Jacques Marie François RIGAIL de LASTOURS (1855-1885)

Ancien élève de classe préparatoire à l'Ecole des mines de Paris, il y prépara brièvement son entrée au cycle d'Ingénieur civil des mines. Il est admis en classe préparatoire classé 8ème sur 23 admis (Conseil de l'Ecole, 21 octobre 1876) mais il perd plus de 20 points d'assiduité et est rayé de la liste (Conseil du 10 juillet 1877). [Enquête menée par Marie-Noëlle Maisonneuve en mai 2010 ; la lettre de nomination du 27 octobre 1876 mentionnée par la biographie de Vassal est une confirmation ministérielle à une époque où le gouvernement s'était implanté à Versailles].

Il explore le Mozambique de 1881 à 1882, puis il se met au service de Brazza dont il précède d'abord l'arrivée dans l'Ouest africain, à partir de fin 1882, et il reste dans la région jusqu'à sa mort. Brazza, qui est commissaire du gouvernement français avec pleins pouvoirs, décide de créer 3 postes permanents, dont l'un à Lambaréné. Rigail de Lastours fonde alors un poste sur un ancien site de commerce d'esclaves, précedemment nommé Mandji puis Madiville, auquel sera donné le nom de Lastoursville. Cette petite ville est située au bord de l'Ogooué, fleuve au cours très irrégulier. Il meurt de paludisme le 17 juin 1885. Sa nomination à la Légion d'honneur intervient 2 mois après sa mort.

Après la mort de Lastours, le site dût être abandonné à la suite de révoltes des indigènes, puis la civilisation y revint non sans difficultés en 1909. La ville compte actuellement (en 2010) 6.000 habitants et c'est la sous-préfecture d'une province de 44.000 habitants.

Citation de Christian Marbach (communication privée) :
"Ce jeune Rigail de Lastours mérite certainement qu’on rappelle ses mérites ; il témoigne de la volonté de nombreux ingénieurs partis en Afrique, parfois avec des pensées impures mais le plus souvent pour prouver avec passion, comme lui, leur foi en la connaissance, et la civilisation. La leur, évidemment. Mais n’était-elle pas meilleure que celle des anthropophages ? J’ajoute que Rigail et Brazza ont tenté avec force de s’opposer au système des concessions qui mit ensuite le Congo en coupe réglée… et réintroduisit l’esclavage qu’ils avaient réduit à leur arrivée. Les historiens peuvent dire à juste titre qu’il y eut de la part de l’Europe double jeu, ou que Brazza et ses collègues se sont fait manipuler ; cela n’enlève rien à leurs mérites propres."

Citations tirées du site web http://www.brazza.culture.fr/ :
"Decazes m'annonce la mort de M. de Lastours. Pauvre ami! N'était-il pas le meilleur d'entre nous pour l'intelligence, pour l'énergie, pour le dévouement à la tâche difficile et dure qui lui avait été confiée et à laquelle il s'est sacrifié". (de Chavannes).
"Un de mes plus zélés collaborateurs se mourait et me suppliait de l'assister à ses derniers moments.. je sautai dans une pirogue et j'arrivai à temps pour serrer encore une main qui semblait vouloir se souder à la mienne dans une dernière étreinte pour fermer des yeux qui s'éteignirent dans les miens. De Lastours était un Français dans toute l'acceptation du mot, un de ces dévoués aux grandes idées, un de ces hommes au chaleureux courage qui aiment leur Patrie par dessus tout". (Brazza, Conférence au cirque d'hiver en 1886)


La présence sur ce site de la biographie de cet ingénieur est liée à l'initiative de Christian Marbach et au travail acharné de Marie-Noëlle Maisonneuve (mai 2010)

La vie de François Rigail de Lastours, compagnon de Savorgnan de Brazza.
par le Dr Joseph Vassal

Ce texte a été publié dans La Géographie, 1931, LVI, pp. 310-329

En descendant l'Ogooué, je me suis arrêté devant la tombe de François Rigail de Lastours, au poste d'honneur où il est mort et qui porte son nom. Devant ces tuiles disjointes que la brousse envahit, j'avais pensé qu'il fallait rendre hommage à sa mémoire. Il fut un collaborateur de Pierre Savorgnan de Brazza dans la conquête et l'organisation du Congo français.

Pour m'acquitter, je n'avais trouvé, dans les bibliothèques que des traces insignifiantes. Mais la piété d'une sœur veillait. Des documents, des lettres étaient conservés comme des « reliques ». Mme Dupré de Pomarède les a mis à ma disposition pour rédiger cet article.

