TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.I (1987)

Gabriel GOHAU

A propos d'un bicentenaire :
Constant Prévost (1787-1856) et la théorie du soulèvement.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 novembre 1987)

Constant Prévost est né voici deux cents ans, à Paris, précisément le quatre juin 1787. Le COFRHIGEO a décidé à l'occasion de ce bicentenaire de rendre hommage, par ma voix, au co-fondateur - avec Ami Boué, son cadet de sept ans - de la Société Géologique de France. Les commémorations étant plutôt choses rares dans notre Comité, on peut évidemment se demander : pourquoi ce choix ?

Sans doute serait-il hasardeux d'y voir une sorte de palmarès. Il faut plutôt tenir les centenaires (ou cinquantenaires) pour des commodités permettant de faire le point sur des auteurs qu'on n'avait pas eu d'autre occasion récente de présenter à nos séances trimestrielles.

Constant Prévost avait été, cependant, évoqué ici même, voici un peu moins de dix ans (1). Et comme c'était déjà par l'auteur de cet exposé, je m'efforcerai au moins de ne pas me répéter. Par bonheur, j'avais uniquement parlé de sa paléontologie stratigraphique - marchant d'ailleurs sur les plates-bandes de mon ami Goulven Laurent, qui venait de traiter un sujet voisin dans Histoire et Nature. Il me reste donc au moins à esquisser les idées tectoniques de Prévost, après avoir donné quelques indications sur sa vie et rappelé les conclusions de ma communication de 1978. Je m'appuyerai sur l'étude de Jules Gosselet, le géologue lillois, son principal biographe (2).

Elève de la pension Lepître (!), le jeune Constant suivit successivement, avec ses condisciples, les cours de l'école centrale du Panthéon, où enseignait Cuvier, puis, après 1802, ceux de l'école centrale des Quatre Nations, où il eut Alexandre Brongniart pour maître. Bien qu'il dût s'éloigner de celui-ci plus tard, par suite des conceptions qu'il adopta, il garda pour Brongniart une grande affection. "Pendant plus de vingt années consacrées à l'étude de toutes les branches de l'Histoire naturelle, le plus grand plaisir que je pouvais trouver était de passer une grande partie des jours de loisir dans la collection de mon ancien maître et dans son intimité", dit-il dans des notes (3).

A partir de 1807, il l'accompagne dans ses voyages, en Normandie et Bretagne, puis dans les Pyrénées. En 1812, il visite avec lui Freyberg où vit Gottlob Werner. Bachelier en 1811, il étudie la médecine et suit les cours du Collège de France, chez Cuvier où il rencontre Ducrotay de Blainville, son aîné de dix ans, qui restera son ami.

C'est pour fonder une filature qu'il part pour la région de Vienne en décembre 1815. Il en rapportera un Essai sur la constitution physique du bassin à l'ouverture duquel est située la ville de Vienne, publié en 1820. En 1821, il enseigne la géologie à l'Athénée ; en 1829, la minéralogie et la géologie à l'Ecole des Arts et Manufactures. Et en 1831, après la fondation de la Société géologique, dont la première réunion se tient le 17 mars 1830, il est nommé dans la chaire de géologie, créée en Sorbonne, à côté de celle de minéralogie qui, depuis 1809, groupait tout l'enseignement des sciences de la terre, à la Faculté de Paris.

Président de la Société géologique en 1834, 1839 et 1851, il entre à l'Académie des sciences en 1848, après cinq échecs (notamment contre Elie de Beaumont et Dufrénoy), et meurt le 16 août 1856.

L'histoire de la géologie a retenu qu'il fut le partisan du principe des causes actuelles, en même temps que Charles Lyell sinon avant lui. Dès 1827, en effet, à la fameuse phrase de Cuvier suivant qui "le fil des opérations est rompu" (4), Prévost réplique : "je n'ai été arrêté nulle part dans cette tentative de lier le passé au présent, par ce qu'on appelle une limite tranchée entre la nature ancienne et la nature actuelle" (5). Et il note que deux ans plus tôt, déjà, il avait affirmé que les causes des phénomènes se produisant "autour de nous" "ne diffèrent pas essentiellement de celles qui dans les temps plus ou moins éloignés ont successivement donné lieu aux divers états géologiques du globe" (6).

En fait, deux idées un peu différentes sont présentes dans ces citations, comme dans la thèse opposée défendue par Cuvier. Bien que j'aie eu déjà maintes occasions de faire cette distinction, je dois la rappeler sommairement pour situer l'enjeu (ou les enjeux) du débat. Le problème de la rupture entre passé et présent est celui qu'on désigne par le couple continuité/discontinuité. Les discontinuités invoquent des catastrophes qui périodiquement assèchent le fond des mers et/ou inondent les continents. A quoi Prévost répond qu'il n'est pas "nécessaire, pour expliquer les faits géologiques, de faire intervenir des causes extraordinaires qui ne sauraient agir maintenant qu'en troublant l'ordre de l'univers" (7).

