Les Rendez-vous

des Annales des Mines

Session du 22 mai 2003
 
 

" Les prix de la vie "


 
 
 

Avec la participation de

Marcel Boiteux

Président honoraire d’EDF

Guillaume Rosenwald

Directeur des marchés d’assurance de biens et de responsabilité

(FFSA)

Claude Got 

Professeur de médecine, accidentologue


Animé par

Michel Matheu

Ingénieur général des Mines

 


 
 
 

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Introduction : Michel Matheu, Ingénieur Général des mines

La vie n’a pas de prix mais il y a au moins deux types de circonstances où elle a une valeur.

1) Quand il faut décider d’investir plus ou moins pour épargner plus ou moins de vies humaines, comme dans une problématique de santé publique ou de sécurité routière.

2) Quand il faut compenser les proches d’une victime d’un accident (pretium doloris), ce qui concerne divers professionnels, dont des assureurs et des juges.

Dans ces circonstances, si problématique que soit d’un point de vue moral le prix d’une vie humaine, il faut bien lui donner une espèce de valeur. Un tel calcul est par nature contestable. Contestables les méthodes, d’inspiration complètement ou partiellement économiques. Contestables les choix éthiques sous-jacents à chaque étape du calcul. Contestable aussi le point de vue, puisque la collectivité publique n’utilise pas les mêmes critères que l’employeur d’une victime ou que l’assureur qui indemnise.

C’est pourquoi, dans le titre de ce débat, le mot prix a été mis au pluriel ; on peut en calculer plusieurs. Comment faire ces calculs et comment en choisir les méthodes ? Voilà ce que nous allons demander d’abord à Marcel Boiteux, président honoraire d’Electricité de France, et auteur de rapports du Commissariat du Plan, qui ont inspiré les calculs d’investissement de transports qui tiennent compte, effectivement, d’une valeur attribuée à la vie humaine.

Ensuite à Guillaume Rosenwald, qui est directeur des marchés à la FFSA et, enfin, au professeur Claude Got que je vais qualifier d’accidentologue et qui a une expertise multiple des problèmes d’accidents.
 
 

Marcel Boiteux
Président honoraire d’Electricité de France

Lorsqu’un ingénieur des Ponts et Chaussées se voit proposer plusieurs projets susceptibles d’améliorer la sécurité routière, qu’il n’y a pas assez d’argent pour tout faire, et qu’il doit procéder à des arbitrages, il est amené à préférer le projet qui conduit, à dépense égale, au gain le plus important en vies humaines. De proche en proche, pour sauver le maximum de vies humaines à dépense égale, il faut faire en sorte que la vie économisée soit au même coût partout. Cette " valeur marginale " de la vie sauvée devient alors une norme de fait. Si on va au-delà, l’argent qu’on va dépenser ici pour sauver x vies humaines en sauverait davantage ailleurs.

Si on pense qu’il y a encore trop d’accidents, rien n’empêche de baisser le prix marginal de la vie épargnée dans les accidents de circulation. Mais à la limite, le risque de mourir de faim va l’emporter sur le risque d’avoir des accidents. Ni les gouvernements, ni l’opinion ne veulent aller jusque-là.

Alors comment trouver une valeur raisonnable pour ces calculs ? Je récuse l’idée, courante dans les pays nordiques, d’attribuer à un homme la valeur actualisée de la production qu’il aurait pu produire s’il n’était pas mort. Si on veut être logique avec cette position, il faut aussi en déduire tout ce qu’il aurait consommé. Sa valeur c’est donc son épargne, actualisée. Pour peu que son épargne soit consommée avant sa retraite, il ne vaut plus rien. Si on tient compte du pretium doloris de la disparition, dire que la vie humaine vaut la valeur actualisée de la production, c’est dire que la consommation équivaut au pretium doloris. C’est un calcul rationnel qui ne me paraît pas raisonnable.

La valeur à indiquer aux ingénieurs pour leurs calculs économiques doit être compatible avec les dépenses de sécurité auxquelles on consent. L’analyse des comportements peut donner des indications sur la valeur que les gens accordent à leur propre vie. On peut aussi regarder ce que font les étrangers. Toujours est-il que dans le groupe que je présidais, concernant la valorisation des nuisances et aménités dans le secteur des transports, nous avons retenu pour le prix de la vie humaine : 1,5 million d’euros. Je passe sur les détails.

Pourquoi ne pas retenir la même valeur dans les hôpitaux, autour des centrales nucléaires ? Pourquoi ne pas retenir partout la même valeur marginale de la vie économisée ?

Première objection : le prix de la vie humaine dépend de l’âge. On peut discuter de la forme de la fonction mais, par exemple, les services de transplantation rénale réservent les reins disponibles pour des jeunes ou des adultes, au détriment des personnes trop âgées.

Deuxième objection : dépend-elle du niveau de revenus ? Pour un assureur, certainement. Pour la puissance publique, c’est une question idéologique, voire théologique. Dans la théorie de la concurrence parfaite, héritage mis à part, la rémunération de quelqu’un représente la valeur qu’il rend à la société. Les puritains américains ont d’ailleurs plus de respect pour le revenu qu’en France.

Troisième objection : le goût du risque. Il n’est pas normal de prendre la même valeur pour ceux qui prennent des risques en haute montagne et pour le quidam qui prend simplement sa voiture pour aller voir sa famille.

Sur un marché, autour du prix d’équilibre, il y a des gens qui sont prêts à payer plus, d’autres qui voudraient payer moins. La valeur que les gens accordent à leur vie, il y a toute une gamme… Ce qui nous intéresse, ce serait la valeur qu’attachent les " candidats marginaux à la mort ", soit dit pour être provocant.

Si on utilise systématiquement une valorisation de la vie humaine pour les transports – c’est parce que c’est le domaine où s’applique le mieux la loi des grands nombres. Le mort, sur la route, a trente-neuf ans en moyenne. On ne tient compte ni de l’âge moyen des gens qui utilisent la route, ni de leurs revenus, ni du goût du risque. Je conçois que dans d’autres secteurs, ce soit beaucoup plus subtil.

Michel Matheu

Merci de ce cours détaillé sur la tarification du mort au coût marginal,  traditionnelle dans le domaine des transports. Je donne la parole à Guillaume Rosenwald qui, lui, va nous donner un point de vue de professions où le coût marginal est moins utilisé.
 

