TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.2 (1984)

François Ellenberger
Histoire des idées sur les chaînes de montagnes de HUTTON à WEGENER : présentation d'un ouvrage récent, avec commentaire critique.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 28 novembre 1984)

La présente communication est de type inhabituel. Elle se base en effet sur la lecture critique d'un livre récent, qui nous est apparu comme l'un des plus importants de toutes ces dernières années dans le domaine de l'histoire des Sciences de la Terre. Son auteur est un nouveau venu, Mott T. Greene, et le titre de son livre (publié par Cornell University Press, Ithaca, 1982, 324p.) est : "Geology in the Nineteenth Century - Changing Views of a Changing World" .

Ce titre est mal choisi et prête à confusion. En fait, il s'agit d'une histoire des idées sur la formation des chaînes de montagnes et sur la dynamique générale du globe, dont l'orogenèse est l'une des conséquences. Peut-être pour échapper à la suspicion d'étudier le passé de la science à la lumière de son état présent (source dénoncée d'anachronisme), l'auteur a choisi ce titre flou à dessein, alors que son sujet véritable était la "Géotectonique" ou Tectonique globale.

On sait à quel point la science actuelle de la Terre est entièrement dominée par la prééminence de cette vision synthétique unitaire, également connue du public français sous le nom de Théorie des Plaques (terme cependant un peu trop limitatif par rapport à celui de "New Global Tectonics" des promoteurs anglophones).

Ce n'est pas ici le lieu de souligner le caractère exceptionnel de cette révolution scientifique récente. Elle n'a dans les Sciences de la Terre aucun précédent : non pas tellement par l'explosion de concepts et de rapprochements entièrement nouveaux, bouleversant les priorités et le vocabulaire, que par le phénomène étonnant de la conversion soudaine, totale et unanime (à d'infimes exceptions près) de l'ensemble de la communauté scientifique concernée. Révolution, donc, autant sociologique que scientifique.

Mott T. Greene (nouveau venu dans l'histoire de la géologie, et sur qui nous savons fort peu de choses) s'est donné pour tâche de rechercher si au siècle dernier (s.lat.), la science géologique naissante, puis grandissante, a connu déjà des épisodes de théorisation unificatrice "globale" d'ordre géotectonique.

Mais avant de passer en revue les conclusions de son enquête, il importe de bien préciser notre sentiment sur sa façon d'écrire l'histoire. Il ne faudrait pas que les lignes qui précèdent donnent l'impression que l'auteur veut à tout prix retrouver dans le passé les racines de la doctrine actuelle. Tout au contraire, il manifeste un souci louable de n'étudier les hommes et leurs idées que dans leur contexte et leur présent propres, le plus objectivement possible.

On peut donc regretter que la table des chapitres en tête de l'ouvrage annonce d'emblée au lecteur qu'au long de la période étudiée, on assistera à quatre éclosions successives d'une "Global Tectonics" : on pardonnera la projection de cette expression sur le passé si elle a pour but d'inciter les géologues à lire ce livre, en un temps où tant d'entre eux, tout à la fièvre de l'actualité, méprisent les travaux d'un passé même récent. (Mais il aurait été intéressant que Greene, abandonnant toute référence à l'actuel, remonte aux sources en explorant dans quelle mesure ces grandes synthèses unificatrices des XlXè et XXè siècles ont été la reviviscence, le nom en moins, des "Théories de la Terre" des deux siècles antérieurs, avec des moyens tous nouveaux).

Une lecture soigneuse de l'ensemble de ce texte, si riche qu'il exige d'en suivre le fil de bout en bout, au travers d'une documentation considérable, réfutera cette crainte de n'avoir affaire qu'à un historique rétrospectif, et révélera d'autres clefs plus fondées.

L'une d'elle, infiniment bienvenue, est de se distancier complètement des histoires anglocentriques qui ont trop souvent présenté une vision tout-à-fait incomplète et donc faussée du développement de la géologie. L'auteur lit l'allemand, et bien entendu le français.

Il a découvert - et fait découvrir au lecteur anglophone - que pour une part majeure, ce développement de la géologie (dans le domaine considéré) a été l'oeuvre d'Européens "continentaux". Mieux encore : leur apport positif et durable s'est très souvent fait à l'opposé de la doctrine (pour ne pas dire l'idéologie) de l'uniformitarisme de Lyell et de ses adeptes.

L'entreprise de Mott Greene s'inscrit ainsi en place d'honneur dans l'effort de démystification entrepris depuis un certain temps contre une historiographie gravement faussée, au départ par Lyell lui-même dans l'introduction historique ouvrant les Principles ...

Parmi les artisans de ce travail de redressement, l'auteur cite notamment Gordon Davies, Martin Rudwick, Helmuth Holder, Alexander Ospovat, etc. - On sait en effet que dans certains milieux, surtout anglophones, la glorification de Lyell, présenté comme le grand fondateur de la géologie moderne, a pris la dimension d'un véritable culte (dû sans doute pour une part au fait bien connu que la théorie de la sélection naturelle de Charles Darwin exigeait un monde exempt de crises physiques et régi par des causes actuelles uniformes ; Darwin avait Charles Lyell pour allié et s'appuyait sur sa doctrine).

Rendre justice au "continent" européen, reléguer Lyell à sa vraie place en montrant sa totale incapacité d'expliquer les montagnes - voilà donc deux des clefs de l'ouvrage. Mais il y en a d'autres.

L'une d'elle est explicitée par Mott Greene lui-même dans sa courte préface. C'est ici que le livre doit prendre toute sa valeur aux yeux des épistémologues et des historiens des sciences en général.

L'auteur nous dit qu'il pensait au départ assister durant le cours du XIXe siècle, aux progrès continus d'une "science normale", à la mise en oeuvre d'un programme collectif de recherche agréé par toute la communauté. Il se proposait d'aboutir à une histoire cohérente, faisant intervenir un processus de généralisation inductive, un labeur méthodique et coopératif d'investigation scientifique solidement organisé et fondé.

Or, au lieu de cette continuité et progressivité, ce qu'il a découvert, c'est une science plongée dans de profondes controverses, très divisée sur le plan des faits, des interprétations et de la méthode, et même quant au champ d'action et aux objectifs propres à la science géologique.

Au sein même de cette division et de ces crises de mutation, de puissantes théories de l'histoire physique de la Terre ont cependant été élaborées, et ont été parfois proches de bénéficier d'une acceptation générale - ceci même en partie à l'échelle mondiale.

Les géologues européens continentaux ont été les principaux artisans de ces vastes synthèses théoriques et descriptives, culminant en une vision unificatrice aux diverses nuances vers le fin du XIXe siècle. L'auteur s'arrête court à la date à la fois arbitraire et symbolique de 1912, qui pour lui ouvre une période de confusion pluraliste d'un bon demi-siècle.

Une autre réalité qui ressort de la lecture du livre de Mott Greene, c'est que dans une large mesure, la science géologique du XIXe siècle est internationnale. Beaucoup d'idées circulent volontiers au sein de la communauté mondiale : nombre d'entre elles, avancées au premier tiers du siècle ou dans la décennie suivante seront périodiquement reprises dans les synthèses ultérieures, soit comme thème devenu vérité dominante (ainsi la contraction du globe), soit en tant qu'options antagonistes (ainsi Herschel contre Babbage, Pratt contre Airy, Dana contre Hall, etc.).

Tout le siècle ou presque discute de la réalité ou non du soulèvement des continents (déjà débattu, pouvons-nous ajouter, dans la Suède du XVIIIè siècle). Par contre, le dilemme majeur durant la première moitié du siècle : catastrophisme ou uniformitarisme, cesse peu à peu d'être un choix radical et crucial : la notion de crises périodiques s'impose progressivement, mais elles perdent à la longue beaucoup de leur brièveté dévastatrice et de leur violence étrangère au monde actuel.

Avant de résumer sommairement le contenu très dense des douze chapitres et des 324 pages de l'ouvrage, il convient de jauger la valeur de la documentation et de sa mise en oeuvre.

Notre sentiment est que certes, l'auteur a dû faire un choix dans ses lectures mais que ce qu'il a lu, a été lu avec la plus grande attention et le plus grand sérieux, certainement au prix d'un effort tout-à-fait méritoire pour se pénétrer de la véritable pensée des auteurs.

L'historien épistémologue pourra peut-être (surtout dans la deuxième moitié du livre) se sentir un peu noyé dans l'accumulation des données, la multiplicité des protagonistes, l'analyse de leurs apports. Mais tel est le coût de l'objectivité et de l'effacement volontaire initial de l'auteur devant son sujet et face à ses sources. Celles-ci sont pour l'essentiel primaires (les textes eux-mêmes), et c'est là l'un des mérites exemplaires du livre.