Jacques-Marie-François Rigail de Lastours était né le 26 mai 1855, à Montauban, de Antoine-Paul-Léonce et de Laure-Pauline- Antoinette Delort. Il appartenait à une ancienne famille protestante du pays. Ainsi qu'en témoigne le « livre de raison », que les familles de religion réformée tiennent à jour et conservent de père en fils, la généalogie des de Lastours se poursuit pendant dix générations. La ville de Montauban, aux annales glorieuses, qui compte tant de fils célèbres, a tenu à revendiquer François de Lastours parmi les siens.. Une plaque commémorative a été apposée sur la maison natale, aux allées Mortarieu, le 3 décembre 1912.

Il passa son enfance au château de Lastours, à Réalville, proche de Montauban, partageant ses jeux avec ses trois sœurs, Charlotte, Marguerite et Suzanne. Les parents moururent de bonne heure, François fut élevé par son oncle maternel, M. Delort, officier de marine en retraite, dont l'influence fut prépondérante et détermina sa vocation coloniale.

Les trois sœurs, qui entourèrent François d'une grande affection, se marièrent et devinrent Mmes Dupré de Pomarède, Georges Hine et Suzanne Duhart. La fille de celle-ci épousa M. Robert de France, dont la résidence est le château de Lastours.

Les premières études se firent au lycée de Montauban jusqu'aux baccalauréats qui furent conquis brillamment. Aussi les maîtres n'hésitèrent pas à conseiller la préparation à l'École polytechnique. C'est le départ pour Paris, c'est-à-dire la séparation d'avec ses sœurs que la nature affective de François de Lastours sentit profondément. Il continue ses études à Sainte-Barbe et se présente en effet à Polytechnique. Admissible à l'écrit, il est éliminé à l'oral. Il ne se décourage pas et affronte les examens si ardus de l'École des Mines. Il est reçu dans un rang supérieur. La lettre de nomination est datée de Versailles, 27 octobre 1876.

Devenu ingénieur des mines vers 1879, il revient en province, à Agen, manifestant quelques hésitations dans sa carrière. Il écrira, plus tard (1) : « Ces deux ans ont été les plus perdus et par suite les plus mauvais de ma vie ». Les aspirations généreuses de notre héros n'étaient pas satisfaites. La destinée vint bientôt lui ouvrir une autre voie, celle de l'Afrique.

(1)  Journal du 3 septembre 1881.

On peut se représenter un portrait assez ressemblant de François Rigail de Lastours par les descriptions de ses amis, Alexandre Hepp et Marcel Sennezies, et par les photographies conservées par Mme Dupré de Pomarède. Dans un article du journal Le Matin (2), Hepp écrit : « Je le vois devant moi, grand et sec, avec son teint brun, ses yeux noirs mais d'une douceur exquise, sa bouche railleuse, et cette petite moustache qu'il relevait en fleurets ». D'après Marcel Sennezies, « il portait haut sa tête brune, éclairée par des yeux sombres, doux pourtant et rêveurs, et par le sourire de la bouche fine sous la mince moustache noire. Grand, mince, serré dans sa redingote élégante, il montrait une distinction d'autant plus exquise qu'elle était naturelle et simple. Il y avait dans toute sa personne je ne sais quoi de raffiné, de cavalier, de charmant et de leste, en même temps de vaillant et de ferme (3). »

(2) Le Matin, 5 septembre 1885.

(3) Eloge de François Rigail de Lastours. Montauban, Impr. Foreslié, 1913.

Il existe trois photographies de François de Lastours. Celle qui a été reproduite ici le montre au Gabon, dans un groupe avec Pierre et Jacques de Brazza, M. Pecil et un autre Européen inconnu. Elle est la seule ressemblante, d'après Mme de Pomarède. La seconde est celle d'un colonial vêtu de toile blanche, ses deux chiens favoris à ses pieds. Dans la dernière, il est assis devant sa case de Madiville (4), les yeux brillants, la figure émaciée, visiblement malade. M. Delort a tiré de cette photographie un dessin qui a paru dans l'Illustration (5).

(4)  Madiville, qui deviendra plus tard Lastoursville.

(5) L'Illustration, n° 2.239, du 23 janvier 1886.

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Assis, de gauche à droite : Jacques de Brazza, Pierre de Brazza, Pecil. Debout, au centre : François Rigail de Lastours.

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Chateau de Lastours (Tarn-et-Garonne).

Voyons donc maintenant comment de Lastours a été conduit à sa vie africaine. Pendant son séjour à Paris, il avait eu l'occasion de rencontrer le capitaine portugais d'artillerie Païva de Andrada, attaché militaire à la légation du Portugal. Celui-ci, d'esprit aventureux comme savent l'être ses compatriotes, constitua, avec l'aide de capitaux français, une société pour l'exploitation de l'Est africain portugais appelé Zambézie. Cette contrée passait pour contenir des richesses de l'empire de Monomotapa et de Sofala, l'antique Ophir, d'où le roi Salomon tirait son or et ses pierres précieuses. La société prend le titre de « Société des Fondateurs de la Compagnie générale du Zambèze », et le gouvernement du Portugal lui accorde des concessions territoriales importantes. Cette mission est constituée avec le capitaine de Andrada comme chef et M. de Lastours comme ingénieur des mines.