Guillaume Rosenwald
Directeur des marchés d’assurance de biens
et de responsabilité (FFSA)

Pour indemniser les ayants droit, les proches, ou la famille d’une victime d’un accident, on actualise en effet les revenus futurs qu’aurait eus le défunt, déduction faite de sa consommation. Mais il serait odieux d’estimer précisément celle-ci. Les tribunaux et les assureurs s’en tiennent à une évaluation forfaitaire, une sorte de dégrèvement.

Le préjudice moral, lui, est totalement arbitraire et relève de la jurisprudence très différente selon les pays. Ainsi lors de la catastrophe du tunnel du Mont Blanc, le préjudice moral fut quatre fois plus élevé en Italie qu’en France. Mais d’autres postes de préjudice, plus objectifs, sont plus élevés en France.

Au-delà des questions d’investissement public en infrastructures ou autres, ou d’investissement privé en confort ou en sécurité, le principal intérêt du prix de la vie humaine est d’inciter à la prévention. A ceux qui commettent des infractions, on fait payer des amendes qui se veulent dissuasives et préventives. Celui qui brûle un feu rouge a une probabilité plus grande d’avoir un accident. L’idée est qu’il y a un lien entre le coût de l’accident, y compris celui des vies éventuellement perdues et le montant des amendes, en tenant compte évidemment de diverses probabilités, celle de se faire prendre, celle de provoquer un accident mortel en brûlant un feu rouge.

Les questions sont les mêmes que celles évoquées par Marcel Boiteux : ce coût est-il le même pour tous les acteurs, pour des particuliers ou pour des entreprises, privées ou publiques ? Est-il le même quel que soit le niveau de vie de la personne que l’on veut inciter à la prévention ? Le canton suisse du Jura proportionne le montant des amendes d’infraction routière au revenu des personnes. En France, les tribunaux peuvent le décider ; dans le Jura suisse, c’est possible pour de simples contraventions.

Les entreprises, elles, peuvent faire comme le ministère de l’Equipement, calculer le coût de la vie de leurs salariés. Le coût de l’assurance est une chose, mais elles peuvent aussi tenir compte de la désorganisation de leur société, du mécontentement de la clientèle, du manque à gagner de leur activité, etc. Il y a des préjudices immatériels qu’aujourd’hui on sait valoriser, et dont le coût s’ajoute à celui du préjudice versé aux ayants droit. Par exemple, la renommée de la marque. Si un camion de sous-traitant renverse un groupe d’enfants sur un passage clouté, si l’enquête montre qu’il roulait trop vite pour être à temps au quai de déchargement de tel grand distributeur, le grand distributeur en question est impliqué dans l’accident. Tout cela augmente le coût de la vie humaine perdue dans un accident et incite à investir plus dans la prévention et l’ organisation, comme le ministère de l’Equipement le fait depuis longtemps. La méthode des référentiels est bien au point et commence à se diffuser. La demande de l’opinion, apparue dans le domaine de l’environnement vis-à-vis des entreprises potentiellement polluantes, comme les entreprises chimiques, est beaucoup plus efficace que les amendes et les règlements.

Les grands handicaps ont, par ailleurs, un coût direct beaucoup plus important que le celui d’un décès. Il y a des blessés très graves, qui ne sont plus capables d’avoir une activité pour le reste de leur vie, qui coûtent extrêmement cher en indemnisation. Il y a là une forte incitation à toutes sortes d’investissements de sécurité, de prévention et de traitement médical.

Michel Matheu

Merci beaucoup de cette mise au point. Je retiens des deux interventions, premièrement que le calcul de la valeur de la vie humaine est une science exacte et, deuxièmement, que quand on donne des calculs produits par une science exacte à des investisseurs rationnels, ils prennent normalement des décisions rationnelles qui même à la limite doivent être optimales. Mais ce n’est pas l’avis du professeur Got.

Claude Got
Professeur de médecine
Accidentologue

Je m’intéresse à la jonction entre la connaissance et la décision administrative ou politique, en gros la gestion des risques. Or chaque fois que j’ai vu utiliser une notion de coût, c’était un prétexte. Cette notion d’évaluation d’un coût n’a en effet de sens que pour celui qui tient la caisse. Les assureurs ont un lien direct entre la socialisation d’un risque et son coût : des gens payent pour recevoir, si le malheur les touche, de quoi survivre dans les meilleures conditions possibles.

Mais des calculs plus élaborés de coût social ou de coût global direct, indirect, l’utilité est discutable. Le risque est que les références éthiques, humaines disparaissent. Récemment en Tchécoslovaquie une marque de cigarettes a fait une publicité provocante avec un cadavre qui avait une étiquette attachée au gros orteil et un coût en dollars. C’était, en gros, l’économie produite par une mort prématurée à un certain âge d’un fumeur. De la même façon, Jean-Jacques Rosa a montré que pour le Budget – le budget de l’Etat et le budget de la Sécurité sociale, des caisses de retraite, des caisses maladie – le tabagisme rapportait énormément d’argent. Vous mettez d’un côté les taxes sur le tabac, vous mettez du même côté toutes les retraites qui ne seront pas payées quand, dans l’émotion du départ à la retraite, un salarié fait son infarctus et tombe raide mort ; là, c’est le cas idéal pour cette vision des choses… Ce genre de bilan est positif de plusieurs dizaines de milliards.

Si on a comme référence que les gens vivent le plus longtemps possible et le plus heureux possible, il faut être extrêmement méfiant des abords partiels et des méthodes qui, derrière une pseudo-rationalité et l’usage d’éléments aussi objectifs que des coûts, habillent des décisions ou des absences de décision. Je vais vous donner quelques exemples.

Dans le domaine des soins, il y a un gaspillage gigantesque. Avec les progrès des techniques et des médicaments, très chers et très efficaces, on ne sait plus financer ce qui est utile. On demande aux médecins d’assumer la contradiction entre un code de déontologie qui les oblige à faire le maximum pour chacun de leurs patients et des moyens alloués qui le leur interdit. C’est très difficile de faire assumer de telles responsabilités (celui-là, je l’opère ; celui-là, j’arrête) alors que persistent des erreurs d’organisation qui dépassent, et de loin, les conséquences des " gaspillages " financiers qu’ils pourraient commettre.

Actuellement, malgré les progrès faits avec le budget global des hôpitaux publics, les agences régionales d’hospitalisation, la rationalisation de l’offre de soins, il y a encore d’énormes lacunes. Les investissements concernant le long séjour, le maintien à domicile, les établissements qui permettent pour des coûts relativement modérés d’assurer correctement le soin des personnes dépendantes, ne sont pas au niveau convenable. Notre système favorise excessivement les soins aigus et onéreux.

