Voir aussi : Photo et biographie succincte de François de Wendel


 

M. FRANÇOIS DE WENDEL
Un grand patron et un grand Français
par M. Paul DURAND

LE LORRAIN (13 janvier 1949)

Monsieur François de Wendel était né à Paris, le 5 mai 1874. Il passa à Hayange ses années d'enfance, au milieu de ces usines que sa famille dirigeait depuis 1704. A 17 ans toutefois, il émigra pour éviter le service militaire allemand et acheva ses études à Paris. Après ses baccalauréats ès-lettres et ès-sciences, il entra à l'Ecole des Mines de Paris en 1894, d'où, cinq ans plus tard, il sortit Ingénieur Civil des Mines. Entre temps, il avait accompli un an de service militaire à Chartres, au 130e R. F. Bientôt allait commencer pour lui la vie active.

Son émigration lui interdisant le retour en Lorraine annexée. Monsieur François de Wendel vint se fixer à Joeuf pour devenir, en 1903, après la mort prématurée de Monsieur Robert de Wendel, Gérant de l'importante Société industrielle. Période de grande activité qui marqua une extension nouvelle des établissements, tant en France qu'à l'étranger, et vit, autour des Usines de Joeuf, les oeuvres sociales marcher de pair avec le progrès technique : développement des groupes scolaires, construction d'un hôpital, d'une église, de nombreux logements, création d'une société de secours mutuels, d'une pouponnière, etc., et institution des retraites en faveur du personnel. Les Etablissements de Wendel étaient alors les premiers en France à instituer ces retraites.

Homme d'action au beau sens du mot, Monsieur François de Wendel ne pouvait longtemps ignorer la vie publique. A 27 ans, il est nommé Conseiller d'Arrondissement pour le Canton de Briey, à 33 ans Conseiller Général pour ce même canton, à 39 ans Régent de la Banque de France. Un an après, le 26 avril 1914, il est élu Député par la deuxième circons-cription de Briey. Il sera constamment réélu par cette région ouvrière, pour passer au Sénat le 16 octobre 1932, où il remplace Monsieur Albert Lebrun, nommé Président de la République.

Il est difficile, voire impossible de dissocier l'action politique et l'activité économique du regretté défunt. Pour Monsieur François de Wendel, en effet, un homme, et notamment un chef, se doit uniquement et totalement à son pays, sur tous les plans. C'est donc avant tout comme patriote vigilant que l'on voit Monsieur de Wendel oeuvrer dans les Commissions de la Chambre et du Sénat, dans les milieux économiques et financiers, partout où l'on fait appel à sa compétence.

Pendant la guerre de 1914-1918, il est affecté à l'Inspection Permanente des Fabrications, intervient à la Chambre pour les approvisionnements des combustibles, l'organisation des usines de guerre, fait partie de la Commission des Dommages de Guerre, du Groupe des régions envahies, etc. Enfin, il ne peut oublier la Lorraine annexée, s'occupe des Alsaciens et Lorrains réfugiés ou prisonniers et fonde, avec le Chanoine Collin et M. l'Ambassadeur Bompard, le Groupe lorrain chargé d'étudier les questions touchant la Lorraine. Voici comment, en mai 1918, lors d'une manifestation au Trocadéro, il jugeait notre province encore sous la botte pour quelques mois : « Protestation muette, difficile, souvent mal interprétée, qui n'en avait pas moins sauvé le patrimoine et grâce à laquelle, en rentrant là-bas, on retrouverait la France et non pas seulement une colonie allemande ».

L'après-guerre devait fournir à Monsieur François de Wendel plus d'une occasion de se manifester sur le plan national. La reconstruction d'une partie importante des Etablissements de Wendel, notamment à Joeuf, Messempré et Crespin-Nord ; la défense des intérêts français au Parlement où l'incompétence et la démagogie mettaient en péril nos finances et aliénaient dangereusement notre politique étrangère par l'abandon progressif de nos droits sur une Allemagne vaincue, mais déjà renaissante : autant de terrains sur lesquels Monsieur François de Wendel se manifesta comme réalisateur et homme politique perspicace. Ses avertissements à la Chambre du Cartel (1924-26) tenaient de la prophétie, tant en ce qui concerne la gestion financière des gouvernements d'alors, que la politique d'abandon du Traité de Versailles. Il fut ainsi un des grands artisans du retour au pouvoir de M. Poincaré, sauveur du franc menacé.

Enfin, en 1936, on retrouve Monsieur François de Wendel parmi les adversaires clairvoyants du Front Populaire. Tout comme il se dresse contre l'abandon prématuré de la Rhénanie, tout comme il a combattu la ratification des dettes interalliées sans compensation de la part de l'Allemagne vaincue, il dénonce les folies qui se préparent dans le domaine économique et financier.

Mais il ne nous est pas possible de suivre dans le détail l'action ininterrompue de ce grand Français, qui ne voulait pas d'honneurs pour lui-même, mais ne recherchait que la grandeur et la prospérité de son pays. Lorsqu'en 1934, le Conseil Général de Meurthe-et-Moselle voulut le porter à la présidence de l'Assemblée Départementale, il déclina cet honneur et demanda que la confiance de ses collègues allât à Monsieur Louis Marin, alors Ministre de la Santé Publique dans le Cabinet Doumergue.