Notre héros est dans sa 26e année. Il accepte d'enthousiasme toutes les propositions du capitaine de Andrada et lui promet de l'accompagner partout où il ira. C'est le premier épisode de son existence coloniale.

Il quitte Marseille sur le vapeur Oxus le 5 mars 1881. Il arrive en Mozambique par Chindé probablement. La mission se compose de M. de Andrada et de l'ingénieur de Lastours, plus M. Guyot, chimiste, MM. Küss et Durand, ingénieurs, et enfin le capitaine portugais Manuel Antonio de Souza.

Trois expéditions principales en Zambézie furent accomplies par cette mission. M. de Lastours participa à toutes et y joua un rôle prépondérant.

La première eut pour théâtre la région de la rivière Chire, affluent de la rive gauche du Zambèze, du 20 avril au 10 juin 1881, la seconde à Tete, sur le Zambèze, et dans la région septentrionale de Tete, du 10 juin au 11 août, et la troisième, enfin, dans la région de Manica, du 11 août à octobre de la même année. Un journal très explicite a été rédigé avec une grande régularité par M. de Lastours. Mme de Pomarède, qui en possédait une copie, me l'a communiquée.

Le journal commence sans préambule. La première localité mentionnée est Inandoa. Tout le monde navigue dans des canots sur les méandres des bouches du Zambèze et probablement sur la branche qui va de Chindé au confluent de la Mula avec le Zambèze. Ce sont des cours d'eau encombrés de roseaux et de plantes aquatiques, infestés de moustiques, où l'on n'avance qu'avec lenteur. Le 10 mai seulement, la mission se trouve à Chimbara, au confluent du Chiré avec le grand fleuve. A cet endroit, le Zambèze a plusieurs kilomètres de largeur et le Chiré mesure 300 à 400 mètres. On s'engage dans le Chiré, mais après différentes péripéties, les embarcations sont arrêtées par des barrages d'herbes. Le 20 mai, il faut se résigner à descendre à terre. La plaine basse, sablonneuse, est rendue intenable par les moustiques qui y pullulent. Elle est aride, coupée çà et là de maigres bouquets d'arbres et de palmiers nains, avec souvent de grandes herbes, où la progression est très pénible. Puis, obliquant vers l'est, on trouve des rivières au milieu de roseaux géants, finalement une chaîne de montagnes haute de 400 mètres. Les prospections n'ayant pas donné de résultats satisfaisants, on retourne au Chiré. Cette diversion sur terre avait duré cinq jours. Le Chiré est descendu rapidement et l'on atteint le Zambèze à Séna le 29. On remonte le grand fleuve jusqu'à la ville de Tete, où l'on arrive le 12 juin sans trop d'incidents. En passant devant le domaine d'un colon européen, on distingue sur des murs d'enceinte des crânes humains qui blanchissent au soleil. De Lastours est indigné d'apprendre que ce sont des trophées de guerre dont notre homme tire vanité. David Livingstone avait suivi, plusieurs années auparavant, le même itinéraire et des spectacles du même ordre lui avaient arraché aussi des protestations véhémentes.

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A Tete, il y a un bassin houiller qui, dès cette époque, était connu et s'annonçait comme très remarquable. Depuis, les gisements ont été évalués à 100 millions de tonnes en surface et 700 millions de tonnes en profondeur. Pour amener ce charbon à Beïra, les Portugais construisent actuellement un pont de 3.500 mètres sur le Zambèze, qui sera un des plus célèbres travaux d'art d'Afrique. Le district de Tete sera relié au réseau du Nyassaland et des territoires de Manica et Sofala. La mission Andrada-Lastours de 1881 n'avait pas été inutile. Elle avait procédé à des recherches de réelle importance et avait établi des conclusions que le temps n'a fait que confirmer. Ainsi la mise en valeur d'une partie de l'Afrique en a été influencée et la cause de l'humanité et du progrès a été bien servie par François Rigail de Lastours.

De Tete la région de Mazoc est explorée (8 au 20 juillet). De l'or est découvert dans les sables, mais pas de filons, ni d'alluvions. « Nous arrivons fatigués et avec la lièvre », écrit de Lastours dans son journal.