Nous ne savons pas nous arrêter de soigner. Plus je vieillis, plus je suis libre d’en parler. Nous laissons des accidentés de la route dans un état végétatif chronique, qu’on maintient des années avec des sondes… Ça ne correspond pas à ma conception de la vie acceptable. Je ne plaide pas pour l’euthanasie active. Mais nous avons des progrès à faire pour la gestion du long séjour, de l’aide à domicile, pour l’interruption de certains soins coûteux au moment raisonnable.

Le système de soins n’est pas un bon exemple de rationalité dans l’usage des moyens. Le rapport des investissements dans le secteur des soins et dans le secteur de la prévention est sans commune mesure avec celui des service rendus. Gérard Dubois est un professeur de santé publique qui fait remarquer depuis vingt ans que les investissements en prévention sont inversement proportionnels à la gravité du problème traité. C’est souvent du 1 à 1 000 dans la fréquence des événements et ensuite encore de 1 à 100 dans l’importance de l’investissement. On arrive à des rapports 1 à 100 000 ! Ça donne le vertige !

Regardez le risque des produits agricoles. Il y a moins de cent morts par an en France, toutes toxi-infections alimentaires mises bout à bout, quelques listérioses, quelques salmonelloses, quelques imprudences… L’encéphalopathie spongiforme bovine, commencée il y a quelques années, n’a pas fait cinq tués en France ! A côté de ça, dans les produits agricoles toujours, il y a 130 à 150 000 morts dus aux " bons produits ". 45 000 pour l’alcool, 60 000 pour le tabac, le reste pour le couple suralimentation - sédentarité - toujours avec de bons produits. D’un côté, 150 000 tués, quelle prévention ? De l’autre 100 – on est dans un rapport de 1 à 1 500 – On fait quoi ?

Pour l’alcoolisme, le dernier acte du Parlement a été de rétablir partiellement le privilège des bouilleurs de cru sous prétexte de favoriser le redéveloppement des vergers et des plantations de fruits dans nos campagnes... Ça avait été une suppression initiée, les plus âgés s’en souviennent, par Pierre Mendès France mais elle avait été rapidement balayée. Michel Debré l’avait réintroduite quand il avait pu légiférer par ordonnances.

Pour la sécurité routière, c’est pareil. Première cause de mortalité des jeunes hommes de 18 à 25 ans, de loin, bien avant le suicide, c’est la mort sur la route. Une société qui accepte avec cette légèreté la mort de ses enfants, de ses jeunes adultes, est une société malade. Or il y a des causes structurelles françaises : beaucoup d’alcool, un gros réseau secondaire, un mauvais système de contrôle-sanction. La France est dans les mauvais au niveau européen.

On vient de voir qu’il y avait une possibilité d’agir, puisqu’il a suffi d’une suite d’annonces bien gérées – pas d’amnistie des fautes de conduite, les états généraux de sécurité routière au mois de septembre, plusieurs comités interministériels, trois lois… – avant même qu’elles aient pu être appliquées – ça a commencé le 1er avril avec les décrets d’application sur l’interdiction du téléphone au volant et trois points sur l’absence de port de ceinture – on avait déjà 1 300 morts en moins par an. 1 300 morts, c’est l’équivalent de la totalité des homicides volontaires en France. Uniquement avec du discours !

Un rapport du préfet Guillot estimait que, finalement, tomber de 8 000 à 4 000 morts par an sur les routes, c’était assez facile, avec des contraintes tout à fait acceptables qui n’avaient rien à voir avec la liberté de circuler. Il avait raison. Et pourtant, ce n’est pas encore gagné. Est-ce que les investissements pour le contrôle automatisé vont être faits ?

Notre commission suggère d’investir dans des radars couplés à des systèmes d’analyse d’image ; on lit les plaques d’immatriculation, on couple ça avec le fichier des cartes grises et, trois jours après, le contrevenant a reçu sa contravention. On met une telle pression sur l’usager, légère mais diffuse et constante, qu’on améliore les résultats… Les Anglais disent qu’en dix mois, on amortit l’appareil. Le gouvernement peut-il dégager les moyens suffisants pour, en deux ou trois ans, contrôler la vitesse ?

Les assureurs engrangeraient de sérieux profits grâce à cette amélioration de la sécurité routière. Mais les vases ne communiquent pas ! Au Québec, pays libéral, la Société d’assurance automobile du Québec est nationalisée. Les " bénéfices " faits grâce à la diminution du nombre d’accidents peuvent être réinvestis en achetant des radars. En France, non. On ne peut trouver les moyens qui obtiendraient 2 000, 3 000, 4 000 morts en moins chaque année.

Je travaille avec les constructeurs depuis 33 ans, ce sont tous des amis. D’un côté, ils font avec moi de la sécurité et, de l’autre, ils font de l’insécurité. Voilà la publicité pour une Clio 16 soupapes :

" Ah ! Si seulement j’étais équipé d’un moteur 2 litres 172 CV, de jantes alliage 16 pouces, d’ailes avant à voie élargie et de phares au xénon ! L’image c’est des spermatozoïdes qui montent à l’assaut d’un ovule, et chaque spermatozoïde se tient ce langage : " Si je pouvais aller plus vite, je serais le premier arrivé pour féconder cet ovule. "

L’article L7 du Code de la route dit qu’un véhicule doit être construit pour assurer la sécurité de tous les usagers. Ce n’est pas une faute caractérisée de produire un tel véhicule et, pour l’Etat, de le laisser mettre en circulation ? A la justice d’en décider.

Michel Matheu

Merci beaucoup. Les économistes produisent des chiffres adéquats mais apparemment ils ne sont pas au pouvoir. La parole est à la salle.
 
 


DEBAT

Marcel Boiteux

Je suis d’accord avec le professeur Got, il y a encore beaucoup d’efforts à faire pour aller vers une plus grande rationalité. Alors pourquoi décourager les gens des Ponts et Chaussées qui s’efforcent de le faire ? On peut contester les barèmes. Ce qui est important, c’est qu’ils soient appliqués et éventuellement contestés, puis corrigés. C’est un processus d’offre et de demande.

