TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1979)

Jean GAUDANT
LOUIS AGASSIZ (1807-1373) fondateur de la paléoichthyologie

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 29 Mars 1979)

Né le 20 Mai 1807 au prebytère de Motier (Canton de Fribourg, Suisse), Jean Louis Rodolphe AGASSIZ a marqué l'Histoire naturelle du 19e siècle par son oeuvre paléontologique où figurent, à côté de ses célèbres travaux paléoichthyologiques, plusieurs monographies sur les Echinodermes et sur les Mollusques, mais aussi par ses recherches sur les glaciers qui en font l'un des fondateurs de la glaciologie, et enfin par le rôle prédominant qu'il a joué dans le développement des Sciences naturelles aux Etats-Unis, notamment grâce à ses "Contributions à l'Histoire naturelle des Etats-Unis" et à la création du Museum of Comparative Zoology de Harvard Collège.

LA NAISSANCE D'UNE VOCATION

Après avoir commencé ses études universitaires à Zurich puis à Heidelberg, Louis AGASSIZ, attiré par le renom de deux des maîtres de la Naturphilosophie : F.W.J. SCHELLING et L. OKEN, s'inscrivit en 1827 à l'Université de Münich. Très rapidement, il y conçut le projet d'écrire un ouvrage consacré aux Poissons d'eau douce d'Europe centrale, projet dont il fut détourné par le Professeur C.F.P. von MARTIUS,qui lui proposa d'étudier une collection de Poissons rapportés quelques années auparavant d'une expédition en Amazonie. C'est ainsi que parut en Mai 1829 un ouvrage intitulé "Selecta genera et species Piscium, quos in itinere per Brasiliam annis 1817-1820...", ce qui valut à AGASSIZ l'estime de Georges CUVIER à qui l'ouvrage était dédié. Il s'agissait d'une description morphologique des Poissons d'Amazonie, complétée par l'étude ostéologique détaillée d'une espèce de Poisson osseux primitif ("Sudis" gigas) et par une comparaison approfondie des divers types d'écailles observés, une méthode qu'AGASSIZ développa par la suite dans ses travaux sur les Poissons fossiles. Après avoir acquis en 1829 et 1830 les grades de Docteur en Philosophie et en Médecine, AGASSIZ se tourna à nouveau vers l'ichthyologie. Ainsi, fit-il imprimer en Août 1830 un prospectus annonçant la parution prochaine d'une "Histoire naturelle des Poissons d'eau douce de l'Europe centrale" pour laquelle il prévoyait "180 planches in folio, gui paraîtront de 3 mois en 3 mois en 10 livraisons" (1). Mais finalement, AGASSIZ dut renoncer provisoirement à ce projet trop ambitieux et commença bientôt la préparation d'une "Histoire naturelle des Poissons fossiles d'Europe", projet qui prit tournure trois ans plus tard avec la première livraison des "Recherches sur les Poissons fossiles".

LA METHODE DE LOUIS AGASSIZ

Pour réaliser l'oeuvre exceptionnelle dont il avait élaboré le plan, il ne suffisait pas à AGASSIZ de posséder les remarquables connaissances anatomiques qu'il avait acquises au cours de ses études universitaires et de ses premières recherches. Il lui fallait disposer en outre d'un sens de l'organisation hors du commun nécessité à la fois par l'étendue considérable et la nouveauté du sujet, mais aussi par l'extrême dispersion des matériaux à étudier. Pour aborder le domaine encore pratiquement vierge de la paléoichtyologie, AGASSIZ mit en oeuvre une méthode auréolée par la gloire de CUVIER. Ainsi, dans sa Préface (écrite en 1833), se présentait-il comme un disciple du fondateur, récemment disparu , de l'Anatomie comparée, n'hésitant pas à écrire : "Je pris pour guide, dans mon travail les Recherches sur les ossements fossiles, m'efforçant d'ajouter quelques pierres durables à un monument auquel se rattachent tous les travaux paléontologiques modernes" (2). Ainsi, pour la première fois, les Poissons fossiles et actuels furent étudiés ensemble, ce qui permit d'interpréter l'anatomie des premiers à la lumière des connaissances relatives aux espèces vivantes. Le signe le plus tangible de cette orientation est la place importante réservée à l'Anatomie comparée dans l'illustration des "Recherches sur les Poissons fossiles". Plusieurs dizaines de planches présentant le squelette d'espèces actuelles, susceptibles d'être comparées à certains fossiles décrits, ont pour cette raison été insérées dans les cinq volumes d'Atlas. Dans certains cas, comme "Lepisosteus", l'anatomie du crâne est même présentée de façon détaillée sur une planche séparée. L'intérêt de ce poisson est en effet primordial car il s'agit du dernier représentant vivant de l'ordre des Ganoïdes, La connaissance précise de son anatomie permet donc de se doter des meilleures armes pour interpréter correctement les représentants fossiles de ce groupe.