La troisième expédition a pour but la prospection de l'or dans la région de Manica. On reprend la route du Zambèze qui est descendu cette fois jusqu'à Schembé, pour continuer ensuite par voie de terre vers le sud, par Chitingé, Gorongosa et le versant du mont Panga. Le journal de M. de Lastours s'étend sur tous les détails du voyage accompli par la mission qui comprenait de Andrada, Küss, Durand et Antonio de Souza, plus 10 mineurs espagnols et 420 porteurs indigènes. Manica était alors considéré « comme un pays inconnu ». Il n'y avait pour se guider que les écrits laissés par. le savant naturaliste Manuel Galvao da Silva qui explora le pays en 1783. Les cartes étaient des plus fantaisistes, bien qu'il y ait eu à différentes reprises des postes militaires et une certaine occupation. On se met en route avec entrain. Le journal (2 septembre) de François de Lastours est empreint des meilleures dispositions. « L'air ce soir, dit-il, est d'une douceur charmante. Je ne me suis jamais senti si fort, si plein de santé, si heureux qu'aujourd'hui. Cette vie est la mienne et je n'en veux point d'autre. Je me sens capable de traverser l'Afrique du Cap à Alger. »

Voilà des accents qui révèlent la nature de François de Lastours, sa foi d'Africain, son élan généreux, sa bravoure. Son journal relate le passage à Gorongosa sur les terres du capitaine Manuel Antonio. C'est ici que le plus fort ravitaillement a lieu. Les repas sont servis dans une case qui domine, à 600 mètres d'altitude, le pays compris entre le Zambèze et Mombala jusqu'aux monts Bismarck et Moltke. Le capitaine présente dans leurs plus beaux atours ses femmes, «sept ou huit beautés noires, vraiment assez bien ». Les manières du capitaine ont quelque chose d'un gentilhomme hardi et vaillant. « Il vit ici en souverain absolu et en sultan. Il fait la guerre pour son propre compte aux rois voisins et peut disposer d'une force de 1.500 hommes armés de mousquets. »

Les descriptions des régions traversées sont colorées, vivantes et d'un profond intérêt. Elles permettent de juger de leur aspect, de leurs ressources, ainsi que des mœurs des habitants. Il y a des pages bien attachantes sur le mont Panga, sur la réception du roi Mutass de Manica, « coiffé d'un énorme panache de plumes d'autruche, vêtu d'une capote où pendent, à des ceintures de verroterie, des peaux de panthères et de hyènes ». L'expédition s'avance de plus en plus dans la montagne. Elle monte à 2.000 mètres et rencontre des hauts plateaux, « vertes prairies parsemées de petits bouquets de bois d'un vert sombre et couvertes de fleurs ». En bas, c'est la mer de montagnes à l'infini. Les terres de l'or sont atteintes le 27 septembre. Sur les bords du Revié, des traces d'anciens travaux sont encore visibles : ce sont des puits profonds qui ont été pour la plupart bouleversés ou comblés. Il fait froid, et les vivres se font rares. L'armée des convoyeurs qui n'avait cessé de donner des inquiétudes, se disloque et déserte. Les trous que l'on creuse dans le lit de la Revié se remplissent vite d'eau et le matériel se révèle insuffisant pour l'épuiser. Si l'aide des habitants est réclamée, on constate que jamais on n'a vu tant de paresse unie à tant de mauvaise volonté. Les recherches tentées en ce point, qui se trouve à 18° 53' 13" et à l'altitude de 900, ne donnent que 1 à 2 grammes d'or à la tonne. En somme, les déceptions, les fatigues, les privations d'une dure randonnée se font sentir. Les désertions indigènes se multiplient, les dirigeants européens ne s'entendent plus : le retour est décidé. Il s'effectue, non sans incidents, par Gorongosa et Sena sur le Zambèze. De là, c'est la route de terre qui est choisie. Quilimane, le port d'embarquement, est atteint le 31 octobre. M. Rigail de Lastours était de retour à Marseille le 31 décembre 1881.

Il aurait dû jouir d'un long repos et songer, peut-être, à tirer profit des découvertes de Tete et de Manica. Cela ne le tentait nullement. Un besoin irrésistible le forçait maintenant à revenir dans cette Afrique qui l'avait pris tout entier.

Il rencontre à Paris, en 1882, un explorateur vibrant de foi, poursuivant le rêve prodigieux de donner à la France le Congo. Ces deux hoînmes se comprennent. De Lastours, subjugé par le génie de Brazza, par son caractère d'apôtre, s'attache à lui de toute son âme. Il lui sera fidèle jusqu'à la mort. C'est le moment où Brazza consolide et organise une conquête encore précaire avec des moyens réduits et une poignée d'hommes. S'appuyant sur le Gabon, notre ancienne colonie de la côte occidentale d'Afrique, Brazza avait déjà ouvert la route de l'Océan au Congo par l'Ogooué, les plateaux Batéké et l'Alima. Électrisé par les récits de David Livingstone, guidé par les révélations de Stanley sur le cours du Congo et son bassin, Brazza se lance, lui aussi, à la conquête de l'Afrique. Il réussit à doter la France des territoires de la rive droite du Congo et du grand lac, qui portera plus tard le nom de Stanley. Mais tant que les compétitions internationales se disputeront l'Afrique et que les partages n'auront pas été définitifs, il faudra marquer les limites de son domaine et les faire respecter, ne comptant guère que sur soi-même.