Notre rapport de 1994 fournissait pour la valeur du temps perdu, pour la valeur de l’effet de serre, de la pollution, et pour la valeur du mort des chiffres très différents de ceux retenus cette fois-ci. A l’époque, le temps perdu était dominant, suivi des effets de la pollution, et enfin des vies humaines. On a décidé de tripler le prix accordé à la vie humaine et de réduire notablement celui du temps perdu. Payer l’encombrement au prix de l’heure de travail, ce n’est pas raisonnable. Pour les mères de familles, certes, la minute gagnée est appréciable. Mais en moyenne, on avait beaucoup trop valorisé le temps perdu et pas assez la vie humaine. C’est un processus de va-et-vient, d’expériences.

Il est vrai que les techniciens n’ont pas le pouvoir d’imposer aux politiques leurs décisions mais c’est un progrès considérable de distinguer la partie chiffrée en termes marchands, de la corriger par la partie chiffrable en termes non marchands à partir des barèmes sortis de nos études, et d’ajouter des commentaires sur ce qu’on ne sait pas chiffrer. Cette rationalité va dans un sens positif. Ce n’est pas la panacée, mais il ne faut pas nous décourager.

Claude Got

Je ne nie pas l’utilité de faire ces études mais non seulement la distance entre la gestion réelle des risques, leur coût, et nos connaissances ne se réduit pas mais elle s’accroît. Quand j’ai commencé à faire de l’accidentologie dans les années 70, l’approche rationnelle, c’est sur la route qu’elle est apparue, justement dans les années 60-70 ! Et maintenant, je la vois régresser. Je maintiens qu’il faut se méfier, j’ai rencontré plus d’usages pervers que des usages vertueux. A l’OFDT (Observatoire français des drogues et toxicomanies) où je préside le collège scientifique, on développe ces études – coût social des drogues, de l’alcool, du tabac – pour éviter d’avoir, en face, des usages malfaisants du concept.

Une intervenante

Je suis le docteur Mayeux. Je suis médecin anesthésiste réanimateur et je suis une rescapée de la route. Comme le professeur Got est très modeste, il n’a pas évoqué du tout le combat acharné qu’il a mené pendant des dizaines d’années pour aboutir au port de la ceinture de sécurité ! Une ceinture de sécurité, c’est un bon exemple d’un investissement peu onéreux qui sauve beaucoup de vies humaines et limite les dégâts de beaucoup de blessures. Je voulais rendre publiquement hommage au professeur Got sur ce point.

Claude Got

La décision date de 1973. La France a été le premier pays à rendre la ceinture obligatoire. Christian Gérondeau est nommé délégué interministériel à la sécurité routière, à la fin du gouvernement Chaban-Delmas, en application d’une proposition de Michel Ternier, comme quoi il fallait gérer le problème au niveau du Premier Ministre. Gérondeau, avec sa rationalité d’ingénieur, explique à son Premier ministre, Messmer, la ceinture divise par 2,4 la mortalité. Il y a alors 20 % de port de la ceinture facultative, il faut la rendre obligatoire pour aller à 80-90 %. Et la décision est prise en quelques mois.

Le combat difficile a été après. A l’époque, les décisions étaient prises sans grande concertation. Le débat a suivi, pendant plusieurs années, au nom de la liberté et au nom de l’efficacité. Maintenant, la mesure est bien acceptée.

On a eu ensuite du mal avec l’alcool. Aujourd’hui le pôle de résistance, c’est la vitesse. Le risque lié à la vitesse est pourtant démontré depuis les travaux de Bolin en Suède au début des années 70.

Pierre Boisson (conseil général des Mines)

Il y a quelques années, des chercheurs de l’école de Chicago avaient classé plusieurs centaines de programmes de santé publique en trois catégories : les programmes classiques – dépistage, vaccination, amélioration des services d’urgence, etc. –, des programmes de lutte contre des accidents et des programmes d’approche environnementale – durcissement des normes de tel ou tel polluant. Ils avaient estimé les années de vie gagnées par la mise en place de ces programmes. Ils avaient comparé les rapports des coûts au nombre d’années de vie gagnées. On retrouve ce que disait le professeur Got : entre les programmes classiques de prévention et les programmes liés à des mesures environnementales, il y a un coefficient de plus de 1 000.

L’argent pour la prévention est le parent pauvre dans toute démarche budgétaire. Seuls les politiques peuvent changer ça  Mais si les problèmes sont médiatisés, et si on peut en faire supporter le coût aux consommateurs d’une manière relativement indolore – on a un exemple récent avec les normes sur le plomb, les normes qui conduisent à changer complètement les canalisations de plomb, ce qui représente un coût d’une centaine de milliards pour la France – ça passe sans débat.

Claude Got

Il est vrai que l’approche " nombre d’années de vie gagnées " est très éclairante.

Chaque accident évité, moyenne d’âge 40 ans, c’est en moyenne 40 années de vie gagnées. Chaque cancer bronchique, moyenne d’âge 67 ans, c’est 13 années de vie gagnée, trois fois moins. Il faut convaincre beaucoup de gens de s’arrêter de fumer ou de ne pas commencer à fumer pour avoir l’équivalent de l’accident de la route en nombre d’années de vie épargnées.

Il y a des endroits où il y a des dizaines de milliers d’années de vies relativement faciles à épargner et d’autres où on va fixer des normes extrêmement élevées pour un bénéfice très faible. Tout dépend du décideur, de celui qui paye, de celui qui assume éventuellement la responsabilité de ne pas avoir pris la décision.

Récemment l’expertise de l’Inserm sur le plomb a montré que de faibles plombémies chez l’enfant s’accompagnaient d’un retard psychomoteur, statistiquement indiscutable…

L’Etat a pris la décision facilement parce qu’il n’a pas eu un centime à mettre pour assumer les conséquences financières de la décision prise, partagées entre les compagnies des eaux et les industriels du BTP. Pour l’amiante, c’était analogue. Le désamiantage, sauf celui des bâtiments publics, n’est pas à la charge de l’Etat. Le désamiantage de Jussieu n’est certes pas négligeable, mais, dans l’ensemble, ce sont les usagers qui payent le diagnostic et, ensuite, s’il y a un désamiantage à faire, ce sont eux qui le paient.

Actuellement, il y a 2 000 morts par an liés à l’amiante mais on ne sait pas bien ce que vont donner les mesures qui ont été prises depuis l’interdiction de 1997. Pour les gens très nombreux exposés à de faibles niveaux, c’est beaucoup plus difficile de prévoir un taux de mortalité que pour les gens qui étaient dans l’industrie de l’amiante à des niveaux cent ou mille fois plus élevés.