Pour qui a quelque connaissance des données, une baisse (fût-elle minime) de qualité est perceptible dès que l'auteur s'est vu contraint de se baser sur des sources secondaires, aussi sérieuses soient-elles (ainsi, la chronique de la découverte des nappes de charriage dans les années 1878-1903 se base-t-elle un peu trop sur le livre de Bailey, 1935 ; de même, faute d'avoir lu l'ensemble des travaux de Constant Prevost, Mott Greene le qualifie abusivement, p. 103, de volcanologiste et majore son rôle en matière d'orogenèse par contraction). - Mais c'est là un reproche mineur.

Puisque nous en sommes aux nécessaires critiques, il faut bien aussi mentionner quelques lacunes. D'emblée, on admettra qu'elles étaient inévitables, dans la mesure même où la lecture approfondie des textes principaux, avec l'investissement de temps que cela suppose, contraignait à un choix et à laisser de côté les autres textes et auteurs.

L'une de ces lacunes est de passer entièrement sous silence le nom de Robert Bakewell et le livre (rare, mais important) de G.P.Scrope : Considerations on volcanos ... (1825). - Bakewell, dès 1823, dans ses Travels comprising observations...in the...Alps (t.II, p.17-18) démontre de façon tout-à-fait claire que le soulèvement des couches accompagné de basculement est d'âge différent selon les régions, par un raisonnement sur la datation par les dépôts discordants qui sera la pierre angulaire de la théorie des soulèvements successifs multiples d'Elie de Beaumont.
De son côté, Scrope développe indépendamment de Leopold von Buch baron de Gelmersdorf et de Studer, l'idée de la formation de l'axe central des montagnes par l'expansion verticale irrésistible d'une masse cristalline ; son modèle est ingénieux, en ce qu'il rend compte de la structure lamellaire-étirée des schistes cristallins, et expose explicitement la notion d'écoulement des masses par gravité sur les flancs de l'axe de soulèvement. Enfin, plus clairement que Sir James Hall en 1815, Scrope imagine que chaque soulèvement est accompagné d'un gigantesque cataclysme mondial qui balaie les continents : l'une des pensées de départ du système d'Elie de Beaumont.

Sur le plan des thèmes, un géologue pourra à bon droit s'étonner que Mott Greene ait jugé bon de laisser presque entièrement de côté tout ce qui concerne le métamorphisme.

Or, non seulement la géologie, depuis un siècle, ne conçoit pas de théorie orogénique sans une théorie concomitante de la cristallisation métamorphique des roches impliquées dans ce vaste bou]versement, - mais aussi, la révélation du fait du métamorphisme a été l'une des mutations cruciales dans la conception générale de l'histoire du globe terrestre (la "Théorie de la Terre" des auteurs des XVIIè et XVIIIè siècles).

A notre sens, ce fut à terme l'apport le plus important de Hutton, fait trop rarement souligné (Mott Greene n'en dit mot). Là où l'on croyait voir les premiers dépôts, "primitifs", formés initialement sur le globe, plus anciennement que tous les autres, et dans un milieu générateur spécifique étranger au monde actuel, désormais on devrait voir d'anciens sédiments ordinaires transformés, appartenant aux parties profondes d'une ancienne chaîne de montagnes nivelée par l'érosion. Toute la vision de l'évolution physique du globe s'en trouvait retournée ; cette évolution cessait d'être fortement unidirectionnelle pour devenir cyclique et plus ou moins illimitée en durée. La séquence verticale des ensembles lithologiques peu à peu codifiée, de LEHMANN à Werner, ne reflétait plus l'histoire, universelle, d'une formation , mais seulement celle d'un épisode particulier, local, de déformation et transformation .

A la décharge de l'auteur, on admettra que son sujet était déjà fort vaste, et que d'y introduire de plus l'histoire du métamorphisme et du magmatisme synorogénique aurait par trop gonflé son livre.

Ajoutons qu'il s'agit là de l'une des branches de la géologie devenue actuellement l'une des plus ardues qui soient, réservés à des chercheurs hautement spécialisés, seuls pourtant qualifiés pour pleinement comprendre les efforts du passé.

Encore une petite remarque critique : l'auteur donne en fin de l'ouvrage une très précieuse bibliographie de 302 titres ; nombre d'entre eux sont nouveaux pour nous, et le tout constituera un indispensable outil de travail pour quiconque voudra poursuivre l'exploration historique du sujet choisi.

Mais pourquoi faut-il que, conformément à une fâcheuse tendance actuelle, le nombre de pages des publications sous forme de livres ne soit pas indiqué ? S'agit-il de brochures de 20 ou 30 pages, ou de volumes et traités de 200, 500, 1000 pages ? Le bénéfice en signes typographiques est dérisoire face au manque à gagner pour le lecteur.

Le premier chapitre s'intitule : "Hutton et Werner - les premiers principes" : démarrage classique s'il en est. Mais Mott Greene le réécrit en rétablissant comme fruit d'une recherche personnelle la vérité sur la stature et le rôle des deux protagonistes, telle qu'elle lui est apparue. Mise au point qui a cessé d'être vraiment neuve, mais toujours d'actualité, tant l'historiographie passée a déformé les faits de façon tendancieuse (et ce sont des distorsions encore tenaces dans les esprits insuffisamment vigilants vis-à-vis des sources secondaires les plus accessibles : GEIKIE, etc.).

On l'a déjà dit plus haut, l'oeuvre et la pensée de Hutton sont à notre sens analysées trop succinctement, d'où quelque injustice. L'auteur pousse un peu loin sa dénonciation de la légende glorifiant outrancièrement le grand Ecossais, légende qui, dit-il, s'est comme concrétionnée en couches successives qui exprimaient en fait les besoins et les buts personnels des géologues responsables de cette déformation.

Mott Greene s'efforce par contre de remettre Werner à sa vraie place, qui est grande, et de le laver des nombreux jugements péjoratifs qui ont si longtemps discrédité le maître saxon. Cette réhabilitation objective se poursuit dans le second chapitre : "La convergence de la Géognosie et de la Géologie, 1802-1818" ; elle est solidement argumentée.

Page 62, Greene note que selon le témoignage de contemporains, Werner restait tenu en très grande estime même par des volcanistes avérés. Il rappelle que ce sont des élèves directs et admirateurs du maître qui ont le plus efficacement contribué à l'acceptation du plutonisme et des "causes ignées". Cette reconnaissance générale du rôle positif et même capital joué par Werner dans la naissance de la géologie connaît cependant des exceptions qu'il aurait fallu mentionner : ainsi Ami BOUE, en 1843, parle de "l'absurde théorie de Werner" ... "une pure fantasmagorie" .

Quant à la rémanence tenace de la légende calomnieuse, jusqu'à nos jours, on peut citer comme exemple paroxysmal un texte de M.K.HUBBERT daté de 1967 (in Uniformity and simplicity, p.8-9) qui concentre et accumule les erreurs, en interprétant ADAMS et GEIKIE : "This fanciful and incredible scheme of supposed geology and geological history..." , etc.

L'auteur commence par rectifier l'image psychologique légendaire de Werner, forgée au départ par Lyell puis amplifiée par GEIKIE et ses imitateurs : son esprit de clocher, ses manies, son dogmatisme aggravé par sa bienveillance autoritaire, son adhésion bornée et rétrograde au Déluge et au temps biblique.

Contre-vérité absolue, tout comme son prétendu catastrophisme, plus encore que Greene ne le dit. Werner était franc-maçon, homme des Lumières ; dès 1787 (Kurze Klassification, p.5), il postule "d'immenses durées" (ungeheuren Zeitraume), dont James Hutton n'est donc pas l'initiateur comme sa légende le proclame.

Il montre comment on a donné une image caricaturale de la personnalité de Werner pour y voir la source profonde de la doctrine, également déformée, présentée comme étant la sienne.

Tous ses traits de caractère ont été à plaisir grossis négativement : autoritaire et imposant ses vues ? - mais ses responsabilités de chef, notamment comme Conseiller des Mines de Saxe, l'astreignaient à imposer des directives dans l'exploration minérale de ce pays et le levé des cartes.

Il ne répondait pas aux lettres et détestait écrire ? - mais il était submergé de lettres reçues de partout ; il a rédigé de sa main des milliers de pages de rapports officiels miniers.

Obsédé d'ordre notamment quant aux places des convives à sa table ? - mais recevant des visiteurs fort nombreux, il était naturel qu'il désire converser et s'instruire à sa convenance : et ainsi de suite.