Toutefois, I'Anatomie comparée ne se limite pas, dans l'oeuvre d'AGASSIZ, à la seule étude ostéologique, comme le montre le remarquable chapitre intitulé "Dermatologie" inséré dans le premier volume des "Recherches sur les Poissons fossiles". L'étude histologique et morphologique des écailles devait d'ailleurs servir de base à la Systématique proposée par cet auteur d'autant plus que l'anatomie crânienne est en règle générale décrite très sommairement, en raison de l'écrasement subi par les fossiles, qui rend leur étude relativement difficile.

S'étant ainsi, grâce à l'Anatomie comparée, donné les moyens d'une étude zoologique des Poissons fossiles, il restait encore a AGASSIZ à surmonter l'obstacle constitué par la dispersion des fossiles à étudier, ce dont il s'expliquait dans les Additions à la Préface (écrites en 1843) :"Ne possédant point moi-même de poissons fossiles, et renonçant à acquérir jamais d'aussi précieuses collections, j'ai dû chercher les matériaux pour mon ouvrage dans toutes les collections de l'Europe qui en renferment des débris; aussi ai-je fait de fréquents voyages en Allemagne, en France et en Angleterre pour examiner, décrire et faire figurer les objets qui entraient dans le cadre de mes recherches". (3). C'est ainsi qu'AGASSIZ visita en quelques années les principaux Musées d'Histoire naturelle d'Europe, de Vienne à Edimbourg et prit contact avec les propriétaires des plus riches collections de Poissons fossiles d'Allemagne, de Suisse, de France et du Royaume Uni. Parmi ces nombreux voyages, celui qui le conduisit à Paris en Décembre 1831 et à l'occasion duquel il espérait "recueillir quelques débris sur les traces des naturalistes français" (4), joua de façon évidente un rôle crucial. Le Muséum national d'Histoire naturelle le fascinait à la fois en raison de la richesse de ses collections paléontologiques et du rayonnement scientifique de CUVIER. Très vite celui-ci se laissa séduire par les connaissances précises et par le travail acharné du jeune paléontologue suisse, néanmoins, le séjour d'AGASSIZ à Paris fut rendu difficile par l'acuité croissante des problèmes financiers qui l'assaillaient, menaçant même l'achèvement des "Recherches sur les Poissons fossiles".

Après la mort de CUVIER (Mai 1832), AGASSIZ reçut l'appui d'A. von HUMBOLDT qui, grâce à ses fonctions de Conseiller d'Etat et de Chamberlain de la Cour du Roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, réussit à faire nommer son protégé à l'Académie de Neuchatel, nouvellement créée (5). A partir de Septembre 1832, AGASSIZ se fixa donc dans cette ville d'où il entreprit plusieurs voyages, notamment en Grande Bretagne, pour achever la préparation de ses "Recherches sur les Poissons fossiles" et réunir les matériaux de sa "Monographie des Poissons fossiles du Vieux Grès rouge".

Ainsi, grâce à un sens exceptionnel de l'organisation, AGASSIZ put-il réaliser en une quinzaine d'années une oeuvre scientifique considérable dans le domaine de la paléoichthyologie. Pour cela, il sut s'entourer de collaborateurs efficaces dont certains, corme E. DESOR et K. VOGT, jouèrent parfois un rôle important dans la préparation et même dans la rédaction de certains textes. Il ne faut pas négliger non plus le rôle joué par J. DINKEL qui, parfois secondé par J.-C. WEBER, l'auteur des planches des "Selecta genera et species Piscium...", a peint pendant des années les remarquables planches qui ornent l'oeuvre paléoichthyologique d'AGASSIZ, lequel alla même jusqu'à s'attacher les services d'un maître imprimeur, H. NICOLET, expert en lithochromie, une technique, nouvelle pour l'époque, d'impression lithographique en couleurs.

UN ESSAI DE REVOLUTION DE LA SYSTEMATIQUE

Compte tenu de la difficulté d'observer avec précision les caractères anatomiques des Poissons fossiles, AGASSIZ chercha à promouvoir une nouvelle méthode de détermination qui leur soit applicable. C'est pourquoi il accorda à la morphologie des écailles une importance primordiale. Encouragé par ses succès dans l'identification des fossiles, il tenta alors d'élaborer une nouvelle classification grâce à laquelle "les poissons peuvent être divisés en ordres plus naturels que ceux adoptés jusqu'ici. De cette façon, il a établi quatre ordres qui présentent quelque rapport avec les divisions d'Artedi et de Cuvier" (6).