Mais ce que vous dites est vrai, la médiatisation est très importante. C’est elle qui rend une situation inacceptable, parce qu’elle fait changer les décisions des tribunaux !

Trois irresponsables, qui faisaient la course sur l’autoroute A1 et qui ont tué une jeune femme qui a brûlé avec ses trois enfants, avaient tous les trois été condamnés en première instance à 18 mois fermes, 18 mois avec sursis ;  deux d’entre eux se sont dits, comme ils avaient fait beaucoup de préventive, on est libres, on en reste là. Le troisième a fait appel, et a pris trois ans fermes. C’est l’évolution des juges !

De même les gendarmes et les policiers, quand le Président de la République leur a dit que la route était la première priorité de santé, ils se sont sentis regonflés ! Ensuite, Nicolas Sarkozy qui dit, dans une très bonne circulaire : " Plus de négociations, d’indulgence et d’utilisation de la contravention. " La dévalorisation de la contravention du délit routier était inacceptable. On va voir si c’est appliqué, mais d’ores et déjà, il y a eu un changement d’attitude vis-à-vis de l’accident de la route.

Les résultats arrivant entraînent la machine. Quelles que soient les difficultés du gouvernement "  au moins il y a un truc qui marche ! ". La sécurité routière, c’est un bon argument pour continuer. Bien sûr, il faudrait faire de l’investissement. Ça peut s’arrêter dans deux mois ! Vous avez un pronostic, monsieur Rosenwald, vous qui connaissez bien le système ?

Guillaume Rosenwald

Je pense comme vous que le gouvernement est condamné à la maintenir et donc elle va se maintenir…

Je voulais rebondir sur la question de la médiatisation. Aujourd’hui, on a une médiatisation et une pression de l’opinion publique sur la question de sécurité routière mais qui est totalement orientée, pour le moment, vers les pouvoirs publics, vers les juges, les policiers, etc. On n’a pas encore cette pression-là orientée vers les constructeurs privés.

Pour rester sur l’exemple de la Clio RS, l’idéal, ce serait qu’il y ait un certain nombre de particuliers qui aillent dans leur concession Renault en disant : " Je vous aurais bien acheté une Renault mais je vais plutôt acheter une autre marque qui a une gamme plus homogène et qui propose uniquement des véhicules plus raisonnables. "

On peut aussi imaginer qu’après avoir failli être écrasé par l’estafette de la Superette du coin, vous alliez voir le gérant de la Superette en lui disant : " C’est inadmissible, si vous ne donnez pas d’instructions à vos livreurs, je vais à la Superette d’en face. " Cette pression-là, on ne l’a absolument pas dans le domaine de la sécurité routière. On y viendra mais je ne sais pas quand.

Un intervenant (conseil général des Mines)

Michel Ternier, en 1969, donnait un prix de la vie d’environ 120 000 euros ; par rapport au million et demi de Monsieur Boiteux, ça fait un bon facteur 12. Monsieur Boiteux a donné déjà une partie de l’explication avec le facteur 3 introduit en 1994, ce qui montre qu’il ne s’agit pas de calculs scientifiques mais plutôt d’un changement d’échelle de valeur entre le coût du mort – comme on disait – et le temps perdu. Il reste quand même un facteur 4. Comment expliquez-vous cet enchérissement ? Un peu plus d’éthique, l’inconscient collectif des économistes qui s’est amélioré à longueur de temps ?

Marcel Boiteux

Le sentiment public a en effet évolué. La France était l’un des pays où l’estimation est la plus faible. L’estimation d’il y a trente ans était une estimation étatique prudente. Aujourd’hui, on s’est efforcé de traduire l’attitude du public devant le sujet. Enfin, la croissance de la valeur attachée à la sécurité est un phénomène lié à la croissance du niveau de vie.

Claude Got

Beaucoup de méthodes nouvelles sont apparues, qui ont tiré plusieurs pays étrangers vers le haut. Il y en a une à laquelle je ne croyais pas du tout, sur le paiement subjectif qui neutraliserait le risque. Vous demandez à des gens : combien accepteriez-vous de payer un paquet de cigarettes qui ne produirait aucun dommage ? Mais je dois bien constater la reproductibilité des réponses. Bien sûr, elles varient avec les revenus individuels mais l’ordre de grandeur moyen est significatif.

Un consommateur de tabac sur deux meurt d’une maladie liée au tabac. Mais ces données épidémiologiques ne sont pas encore intériorisées par l’opinion publique. Un sur deux, c’est la seule industrie qui tue autant de ses consommateurs. Même l’industrie automobile n’a jamais réussi à faire autant ! Toujours est-il que de telles méthodes produisent des résultats plus élevés que les méthodes traditionnelles d’évolution du coût social. On l’a bien vu à l’OFDT, dans des comparaisons sur alcool, tabac, drogues.

Jean-Michel Yolin

Voici une petite anecdote. J’étais à l’époque jeune ingénieur des Mines à la DRIRE du Pas-de-Calais. Arrive un fax qui horrifie tout le monde : " Deux morts à la centrale nucléaire allemande de… " Les gens étaient complètement paniqués. Trois quarts d’heure après, un autre fax arrive : " C’est pas grave, ils sont morts ébouillantés. " (Rires.) Quand on voit le nombre de millions d’euros qu’on investit dans une centrale nucléaire pour des problèmes de sécurité, on se dit que les calculs ne sont pas faits avec des ratios identiques pour les différentes causes de décès… A l’époque, je m’occupais également de la sécurité dans les mines et il y avait plus de morts dans les accidents de trajet que d’accidents du fond.

J’ai le sentiment qu’il y a des rationalités très différentes de l’opinion publique. Quand il s’agit de la route, on se tue en voiture. En avion ou en train, on est tué par Air France ou la SNCF, il y a des gens vers qui on se retourne pour les accuser. Si se nourrir devient angoissant, alors ce niveau d’angoisse a un prix de marché. Le prix de marché, c’est l’angoisse du survivant !

CG

Vous abordez le problème fondamental des risques ressentis et réels. A l’OFDT, Patrick Peretti-Watel (Sociologie du risque, Armand Colin, 2000) a travaillé sur la représentation sociale du risque. Il dit : ce qui compte pour les médias et pour les politiques, c’est ce qui est ressenti, même si le risque objectif est extrêmement faible.