Certes, son système minéralogique si admiré de ses disciples était lourd, laborieux, et superficiel, puisque basé sur les caractères extérieurs des minéraux : mais son but était de permettre leur identification sur le terrain. Ses meilleurs disciples ont rapidement désavoué leur maître, abandonnant l'explication neptunienne, réformant la séquence-type des formations réputées "universelles" ? - mais bien loin d'être un reniement, ils ne faisaient que poursuivre avec ferveur le programme initial, en appliquant librement et de façon féconde les méthodes mêmes d'approche de la nature enseignées par Werner.

Aux yeux de ce dernier, nous explique Mott Greene, le monde pouvait être compris exhaustivement, au prix de patience, d'attention, et d'effort ; le règne minéral pouvait être complètement mis en ordre, par l'application d'une méthode relevant de l'histoire naturelle, fondée sur la constance universelle des espèces minérales étudiées jusqu'aux limites de notre perception.

Le système de la Géognosie était avant tout une méthode , assez souple pour survivre au déclin de ses postulats théoriques initiaux, car avant tout basée sur le regroupement rationnel des données, sur la mise en évidence des interrelations entre ensembles lithologiques, dans un esprit de généralisation.

Le géologue actuel aurait aimé que l'auteur insiste un peu plus sur le fait que la Géognosie (expression et approche déjà antérieures à Gottlob Werner) était directement issue de la tradition minière germanique, et qu'elle cherchait d'abord à identifier, décrire, nommer les grandes unités lithologiques constamment superposées ou adossées dans le sous-sol terrestre. Elle veut établir la structure (TILAS, 1739) ou bâti (Bau, CHARPENTIER, 1778) des ensembles naturels minéraux. Une histoire de leur formation n'en est déduite que secondairement. - Si l'on veut, Eduard Suess un siècle plus tard était par certains côtés un géognoste génial.

Cette rationalité contraste avec le ton résolument théorique de la doctrine de James Hutton et son appel à la théologie naturelle. Elle explique le grand succès contemporain du wernérisme et le quasi-rejet concomitant (à court terme) du huttonisme. On comprend alors pourquoi la géognosie n'a pas sombré avec le Neptunisme : elle a perdu son identité en devenant partie intégrante de la géologie tout court, à laquelle elle a fourni une armature méthodologique robuste.

Cela dit, il ne faut pas ignorer les controverses vives et durables qui ont opposé (surtout dans les Iles Britanniques) les wernériens et les huttoniens. Nulle victoire, nulle défaite marquées ne vinrent les conclure. Après tout, nous rappelle l'auteur, aussi bien Gottlob Werner que James Hutton étaient des hommes du XVIIIè siècle.

La minéralogie du premier était par trop empirique et peu scientifique. La façon dont James Hutton mêlait théologie et géologie était déjà inacceptable sur le continent, et bientôt abondonnée même en Grande Bretagne. Mais dépouiller les deux théories de leurs éléments archaïques, pour ne les identifier que par leurs seuls apports durables et leurs erreurs flagrantes, comme l'on fait les historiens de naguère, c'est amputer l'une et l'autre construction de sa rationalité et de sa raison même d'être.

C'est aussi se priver des moyens de comprendre pourquoi le débat "neptunisme-plutonisme" s'est dénoué comme ce fut le cas, et non par un triomphe rapide de la théorie huttonienne, si supérieure aux yeux de la géologie moderne.

L'auteur remarque encore que nombre de questions divisant les deux écoles de pensée allaient demeurer des problèmes de fond pour plus d'un siècle : soulèvement du continent ou fluctuations du niveau des mers ? - dislocation par des intrusions ignées ou par des réajustements dus à la gravité ? - problème de la chaleur interne ; nature de l'océan primitif ; - processus d'induration des roches, etc.

Greene note le caractère durable en Europe de la tradition issue du noyau de la géognosie wernérienne : méthode d'observation et non théorie grandiose, méthode pour accroître la connaissance et non confiance en un corps de connaissances. La tension subsistera entre l'approche par la théorie physico-chimique et celle par l'histoire naturelle ; le débat se poursuivra sur la valeur des témoignages expérimentaux, et sur le caractère uniforme ou épisodique des agents géologiques.

L'auteur fait ici allusion aux expériences de Sir John Hall (1805-1826) ; il a montré plus haut que tout en contraignant Neptuniens et Huttoniens à corriger leurs vues radicales sur la consolidation des roches, elles n'ont pas revêtu le caractère d'une solution décisive. - Il aurait été intéressant d'ajouter que les Neptuniens du clan de Gottlob Werner se basaient aussi sur des arguments physico-chimiques et expérimentaux (il est notoire, par exemple, qu'un granite fondu au four ne redonne jamais du granite par refroidissement).

La résurgence répétée et forte des thèmes et positions de base respectivement "huttoniens" et "wernériens" est particulièrement marquée dans l'histoire de l'étude des chaînes de montagnes : ce que l'auteur n'explicitera pas toujours, bien que cela demeure toujours proche à l'arrière-plan.

Cela dit, on est un peu surpris que Greene paraisse faire sienne l'idée exprimée par BROCCHI selon laquelle il faut que la théorie guide l'observation.

En conclusion du livre, dans l'Epilogue final, il avancera même (sous forme de paraphrase) que la Géologie est "un noyau dur d'interprétation enveloppé d'une pulpe de faits contestables" .

Nous savons que c'est le sentiment actuel de nombre de zélateurs de la New global tectonics. Mais cette affirmation fort subjective nous semble en tout cas contredite par toute l'excellente présentation que l'auteur nous a faite de la période 1800-1825.

Comme déjà Roy PORTER l'avait démontré fort clairement (dans The Making of Geology) pour la géologie britannique, cette génération-là est précisément celle qui prend en aversion les grandioses "Théories de la Terre", pour considérer que l'essentiel est l'accumulation méthodique des données concrètes, mises en ordre dans un pressant souci de nomenclature et de classification ordonnées.

Ne serait-il pas plus exact de dire qu'à ce moment où naît véritablement la géologie moderne, c'est le noyau solide des faits qui reste entouré d'une brume de théories plus ou moins discréditées ou considérées avec scepticisme ? Ou serait-ce que sans trop l'avouer, l'auteur considère qu'il n'y a véritablement science que dans la mesure où l'ensemble des faits acquis se plie au service d'une théorie génétique réductionniste et unitaire ?

Mais dans la préface, il exprime son espoir que les lecteurs géologues trouveront dans son livre la preuve des grands bénéfices et des dangers non moins grands qui résultent de l'allégeance constante à une théorie générale. On le voit, Mott Greene, comme tous les scrupuleux, est un homme partagé. Ce qui l'a mis mieux à même de comprendre à quel point la communauté scientifique des géologues a toujours été partagée, partage tourmentant nombre des savants eux-mêmes.

Avec le chapitre 3 : "Elie de Beaumont et la première Tectonique globale" , nous entrons vraiment dans le vif du sujet.

Entre 1810 et 1830, la géologie, et notamment la stratigraphie, ont fait d'énormes progrès. En 1830, Charles Lyell commence la publication de ses Principles of Geology, dont le titre même (allusion à Newton ?) atteste que l'auteur se prend fort au sérieux. On connaît sa doctrine d'une Terre soumise uniquement aux causes quotidiennes de changement, stable, autoperpétuée par l'effet réciproque des phénomènes aqueux superficiels et ignés profonds, monde totalement exempt de convulsions.

Un vif débat s'engage en Grande-Bretagne ; son exagération historiographique a trop occulté le cours des choses dans le reste de l'Europe. L'étude des chaînes de montagnes y est un souci majeur (alors que Lyell, gêné, évite ce sujet, et à ce titre, manque de crédit aux yeux du continent).

Cette étude s'enracine en DE SAUSSURE et, indirectement, en Werner, puisque conduite au départ par ses élèves directs (Humboldt, von Buch) ou indirects. Parmi ceux-ci, la figure dominante est Léonce Elie de Beaumont.

Mott Greene en fait une des figures majeures du siècle et montre que son influence a été durable et considérable. Cet examen des idées d'Elie de Beaumont en matière de géodynamique se prolonge au long du chapitre suivant, intercalé dans l'étude des théories similaires ou adverses de divers contemporains. D'une manière un peu schématique, nous regrouperons comme suit ses facettes et étapes.