Tel a été l'homme, devant la dépouille duquel la Lorraine s'incline aujourd'hui. Dans l'époque troublée que nous vivons, d'aucuns croient qu'il est de bon ton de critiquer les tempéraments qui émergent ou, du moins, d'ignorer le patronat.

Pour notre part, et quelles que soient les périodes agitées que peut traverser un pays, nous rendons justice à la vérité en disant que notre province et la France viennent de perdre un de leurs grands serviteurs. Industriel, Monsieur François de Wendel ne concevait pas l'essor économique sans le progrès social ; homme politique, il ne comprenait la prospérité du pays que profitable à tous les milieux sociaux.

C'est un grand patron, au sens complet du mot, c'est un grand Français qui disparaît.

La Maison du « Lorrain » adresse ses condoléances chrétiennes à Madame François de Wendel et à ses enfants, ainsi qu'à Messieurs Humbert et Maurice de Wendel, ses frères, et à toute la famille.

Paul DURAND.


 

FRANÇOIS DE WENDEL
Ingénieur Civil des Mines, Maître de Forges

REVUE TECHNIQUE LUXEMBOURGEOISE (Avril-Juin 1949)

Monsieur François de Wendel, issu d'une longue lignée de métallurgistes, fils de Monsieur Henri de Wendel qui, le premier, a introduit le procédé Thomas sur le continent, donnant ainsi un essor considérable à la métallurgie lorraine, a été formé par son milieu familial, par son passage à l'Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris, d'où il sortit avec le diplôme d'Ingénieur Civil des Mines, puis par des travaux « sur le tas » dont il aimait à rappeler le souvenir. Dès 1908, à moins de 30 ans, il était nommé Gérant du plus important ensemble métallurgique français, lourde tâche qu'il devait assumer quarante-cinq ans durant ; la longueur exceptionnelle de sa vie de chef d'industrie lui permit d'accumuler une rare expérience qui est venue s'ajouter à ses qualités personnelles et aux solides traditions de la Maison dont il était devenu le Chef.

Aussi a-t-il fortement marqué de son empreinte le développement considérable des usines métallurgiques et l'accroissement du domaine minier de la Maison de Wendel au cours du demi-siècle qui s'achève.

Ceux qui l'ont approché ont senti qu'il avait une tendresse particulière pour la mine et pour les hauts fourneaux ; mais il connaissait trop bien son métier pour en négliger même un seul aspect.

A Hayange, il a construit, entre 1908 et 1913, l'Usine nouvelle du Patural selon les conceptions américaines qui ont mis 40 ans à s'imposer partout : hauts fourneaux à cuve blindée, chargement à skip ; en 1920, ces hauts fourneaux ont été munis du gueulard tournant Mc Kee. La conception d'ensemble de cette usine vieille reste, après 40 ans, un modèle du genre.

De 1919 à 1928, l'ancienne division de hauts fourneaux d'Hayange, comprenant 6 petits hauts fourneaux anciens, était complètement refondue sur un plan moderne : 4 hauts fourneaux étaient reconstruits dont deux de 300 tonnes, chiffre élevé à l'époque pour des hauts fourneaux, marchant en minette.

De 1927 à 1930, l'Usine de Fenderie, qui comprend actuellement 5 fours Martin et une importante tôlerie, est entièrement reconstruite sur des conceptions modernes : agrandissement des fours Martin, installation d'un blooming électrique, développement des moyens de recuit des tôles, électrification des trains qui en font encore à l'heure actuelle un des plus beaux ensembles de France ; dès cette époque, Monsieur François de Wendel avait compris la nécessité de s'orienter vers la technique américaine du laminage continu de la tôle en bandes, et il avait envoyé, à plusieurs reprises, des missions d'ingénieurs aux Etats-Unis et au Canada qui lui permirent de se tenir au courant du développement des nouveaux procédés, des tâtonnements des Américains, enfin des solutions qui se sont imposées à eux.

Il avait pu ainsi mûrir longuement la question dans son esprit et, à la Libération, prendre positon sur l'installation de trains continus en France dont la réalisation se dessine maintenant dans un proche avenir.

A Moyeuvre, il a fait installer un blooming électrique suivi d'un puissant train continu à billettes, en même temps qu'il amorçait la refonte complète de la division des hauts fourneaux sur le modèle si réussi d'Hayange, mais avec un type de haut fourneau plus puissant, qui a réalisé 400 tonnes de production journalière en minette sans ferraille.

A Joeuf, usine complètement démantelée en 1918 par les Allemands avant leur retraite, il a mené à bien un énorme travail de reconstruction dans des délais très courts, puis une refonte totale des hauts fourneaux a également été amorcée comme à Moyeuvre : le haut fourneau le plus récent de Joeuf a donné à son allumage d'excellents résultats, tant au point de vue production que mise au mille. Tous les trains furent alors électrifiés.

La rationalisation des Usines qui, depuis plusieurs années, fait couler tant d'encre en France, a été poursuivie, depuis longtemps, par Monsieur François de Wendel dans les Usines de sa Maison, mettant celles-ci dans d'excellentes conditions de prix de revient, ce qui est la meilleure récompense au travail du technicien.