D’où les distinctions entre le risque imposé et celui qu’on a l’impression de maîtriser : " je conduis ma voiture, je saurai éviter l’accident ". A l’opposé, la listériose, quand on ne s’en occupait pas, on pouvait manger tranquillement du fromage frais. A partir du moment où on s’est mis à chercher les listeria, ça a été une catastrophe. Auparavant il y avait probablement 500 morts par listériose en France, on ne la voyait pas. Mais le dernier cas de fromage fermier qui produira une listériose, ce sera forcément le grand titre des journaux du soir ! On voit des ouvertures de journaux télévisés sur un cas de méningite. Il y a quarante ans, il aurait fallu le faire tous les soirs, il y en avait dix fois plus.

Autre distinction, les risques immédiats et les risques différés. Les femmes qui fument ont du mal à imaginer que dans quinze ans, il y aura chez les femmes autant de cancers bronchiques que de cancers du sein. Or le cancer du sein, on ne connaît pas de facteurs de risque sur lesquels on puisse agir. Or dans les dix dernières années, il y a pratiquement un doublement de la mortalité par cancer bronchique chez les femmes.

C’est un échec incroyable. On n’est même pas capable de faire respecter la loi Evin sur la protection des non-fumeurs. J’ai été un des initiateurs de ce texte en 1989. La loi a été bien faite mais les décrets d’application et l’application sur le terrain laissent à désirer. Il y a une petite évolution des comportements, mais, tout de même, c’est lent !

En France, le passage à de fortes consommations de tabac et l’épidémie de cancers bronchiques ont été plus tardifs qu’en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Maintenant les Anglais ont une courbe qui descend, ce qui montre qu’on peut être efficace dans la prévention la plus difficile, celle du risque de l’individu conditionné à son tabagisme et qui a du mal à s’arrêter. Ils ont utilisé quelques astuces, en particulier celle de faire une étude épidémiologique de la mortalité par cancer bronchique chez les médecins. On croyait que les médecins connaissaient les risques du tabac ! Apparemment, non : il a fallu les leur montrer. Maintenant, il y a moins de 10 % des médecins anglais fumeurs alors qu’au départ, ils étaient aussi fumeurs que le reste de la population.

Les mécanismes à mettre en œuvre, ce n’est pas l’argent. On n’a jamais convaincu un fumeur qu’il devait s’arrêter de fumer pour faire des économies. Le seul argument qui compte à ses yeux c’est : je trouve actuellement des avantages à la cigarette, y compris celui de ne pas souffrir si je m’arrête de fumer. Et, en face, j’ai des résultats qui prouvent que, si j’arrête de fumer, mes risques de mourir vont redevenir presque ceux du non-fumeur. L’économique ne joue pas pour l’individu. Mais il devrait jouer pour le décideur politique si réellement il a pour objectif de faire diminuer la mortalité liée au tabac.

Marcel Boiteux

Une analyse statistique des risques d’années de vie perdues pour les exploitants de centrales nucléaire avait montré que leur durée de vie était supérieure à la moyenne. Pourquoi ? Parce qu’il est interdit de fumer dans les centrales. Ce qui donne. On devrait publier plus souvent des classements de la valeur relative des risques. Le tabac est presque au sommet des risques possibles.

Michel Matheu

Dans votre dernier rapport, vous préconisez un abattement pour le prix de la vie humaine épargnée attaché au fait que la victime est conducteur d’une voiture et non pas passager d’un transport collectif. Cet abattement d’un tiers m’avait paru modeste. C’est l’idée que le risque subi par le fait d’autrui n’est pas comparable au risque librement consenti.

Marcel Boiteux

Le débat nous engagerait trop loin. Effectivement, on a été amené à distinguer la mort passive de la mort active. Quand on est dans un avion ou un wagon de chemin de fer, on n’y peut rien. En automobile, on peut mettre sa ceinture de sécurité, on peut avoir un airbag, on peut conduire de façon plus ou moins intelligente, ce qui n’exclut pas le fait d’avoir un fou en face.

Il est donc apparu que s’il fallait globalement consacrer un million et demi pour éviter une mort, dans certains cas cette somme est entièrement supportée par le transporteur, dans d’autres une partie de la somme est supportée par l’usager lui-même. Sur la route, les ingénieurs des Ponts ne doivent compter qu’un million parce qu’il y a un demi-million qui est déjà pris en charge par le conducteur. Le phénomène n’est pas contestable.

Claude Got

Ce qui est contestable, c’est que celui qui a pris toutes les précautions, on lui fasse un abattement… Quand la ceinture a été rendue obligatoire, des juges ont dit : il y a une obligation, il faut sanctionner l’absence de port de ceinture en divisant l’indemnité par deux ou par trois.

Guillaume Rosenwald

C’est une pratique qui continue dans la plupart des pays occidentaux et en particulier dans les pays anglo-saxons. En France, il faut vraiment une faute lourde pour ne plus avoir droit à indemnisation et le non-port de la ceinture n’est plus considéré comme une faute lourde par les tribunaux.

Michel Berry (Ecole de Paris du Management, Ecole polytechnique et Gérer et comprendre)

La différence d’approche de Marcel Boiteux et du professeur Got renvoient à deux tribus distinctes. Marcel Boiteux parle le langage des ingénieurs des Ponts, qu’il a contribué à définir. Ses raisonnements évoquent les cours de le calcul économique sur le choix des investissements. Une des références enseignées dans les écoles, c’est Marcel Boiteux. EDF est très présent dans les références. Actuellement le président d’EDF est aussi président de l’Ecole des Ponts, c’est dire que la tribu des Ponts est assez baignée des raisonnements économiques de Marcel Boiteux. Les calculs dont a parlé monsieur Boiteux font désormais partie de leur mode de raisonnement ; quand on compte 1,5 milliard d’euros par vie sauvée, c’est une référence.

Ceux dont le professeur Got a parlé, ce sont des gens très différents. Il ne s’agit pas d’investir, il s’agit de peser sur des comportements. Ce ne sont pas des ingénieurs des Ponts qui s’en occupent, ce sont plutôt des gendarmes ou des médecins. Si on demande à un gendarme : combien ça coûte ce que vous faites, le coût n’est pas du tout une notion qui mobilise le gendarme. Ni les médecins, qui ont des problèmes avec le coût de la santé.