On aurait aimé que Mott Greene souligne l'immense oeuvre sur le terrain accomplie, d'une façon véritablement athlétique, par Elie de Beaumont (tâche partagée avec Dufrénoy), durant la période 1825-1835 : à savoir, le levé de la carte géologique de la France (publiée à l'échelle du 1/500 000 en 1841), dont il explore toute la moitié orientale. Ce vaste territoire comprenait les chaînes plissées du Jura et des Alpes. Toutes ses théorisations élaborées alors ou ultérieurement reposaient donc sur un énorme capital d'observations concrètes, mises en ordre, comme une tâche imposée et prioritaire, sous forme de la synthèse stratigraphique et du dessin des structures exigés par la cartographie. Or, au départ, Elie de Beaumont avait été formé dans les sciences exactes comme ingénieur de haut niveau. On conçoit qu'il ait été plus tard hanté par le désir d'atteindre à une vision génétique et géométrique d'ordre supérieur. Ajoutons qu'en 1829, il exprime déjà son souci d'envisager non seulement la Terre globalement, mais comme un corps planétaire parmi les autres, tous sans doute soumis à des lois d'évolution homologues.

1) En 1829-1830, son objet essentiel est de démontrer, grâce à de multiples faits de terrain, que les chaînes de montagnes, ou tronçons de chaînes, se sont soulevées de façon subite, l'une après l'autre, chacun de ces épisodes coincidant stratigraphiquement avec une ligne de démarcation nette dans les sédiments. Les catastrophes de redressement des couches expliquent les catastrophes biologiques de Cuvier.

2) Dès ce moment, sur la lancée de Humboldt et surtout de von Buch, Elie de Beaumont affirme que chaque soulèvement se fait selon un axe rectiligne de direction bien déterminée. Peu à peu il élabore (ce jusqu'à la fin de sa vie), une géométrie réticulaire savante de plus en plus abstraite, généralisée au globe terrestre entier : cette théorie du "réseau pentagonal" (une sorte d'hallucination mathématique) n'aura des adeptes qu'en France et s'évanouira avec lui. Mott Greene n'attache guère d'importance à cette "idée fixe" (sic), où tant d'efforts ont été déployés en vain.

3) Surtout à partir de 1835, Elie de Beaumont est conquis par le concept des "cratères de soulèvement" de von Buch : l'action ignée soulève les couches soit de façon circulaire (Etna, Cantal, etc.), soit selon un axe rectilinéaire (chaînes de montagnes).

4) En 1844, et surtout en 1852, il expose et développe de plus une théorie déjà esquissée en 1831 puis apparemment délaissée, et qui sera de loin son legs le plus important à la géologie du XIXè siècle : à savoir que le resserrement inhérent à la surrection des chaînes de montagnes s'explique par le refroidissement du globe. L'écorce est déjà refroidie ; périodiquement, elle doit s'adapter à la superficie diminuée du globe chaud interne en cours permanent de contraction. Mott GREEN souligne (il n'est pas le premier) que cette théorie est strictement uniformitariste sur le plan des causes, seuls les effets étant catastrophiques.

Ce point mérite d'être quelque peu corrigé. Effectivement en 1831, Henry de la Bèche insère dans A geological manual un résumé des recherches d'Elie de Beaumont sur les montagnes, à lui communiqué par ce dernier, et où la théorie de leur formation par le refroidissement et la contraction de l'intérieur du globe est brièvement mais clairement exposée. Or ce passage figure déjà en note infrapaginale dans un article intitulé Faits pour servir à l'histoire des montagnes de l'Oisans que devaient publier les Mémoires de la Société d'Histoire naturelle de Paris dans le tome V. L'auteur a obtenu 50 tirés-à-part de son texte et les a diffusés à la fin du printemps 1829 ; Henry de la Bèche et Lyell l'ont notamment eu en main. La revue elle-même n'a été diffusée que plusieurs années après, et en 1834, Elie de Beaumont publie dans les Annales des mines une version modifiée et augmentée du mémoire sur l'Oisans : toute allusion à la contraction a disparu. Mais entre temps, la traduction en français du Manual de son ami Henry de la Bèche était en cours (elle paraît en 1833). Comme supplément à ce volume, Elie de Beaumont rédige un long Extrait ... de ses recherches où le passage sur la contraction génératrice de montagnes est à nouveau donné, un peu modifié.

Comme en 1829, l'auteur précise que la même idée était venue à Fénéon (un jeune collaborateur). Même si Elie de Beaumont, sans la désavouer, semblait hésiter à lui donner une grande publicité, l'idée suit son chemin, et en 1834 (Ann. des mines), Le Play la développe (ce qu'ignore Greene), sous une forme singulièrement proche de la théorie des plissements appalachiens des frères Rogers publiée en 1843 (ondes parallèles ridant l'écorce flottante comme suite à une fracture violente induite par la contraction).

Ces détails montrent combien humbles peuvent être les débuts d'une idée appelée à devenir un paradigme dominant tout le reste du siècle.

Par ailleurs, on peut discuter l'assertion de Greene selon qui la contraction du globe par refroidissement remonterait à Descartes, Leibniz, Buffon. Pour ces auteurs il s'agit bien plutôt d'affaissements dans des vides souterrains préexistants. - Enfin notons que dans les décennies 1820-1840, nombre d'auteurs, assez logiquement, pensent que le principal effet de la contraction sera d'expulser violemment vers le haut des masses fondues ou ramollies : ainsi, Humboldt ; ainsi également KLODEN (1829) qui bizarrement évoque l'image d'une pomme dont la peau se fendille. (Greene accorde à Constant PREVOST (1840) la priorité de l'image de pomme qui se ride en se fanant).

Mott Greene analyse en détail (Chapitre 4) le débat européen sur l'origine des chaînes de montagnes.

Force est ici d'être bref. Le système d'Elie de Beaumont (personnage au caractère entier) est évidemment nié par Lyell, qui voudrait faire naître les montagnes petit à petit par le cumul de petits soulèvements ; ses plus actifs alliés sont Benjamin Herschel Babbage et Herschel, avant tout théoriciens.

Le premier cherche à expliquer le soulèvement par la montée de la chaleur centrale.

Le second (1834) imagine que l'accumulation des sédiments dans les mers abaisse par leur poids le fond, forçant la matière sous-jacente semi-fluide latéralement, sous le continent voisin qui se soulève ainsi régulièrement. Cette idée de John Herschel sera souvent reprise ultérieurement. Mais ni eux ni Lyell ne rendent compte des dislocations internes des montagnes. De ce fait, en ordre dispersé, une majorité d'Européens adhère aux catastrophes orogéniques (adjectif que Greene n'utilise curieusement jamais).

Henry de la Bèche devient un chaleureux et influent avocat de l'écrasement transversal, conséquence de la contraction (1846). Divers aspects du système d'Elie de Beaumont sont certes critiqués par les uns et les autres, mais à terme, nous dit Greene, ce système se fond dans l'histoire naturelle (de la Terre) tout comme la géognosie de Werner s'était évanouie dans la stratigraphie.

Entre ses mains, le catastrophisme se transforme en une théorie géologique de la variation périodique dans l'intensité des causes, le tout sur le fond d'une lente évolution thermodynamique (épuisement graduel de la chaleur interne).

Greene accorde de l'importance au fait que dans ce système, la structure de la surface est reliée à l'histoire totale du globe : les chaînes de montagnes, grâce à la stratigraphie, peuvent être corrélées dans le temps, et dans leurs interconnexions à l'échelle la plus vaste, avec les processus mondiaux séculaires. L'auteur laisse au lecteur le soin de constater qu'il s'agit bien là d'une première "Global Tectonics".

Il importe de renvoyer le lecteur aux travaux de Gabriel Gohau sur la naissance de la tectonique (notamment sa monumentale Thèse de Doctorat, Lyon, 1983, résumé dans les Cahiers d'Histoire et de Philosophie des Sciences, n.sér., 7, 1983), qui lui aussi étudie, dans un esprit un peu différent, toute la période qui trouve son accomplissement en Elie de Beaumont.

Avec le chapitre 5, Greene aborde "le débat en Amérique du Nord, 1840-1873" . L'exploration géologique des Appalaches est menée à bien de façon exemplaire par les frères Henry et William Rogers (1843, 1858) qui (selon l'auteur) font la première étude globale de la structure d'une chaîne plissée (ils devanceraient, avance-t-il, THURMANN et son Jura), avec cartographie et belles coupes à l'échelle.