Dans le domaine de l'énergie, les Usines de Wendel ont été parmi les premières à être électrifiées ; l'effort particulier de Monsieur François de Wendel a porté sur ce terrain dans le développement des gros moteurs électrogènes à gaz et dans la formation du personnel d'entretien hautement qualifié que ces engins nécessitent, grâce à quoi leur rendement bat largement celui des installations à turbine de moyenne importance.

Il a eu la satisfaction de voir son point de vue confirmé par les Usines voisines qui ont développé aussi leurs moteurs à gaz. Il a créé un important réseau d'interconnexion à gaz de haut fourneau qui relie, depuis 1934, Hayange à Moyeuvre et même à Joeuf, depuis 1947 ; la distance totale d'Hayange, Moyeuvre, Joeuf. atteint 20 km. environ. Auparavant, il avait déjà réalisé un réseau de gaz de cokerie, alimentant tout le pays, compris dans le triangle Metz, Thionville, Briey, d'environ 30 km. de côté.

Séparé de ces Etablissements pendant cinq années de guerre, il a, jusqu'à ses derniers moments, travaillé à leur remise en état d'exploitation. La modernisation en cours des usines comprend la reconstruction de deux grands hauts fourneaux très modernes à Hayange, l'installation d'ateliers de préparation des charges, l'adaptation de la tôlerie de Fenderie à la naissance prévue d'une usine de laminage continu de la tôle, réalisée en coopération avec d'autres Sociétés métallurgiques, remplacement de l'usine à fer blanc actuelle par une usine moderne à laminage continu, l'adaptation du groupe Joeuf-Moyeuvre aux tendances actuelles par installation d'un train continu à fil et d'un train continu à fers marchands, et la poursuite du programme, à longue échéance, de transformation des divisions de hauts fourneaux de ces Usines.

Dans le domaine minier, Monsieur François de Wendel a eu le constant souci d'assurer à ses usines un approvisionnement régulier en minerais et en combustibles.

Il s'est toujours penché, jusqu'aux détails, sur l'exploitation des mines de fer pour que celles-ci assurent une alimentation des hauts fourneaux en minerai de qualité régulière, condition essentielle de bonne marche de ces appareils.

Pour ménager la richesse nationale que représentent les gisements de fer, il a été le premier en Lorraine à défruiter des couches superposées; il a introduit le roulage à voie normale dans les Mines à flanc de coteau et poussé à l'introduction du chargement mécanique, seul capable d'obtenir les productions demandées, avec les difficultés de recrutement de la main-d'oeuvre. Il a tout de suite saisi la valeur des brevets, pris par M. Wéber, directeur de la Mine d'Hayange, sur le tir à l'oxygène liquide, qui, effectivement, a très rapidement conquis les Mines de fer lorraines d'abord, puis s'est développé bien au delà.

Pour réaliser son approvisionnement en combustibles, la Maison de Wendel possédait, depuis près d'un siècle, les Houillères de Petite-Rosselle, découvertes et mises en exploitation dans la première moitié du XIXe siècle. Monsieur François de Wendel en a doublé la production, il a créé le Puits Simon, important siège, foncé en terrains très aquifères où tous les fonçages précédents avaient échoué ; ce siège a été muni d'une importante centrale, brûlant les déchets de lavoirs invendables, alimentant en courant, non seulement la houillère, mais le réseau général: les installations anciennes des Puits Saint-Charles et Saint-Joseph ont été doublées par le fonçage d'un puits moderne à grand débit ; deux autres puits sont en fonçage, actuellement, dont il avait jeté les bases.

Enfin, depuis la Libération et jusqu'à la nationalisation des houillères lorraines, Monsieur François de Wendel a assuré, en un temps très réduit, le dénoyage des puits et la remise complète en état des installations, fortement abîmées par les combats de début 1945.

Il avait réussi, à la cokerie de Moyeuvre, à faire du coke métallurgique de bonne qualité avec un mélange, contenant jusqu'à 40 % de fines grasses à hautes teneurs en matières volatiles, en provenance de Rosselle.

Il a acquis, dans le bassin du Pas-de-Calais, le contrôle de la petite houillère difficile de la Clarence, dont il avait réussi à faire une exploitation rentable, et, dans le bassin du Nord, celui de la Mine de Crespin, plus difficile encore, mais qui possédait une cokerie qui fournissait aux usines lorraines un appoint appréciable de coke.

Mais l'essentiel de l'approvisionnement en coke de la Maison était assuré par le beau charbonnage rhénan de Frédéric-Henri qui possède de très bons charbons à coke, charbonnage créé par des Français, acquis par la Maison de Wendel, après la victoire de 1918, et par le charbonnage westphalien Henri-Robert, créé par Monsieur François de Wendel.

Il a également intéressé sa Maison au Charbonnage d'Oranje-Nassau dans le Limbourg hollandais ; il avait assuré, par le développement qu'il lui avait donné, une vie normale à cette importante mine, à une époque antérieure à la création des Mines de l'Etat hollandais.

La mine, la mine de charbon surtout, demande à ses dirigeants une patience à toute épreuve, le courage d'attendre avec entêtement les résultats des travaux de recherche et de préparation, une grande clairvoyance pour ne pas s'engager dans une fausse voie : Monsieur François de Wendel a su conduire à bon port aussi bien les lourdes exploitations des grosses mines, faisant plusieurs millions de tonnes par an, que les petites mines, à conditions très difficiles, n'extrayant même pas 200.000 tonnes par an.

