne la pratique lui-même). Aucune rêverie, aucune poésie, aucun mysticisme (sauf quand il s'agira de la République), mais un sentiment robuste et parfois suffisamment adroit des réalités.

L'année 1789 allait, indépendamment même de la Révolution, modifier son genre de vie. On commençait, dès lors, à voir les ministres français changer rapidement. A la fin de 1787, le maréchal de Castries avait été remplacé à la Marine par le comte de Montmorin. Puis était venu, en février 1788, le comte de la Luzerne, auquel succédèrent du Bertrand, Dubouchage et enfin Monge lui-même (le tout en moins de cinq ans). Comme on entrait dans une phase critique, chacun s'efforçait d'innover. Le comte de la Luzerne fit modifier les examens relatifs aux officiers de l'artillerie coloniale, en instituant pour eux une école à Lorient. Il décida, en outre, qu'à la suite d'examens passés à Toulon, Rochefort et Brest, certains élèves de la marine obtiendraient une exemption de mois de mer pour le grade de lieutenant de vaisseau. La tournée de Monge, jusque-là limitée à Vannes et Alais, s'accrut ainsi de ces trois nouvelles villes.
[Le ministère allouait pour cette tournée 4000 francs de frais, ajoutés aux 6 000 francs de traitement].

Il prit alors, depuis le printemps 1789, l'habitude, très bourgeoisement familiale, d'emmener en voyage tantôt l'une tantôt l'autre de ses filles, qui avaient maintenant onze et douze ans ; et, pour la première fois, ce fut l'aînée Émélie, la future Mme Marey. On installait dans la voiture une petite table, sur laquelle il les faisait travailler, leur apprenant même le latin, comme l'avaient souvent appris les femmes du dix-septième siècle avant celles du vingtième et leur montrant au passage les curiosités de la France que ce très large itinéraire permettait de visiter. On voyageait de nuit pour s'arrêter pendant le jour. Mais, à la fin de cette paisible tournée, au moment où Monge venait de rentrer à Paris avec sa fille Émélie, la prise de la Bastille ouvrait brusquement des temps nouveaux.

 

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