La théorie génétique de Henry Rogers montre combien il est parfois difficile au XIXè siècle de séparer le camp catastrophiste du camp uniformitariste. Cet auteur, avec ce dernier parti et Benjamin Herschel Babbage, adhère au soulèvement continental et à l'action constante de la chaleur ; et pourtant, pour expliquer le large système de plis si bien mis en évidence, il imagine un mécanisme d'un catastrophisme échevelé (ruptures linéaires dues à la pression ascendante et à l'échappement de gaz, d'où un grand séisme qui induit des pulsations oscillatoires communiquées aux couches, etc.).

Une autre grande figure est James Hall Jr (1811-1898), lyellien strict. Paléontologiste et géologue empiriste minutieux, il se méfie des théories. On sait comment il met en évidence la forte augmentation d'épaisseur et du caractère détritique des formations du Paléozoique inférieur, d'Ouest en Est jusque dans les Appalaches, sédimentation alimentée par un courant venant du NE.

Hall nie le plissement de la croûte par l'effet de la contraction séculaire. Pour lui, les plis des Appalaches ont marché de pair avec la sédimentation. Le mécanisme invoqué est celui de Benjamin Herschel Babbage, éclairé par la théorie du métamorphisme chimique de Sterry Hunt : chauffés, les sédiments cristallisent et leur contorsions sont l'un des aspects de leur contraction (volumétrique). A la longue, l'élévation séculaire du continent surpassera la dépression due à la contraction (selon Benjamin Herschel Babbage) et aussi au poids des sédiments.

Sur ce dernier point, il semble hésiter et n'est pas clair. A lire Greene, il apparaîtrait qu'une certaine prudence s'impose dans l'association du nom de James Hall à la théorie de la subsidence induite par la charge des dépôts accumulés : en fait l'idée, on l'a dit, remonterait à John Herschel (1837), comme Dutton l'attestera lui-même en 1889.

Greene omet de se référer à Dufrénoy et Elie de Beaumont (1848, Explication de la Carte géologique de la France, t.II, p.610-611) qui exposent avec une grande clarté l'hypothèse de l'enfoncement graduel des bassins sédimentaires (type Bassin de Paris) probablement dû pour eux au poids des sédiments : d'où une grande épaisseur verticale de dépôts tous formés dans une mer très peu profonde. Ils devancent donc de onze ans James Hall (1859). - Vingt ans plus tôt (Ann, des Sc. Nat., 1828), Elie de Beaumont a exposé comment on retrouve dans les Alpes françaises la formation du Lias, sous forme d'un dépôt "d'une énorme épaisseur" , "accumulé au fond d'une mer d'une grande profondeur" , et dont les fossiles "appartiennent à des genres pélagiens" , par opposition aux dépôts déposés dans des eaux peu profondes et riches en fossiles déjà bien connus en Angleterre et en France.

C'est là, typique, l'esquisse de l'idée de ce qui sera plus tard nommé le géosynclinal alpin. Elle est également exposée en 1841 par Angelo Sismonda, que Roderick Murchison répercute en 1843 (Anniversary Meeting de la London Geol. Society, 17.2.1843) (voir Albert Gaudry, Bull.Soc.Géol.France, (2), t.XII, 1855, p.615). La priorité en la matière d'Elie de Beaumont (et ses émules) ne fait donc aucun doute, mais son tort est de ne pas avoir pris la peine d'expliciter cette grande idée et de n'en parler qu'incidemment. Au reste la démonstration qu'allait en donner James Hall était bien plus étoffée et convaincante. Hall demeure le promoteur du concept, mais Elie de Beaumont semble bien en être l'initiateur.

Enfin, en 1847, apparaît le personnage majeur du débat américain, à savoir James Dana (1813-1895). Dès ce moment, il est un adepte actif de la contraction séculaire et le restera toute sa vie. Une longue controverse s'engage entre lui et James Hall, ainsi qu'un grand débat sur la structure des Appalaches (où figurent également Sterry Hunt, Joseph Le Conte, etc.).

Un consensus s'établit quant à la réalité d'une relation entre les zones d'accumulation des sédiments et la naissance future d'une chaîne de montagnes (relation que les Européens n'ont pas su expliciter) et quant à l'altération en profondeur des sédiments par la chaleur et la pression, en tant qu'agent dynamique (très étudié en Europe, le métamorphisme y est passif).

En 1873, James Dana embrasse l'ensemble du problème en deux articles que Mott Greene analyse pour nous longuement. Pour lui, James Dana fait progresser tous les points fondamentaux de la théorie d'Elie de Beaumont, et envisage à son tour les choses dans une vision globale, où les structures de surface sont reliées à l'histoire totale d'un globe qui se contracte.

Une seule cause explique le tout, mais elle implique une diminution graduelle de l'activité, qui se manifeste en orogenèses périodiques où intervient le serrage transverse. Comme Elie de Beaumont, James Dana divise la croûte en portions solides et portions faibles. Mais il ne se contente pas de cette affirmation générale, et étudie longuement ce que sont ces dernières. Il rejette les vues de Sterry Hunt sur la contraction sur place par altération chimique, et celles de Herschel et Hall sur la subsidence causée par l'accumulation, comme physiquement impossible (c'est au contraire la descente du fond qui cause l'accumulation). Il rejette encore le soulèvement global de Hall.

James Dana (qui ici encore retrouve à sa façon une vision d'Elie de Beaumont) veut que l'on considère les grands systèmes montagneux comme un assemblage polygénique de chaînes individuelles monogéniques.

Chacune de celles-ci débute par une dépression (downfold) de la croûte, le "géosynclinal" (terme ainsi créé en 1873 par James Dana), phénomène exprimant un lent et durable processus crustal. Le soulèvement final sera bien dû à l'écrasement latéral (LE CONTE après Elie de Beaumont, 1852), mais il faut dépasser l'échelle des chaînons monogéniques et les replacer dans l'ensemble global.

C'est la profonde subsidence dans l'océan qui induit une pression latérale au sein d'une large bande du continent limitrophe, sujette à de grandes variations de niveau, accumulations de sédiments, plissements, fractures, volcanisme, métamorphisme, surrections, etc.

Etape après étape, la masse devenue stable est annexée à la partie stable du continent. Outre les surrections de chaînons particuliers, le système montagneux entier peut s'élever par un grand mouvement "geanticlinal".

BAKEWELL aurait ici encore mérité d'être signalé comme ayant dès 1833 (An Introduction to Geology, p.500) opposé à la surrection brutale des chaînes de montagnes, le soulèvement lent global de continents entiers.

De telles courbures de grande échelle peuvent, lorsqu'elles affectent le fond des océans, expliquer les transgressions des mers sur les continents, sans recourir désormais à des catastrophes.

- Greene note la très grande popularité jusqu'en 1900 du système de James Dana ; il explique tout par une seule cause persistante : la contraction ; il intégrait dans un processus plus vaste les théories antagonistes antérieures. Mais il était non-uniformitariste, puisqu'il postule que les intenses actions passées sont terminées.

Avec les chapitres 6 et 7, nous revenons en Europe et abordons les Alpes. Le premier s'intitule "Le problème des Alpes et une solution : Eduard Suess, 1875" , et le second "La face de la Terre : Eduard Suess et la seconde Tectonique globale" .

Mott Greene récapitule brièvement le cours des choses d'avant Suess.

Un peu trop brièvement. - Greene a choisi de s'intéresser plus au idées génétiques et dynamiques qu'aux géometries des structures. Or, pour une majorité de chercheurs, leur analyse était prioritaire, menée de pair avec l'établissement laborieux des successions stratigraphiques, étrangement variables d'un faisceau à un autre. Dans les Alpes, la stratigraphie a dans une large mesure enfanté la tectonique , donc la géodynamique. Deux problèmes majeurs se posaient : a) expliquer la raison d'être de ces juxtapositions (bientôt, de ces superpositions) de stratigraphies hétérogènes ; b) distinguer dans l'édifice alpin les sédiments mésozoïques y compris métamorphiques, des massifs et lames issus d'un ancien substratum cristallin. Comme influent sur ce point, on peut citer Charles Lory (1860), qui décrit les Alpes occidentales comme formées de quatre zones longitudinales séparées par des failles et dont l'histoire évoluera de manière constamment indépendante : - destinées fixées dans le comportement particulier du socle cristallin basal de chaque zone. Cette "hérédité" (dirons-nous) sera une constante des études alpines ultérieures, sous des modes divers.

Le grand pionner de la géologie des Alpes Suisse est Bernhard Studer, dont l'oeuvre descriptive (cartes, coupes, textes) est méritoire.

Il restera toujours partisan de la genèse des axes cristallins centraux par gonflement ou protrusion de masses plutoniques semi-fluides.