L'oeuvre technique de M. François de Wendel ne peut pas être séparée de son oeuvre sociale, considérable aussi. L'institution, par Monsieur François de Wendel, des allocations familiales et de substantielles retraites, tant pour le personnel ouvrier que pour le personnel employé, a assuré à celui-ci une sécurité que ne lui accordait pas encore la loi. Le problème du logement retenait toute son attention, et il a construit environ 10.000 logements dans les mines et usines françaises de la Maison de Wendel, en même temps qu'était poursuivi l'équipement hospitalier, commencé par Monsieur Henri de Wendel, son père : construction ou développement de cinq hôpitaux, de maternités, dispensaires, gouttes de lait, consultations de nourrissons, etc...; son effort de construction a également porté sur les écoles : écoles primaires, écoles maternelles, écoles ménagères, écoles d'apprentissage.

Tout cela montre que, si Monsieur François de Wendel était un grand technicien, il était aussi et surtout un homme de coeur ; il voyait autour des machines et des appareils des hommes, qu'il aimait, dont il connaissait les besoins, les aspirations ; dans les usines de Moyeuvre et d'Hayange, le personnel, français de coeur, était sous la domination allemande depuis 1870 ; Monsieur François de Wendel, dans son patriotisme intransigeant, comme l'avait fait son père et malgré les pressions allemandes, réussit à ne donner à ce personnel que des cadres indigènes lorrains ou alsaciens, amis belges ou luxembourgeois, à l'exclusion de tous ingénieurs allemands.

Le personnel ingénieur était le plus souvent choisi, formé et toujours guidé par lui-même.

Ce grand souci social a trouvé sa récompense dans la fidélité et la stabilité à tous les échelons du personnel ; chaque année, dans chaque usine, plusieurs centaines de Médaillés du Travail reçoivent leur décoration des mains de Messieurs François, Humbert et Maurice de Wendel, au cours d'une émouvante cérémonie, impressionnante par le nombre de récipiendaires, mais ce que l'on ne voit pas, et qui est un gage de fidélité encore plus grand, c'est que nombre des décorés sont eux-mêmes souvent les descendants d'anciens ouvriers, d'anciens employés de la Maison. Si la continuité de la gestion de la Société est assurée depuis deux siècles et demi, par la même famille, on retrouve maints exemples d'une continuité analogue, de génération en génération, dans le personnel.

Une esquisse aussi rapide ne donne qu'une idée incomplète de l'immense somme de labeur, déployée, sur le plan technique et social, par Monsieur François de Wendel, en étroite collaboration avec ses frères, Messieurs Humbert de Wendel et Maurice de Wendel, Gérants de la Maison avec lui.

Et cependant, cet effort a dû être interrompu deux fois par la guerre, puisque Messieurs de Wendel ont été complètement dépossédés de la totalité de leurs Usines, aussi bien de Moselle que de Meurthe-et-Moselle, plus de quatre ans par la guerre de 1914-1918 et plus de quatre ans encore par la guerre de 1939 à 1945.

On reste stupéfait de penser que ce n'est encore là qu'un aspect de la vie de Monsieur François de Wendel, qui, parallèlement, mena une carrière politique et financière, aussi longue et aussi remplie, toute imprégnée aussi du désir de servir sa Patrie.

 


M. FRANÇOIS DE WENDEL DANS LA VIE POLITIQUE, ÉCONOMIQUE ET SOCIALE
par M. Marcel GROSDIDIER DE MATONS

Extrait de l' "Histoire de la Maison de WENDEL", par Marcel GROSDIDIER DE MATONS, agrégé d'Histoire (1939).

L'aîné des Gérants de la Maison de Wendel, Monsieur François de Wendel, qui était Conseiller Général de Meurthe-et-Moselle depuis 1907, se présenta aux élections législatives au mois d'avril 1914, dans la seconde circonscription de Briey. Il fut élu et, dès son arrivée à la Chambre, nommé membre de la Commission de Prévoyance Sociale et de la Commission des Mines.

Dès le début de la guerre, il fut, du fait de ses différentes fonctions, mêlé à de nombreuses mesures tendant à adapter notre pays aux nécessités de la guerre. Mobilisé à l'Inspection des Forges, il se trouva naturellement désigné pour établir les liaisons nécessaires avec le Comité des Forges et associé aux décisions prises pour organiser l'industrie française et lui permettre de s'appuyer sur celle de nos alliés pour assurer les besoins des services de la guerre. Sa profonde connaissance des milieux industriels en France et en Angleterre, celle aussi des milieux politiques qu'il fréquentait de longue date, lui permirent souvent d'être pour les dirigeants des Services de la Défense Nationale un conseiller précieux. Régent de la Banque de France, il apporta à notre Gouvernement sa collaboration la plus complète pour tenter de résoudre les problèmes de trésorerie qui se posèrent dans les premiers mois de la guerre.

Représentant d'un arrondissement envahi qui faisait partie de la Moselle d'avant 1870, élevé lui-même à Hayange, centre des intérêts dont il avait la charge comme chef de maison, nous le trouverons alors en contact constant avec les Lorrains de part et d'autre de la frontièr et occupé à résoudre les problèmes de l'heure, et à préparer le retour à la France de la Lorraine occupée et de l'Alsace.