Ces quatre ordres sont appelés :

La classification proposée par AGASSIZ reçut un accueil défavorable, notamment de la part du grand anatomiste J. MÜLLER qui contestait le rôle joué par la paléontologie dans les recherches à caractère systématique. Tout en proposant pour la première fois les termes de Télcostéens, Holostéens et Chondrostréens, dont l'usage s'est poursuivi presque jusqu'à nos jours, J. MÜLLER en revint, pour les Poissons osseux, aux grandes lignes de la classification de CUVIER dont la qualité principale était de reposer sur des unités systématiques plus naturelles que les Cténoïdcs et les Cycloïdes (acanthoptérygiens et malacoptérygiens) d'AGASSIZ dont la classification fut, pour cette raison très rapidement rejetée par les ichthyologues.

Outre le caractère contestable de son système de classification, on peut reprocher à AGASSIZ - comme l'a fait récemment E. KUHN-SCHNYDER (14) - certaines erreurs de détermination au sein des Ganoïdes. AGASSIZ y plaçait en effet notamment Cephalaspis, reconnu désormais comme un Ostracoderme (Agnathe cuirassé), Acanthodes (le type des Acanthodiens) , Dipterus (un Dipneuste) et Osteolepis (un Crossoptérygien). Enfin, il considérait (à titre provisoire) Placodus dont il connaissait seulement la mandibule et les dents, comme un Pycnodonte, erreur qui fut démontrée quelques années plus tard par R. OWEN (15). Par la suite, dans sa "Monographie des Poissons fossiles du Vieux Grès rouge", AGASSIZ apporta quelques retouches à sa classification des Ganoïdes en démembrant sa famille des Lépidoïdes pour en extraire les Céphalaspides et les Acanthodiens tandis qu'il érigeait une famille des Sauroïdes diptériens dans laquelle étaient regroupés des Crossoptérygiens et des Dipneustes (notamment Osteolepis et Dipterus).

LES POISSONS FOSSILES ET L'HISTOIRE DE LA TERRE

Dans sa Préface au premier volume des "Recherches sur les Poissons fossiles", AGASSIZ considérait que ceux-ci "sont plus propres qu'aucune autre classe à nous donner des idées nettes sur les changements qui se sont opérés dans les vastes mers qui recouvraient jadis la terre" (16). L'une des applications possibles de leur étude peut être d'ordre stratigraphique car "les Poissons fossiles diffèrent suivant les grandes formations géologiques dans lesquelles ils se trouvent et ils ont dans chacune d'elles un caractère d'organisation particulier qui suffit pour les déterminer. Ils diffèrent d'autant plus des poissons du monde actuel, qu'ils se trouvent dans des terrains plus anciens" (17).

AGASSIZ a également cherché à utiliser les Poissons fossiles pour mettre en évidence les variations du climat aux époques anciennes. Il notait ainsi dans ces Additions à la Préface que "la présence de Cyprinodontes dans les terrains d'eau douce (tertiaires) de nos latitudes est un fait qui confirme les indications que nous donnent déjà les plantes et les autres animaux sur le climat de ces localités, à l'époque de leur déposition" (18), Evoquant ensuite les ichthyofaunes de l'Argile de Londres et du Calcaire grossier de Paris, il écrivait que le "caractère tropical de cette faune ichthyologique ressort surtout de la fréquence d'espèces appartenant à des genres dont les représentants de notre époque ne remontent pas, pour la plupart, jusque dans nos latitudes. Les genres éteints même appartiennent à des familles plus développées dans la zone torride que dans les zones tempérées" (19).

Les Poissons fossiles peuvent encore être utilisés pour tenter de reconstituer le visage de la Terre aux temps anciens. C'est ainsi qu'AGASSIZ, se fondant sur le fait que dans les couches anté-crétacées les différences morphologiques n'étaient pas aussi marquées qu'actuellement entre les Poissons d'eau couce et les Poissons marins, estimait que "l'on va peut-être au-delà des faits en admettant dans la série oolithique et plus bas, des terrains d'eau douce et des terrains marins distincts. Je pense plutôt que les eaux de ces temps reculés, circonscrites dans des bassins moins fermés, ne présentaient pas encore les différences tranchées que l'on remarque de nos jours" (20).