Arnold Escher de la Linth fuit les théories et tait presque sa découverte d'immenses recouvrements anormaux. Tous deux seront les instructeurs d'Eduard Suess (1831-1914), qui après un quart de siècle d'étude, publie en 1875 un court ouvrage dont l'influence va être énorme : Die Entstehung der Alpen (La genèse des Alpes).

Suess critique aussi bien la thèse du soulèvement éruptif axial, générateur de compressions horizontales, que celle de la pression horizontale, inductrice du soulèvement. Il critique également les idées (américaines) sur une relation causale entre géosynclinaux et orogenèse.

Pour lui le mécanisme fondamental est bien le refroidissement du globe et la contraction. Comme Constant PREVOST, il refuse que le fruit nécessaire de la contraction soit le soulèvement, surtout catastrophique. L'affaissement est pour lui un phénomène majeur. Mais ce qu'il a de vraiment neuf dans sa vision, c'est de rejeter le serrage symétrique comme dans un "étau".

Contemplé dans son ensemble, le "Système alpin" impose l'idée d'une poussée unilatérale venant du Sud. Toutes ses parties vont au Nord, comme des vagues chevauchantes très lentes, courbées en arcs par des blocages dans l'avant-pays.

Déjà dans Die Enstehung ..., un nouveau but ultime est assigné à la géologie : la synthèse structurale , à l'échelle des chaînes, des continents et du globe.

Suess va publier, de 1878 à 1904, son ouvrage fondamental, Die Antlitz der Erde (La Face de la Terre) où se trouve condensée en "seulement" 2000 pages une masse énorme de données.

Mott Greene analyse longuement ce livre monumental, et y voit "la première oeuvre synthétique majeure de la géologie moderne". Il nous dit qu'elle marque l'inauguration d'une seconde "New global tectonics" , bénéficiant d'un consensus et d'une influence vastes et durables. Avec beaucoup de pertinence, il explicite la "stratégie" d'Eduard Suess.

Cet auteur exige du lecteur une lecture complète, car tout son art réside dans la maîtrise des données, dans le tri et la présentation ordonnée des matériaux de toute la littérature géologique.

Dans sa synthèse, tous les faits locaux deviennent cruciaux. Les généralisations, les typologies des mouvements de la terre, émergent du flot des descriptions de terrain où elles sont enterrées. La méthode est celle d'une pure induction à partir des phénomènes, et non d'appliquer un principe. Vouloir donner une reconstruction didactique de l'oeuvre de Suess, c'est faire violence à sa stratégie de présentation.

Force nous est ici d'être très incomplet, et de renvoyer au texte même de Greene, déjà très dense. L'auteur dévoile la tactique habile de Suess, qui de façon insolite, ouvre son livre par un réexamen érudit du Déluge biblique : en fait, catastrophe réelle survenue en Mésopotamie (cyclone, etc.), événement considérable à l'échelle humaine, mais minime et plutôt fréquent à l'échelle mondiale. C'est une façon décisive de contrer les excès de l'uniformitarisme lyellien (renforcé par le succès de DARWIN) et son "dogmatisme de clocher", ses arguments dépassés et devenus rétrogrades. C'est aussi une façon de ramener les catastrophistes à une plus juste vision des choses, et de leurs événements supposés universels.

Toute théorie basée sur une région limitée (sous-entendu : comme l'optique de Lyell) sous-estime l'ampleur des catastrophes survenant ailleurs dans le monde actuel. Il est donc légitime d'admettre dans le passé géologique de plus rares et plus vastes "catastrophes", mais ces processus occasionnels sont aussi réguliers et formateurs que les processus séculaires des uniformitaristes.

En clair, Suess a pour vrai objectif de bâtir une théorie de l'histoire dynamique de la croûte aussi puissante que celle exposée par Lyell dans les rééditions successives de ses Principes.

Suess est (à nos yeux : Greene s'abstient de tels jugements de valeur) moins bien inspiré quand il s'attaque de plus aux mouvements oscillatoires lents des continents, chers à Lyell, James Dana, etc.

Les transgressions et régressions ont pour causes soit l'affaissement d'une région, soit des modifications mondiales du niveau des mers (mouvements eustatiques). Le processus d'affaissement s'attaque aux continents géants anciens (tel celui de Condwana).

Pour Suess, les continents ne sont pas permanents. Il montre toute la différence qu'il y a entre les rivages du Pacifique et ceux de l'Atlantique. L'Europe ne justifie pas dans sa constitution globale la thèse de l'accroissement périphérique du continent.

Avec son disciple Marcel Bertrand, il donne la première image unifiée de la structure de l'Europe, avec ses trois chaînes plissées successivement formées du Nord au Sud, chacune retenue à l'avant par les ruines de la précédente.

Il annonce (mais sans y prendre part) la révolution de la tectonique de grandes nappes de charriage lorsqu'il insiste sur les mouvements horizontaux, non plus simple effet d'un écrasement in situ , mais immenses dislocations latérales attestées par les grandes ceintures chevauchantes.

Suess a légué toute une terminologie durable et l'exemple d'une synthèse exhaustive hautement objective et coopérative. C'est cette intégration magistrale qui fait son génie, bien plus que l'originalité de ses idées personnelles. Il tranche sur ses prédécesseurs dominés par des "idées fixes" (sic) : Elie de Beaumont et son infortuné réseau pentagonal, Lyell et son credo uniformitariste. La vision de processus infinitésimaux agissant au hasard est éradiquée, au profit de vastes événements survenant de manière cyclique, et où se déploie une grande énergie, sans cataclysmes. Désormais l'uniformitarisme ne pourra plus être le même.

Enfin, Greene note qu'en Suess, on assiste à la résurgence d'une tendance (trend) remontant à Werner : considérer les régularités de la structure comme clef de l'histoire de la terre.

On est un peu étonné que Greene omette de souligner, symétriquement, que la régularité dans le temps (caractère cyclique de l'orogenèse, est encore mieux mise en évidence en 1892 par Marcel Bertrand) et qu'elle s'enracine en James Hutton. - Voir F. ELLENBERGER, Marcel Bertrand et "l'orogenèse programmée", Geol. Rundschau , Bd 71, 2, 1982, p.463-474 (attention à l'erratum ultérieur !).

Nous voici arrivé vers la fin de la période étudiée par Mott Greene ; mais son étude occupe tout le dernier tiers du livre. Il est ici hors de question de donner autre chose qu'un bref survol de la chronique qu'en donne l'auteur, de façon parfois un peu touffue.

Les personnages, les écoles se multiplient, interfèrent dans le temps. Cette portion du livre sera d'un grand intérêt surtout pour les géologues ; ils y découvriront avec surprise que nombre de questions alors non résolues continuent à se poser aujourd'hui (ainsi les mouvements verticaux de la croûte), et verront que beaucoup de concepts actuels naissent à cette époque.

Le chapitre 8 a pour objet : "La Théorie des Nappes dans les Alpes : la Tectonique avant la Physique" . - Greene remarque qu'un grand renouvellement des hommes survient en Europe dans les années 1870-1875, par suite du décès des grands protagonistes des débats antérieurs (Lyell, Elie de Beaumont, etc.). En Suisse, Albert Heim d'abord incrédule se rallie aux chevauchements N-S et S-N de Glaris vus par Escher de la Linth, et étudie les mécanismes intimes de la déformation des roches permettant de tels mouvements (1878).

C'est la seule allusion de Greene à l'aspect microcopique de la tectonique. Il eût été intéressant d'un point de vue historiographique de noter qu'en Angleterre, dans les années 1840-1860, un fructueux débat s'était instauré portant sur la déformation intime des roches (clivage schisteux, etc.). Y participaient notamment Sedgwick, Darwin, Sharpe, Tyndall, H.D. Rogers et Sorby (lequel à cette occasion a introduit la technique des lames minces de roches étudiées au microscope polarisant). - Or, ces études, singulièrement modernes, ont subitement cessé et n'ont repris qu'ailleurs et bien plus tard. Pourquoi de telles ruptures dans des filières fécondes ?

Sur le terrain, la mise en évidence des charriages va se multiplier de façon indépendante d'un pays à l'autre : Ecosse du NW (1883), bassin houiller franco-belge (1879-1880), Scandinavie (1888), mais surtout dans les Alpes.

En 1884, Marcel Bertrand grâce à une audacieuse réinterprétation (faite à distance) des structures de Glaris, amorce un saut dimensionnel et conceptuel décisif en affirmant que les Alpes comprennent d'immenses nappes de charriage. Après une phase d'incrédulité, la réalité s'impose : les Alpes sont toutes entières formées de nappes de charriage. C'est la Théorie des Nappes .