Je ne sais pas quelle est la solution. Enseigner l’économie à ceux qui ne sont pas ingénieurs des Ponts ? Nommer des ingénieurs des Ponts plus nombreux dans ces endroits où peut-être les raisonnements économiques seraient utiles ? Trouver des moyens de sensibilisation autres que l’économique ?

Claude Got

Je suis en total désaccord. Ce n’est pas une question de tribu, c’est une question de type d’activité. Les ingénieurs de l’automobile, ce sont des ingénieurs ; quand ils contribuent à faire une Clio de 180 CV, ils connaissent le risque lié à un véhicule inutilement rapide !

Quand on est dans une DDE, on a de l’argent à dépenser pour l’infrastructure, on peut dire : si je mets ici un rond-point, je diminue de tant la fréquence des accidents. On est dans un système isolé et rationnel.

Mais quand on est dans l’automobile, en concurrence avec l’Allemagne et son haut de gamme lourd inutilement puissant et dangereux – il y a un décalage entre la distribution des rapports poids/puissance des véhicules français et de l’offre allemande – cela devient une question de survie pour nos entreprises. La rationalité n’est plus la même.

Michel Berry

Je ne parlais pas des ingénieurs de l’automobile, je parlais des ingénieurs des Ponts qui ont en charge des projets publics. L’originalité des cours de Marcel Boiteux, c’est d’introduire la notion d’intérêt général et de lui donner un statut économique. C’est à cela que je pensais.

CG

Oui. Il faut faire partie de la tribu et être dans une activité où on a la capacité de le faire.

Marcel Boiteux

Il ne s’agit pas d’une influence d’EDF sur les Ponts, ou réciproquement. J’ai enseigné l’économie à l’Ecole des Ponts, en y vantant l’économie de marché alors que j’étais à la tête d’un monopole. J’ai transposé l’économie de marché à une économie de monopole. Il y a une source commune.

Cela dit, il ne s’agit pas seulement des investissements. On peut appliquer la même rationalité, par exemple, à la rentabilité du système consistant à afficher des renseignements au-dessus du périphérique ou des autoroutes. Ce n’est pas de l’investissement, c’est pratiquement de la gestion.

Il y a des gaspillages considérables qui sont faits faute d’avoir utilisé un minimum d’outils de ce genre. Je ne suis pas un intoxiqué de l’économie mais nous aurions avantage à avoir plus d’économie dans l’enseignement général. Il faut responsabiliser les gens sur les dépenses qu’ils font, ce serait un progrès énorme. Rien n’empêche de leur apprendre ensuite qu’il y a des dépenses marchandes et des dépenses non marchandes – c’était l’objet précisément du groupe de travail que je présidais. L’économie de marché n’est pas parfaite mais on peut la rendre plus ouverte aux problèmes de société.

Bertrand Giraud (ex-ingénieur en chef des Mines)

Dans une société où tout serait rationnel et où l’on économiserait au maximum, on créerait une sorte de puritanisme ! La gastronomie, l’alcool, le tabac, la vitesse, ce sont des plaisirs. Il y a une économie et une éthologie des plaisirs à quoi il faut réfléchir.…

Marcel Boiteux

Ma philosophie autorise la varappe …

Claude Got

Le plaisir est en effet un paramètre important. David Lebreton a travaillé sur le plaisir que donne la confrontation avec le risque : on se prouve qu’on est compétent, maître de soi, au risque de la destruction et de l’autodestruction. C’est fondamental. Le plaisir peut mener à une perte de liberté et à la mort – c’est souvent le risque de l’alcool et du tabac. Mais au départ, celui qui voit le plaisir ne voit pas ce qui se passe à terme. Pour un adolescent qui commence à fumer, qu’on puisse avoir un cancer bronchique, à 40 ans, 50 ans, ça ne le concerne pas. Le plaisir est de faire comme les autres. Ceci dit, sur la route, le plaisir lié à la vitesse, je n’y crois pas. La fraction " mort pour le plaisir " est extrêmement limitée.

Guillaume Rosenwald

Des études de la Fédération des assurances, en collaboration avec le Credoc, il y a deux ans, le confirment. Entre 3 et 5 % des jeunes conducteurs prennent des risques volontairement, environ 20 % en prennent de temps en temps. Le reste est pris sans y penser. Ça existe, ce n’est pas négligeable, mais ça reste relativement limité. Le problème, c’est l’habitude d’aller vite. Un peu comme le fumeur, d’une certaine manière.

Marcel Boiteux

Il faut distinguer le risque qu’on prend tout seul et le risque qu’on fait prendre aux autres. Un conducteur automobile qui a plaisir à conduire à 300 km/heure, tout seul sur le circuit de Montlhéry, pas de problème. Sur autoroute, c’est différent.

Michel Matheu

Dernières questions ?

Un intervenant

M. Marcel Boiteux nous a expliqué la technique du choix des investissements. Dans un hôpital, il y a aussi un budget limité, il y a des malades qui coûtent trop cher et d’autres, c’est moins coûteux de les soigner. La culture britannique, si j’ai bien compris, tolère cette idée. Quelle est l’évolution du milieu médical français, pour contribuer à la maîtrise des dépenses de santé ?

Bernard Roy (université Paris Dauphine)

Je ne conteste pas l’intérêt de ces calculs, qui font intervenir beaucoup de données  … On connaît les valeurs de certains paramètres mais beaucoup sont très mal connus, notamment ce qui relève de prévisions.

Le résultat, c’est un chiffre unique, un taux de rentabilité interne ou une valeur actuelle nette. Est-ce que c’est probant pour faire des comparaisons ? Est-ce qu’il ne faudrait pas calculer des intervalles plausibles ?

Michel Louis Lévy (rédacteur en chef des Annales des Mines)

Je suis démographe, disciple d’Alfred Sauvy. M. Boiteux a souhaité que l’économie fasse partie de la culture générale des Français, les compagnies d’assurance ne pourraient-elles y contribuer en modulant la valeur des primes selon les risques courus par les assurés ? Est-ce que des pénalités pour comportements dangereux ne seraient pas une manière efficace de faire prendre conscience aux gens des risques qu’ils prennent ?

Inversement, ne serait-ce pas logique d’imposer les profits que les compagnies d’assurance-vie tirent des progrès médicaux engendrés par investissements publics ?

Grégoire Postel-Vinay (direction générale de l’Industrie)

L’OCDE vient de publier un rapport sur les risques systémiques émergents au regard des catastrophes.