Il fut réélu sans aucune difficulté, le 16 novembre 1919 avec la liste dont il avait été la cheville ouvrière et dans laquelle se retrouvaient Messieurs Lebrun et Louis Marin. Monsieur Lebrun ayant été nommé Sénateur peu après, aucune élection partielle n'intervint pour le remplacer et Monsieur François de Wendel se trouva seul représentant de l'arrondissement de Briey.

Pendant toute cette législature, au cours de laquelle nous devions abandonner à la mystique anglaise nos droits légitimes aux réparations, Monsieur François de Wendel se montra le défenseur vigoureux tant du point de vue national que du point de vue lorrain. Dans ses interventions, dans ses discours, il s'efforça de démontrer l'erreur que l'on commettait en se figurant que la seule exploitation des charbonnages de la Sarre pouvait suffire à nous donner une légitime satisfaction, soulignant d'ailleurs l'insuffisance de qualité du coke métallurgique sarrois. Il exposa la nécessité où nous étions de rester sur le Rhin, plus encore au point de vue défensif qu'au point de vue industriel. C'était la thèse du Général Charles Mangin, celle de tous les Lorrains.

Dès 1921, il dut prendre position contre la politique extérieure du Gouvernement qu'il estimait être à l'encontre des intérêts français. Si on l'avait écouté, la plupart des événements douloureux qui devaient nous rejeter dans la guerre après avoir rendu notre sécurité de plus en plus précaire, auraient été évités ; mais la Lorraine paie trop souvent la générosité inconsidérée de la France.

Vice-Président de la Fédération Républicaine, Monsieur François de Wendel a apporté un constant appui à Monsieur Louis Marin et il demeura toujours préoccupé de la tendance qu'avaient les groupes modérés à se subdiviser en fractions sans importance numérique, sans efficacité parlementaire et sans doctrine bien définie.

En 1924, il revint à la Chambre, réélu par plus de 68.000 voix. La majorité avait changé ; il sut cependant se faire écouter avec attention, grâce à sa compétence et à sa discrétion. La mort du successeur de Monsieur Lebrun fit encore de lui le seul député de l'arrondissement de Briey jusqu'en 1928. C'est à ce moment-là que la « Revue Universelle » trace de lui un portrait fidèle (15 juin 1926): « Il n'est pas sans intérêt de signaler la curieuse position parlementaire de Monsieur François de Wendel. C'est celle d'un homme à qui la valeur, l'expérience, la compétence et le sens de cette expérience, de cette valeur, de cette compétence inspirent une insurmontable modestie. Monsieur de Wendel tient en mains des intérêts qui sont quotidiennement en cause ; il a la discrétion de n'en point parler pour ne point paraître défendre les intérêts de sa Maison. Il est constant, cependant, qu'il est un des hommes les plus éclairés du Parlement, le plus au fait des grands problèmes économiques, industriels et financiers de l'après-guerre, et ceux qui ont été à même de l'écouter les deux ou trois fois qu'il fut obligé de rompre le silence, savent avec quelle sobre clarté et quelle élégante précision il conduit ses démonstrations. »

Il passait pour l'un des députés les plus assidus aux séances et, cependant, le poids de ses responsabilités comme de ses occupations était par ailleurs écrasant puisque, déjà Gérant de la Maison de Wendel, il était, en outre, Président du Comité des Forges, Vice-Président de l'Union des Industries Métallurgiques et Minières et Régent de la Banque de France.

En cette dernière qualité, Monsieur de Wendel était particulièrement au fait des problèmes délicats que posaient pour la France les nécessités de la trésorerie. Il pensait que ce n'était pas sans raison que Napoléon Ier avait fait de la Banque la gardienne des principes sur lesquels reposait le crédit du pays.

Avant 1926, la fixation du plafond d'émission ne pouvait être modifiée que par une loi. Ce plafond ayant été dépassé sans que le bilan de la Banque en portât trace, Monsieur de Wendel se refusa à couvrir des pratiques susceptibles d'engager gravement la responsabilité du Conseil de Régence. Celui-ci le suivit et l'aveu de « crevaison du plafond » entraîna la chute du Ministère Herriot. Une modification des Statuts de la Banque de France supprima par la suite l'obligation de faire voter par le Parlement les maxima autorisés en matière de billets de banque ; seules, subsistèrent les responsabilités du Gouvernement et du Conseil de Régence qui demeuraient chargés d'apprécier la quantité de billets nécessaire, sous réserve de ne pas laisser tomber le rapport entre l'encaisse-or et les engagements de la Banque au-dessous d'un certain chiffre.

Cette dernière disposition, qui dispensait le Parlement d'avoir à se prononcer sur le maximum d'émission des billets, devait avoir des répercussions profondes sur les événements qui entraînèrent, en 1936, la réorganisation de la Banque de France sur des principes entièrement différents de ceux qui la régissaient depuis le Consulat. Dans les milieux parlementaires s'était créée une conception complètement fausse du rôle du Conseil de Régence auquel incombait, avant tout, de faire observer dans leur esprit les statuts de la Banque de France et de maintenir invariablement le crédit de la Banque et, par là-même, la valeur des billets, alors que les milieux politiques et aussi certains milieux financiers attendaient de la Banque la solution des problèmes de trésorerie par un élargissement des moyens de crédit.