Une fièvre de découvertes règne dans les années 1890-1903, avec Hans Schardt, Lugeon, Pierre Termier. Dans cette exaltation, on s'accroche à l'impératif de maintenir une vision stratigraphique plausible.

En 1903, Pierre Termier ayant découvert le grand charriage autrichien, et acquis à des déplacements horizontaux de 100 kilomètres, est en mesure de proposer une image unifiée de l'architecture alpine : la "synthèse des Alpes", dont l'élaboration se poursuivra dans les décennies suivantes (Rudolf Staub, Émile Argand, Élie Gagnebin). Suess et Albert Heim ont assisté du dehors à cette révolution dans les données.

Un peu artificiellement, le chapitre 9 s'intitule : Théorie orogénique nouvelle et corrélation intercontinentale . Greene nous dit que les théoriciens des nappes s'intéressent peu aux aspects mécaniques, mais plutôt aux grandes lignes directrices.

Il étudie (incomplètement) les efforts de Marcel Bertrand, d'une part pour généraliser davantage, ce même au travers le l'Atlantique, le plan structural des chaînes successives et leur mode de genèse, et d'autre part pour tenter de découvrir des lois géométriques (notamment un "réseau orthogonal" sans lendemain) ; Greene note ses déconvenues et, dans son texte, minimise l'influence de ses idées.

Marcel Bertrand dans les années 1890 propose un modèle récurrent de l'ensemble du cycle orogénique envisagé sous tous ses aspects : géosynclinal central, puis avant-fosses latérales, dépôt de flysch puis de molasse, magmatisme changeant avec les stades du vaste et long processus, genèse de gneiss en profondeur, etc. - modèle qu'il montre s'appliquer aux chaînes successives d'Europe, et dont la paternité est par erreur couramment attribuée à Hans Stille, venu beaucoup plus tard. Il va jusqu'à admettre en 1892 que le serrage alpin implique que l'Afrique s'est rapprochée de l'Europe, plus encore que l'ampleur des déplacements horizontaux constatés dans la chaîne (cf. F. ELLENBERGER, loc.cit. , note 13).

L'homme central de ce chapitre est Emile Haug et son grand article de 1900. Il accepte au départ l'essentiel des idées de Marcel Bertrand et de Suess (sauf l'unidirectionnalisme tectonique et la théorie eustatique).

Pour lui aussi, les océans sont récents : c'est, dit Greene, l'une des grandes généralisations de la fin du XIXè siècle. La Terre se partage entre continents (y compris effondrés), stables, et ceintures géosynclinales instables séparant ces continents. Les chaînes de montagnes y prennent naissance en compression.

Mais la nouveauté est de postuler une alternance de périodes où les géosynclinaux moins profonds s'accompagnent d'une submersion partielle des continents, et de périodes où ils s'approfondissent et où la mer évacue les continents. Ceux-ci, de plus, peuvent se déformer.

Greene affirme qu'en réhabilitant la notion d'oscillation de la croûte, Haug portait un coup à la doctrine de la contraction, et à la vision de Suess. - (On peut ajouter que l'énormité même des nappes de charriage, dûment vérifiée et acceptée sur des bases uniquement pragmatiques, tendait à elle seule à faire douter de l'adéquation de la contraction comme agent moteur. Et pourtant on s'y accrochait, comme à la seule cause possible).

Si l'auteur avait prolongé au-delà de 1912 sa revue des idées sur les nappes de charriage, il aurait eu à décrire et à analyser le puissant mouvement de réaction anti-nappiste qui a dominé l'entre-deux guerres. Ce fixisme tectonique, intolérant et obsessionnel à l'occasion, prenait prétexte de quelques malheureux exemples isolés de nappes de charriage plus vastes sur le papier que dans les faits, voire inexistantes. Les causes profondes provenaient d'ailleurs, et sans doute, pour une part, de l'incapacité des nappistes d'expliquer le mécanisme et la cause de ces immenses translations (sauf à les relier dynamiquement, comme le tenteront, isolés, Rudolf Staub ou surtout Émile Argand, à la dérive des continents, elle-même mise en doute par la plupart). Or notre sentiment est qu'en dépit d'affirmations triomphalistes actuelles, l'immense processus de la formation et mise en place des nappes de charriage, beaucoup plus étendu et général qu'on ne l'imaginait en 1910, est encore en majeure partie inexpliqué en soi. Un moteur est amplement disponible (le déplacement des plaques lithosphériques), mais la modélisation de son intervention n'est pas convaincante. Quelques géologues reviennent à la contraction terrestre, sous forme de pulsations alternant avec des phases d'expansion.

Le chapitre 10 : "Le déclin de la théorie de la contraction : le défi de la géophysique, 1870-1909" , inséparable du chapitre 11 : "Thomas Chrowder Chamberlin et la troisième Tectonique globale" , nous ramène d'abord en arrière, loin des Alpes et de l'Europe continentale.

Ces quelques 40 pages constituent une précieuse mise au point sur l'histoire de la physique terrestre, et plus particulièrement de l'isostasie. On y lira la véritable chronique des modèles de John Henry Pratt et Airy, retracée aux sources. On y fera connaissance avec les idées très curieuses et intéressantes d'Osmond Fisher (1874-1886), géophysicien britannique.

Il ne croit pas à l'orogenèse par contraction ; il invoque la mobilité horizontale de la croûte superficielle légère et donne raison à Airy ; pour lui les régions soulevées sont des régions de fortes pressions latérales.

Ainsi le nombre d'hypothèses s'accroissait rapidement. En 1888 et 1892, l'Allemand Eduard REYER tente à son tour un compromis éclectique. Lui aussi note qu'il n'y a pas de réponse automatique de la croûte aux changements de charge. Il invoque des changements thermiques comme "moteur" tectonique, en y adjoignant l'hypothèse originale de vastes glissements latéraux dus à la seule gravité, eux-mêmes générateurs de plissements dans les sédiments.

Cette hypothèse séduit au début Hans Schardt et Lugeon pour les nappes des Préalpes. Elle renaîtra en force vers la fin de la longue crise antinappiste déjà mentionnée, et prendra figure de dogme dans les années 1945-1965 : en effet, elle reconnaît la réalité des nappes de charriage, propose un moteur plausible de leur mouvement, et réduit au minimum le resserrement crustal proprement dit, donc le déplacement relatif des continents. Rappelons que longtemps avant REYER, SCROPE, précédé par De Luc, songeait déjà à des plissements par glissements gravitatifs.

Mott Greene agit pour une fois en partisan et non plus en témoin quand il nous dit (p. 260) que dans les années 1890 aux Etats-Unis, l'afflux des données, les critiques destructrices précitées de la contraction, donc de l'intégration de James Dana, font battre en retraite la théorie, retraite "menaçant l'autonomie de la géologie comme science par l'abandon de l'idéal d'une histoire planétaire complète de la terre" .

L'auteur ici projette sur le passé une conception de la science géologique qui est celle dominante aujourd'hui, sans rechercher quelle était il y a un siècle la définition que la communauté géologique donnait de cette science et quels buts lui étaient assignés par un consensus majoritaire.

Nul doute que de très nombreux géologues se contentaient d'une ambition plus modeste et auraient protesté contre une telle conception totalitaire, prétentieuse et restrictive de leur discipline.

En tête de son célèbre Traité de géologie (2è édit., 1885), Albert de Lapparent arrive à cette définition de la Géologie : "Cette science a pour objet l'étude de l'ordre suivant lequel les matériaux du globe terrestre ont été disposés dans le temps et dans l'espace" . - La conception que répercute Greene tend de façon souvent hautaine à dévaloriser la Géologie conçue et pratiquée comme science naturelle dévoilant une histoire imprévisible, riche en contingences, reçue comme récompense en soi, primant sur les théorisations.

Nous arrivons à la Troisième tectonique globale . Ici l'exposé souffre de trop de concision, et on regrette que Mott Greene n'ait pas suffisamment exposé en quoi elle consiste ni clairement précisé en quels auteurs elle s'est incarnée.

Apparemment, il s'agit principalement de Thomas Chamberlin, et de ses travaux, surtout de ceux échelonnés de 1898 à 1910. Face aux dangers de la simple collection de faits s'accumulant (ce qui étouffe la recherche) et à ceux inhérents à la méthode d'une théorie dominante exclusive, Chamberlin prône celle d'une pluralité d'hypothèses de travail. Elle exige une grande connaissance et des faits, et des théories.

Sa synthèse finale débute par la théorie de la formation initiale du globe par accrétion de matière froide répartie de façon d'emblée hétérogène. Elle tente de conserver la contraction, mais tient grand compte des critiques des géophysiciens.