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Pour se rendre aux nouvelles terres conquises par Savorgnan de Brazza, la voie la plus directe serait bien, d'après la carte, le cours inférieur du grand fleuve Congo, mais de Vivi à Stanley Pool, sur plus de 300 kilomètres, les rapides interdisent ce fleuve à la pirogue comme au vapeur. Quant à traverser le pays à pied, on serait arrête par les puissances rivales qui l'occupent. Force est donc à Brazza, pour conserver le territoire, qui est aujourd'hui le Moyen-Congo, de s'appuyer sur une base lointaine et d'un accès difficile, Cap Lopez et Libreville. Alors, il lui faut jalonner la longue route, l'occuper, l'organiser. L'Ogooué sert de trait d'union. Quelle gageure ! Oui, ses estuaires sont majestueux comme la mer. Du cap Lopez et de Lambaréné à N'Djolé, I'Ogooué fait figure de fleuve immense, mais il cesse bien vite son cours tranquille pour se jeter furieusement sur des rochers sur des centaines de kilomètres. Comment remonter ces cataractes infernales, presque infranchissables? Au reste, il n'aboutissait pas au centre de l'Afrique et ne menait pas au versant du Congo. La marche vers le bassin congolais devait se reprendre à travers des plateaux élevés, de grandes ondulations, presque désertiques, qui marquaient une ligne de partage des eaux étendue et pénible. Enfin, on atteignait un cours d'eau, l'Alima, qui était bien un affluent du Congo mais qui s'y jetait à 500 kilomètres environ du futur Brazzaville. L'Alima contraste absolument avec l'Ogooué. L'un soutient une lutte effroyable pour se frayer un passage à travers un lit encombré de rochers, l'autre jouit d'un calme complet et s'attarde en courbes harmonieuses dans une régularité de canal. L'Alima est sûr et navigable, mais d'une longueur considérable parce que les sinuosités se multiplient beaucoup. Sur cet énorme trajet de plus de 2.000 kilomètres, entre la mer et la nouvelle conquête, Brazza crée un poste de relai : c'est à Madiville, sur l'Ogooué. Un examen de la carte dit tout de suite ce que signifie de rester là, en sentinelle. Pour un poste de cette qualité, il faut un homme de choix. Savorgnan de Brazza a déjà reconnu les mérites de M. de Lastours. Les deux hommes sont en pleine communion d'idées. Ils sont de même haute éducation, idéalistes, désintéressés. Une sympathie instinctive s'est vite créée entre eux. François de Lastours, malgré sa jeunesse, a des qualités de chef et son expérience des choses d'Afrique est manifeste.

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Portes de l'Okanda, fleuve Ogooué.

Le voilà donc installé à Madiville. Il était parti le 30 décembre 1882 de Liverpool, avait touché à Lisbonne, puis à San-Thomé, et avait précédé Brazza au Gabon. L'initiation aux rapides de l'Ogooué et l'installation en pleine brousse ont dû être certainement pour M. de Lastours une redoutable épreuve, même après ses expéditions en Zambézie. Remonter la série interminable des rapides implique moins de graves dangers que les descendre, mais il faut beaucoup de temps, une patience sans trêve et de véritables tours de vertigineuse acrobatie. « Il faut quarante jours, écrira M. de Lastours (1), pour traverser mon pays en montant : c'est un voyage assommant, on se traîne sur les cailloux, on chavire, on se mouille... On descend en huit jours, une vraie dégringolade de rapides en rapides. C'est un peu dangereux mais beaucoup plus amusant. » Il faut, de plus, tout porter avec soi : vêtement, linge, chaussures, literie, conserves alimentaires. Le ravitaillement ne pourra ensuite venir que de France. Les convois seront interceptés, pillés ou simplement chavireront. Sur place, il n'existe que de faibles ressources alimentaires : ce que la chasse et la pêche peuvent procurer, plus des bananes, des ananas, des tiges de palmiers, de jeunes tiges de bambous. Pas déroute, pas de jardin potager, pas de défrichement, pas de maison, qu'il faut édifier de toute pièce.

(1) Lettre du 5 avril 1884 à sa sœur, Mme de Pomarède.