Pour faire court, les désastres naturels font 100 000 morts par an avec une très vaste dispersion, essentiellement dans les PVD ; les désastres technologiques font 10 000 morts par an, essentiellement dans les pays développés ; le terrorisme, pour le moment, on en est autour de 1 000 morts par an.

Et les montants qui sont dévolus à chacun de ces problèmes sont, en proportion, rigoureusement l’inverse des chiffres que je viens de donner là. Le budget de la Défense américain, c’est un milliard de dollar par jour et les moyens divers qui sont mis en face des désastres naturels que j’ai mentionnés sont de deux ordres de grandeur inférieurs.

Ça, ça pose des problèmes sur l’adéquation des politiques publiques qui sont prises, y compris par les pays développés, dans des cas particuliers. Si on prend la vache folle, le comportement est déjà discutable dans les pays développés ; il devient monstrueux au regard des préoccupations urgentes et immédiates des pays sous-développés.

Marcel Boiteux

Je voudrais répondre à M. Bernard Roy. C’est vrai que les calculs dont il est question sont incertains et qu’ils ne sont pas toujours bien présentés. Cela dit, l’origine de ma démarche, c’était de lutter contre la méthode dite multicritères avec un tableau de vingt lignes, dont une des lignes était le coût. Autant dire qu’on s’en moquait. Je préférais dire : d’abord vous calculez la rentabilité avec tout ce qui est marchand et dont on connaît les prix. Bien sûr, il y a une marge d’incertitude, mais il y a la partie marchande qui est relativement claire, et rien n’empêche de faire des tests de sensibilité.

Il y a un deuxième chapitre dans lequel on fait intervenir la valorisation des aménités et nuisances non marchandes mais qu’on a su valoriser, avec, bien sûr, un test de sensibilité. Au deuxième chapitre, il y a les choses qu’on croit savoir à peu près évaluer mais dont on n’est pas très sûr.

Troisième chapitre : les commentaires sur tout ce qu’on ne sait pas évaluer, effets sur le paysage et autres. De telle manière qu’il y a une hiérarchie qui amène le décideur à penser que ça coûte de l’argent. Il faut redonner une hiérarchie aux différentes considérations, faire en sorte que le coût ne soit pas une considération négligeable.

Claude Got

Est-ce que les médecins sont capables de hiérarchiser le choix de faire survivre ou de laisser mourir ? La réponse est simple. Ils ont leurs idées mais ils ne veulent pas assumer seuls ce type de choix. C’est comme si on disait que le déclenchement d’une guerre doit être uniquement une décision militaire.

Une société doit savoir ce qu’elle veut consacrer à son système de soins. On donnait l’exemple de l’Angleterre. A Manchester, des médecins ont décidé de ne pas faire de pontage coronarien à des gens qui continuaient de fumer. J’avais raconté cela dans un article qui n’a pas été compris. On me voyait dans une position moralisatrice – on va punir le fumeur qui ne sait pas s’arrêter de fumer ! – alors que la discussion était épidémiologique : qu’est-ce qu’on gagne en années de vie en faisant ce pontage chez quelqu’un qui continue de fumer, avec le risque de complications ? Cette complexité-là n’avait pas été comprise.

En tout cas, pour reprendre des exemples aussi simples que l’état végétatif chronique, ce n’est pas aux médecins qui ont en charge ces patients de décider de les laisser mourir. Ces choix, les médecins ne doivent pas les assumer seuls. Ce n’est pas fuir les responsabilités, c’est dire : c’est à la société de choisir l’étendue des moyens qu’elle accorde pour faire telle ou telle chose.

Marcel Boiteux

L’urologue qui fait des transplantations de reins n’a pas assez de reins. Il faut qu’il décide, lui tout seul, à qui il donne un rein neuf, à qui il n’en donne pas. C’est un métier redoutable où on travaille le samedi et le dimanche parce que les reins frais arrivent le vendredi soir et le samedi soir à cause des accidents de moto !

Claude Got

Ce n’est pas un problème de coût, c’est un problème de disponibilité de l’organe. On a une liste d’attente, gérée en temps réel. Des reins arrivent, il y a des problèmes de compatibilité tissulaire et, ensuite, on prend celui qui est en haut de la liste. J’ai connu ça comme réanimateur, il y a quarante ans. On avait quelqu’un qui était en très mauvais état, avec un respirateur ; arrivait quelqu’un avec une pathologie qui permettait d’espérer un bon résultat ; j’ai vu arrêter des respirateurs et les passer à un autre patient. Je parlais du problème de coût. C’est très différent.

Michel Matheu

Le mot de la fin est à Guillaume Rosenwald pour répondre à Michel Louis Lévy…

Guillaume Rosenwald

La première question était : est-ce que l’assurance segmente suffisamment pour inciter à des comportements prudents ? Sur l’assurance automobile, la réponse est oui. En France, la segmentation est faite sans aller jusqu’à croiser trop de critères, ce qui correspondrait à des cas trop peu nombreux.

En revanche, pour d’autres assurances de responsabilité civile, en particulier celle des chefs d’entreprise, employeurs, etc., là il y a une mutualisation assez grande et sûrement pas assez de segmentation aujourd’hui, sans doute faute d’informations suffisamment pertinentes. D’ailleurs même sur l’assurance auto, on segmente en fonction de l’information qu’on a. Au Québec, on est allé beaucoup plus loin en utilisant les infractions routières.

L’utilisation des infractions routières aurait sûrement un grand intérêt pour les jeunes conducteurs pour pouvoir leur dire clairement : on vous redonne 20 ou 30 % de la prime à la fin de l’année si vous n’avez pas eu d’accidents et d’infractions pendant l’année. C’est une idée qui commence à faire son chemin.

Mais pour que ce soit efficace, il faut aussi que ce soit sanctionné. Précédemment, vous aviez plus de risques d’avoir un accrochage que d’avoir une contravention. Dans d’autres pays occidentaux, on a beaucoup plus de risques d’avoir une contravention que d’avoir un accrochage.

Pour l’assurance-vie, c’est un peu moins dans le sujet…Il y a des contrats qui prévoient des taux garantis et d’autres où il y a une participation au bénéfice, s’il y a des bonnes surprises sur la longévité des personnes ou sur les taux d’intérêt. Au consommateur de prendre le contrat qu’il préfère.

Le président

Je remercie toutes les personnes de la table ronde J’espère que cette séance fera progresser ses réflexions, qui ne seront sans doute jamais terminées.