Chamberlin croit à une périodicité marquée de tous les phénomènes géologiques, à l'échelle mondiale (transgressions, crises orogéniques brèves, avancées glaciaires, etc.). Il admet la permanence des continents et des océans, régis par des forces différentes. C'est sans doute cette vaste vue, synthétique, pluridisciplinaire et planétaire qui justifie le terme de "tectonique globale". Mais malgré sa grande influence (nous dit Greene), la théorie éclectique de Chamberlin est discutée, et ne bénéficiera pas d'un vaste et durable consensus. Nous savons cependant de quelle haute réputation cet auteur, mort en 1928, à joui aux Etats-Unis.

Le principal collaborateur de Chamberlin, Bailey Willis, s'éloigne et de lui, et de Suess. En 1908, il évoque une expansion océanique (oceanic spread) due à la gravité, poussée (underthrust) sous le continent (parmi bien d'autres idées, notamment le rejet des pulsations synchrones).

En 1914, à la mort de Suess, une grande partie de son oeuvre descriptive reste certes acquise, mais son thème dynamique unifiant, la contraction, n'était plus adéquat. La grande théorie unificatrice de Suess s'effondre. Les décennies suivantes verront proliférer les sous-disciplines, qui s'isolent, rendant impossible le genre de synthèses éléborées par Suess, Emile Haug, Chamberlin (mais Greene omet la tentative d'Émile Argand, 1924).

Le dernier chapitre est intitilé : "La radioactivité, la dérive des continents et la quatrième Tectonique Globale, 1908-1912" .

Greene évoque, un peu brièvement, tout d'abord cette découverte totalement inattendue : la radioactivité et ses conséquences géologiques. Il se borne à évoquer la figure et l'oeuvre de John JOLY (1908, 1909), sur cet arrière-plan d'une science de plus en plus divisée sur le plan causal.

JOLY explicite en physicien le rôle possible de la radioactivité, source éternelle de chaleur, dans tous les phénomènes géologiques. Il ne peut plus être question de contraction. Les calculs savants de Lord KELVIN sur le refroidissement séculaire du globe et l'âge de la Terre sont périmés. JOLY couvre un large champ d'intérêts et intervient même dans la discussion du style et de la mécanique des nappes alpines.

L'auteur ne poursuit pas l'étude de ce thème et conclut un peu abruptement son ouvrage par une dizaine de pages consacrées à l'histoire de l'émergence de la théorie de la Dérive des continents.

Cette chronique (Fisher, Pickering, Franck B. Taylor, Alfred Wegener) a ici à nos yeux l'intérêt de venir au terme d'une longue histoire. Elle est ainsi bien mieux située dans le développement continu des sciences de la Terre, que diverses études récentes plus détaillées qui n'en font que le prologue (un peu condescendant et apitoyé) de la grande révolution récente néodériviste.

Greene souligne à quel point Alfred Wegener, hautement original dans ses idées, connaissait la littérature géologique et géophysique et l'utilisait avec autant d'honnêteté que d'intelligence et de prudence.

Ici encore, parler de quatrième Tectonique globale est un peu artificiel, car l'auteur lui-même admet qu'en 1912 et pour longtemps encore, la géologie était certes une science mûre (expression qui corrige à notre soulagement les propos critiqués plus haut), mais fonctionnant sans un cadre théorique universellement accepté.

Dans le court Epilogue terminal, Greene souligne que l'année 1912 (celle des premières publications de Alfred Wegener) ne correspond à aucune révolution scientifique en Géologie.

Les controverses vont se poursuivre, souvent avec les mêmes acteurs et les mêmes catégories de théories géotectoniques : thermiques, isostatiques, purement tectoniques, dérivistes, plus quelques autres. Chaque controverse aboutissait à la constatation que la géologie était une entreprise plus vaste et difficile que prévu, et affrontait constamment des tâches dispersives.

La thèse de l'auteur est que ces grands échecs peuvent aussi être de grands succès : la ruine de la théorie de la contraction a été concomitante d'un accord sur le fait que la théorie géotectonique est l'ultime base de corrélation et l'ultime niveau de généralité. En 1912, l'événement critique n'est pas l'accord sur la réponse (on en est bien loin), mais sur la question. La suite de l'histoire reste à écrire, nous dit Greene : labeur dépassant les forces d'un seul homme.

Ce sont tous les divers développements parallèles qu'il faudrait étudier, et non pas uniquement ceux conduisant directement à la synthèse (géotectonique) moderne.

Les derniers mots de l'auteur sont pour conclure que l'histoire de la théorie géologique telle qu'il l'a exposée ne justifie pas les vues anciennes sur le progrès soutenu et positif, et ne comporte aucun modèle existant de révolutions scientifiques.

L'histoire de la géologie, tout comme l'histoire de la terre, suit un cours dont on peut comprendre et expliquer le tracé (pattern), mais avec des changements de type, de moment et d'intensité tous différents : en sorte que les hypothèses du progrès linéaire ou celles des phases alternantes ne peuvent qu'être caricaturales.

Nul, semble-t-il, n'a encore étudié la possibilité qu'une science puisse avancer avec vigueur alors que règne un accord général et de bon coeur sur l'absence d'une théorie comprehensive adéquate. Les modèles de "rationalité scientifique" élaborés dans l'air pur et raréfié de la Physique théorique risquent particulièrement de souffrir d'asphyxie, exposés à l'atmosphère de la géologie du début du XXè siècle.

Tout cela étant dit, l'auteur de la présente analyse espère ne pas avoir trop trahi la pensée et les intentions de ce livre d'une grande densité. Mais résumer, condenser la substance des textes originaux, tant du passé que contemporains, restera toujours une entreprise périlleuse.

Tant d'exemples abondent dans l'historiographie des sciences de la terre, de distorsions parfois impardonnables, et toujours pernicieuses lorsque d'autres s'y fient et les répercutent ! C'est à la lecture des sources primaires qu'il faut instamment convier le lecteur. Qu'en première urgence, celui-ci prenne la peine de se nourrir de l'oeuvre de Mott Greene ; son ouvrage sera ensuite le plus précieux des guides pour aller, s'il le peut, à la rencontre des auteurs eux-mêmes, présentés en raccourci dans ce livre, avec tant de sérénité et de désir de comprendre. Et aussi de tant d'autres oeuvres et auteurs qui n'ont pu matériellement y trouver place !

Il est vivement à souhaiter que , en s'inspirant de l'exemple récemment donné par leurs confrères suisses, les tectoniciens français, si nombreux et actifs, entreprennent à leur tour de retracer en ce qui les concerne, l'histoire proche d'une discipline qui est à coup sûr l'un des fleurons de la géologie française.

(19) Voir dans Eclogae geologicae Helvetiae les articles de R. MULLER, (vol. 75, 1982, n° 3, p. 447-480), A. V. CAROZZI (ibid ., vol. 76, n° 1, p. 1-32), W. NABHOLZ (ibid ., p. 33-45), H. MASSON (ibid ., p. 47-64), R. TRUMPY (ibid ., p. 65-74).

Observations de M. Jean Goguel

La place faite à Thomas Chrowder Chamberlin, qui surprend des Européens, tient à l'influence énorme qu'il a eu aux USA, jusqu'à l'avènement de la théorie des plaques. Il peut y être apparu comme un héritier de Ed. Suess.

Nous devons prendre garde au biais de perspective qui résulte de ce que nous lisons Suess dans la traduction de Emmanuel de Margerie, jusqu'à la post-face de Pierre Termier, qui en le modernisant, l'a détourné et entraîné vers l'école alpine des chevauchements initiée en France par Marcel Bertrand.

Nous réalisons mal combien cette Ecole Alpine était mal connue aux Etats-Unis, malgré quelques résumés publiés en Anglais (L. W. Bailey, Léon-William Collet). En particulier, elle était totalement ignorée des géophysiciens qui sont à l'origine de la théorie des plaques, et qui ont apporté au mobilisme néo-Wegenerien l'ardeur des nouveaux convertis.

Les Américains n'ont cru aux chevauchements de type alpin que lorsque, au Canada, on a trouvé du pétrole sous les chevauchements du front est des Rocheuses - la structure des Appalaches comportant plutôt des glissements en profondeur. Et ceci répond à la question posée par François Ellenberger, du contrôle ou de la sanction des résultats de la Science. Pour les Américains, à l'inverse de la communauté universitaire française, elle se situe dans les applications. D'où l'accent mis sur l'aide que la théorie des plaques pourrait (?) apporter à la découverte de gisements.