Cette première année de Madiville mériterait d'être mieux connue. Les lettres ne sont pas arrivées à destination ; le journal a été perdu. Plus tard, le matelot Devey, qui était auprès de M. de Lastours à Madiville, dira à la famille quelle existence précaire la mission avait menée, à court de vivres, de linge, de chaussures, manquant des médicaments les plus usuels et de quinine même. Il fallait pourtant reconnaître les environs du poste, déployer une grande activité de mouvement, traiter avec les indigènes, palabrer avec eux, les amadouer et les tranquilliser plutôt que les effaroucher et les combattre. Cependant quelques coups de feu durent être échangés. La navigation sur l'Ogooué et ses affluents les plus proches fut l'objet d'études suivies.

Au mois de juin, M. de Lastours rejoint à Lambaréné son chef, M. Savorgnan de Brazza, revenu de France depuis le 22 avril. En bon organisateur, il rassemble une flottille de 58 pirogues montées par 800 pagayeurs (1), ce qui représente, est-il besoin de le dire, une entreprise extraordinaire.

(1) De Brazza. Voyages dans l'Ouest Africain, Tour du Monde 1887, t. II, 1888, t. II.

L'année suivante, en 1884, la situation matérielle s'améliore. Les lettres deviennent plus longues et arrivent mieux. Nous apprenons en détail que, le 20 avril, M. de Lastours est parti de Madiville, est allé avec une soixantaine d'Adoumas par l'Ogooué et la Passa jusqu'à Franceville. De là, il a gagné à pied l'Alima, a descendu cette rivière et a gagné Brazzaville par le Congo.

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Une pirogue équipée sur l'Ogooué.

Dans les lettres qui ont été conservées, les descriptions des pays sont amples, très justes, évocatrices. Les notions sur les différentes races sont d'un savant avisé et compatissant. Il nous instruit plus particulièrement sur les Adoumas, les Bafourou, les Batéké. Les Adoumas sont les indigènes avec lesquels il a le plus à faire, soit à Madiville, soit dans ses tournées. C'est une belle race de pagayeurs, la mieux adaptée à la navigation périlleuse de l'Ogooué. Moins nombreux et moins puissants que les Pahouins ou Fang, ils leur ont toujours tenu tête parce qu'ils savaient construire des pirogues et franchir des rapides, tandis que les autres, originaires de la forêt, ne se risquaient pas sur l'Ogooué.

Les Bafourou, appartenant au groupe Boubangui, habitent les bords du Congo au-dessus du confluent de l'Alima et parcourent, en marchands de manioc, tout l'Alima, où ils ont quelques postes volants : « ce sont de beaux hommes, de grande taille, aux muscles saillants», les vrais maîtres du bas Congo et de l'Alima. Leurs femmes ont, rivés au cou, des colliers de cuivre qui pèsent de 10 à 12 kilos. Les Bafourou avaient arrêté Brazza et Ballay en 1878. Un recours aux armes fut jugé indispensable par Brazza lui-même qui répugnait à toute violence. Sept Bafourou furent tués.

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Le mont Otoumbi, vue prise près du village de Mikassa

C'est en territoire Batéké que l'on se trouvait entre l'Alima et Brazzaville et c'était le roi des Batéké, Makoko, qui avait traité avec Brazza pour la possession par la France de ses États. « Les Batéké sont petits en général, toujours maigres et déhanchés, de vrais sauterelles. Ils mangent fort peu, pétrissent une énorme boulette de manioc, enfournent dans leur bouche, poussent avec leur poing et avalent : on suit la boulette jusque dans l'estomac. Ils cultivent le manioc, les ignames et les courges. Leur sollicitude pour leurs petits chiens est comique. Ils les portent dans leurs bras et les nourrissent de boulettes de manioc, qu'ils mâchent au préalable. » De Lastours remarque que l'organisation politique des Batéké était assez avancée par rapport aux autres races congolaises.

Cet Ogooué, si redoutable et si fascinant à la fois, est peint de couleurs puissantes, tellement évocatrices pour ceux qui le connaissent ! Sa navigation est décrite en termes pittoresques et avec une telle abondance de détails qu'on saisit très bien son caractère exceptionnel. « Je suis descendu trois fois en bas, ajoute le fidèle narrateur, et j'ai eu des hommes noyés dans mon convoi chaque fois, six au dernier convoi... Il n'y en a pas moins un certain plaisir à franchir à toute vitesse rapides, chutes, cascades et à passer comme une flèche, au milieu de l'écume des vagues et des tourbillons. On est saucé souvent à fond par une lame qui embarque, ou bien, ce qui est plus désagréable, la perche de l'homme de devant se prend entre deux roches, il ne peut la dégager. La vitesse et le poids de la pirogue le forcent à lâcher le morceau de bois, qui, bandé par l'effort, se détend et renverse souvent tout l'équipage... On franchit ainsi en cinq jours ce qu'on met un mois à faire en montant... »

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Une femme de race Adouma.