Les événements ultérieurs ont prouvé qu'il est impossible, dans l'état de notre régime parlementaire, de demander à des personnalités privées de sauvegarder efficacement les principes qu'elles ont le devoir de faire respecter quand elles se heurtent à des campagnes politiques tendant à une surexcitation méthodique des esprits, avec le consentement tacite des pouvoirs publics.

Faisant abstraction de ses préférences politiques, Monsieur de Wendel soutint, auprès de son parti, le projet d'emprunt à garantie de change du Gouvernement Caillaux (4 % 1925) et il en emporta le vote alors que, sur ce point, les socialistes abandonnèrent le Cartel. Il expliqua son vote dans un article :

« L'idée directrice du nouvel emprunt nous paraît juste. Tout dépendra de l'atmosphère dans laquelle se fera l'émission. Si elle se fait dans une atmosphère de détente et de calme, si l'on semble vouloir renoncer aux procédés de contrainte qui ont tant ému l'opinion, elle réussira et nous avons tous le droit, non seulement de souhaiter, mais de penser qu'elle sera un grand succès. S'il en était autrement, elle serait vouée à l'échec, mais cet échec ne proviendrait pas, disons-le tout de suite, de l'inopportunité des mesures proposées. Il serait la conséquence logique d'une politique dont nous n'avons déjà pu que trop constater les effets et qui ne saurait permettre à aucune autre combinaison, si bien étudiée qu'elle soit, de réussir ».

Etant donnée l'hostilité des socialistes, un vote d'opposition de la Fédération Républicaine, à laquelle appartenait Monsieur François de Wendel, eut emporté le Gouvernement. Monsieur de Wendel n'était pas homme à faire une politique partisane ; il ne voyait là que l'intérêt du pays. Ici comme ailleurs, il restait un administrateur, ennemi des machinations. L'avenir devait, sur ce point, lui donner raison : les titres de l'emprunt Caillaux sont restés les plus recherchés de nos fonds d'Etat.

Malheureusement, malgré le succès de cet emprunt, la politique désastreuse du Cartel se poursuivit. Les projets les plus risqués furent votés ; ils achevèrent de mettre le désordre dans nos finances. Bientôt, le Cartel aux abois voulut entreprendre des opérations de crédit gagées sur l'encaisse de la Banque de France. En sa qualité de Régent, et d'accord sur ce point avec tout le Conseil de Régence et particulièrement le Baron de Rothschild, Monsieur de Wendel manifesta son opposition à voir engager dans une aventure les réserves d'or dont le Gouverneur et les Régents avaient la garde. Conformément au statut même de la Banque, Monsieur de Wendel estimait que ces réserves étaient la suprême garantie du billet et la base de toute restauration financière.

Par son énergie, par son entêtement lorrain, il contribua à rendre possible l'expérience Poincaré. Il développa, dans un article du 8 mai 1926, les conditions du redressement. Partisan du paiement à l'Amérique des dettes commerciales, il s'opposa, par contre, très nettement à celui des dettes de guerre et à la ratification des accords de Londres et de New-York par lesquels il estimait que notre pays serait devenu le vassal des puissances anglo-saxonnes. La France ne pouvait « souscrire à des engagements qui l'asserviraient pour 62 ans et promettre, quand bien même l'Allemagne ne paierait pas, de payer les Etats-Unis qui, après nous avoir arraché force concessions au moment de la conclusion du Traité de Versailles, ne l'ont même pas ratifié ».

Le 21 juillet 1926, Raymond Poincaré était appelé à la Présidence du Conseil et la confiance revenait. L'atmosphère où pouvait se faire notre redressement était créée.

Monsieur de Wendel n'était pas partisan de la stabilisation du franc, mais d'une revalorisation graduelle et lente. Certes, le franc était tombé très bas. On avait vu la Livre à 248 francs, le retour au pouvoir de Raymond Poincaré l'avait ramenée à 170 francs, puis à 125 francs. Un jour viendrait où l'on pourrait espérer un cours plus avantageux ; tout dépendait et du travail de la nation et de son économie surtout, de sa faculté d'épargne, dont aucun Français ne doute.

Certes, une revalorisation exige-t-elle des sacrifices, mais du moins ne donne-t-elle pas le spectacle démoralisant de profits scandaleux. La dévaluation - et toute stabilisation est une dévaluation - permet à ceux qui ont emprunté, à l'Etat le premier, de ne payer qu'une partie de leurs dettes. Partisan lui aussi de la revalorisation, Monsieur Poincaré changea d'avis en février 1928 et s'en ouvrit à plusieurs de ses collaborateurs.

Interrogé par le Président du Conseil, Monsieur de Wendel lui dit : « Vous personnifiez, depuis votre retour au pouvoir, et l'heureux rétablissement de nos finances qui en a été la conséquence, et la stabilité du franc, ce qui donne à votre Gouvernement une très grande force, parce que personne, après ce qui s'est passé il y a deux ans, n'osera compromettre cette stabilisation en vous renversant. Le lendemain du jour où vous aurez stabilisé, ce ne sera plus vous, mais la convertibilité en or rétablie qui garantira celle-ci. La politique reprendra ses droits et vous serez renversé. »

Ce qui arriva effectivement : trois mois après la conversion, le Congrès radical d'Angers se débarrassait du vieux Lorrain patriote qui avait rétabli nos finances.