C'est au nom de cette continuité qu'il soutient, devant la Société Géologique, contre Dufrénoy ou Deshayes, dans des textes que j'ai précédemment cités, qu'il existe des "intermédiaires" entre les faunes de périodes ou d'étages successifs" (8).

Le second débat porte sur l'opposition uniformité-évolution du globe. Les êtres de toutes les époques "appartiennent à un même plan d'organisation". Aussi bien, "les êtres actuels auraient pu s'accommoder de l'état extérieur de la terre à l'époque des terrains primaires supérieurs" (9). Prévost déduit l'uniformité du monde physique de celle du monde vivant. Si l'organisation animale est (plus ou moins) restée la même depuis le Carbonifère, c'est que les "milieux ambiants" n'ont pas, non plus, subi de grands "changements successifs". C'est d'ailleurs sans doute parce qu'il n'était sûr de l'uniformité que jusqu'au Primaire supérieur, qu'il commençait son enseignement par l'étude de cette époque puis redescendait vers le début du Primaire avant de remonter vers l'Actuel (10).

Les adversaires de ce point de vue qui croyaient aux créations successives de faunes de plus en plus perfectionnées ont reçu le nom de progressionnistes. Quant à la structure de l'écorce terrestre, ceux qui croient qu'elle s'est construite successivement peuvent être nommés directionalistes, suivant un mot que M. Rudwick nous a rendu familier (11).

En droit, on peut être continuiste sans professer l'uniformité de la nature. De même qu'on peut être catastrophiste sans adopter le directionalisme. En fait, les deux thèmes sont associés quoique, d'un auteur à l'autre, l'accent ne sera pas mis sur la même idée. Jean-André De Luc, dont Prévost aimait à rappeler qu'il l'avait influencé (12), était essentiellement directionaliste, bien que les catastrophes ne fussent pas absentes de son système - mais elles avaient des effets modérés, puisqu'elles ne détruisaient que partiellement les faunes (13).

Sans doute, sur le fond de sa doctrine, Prévost est-il très éloigné de De Luc. Cuvier, à cet égard, a plus pris au géologue-voyageur genevois. Mais ce qui attire Prévost chez son aîné, c'est sa tectonique. Car De Luc réduisait tous les mouvements à des affaissements. Or le co-fondateur de la Société géologique militera toute sa vie contre la théorie des soulèvements. Et nous voilà conduits à donner quelques précisions sur sa conception de l'orogenèse.

Constant Prévost s'intéresse au problème à partir de 1831, quand on apprend, en août, le brutal surgissement de l'île Julia. Il est en effet chargé de se rendre sur place, et embarque le 16 septembre à Toulon. L'idée qui préoccupe la communauté géologique est de tester la théorie des cratères de soulèvements émise peu avant par Humboldt et von Buch. On se demande même, dit Jules Gosselet, si "la nouvelle île n'était pas le premier point d'une chaîne de montagnes qui allait se soulever et réunir la Sicile à la Tunisie" (14).

La théorie avait été forgée à partir des observations sur le Jorullo, volcan mexicain, par Humboldt, et celles de von Buch sur le pic Téneriffe. Les cônes étaient identifiés à une zone circulaire soulevée, rompue en son centre, et non au dépôt de cendres et laves superposées. Par extension, Humboldt estime que les "alignemens de volcans, les soulèvemens à travers des fentes continues (...) rappellent (...) les forces qui, dans les temps les plus reculés, ont soulevé les chaînes de montagnes" (15).

Dans une première lettre à la Société, Prévost dit qu"'il doit exister autour de l'île Julia une ceinture de rochers soulevés qui seraient le bord du cratère de soulèvement" (16). Plus tard, il ajoutera que dès son premier rapport il était circonspect, notant que "rien dans la constitution de la nouvelle île ne paraissait indiquer qu'elle eût été produite par un soulèvement du sol" (17). Et il s'indignera que sa note fût suivie dans les Annales de sciences naturelles de celle d'un géologue "dont le nom fait autorité" et qui prétendait faussement que ses observations soutenaient la théorie des soulèvements (Selon Gosselet, la note fut rédigée par Brongniart, à la demande d'Arago, ami d'Elie de Beaumont et ferme partisan de la nouvelle théorie).

Dans le second rapport à l'Académie sur son voyage (daté du 24 septembre 1832), il avoue ne rien comprendre aux cratères de soulèvement et dit préférer "un parti que déjà M. Louis Cordier a rendu si puissant par l'appui de ses beaux travaux et de sa longue expérience" (18). Cependant, avec beaucoup de prudence, il limite ses critiques à la théorie des cratères au sens strict, sans vouloir étendre ses doutes au soulèvement des montagnes, "dont la question est toute autre". Il assure toutefois qu'à son avis, on reviendra sur ce problème, "à des explications plus simples en voyant avec De Luc que la somme des affaissements est plus grande que celle des soulèvements" (19).