Quiconque a descendu l'Ogooué ne peut se défendre d'une profonde émotion. Un sentiment de terreur bien justifié est compensé par des visions d'une beauté sans égale. Renouveler des risques énormes, affronter des dangers mortels, tel était le lot de François de Lastours, sans qu'il hésitât jamais.

Entre temps, il avait relevé le cours de la Lékoni, affluent de droite de l'Ogooué, sur laquelle il avait poussé une étude originale. Avec quelle exactitude il a vu l'Alima aux méandres sans fin, ses rives de végétation hallucinante, ses raphias aux palmes géantes et aux régimes de fruits monstrueux, ses eaux calmes et profondes!

Il caractérise à merveille les aspects du Congo. Quand les Adoumas venus de l'Ogooué aperçurent l'immensité de ce fleuve, ils s'arrêtèrent, frappés de vertige. Ils déclarèrent qu'ils préféraient mourir plutôt que de risquer un coup de rame de plus.

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L'Ogooué.

« En débouchant dans le Congo il faisait un soleil ardent. Pas de terre en face. Çà et là, émergeant de l'eau, des bouquets d'arbres paraissant comme suspendus au-dessus de la surface de cette mer. Le ciel gris se confondait à l'horizon avec l'eau, terne aussi par cette grande chaleur. Un calme énorme. Il était midi et tout semblait mort. » M. de Lastours raconte comment, ayant rencontré le Dr Ballay sur son petit vapeur. celui-ci le fit monter à bord et le conduisit jusqu'à N'Tamo, la future Brazzaville.

Dans ses lettres à ses sœurs et à son oncle, il envoie sur son installation à Madiville, sur l'existence qu'il y mène, des pages d'un intérêt poignant. Il note sans broncher les progrès des affections dont il est atteint : fièvre paludéenne, dysenterie, ulcères.

Son entrain et son énergie ne se ralentissent point. Il met sa famille au courant des menus faits journaliers. Il parle de ses chiens, de ses moutons, de sa chèvre, des oiseaux qui effilochent à mort ses palmiers pour construire leurs nids.

Il acquiert un ascendant sur les Noirs par ses qualités personnelles, par sa bonté unie à de la fermeté. « Il n'y a, dit-il, qu'un système qui réussit avec les Noirs. Être bon quand ils travaillent, s'occuper de leur bien-être, leur donner à manger autant qu'on peut et, ensuite, être inflexible sur les fautes. »

Naturellement il suit avec la plus grande attention les événements de la mission, soit au cap Lopez, soit du côté du Congo. Dans une lettre du 23 août, il a la satisfaction d'annoncer aux siens que Brazzaville a pu être ravitaillé, fin juillet 1884, en partant de l'embouchure du Congo.

A noter quelques traits pittoresques sur Brazza : « Brazza est toujours le même. Il avait perdu toutes ses affaires. Il est arrivé nu comme un ver. Il a mis mon pauvre poste à contribution. Le terrible, c'est que lorsqu'on lui donne quelque chose, on peut être sûr que ce sera gâché ou perdu avant peu. C'est tout de même un homme terriblement dur au mal, suivant toujours un but, toujours le même, et qu'il finira par atteindre, si on le soutient un peu. » On sent la ferveur admirative du disciple, l'attachement profond du collaborateur à travers l'expression familière de cette correspondance au jour le jour.

Le 20 octobre de l'année 1884, François de Lastours entreprend le voyage vers la côte océanique pour rencontrer Brazza et rassembler les pièces démontables du canot à vapeur qui doit servir à la navigation de l'Alima. Comme ses forces ne cessent de le trahir, il vient de promettre, dans une de ses dernières lettres, à son oncle, M. Delort, qu'il demandera un congé en France. Quand il quitte Madiville, c'est donc vers la France que sa frêle pirogue l'emporte. La descente de l'Ogooué, toujours des plus périlleuses, fut « épouvantable », cette fois encore. Cependant, M. de Lastours est au cap Lopez le 1er novembre et à Libreville le 13 du même mois.

Brazza accueille affectueusement son ami, et, sans remarquer sa pâleur et sa fatigue, ne lui parle que de projets nouveaux, avec cette flamme communicative d'apôtre dont il a le secret. La demande de congé est quand même formulée, mais la conviction nécessaire n'y est plus. François de Lastours, séduit, oublie son repos et sa santé pour voler à d'autres périls. Au lieu de voguer vers la France, dont le séparent quelques jours seulement de mer, il reprend le chemin tourmenté de l'Ogooué. Le 24 janvier 1885, ayant encouru des fatigues excessives et d'énormes dangers, il arrive à Madiville.