Sans doute, l'industrie eût-elle trouvé plus de facilités immédiates dans les méthodes de dévaluation ; mais il paraissait à Monsieur de Wendel que l'intérêt général primait cet opportunisme d'affaires. Chef d'une vieille Maison, représentant d'une longue tradition, il n'était pas partisan de ces solutions passagères dont les succès éphémères jettent la démoralisation parmi les classes laborieuses en sacrifiant les lentes économies de l'épargne.

En tant que Régent de la Banque de France, Monsieur de Wendel ne pouvait être, en principe, hostile à la stabilisation du franc, mais il désirait qu'elle se fit au plus haut taux possible. Il voyait dans un taux trop bas une cause de renchérissement rapide et catastrophique du niveau de la vie, hausse qui ne pouvait manquer de jeter un déséquilibre profond dans l'économie française en plaçant dans une situation sans issue la petite bourgeoisie, les rentiers et retraités de toute espèce, en un mot tous ceux qui avaient fait confiance à l'Etat et dont le budget s'établissait, après une vie souvent pénible, sur une rémunération modeste et sur le revenu de quelques économies. Dans la période de mai à juillet 1928, on le voit constamment sur la brèche défendant ardemment la monnaie française, finissant souvent par convaincre ses opposants.

Monsieur de Wendel préconisait au moins le taux de 100 francs pour une Livre, car, au moment où Monsieur Poincaré était résolu à stabiliser, il estimait, à juste raison, que le pouvoir d'achat du franc était d'environ 25 centimes. Pendant les pourparlers préliminaires, Monsieur François de Wendel se montra d'une discrétion encore plus profonde qu'à l'ordinaire et nul de ceux qui l'entouraient n'eût été à même de mettre à profit, pour une opération spéculaire, les renseignements dont il pouvait être détenteur.

Contre ses avis, la stabilisation se fit à 125 francs. On ne tarda pas à s'apercevoir de l'erreur commise. Tous les prix montèrent, il fallut augmenter les salaires pour les mettre en rapport avec la hausse des prix, mais les vieillards, les retraités, tous ceux qui avaient de modestes économies lentement constituées, souffrirent cruellement. Monsieur François de Wendel avait eu raison : le franc valait plus de quatre sous. Nous réalisons difficilement aujourd'hui, après les catastrophes du Front populaire, que la stabilisation eut des conséquences catastrophiques malgré un brillant succès apparent qui fit refluer sur la France des quantités d'or massives. Dans un autre temps, après vingt ans de révolutions et de guerre, un autre Lorrain, le Baron Louis avait pensé comme Monsieur de Wendel et avait réussi à asseoir le crédit de la France sur des assises si solides que, pendant un siècle, il n'avait pas été ébranlé.

Réélu au scrutin d'arrondissement en 1928, Monsieur François de Wendel s'éleva à nouveau dans un discours retentissant prononcé à la Chambre contre la ratification des accords sur les dettes et ne cessa de protester en toute occasion contre l'évacuation prématurée de la zone rhénane. Les événements lui donnèrent, hélas ! une fois de plus raison.

Son mandat fut encore renouvelé en mai 1932. Quelques mois après, M. Albert Lebrun, Sénateur de Meurthe-et-Moselle, était appelé à la Présidence de la République ; les électeurs sénatoriaux du département à Nancy offrirent au laborieux Député de Briey le siège laissé vacant par cette élection. Monsieur François de Wendel entrait au Sénat après vingt-cinq ans de mandat comme Conseiller Général et dix-huit ans comme Député d'une circonscription ouvrière.

Au Sénat, représentant d'un département aussi agricole qu'industriel, Monsieur de Wendel eut à intervenir souvent dans les questions relatives à l'agriculture. Elles ne lui étaient pas étrangères. Bien des fois, les Comices avaient eu recours à lui. Son idée a toujours été que la solution des difficultés qui assaillent l'agriculture se trouvait dans une meilleure organisation de la production agricole. Il veut, pour elle comme pour l'industrie, la possibilité de la discipliner et, au besoin, de la limiter quand les demandes sont faibles. Avec raison, il demandait que l'on recherchât le moyen de restreindre les surfaces emblavées puisque, depuis la guerre, on avait étendu la culture du blé à des régions, telles nos terres granitiques, où elle n'était pas indiquée.

Chef d'industrie, nous connaissons ses idées sociales. Il les a développées dans un discours à la fête du travail de Nancy, le 2 juillet 1933. On y trouve toute la doctrine chère aux disciples de Le Play. Parlant de ses ouvriers, il dit : « Ce sont eux qui m'ont appris mon métier ». Il précise : « Il ne suffit pas d'avoir de belles usines. Un plan quinquennal plus ou moins ruineux pour les finances d'un pays peut les donner. Il faut encore avoir les hommes qu'il faut pour faire marcher ces usines, pour faire tourner ces machines. Cela ne s'acquiert qu'avec du temps, de la patience et à condition que ceux qui commandent réalisent bien tout l'intérêt qu'ils ont, fût-ce au prix de sacrifices importants, à s'assurer la fidélité d'hommes choisis, attachés à l'entreprise dont ils vivent, ayant conscience de la place qu'ils y tiennent, considérant que leur usine est un peu leur chose.