Enfin, dans sa "Monographie des Poissons fossiles du Vieux Grès rouge" AGASSIZ apparaît comme un précurseur de la paléoécologie lorsqu'il essaie de reconstituer le mode de vie de certains Poissons cuirassés du système dévonien. Ainsi," la forme trapue des Pterichthys et le développement fort incomplet de leurs nageoires, montrent évidemment que c'étaient des Poissons peu agiles, vivant par troupes dans la vase, se mouvant avec lenteur et destinés à devenir la proie des autres. Chez les Céghalaspides, le large bouclier dont ils sont couverts et leurs yeux supérieurs, indiquent le même genre de vie, mais déjà le tronc devient plus mobile et la queue devient apte à excercer des mouvements plus rapides. Les Coccostées, enfin, étaient déjà des poissons voraces, comme le montrent leurs dents coniques, aiguës, et leur longue queue plate et flexible" (21).

LA PHILOSOPHIE NATURELLE DE LOUIS AGASSIZ

Dès l'Introduction de ses "Recherches sur les Poissons fossiles", AGASSIZ a clairement manifesté son opposition aux doctrines philosophiques qui assimilaient l'histoire de la vie sur la Terre à un "développement progressif". Pour lui, une telle interprétation "ne s'accorde nullement avec les résultats des recherches paléontologiques les plus récentes. En effet, l'observation n'a point confirmé que les animaux rayonnés aient précédé les mollusques et les articulés dans les formations les plus anciennes, ni que les animaux vertébrés soient apparus plus tard". (22)

En revanche, l'auteur admettait que les premiers Vertébrés aient été représentés par des types "synthétiques". Ainsi, "le principe de la vie animale qui plus tard s'est développé sous la forme de poissons ordinaires, de reptiles d'oiseaux et de mammifères, existait en quelque sorte à l'état de germe dans ces singuliers poissons Sauroïdes qui tiennent à la fois des poissons et ces reptiles" (23). Dans sa "Monographie des Poissons fossiles du Vieux Grès rouge", il allait même jusqu'à considérer que ces Poissons "représentent, par leur structure toute particulière l'âge embryonique du règne des poissons" (24). On pourrait donc, à partir de ces Poissons primitifs, entrevoir "un développement organique régulier dans tous les êtres créés... mais ce développement progressif ne se manifeste que dans l'embranchement des Vertèbrés, les animaux sans vertèbres ne s'y rattachant pas directement" (25).

C'est toutefois dans son "Essai sur la classification des Poissons" et plus précisément dans le diagramme intitulé "Généalogie de la classe des Poissons" que s'expriment avec le plus de clarté les conceptions d'AGASSIZ. Il y représentait en effet par des lignes ascendantes la durée de vie des principales familles qui sont disposées en fonction de leurs affinités, bien que les rameaux latéraux ne soient pas liés aux troncs principaux car l'auteur était convaincu "qu'ils ne descendent pas les uns des autres par voie de procréation directe ou de transformation successive" (26). On remarquera que le diagramme est divisé par des lignes horizontales en systèmes géologiques successifs. Cette division a pour but de montrer que "le développement généalogique des espèces est interrompu à réitérées ..... fois et que si, malgré cela, chaque souche nous fait entrevoir une progression régulière, cette filiation n'est pas le résultat d'une descendance continuelle, mais bien d'une manifestation réitérée d'un ordre de choses déterminé à l'avance, tendant vers un but précis et réalicé avec méthode dans l'ordre des temps" (27).

Face à ce monde vivant "dont l'homme est le terme", ne doit-on pas voir la manifestation "d'une pensée aussi puissante que féconde, ... la démonstration la plus palpable de l'existence d'un Dieu personnel, auteur premier de toutes choses, régulateur du monde entier, dispensateur de tous les biens ?"(28). Dieu n'est-il pas d'ailleurs l'unique recours permettant de rendre l'univers intelligible lorsqu'on est convaincu que "l'idée de la procréation d'espèces nouvelles par des espèces précédentes est une supposition gratuite opposée à toutes les saines notions physiologiques" ? (29). Conscient, néanmoins, des difficultés rencontrées par ses conceptions, AGASSIZ admettait que "les créations successives ont parcouru des phases de développement analogues à celles que parcourt l'embryon pendant son accroissement et semblables aux gradations que nous montre la création actuelle, dans la série ascendante qu'elle présente dans son ensemble". (30). Toutefois, cette idée ne faisait que renforcer en lui la conviction selon laquelle "la même pensée créatrice... nous guide partout, dans la recherche de l'enchaînement des êtres organisés" (31).

Et pourtant, ne faut-il pas s'étonner - comme le faisait E. FAVRE il y a un siècle - de ce que "les résultats de ces admirables recherches et de celles qu'il a faites plus tard ne l'aient pas précisément amené à soutenir la théorie du transformisme" ? (32).

NOTES et REFERENCES

Voir aussi : Louis AGASSIZ (1807-1873) : Fixisme et Idéologie, ou les raisons de croire au Fixisme quand on en soi-même ruiné les fondements, par Goulven LAURENT.