Brazza avait compris la grandeur du sacrifice. Avant de quitter son ami, il lui avait confié que la Légion d'honneur avait été demandée au gouvernement de la République pour récompenser ses services (1). De plus, il lui réservait le commandement prochain d'une mission à travers l'Afrique qui devait accroître nos possessions congolaises. Ce haut destin, pour lequel François de Lastours était digne, ne fut pas accompli.

(1) La nomination au grade de chevalier de la Légion d'honneur eut lieu le 13 août 1885, trop tard pour devancer la mort.

En effet, la fièvre et la dysenterie reparaissent. Voici ce corps, jeune et sain, subissant des assauts d'une extrême malignité dans un coin perdu du Gabon, où il n'y a pas de médecin, quelques médicaments illusoires et aucun bien-être. L'exilé devrait, à cette heure, jouir de l'enchantement du pays natal et de l'affection des siens. La santé et la vie seraient revenues doucement. Il est livré au contraire à une nature hostile qui achève de l'accabler. Sur l'Ogooué, aux eaux bondissantes, qui hurlent nuit et jour et toujours menacent, il ne peut y avoir de calme. De toutes parts, la forêt l'étouffe, l'encercle, l'empoisonne de ses relents putrides. Les moustiques piquent sans trêve dans les ténèbres ; aux heures de soleil, ce sont les mouches tsé-tsé, convoyeuses de la maladie du sommeil. Le décor d'une puissance démesurée a quelque chose d'écrasant. Il n'y a que désharmonie entre la faiblesse de l'homme et les forces sauvages qui L'entourent.

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Hôtel de M. Rigail de Lastours, à Montauban, sur lequel est apposée la plaque commémorative.

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La lutte devient par trop inégale. La fin approche. « Je vais mourir », écrit de Lastours à son oncle. Y a-t-il un cri plus déchirant ! C'est le 14 juin. Savorgnan de Brazza est à ce moment sur l'Ogooué. On l'appelle au secours. Il se laisse « aller au courant de foudre de l'Ogooué » et « arrive à temps, dit-il lui-même, pour serrer une main qui semblait vouloir se souder à la mienne dans une dernière étreinte, pour fermer des yeux qui s'éteignirent dans les miens ».

Jacques-Marie-François Rigail de Lastours est mort le 15 juin à trois heures du matin, au poste qu'il n'avait pas quitté par devoir, alors qu'il se sentait fatalement condamné. C'est une fin digne d'une existence vouée tout entière aux plus nobles aspirations.

Pour lui rendre les derniers devoirs, il y avait, outre le grand chef, le Dr Ballay, Jacques de Brazza, le fidèle Devey. Il fut enterré, non loin du centre de Madiville, sur une colline qui domine les houles vertes de la forêt tropicale et où l'on entend les clameurs ininterrompues de l'Ogooué. La tombe, aux larges dimensions, a la forme d'une dalle de briques rouges que surmonte une croix de fer. Des palmiers Elaeis ont été plantés aux deux pôles du monument. Ils sont aujourd'hui en pleine croissance, comme leurs frères de la forêt. La seule inscription que j'aie trouvée se lit difficilement sur une planche vermoulue. Le nom de Lastoursville a été donné au poste de Madiville par le capitaine de vaisseau Pradier, commandant supérieur des Établissements du golfe de Guinée.

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Tombe de François Rigail de Lastours.

Il est juste que le nom de notre héros ne périsse pas.

Voici comment M. de Brazza appréciait son collaborateur et ami :

« M. de Lastours était un Français dans toute l'acception du mot, un de ces hommes dévoués aux grandes idées, au chaleureux courage, qui aiment leur patrie par-dessus tout. Puissent aujourd'hui ces paroles payer à ceux qui dorment là-bas le juste tribut de regrets qu'on n'est pas en droit d'accorder au cours de l'œuvre. Ce n'est qu'après la lutte qu'on peut songer à compter ses morts et à les pleurer. Les nôtres gardent éternellement sur les rives de l'Ogooué et du Congo le nom de la France, martyrs de la foi patriotique et du dévouement au pays, muettes sentinelles condamnées dans les plis du drapeau national (1). »

(1) Assemblée extraordinaire de la Société de Géographie de Paris du 21 janvier 1886, présidence de M. Ferdinand de Lesseps.

Nous terminerons par ces paroles de Brazza, qui déjà consacraient la gloire de Jacques-Marie-François Rigail de Lastours, mort pour la France au pays de l'Ogooué.

Dr Joseph Vassal.


Le document ci-dessous établit le lien avec l'ingénieur des mines Henri Küss mentionné dans la biographie ci-dessus, alors en poste à Grenoble.