» Du petit au grand, ajoutait-il, je crois à l'individu, à la personnalité avec tout ce que l'acquit ds l'expérience peut lui ajouter de valeur et, puisque je me suis laissé aller à parler d'organisations industrielles à ceux que j'en considère comme les chevilles ouvrières, je dirai que je crois salutaire tout ce qui est de nature à atteindre l'individu, à lui faire sentir qu'il n'est pas un numéro, qu'on s'intéresse à lui, qu'on le connaît, qu'on le suit. Cela devient évidemment de plus en plus difficile au fur et à mesure que les affaires s'étendent et - ce n'est pas la moindre critique que je ferai aux très grandes entreprises - si leurs dirigeants n'y veillent pas très attentivement, les distances augmentent démesurément entre les chefs et leurs collaborateurs. Les rapports entre les uns et les autres deviennent de plus en plus administratifs... L'élan et l'unité de vues disparaissent.

» Placé par les circonstances a la tête d'une très grande affaire, je suis particulièrement conscient du danger que je signale et je ne vous cacherai pas que, depuis 30 ans que je la dirige, j'ai toujours été préoccupé de pallier à l'inconvénient que je souligne et d'empêcher que les chefs ne fassent trop écran entre moi et des collaborateurs plus modestes.

» Ce n'est pas que j'entendis passer des ordres directs au mépris de de toute hiérarchie. Certes non. Cela aurait créé le désordre. Mais j'ai toujours cherché à connaître le plus grand nombre possible de mes collaborateurs, à me rapprocher d'eux, à établir entre eux et moi des liens de sympathie et d'affection personnels. »

Ainsi, le descendant ne pense pas autrement que l'ancêtre. La vie moderne a fait la grande usine, elle a dû se faire envers et contre tout, mais elle risque, par sa grandeur même, d'éloigner le patron du plus humble ouvrier, comme dans l'entreprise anonyme, terreur des économistes de l'Ecole de la Réforme Sociale. Monsieur François de Wendel pense comme La Tour du Pin, et aussi comme tous les siens. Il nous donne le remède : la collaboration de toute la hiérarchie, se connaître de proche en proche ; mais ceci doit être dans le coeur de ceux qui dirigent. il affirme le caractère familial du patronat, l'éminente dignité de chaque individu, de la personnalité humaine ; les corporatistes ne pensent pas différemment. Nous sommes là en présence du problème social et de sa solution.

Depuis 1935, les craintes de Monsieur François de Wendel dans le domaine financier se sont réalisées comme dans le domaine politique. Fin janvier 1935, il montait à la tribune du Sénat pour s'opposer à l'élévation du plafond d'émission des bons du Trésor. Il défendait le statut de la Banque de France dont il était l'un des gardiens. C'est chez elle qu'en dernier ressort, les bons se trouvaient escomptés. Le portefeuille de la Banque de France, qui doit être composé de valeurs commerciales, se gonfle de valeurs d'Etat. Si le Conseil accepte, c'est l'inflation inévitable : s'il refuse, on pourra l'accuser de refuser à un Gouvernement et de l'accorder à un autre, on met la Banque dans l'occasion de faire de la politique « et la Banque n'a pas à en faire ». On fausse ainsi les rapports de la Banque avec l'Etat, on fausse le principe de la Banque de France.

On sait comment, un an plus tard, le Gouvernement dit « de Front Populaire » remercia les Régents de la Banque de France et, par un coup d'Etat, les remplaça par des politiciens et des fonctionnaires, les uns incompétents, les autres irresponsables. La réserve d'or, âprement défendue par Messieurs de Wendel et de Rothschild, est livrée au pillage, le crédit de l'Institut napoléonien est livré à la politique, c'est la fin des finances de l'Etat français.

Mais nous sommes encore en 1935 et, deux mois plus tard, Monsieur de Wendel exposera à Nice les conditions du relèvement : Tout alors n'est pas encore perdu. Le déficit est énorme cependant, la crise continue de sévir, elle a son origine dans « l'abus du crédit » qu'a permis l'inflation d'entreprises qui n'auraient dû se développer que lentement et qui ont dépassé les facultés d'absorption des marchés. L'Etat emprunte à jet continu et l'on peut prévoir une nouvelle dévaluation. Il faut, de toute nécessité, parvenir à combler le déficit, à le résorber, à ne dépenser que ce que l'on reçoit. Mais comment ? Il n'y a pas beaucoup de solutions. Des économies là où elles peuvent être réalisées, la conversion des rentes, possible seulement si le loyer de l'argent diminue et si la vie baisse, et finalement un emprunt de conversion, le dernier. Mais comment assurer qu'il sera « le dernier » si le Gouvernement n'a pour lui la durée.

L'homme qui donnait ces conseils conservait, par expérience héréditaire et par patriotisme, um confiance illimitée dans le redressement français et, quelques mois plus tard, recevant dans sa demeure de Lorraine les industriels italiens conduits par le Comte Volpi, il leur rappelait que la Lorraine avait été « terre irrédente » et ajoutait : « Quelles que soient les complications, les difficultés de l'heure présente, je les préfère à celles que j'ai connues ». Longtemps encore, en Lorraine, on aura peine à croire que l'Italie rejoindra un jour la Triplice d'antan.