Laissons (provisoirement) de côté la question de la formation des montagnes puisque, en France, la principale théorie orogénique, celle d'Elie de Beaumont, dissocie soulèvement des cratères et soulèvement des chaînes. Léonce Elie de Beaumont, de onze ans le cadet de Constant Prévost, aurait pu, sur ce point au moins rejoindre son aîné. Toutefois, il est un ferme partisan de la théorie des deux géologues allemands, et à ce titre il s'oppose à Prévost.

Les débats commencent en 1832, au retour de Prévost (il arrive à Paris le 29 avril). Montlosier et Cordier attaquent la théorie des cratères de soulèvement, tandis qu'Elie de Beaumont la défend (20).

Plus tard, Virlet d'Aoust vient renforcer l'opposition, d'abord à propos du Santorin (21), en décembre 1832, ensuite en réponse à Dufrénoy et Elie de Beaumont qui ont lu un mémoire sur le Cantal et le Mont-Dore qu'ils interprètent comme des cratères de soulèvement (22). Virlet souligne la différence d'énergie entre volcanisme et orogenèse. Et Prévost rappelle son point de vue (3 juin 1833).

La Réunion extraordinaire de la Société, à Clermont est l'occasion de nouvelles discussions, malgré l'absence d'Elie de Beaumont et de Dufrénoy (23). Il en est de même à Strasbourg l'année suivante (1834), lorsqu'Ami Boué découvre des "cratères de soulèvement dans les terrains non volcaniques" (24).

En 1835, Prévost présente à l'Académie des Sciences un Mémoire sur la formation des cônes volcaniques et sur celle des chaînes de montagnes (25). Il y montre que l'inclinaison des cônes est due à l'éruption et non à un soulèvement. Il soutient, de même, que le basalte, le trachyte et le granite des chaînes de montagnes sont sortis par les dislocations, mais qu'ils n'ont pu soulever les terrains. Et comme en 1832, il dit que les affaissements dominent -car depuis le Tertiaire les eaux ont baissé, alors que des soulèvements les auraient élevées - et répète l'hommage à De Luc.

La même année 1835 paraît le Mémoire à la Société géologique sur l'Ile Julia (26), qui réactive la polémique avec Arago. Le débat, d'ailleurs, se prolongera, ou plutôt renaîtra episodiquement à l'occasion de découvertes (comme en 1837 les coquilles sur la Somma du Vésuve) (27). Mais je n'ai pas le temps de les relater. Il n'apporte d'ailleurs pas grande nouveauté. Notons seulement que la dernière lecture de Prévost à l'Académie des Sciences est consacrée à une attaque contre Elie de Beaumont, à l'occasion d'un voyage de Sainte-Claire Deville au Vésuve (28).

Je n'ai jamais bien compris quelle place la théorie des cratères de soulèvement tenait dans le système d'Elie de Beaumont. D'ailleurs, les historiques présentent le successeur de Cuvier au Collège de France comme l'adversaire de L. von Buch. Et de fait, le naturaliste allemand explique simultanément, par la montée du "porphyre pyroxénique" (29), les volcans et les chaînes montagneuses, tandis que le Français leur assigne deux causes différentes, les montagnes provenant de la contraction de l'écorce terrestre à la suite du "refroidissement séculaire" (30).

Dans son explication de l'orogenèse, Elie de Beaumont aurait pu être aux côtés de Prévost. Celui-ci le lui dit franchement. "Si ce n'était pas accepter en tous points la théorie des affaissements de De Luc, c'était bien certainement se prononcer contre la théorie des soulèvements de M. de Buch" (31).

D'ailleurs, Elie de Beaumont parle peu de soulèvement. Dans ses célèbres Recherches sur quelques unes des révolutions de la surface du globe (1829), il ne cite le terme qu'à propos de la théorie des soulèvements (32), préférant ailleurs utiliser ride ou ridement. Il dit alors très explicitement que la cause du redressement n'est entrée en rien dans l'objet de son travail, et il donne le soulèvement seulement comme une explication possible, en concurrence avec celle de Deluc.

Seulement, la discussion avec Prévost se situe vingt ans plus tard. La théorie de Deluc a perdu toute valeur aux yeux d'Elie de Beaumont, qui ne tient pas à se laisser embrigader sous cette bannière. Il élude la question, et répond dédaigneusement qu'il maintient le mot "soulèvement", expression d'une vérité (33). Toutefois, pour se rapprocher de son interlocuteur, il fait une concession en matière de discontinuité : si le nombre des catastrophes s'accroît, la violence de chacune diminue, et le phénomène d'ensemble est quasiment continu. Or Elie de Beaumont, qui était parti de quatre "systèmes" en 1929, pronostique en 1850 qu'on dépassera la centaine (34).

Le fossé entre les deux hommes reste, malgré tout, profond. On pourra dire qu'Elie de Beaumont, très dogmatique, supportait mal la critique. Cependant, malgré ses faiblesses, son système tectonique inclut les multiples observations de terrain d'une discipline en plein essor. En face de lui, Prévost se tient en marge de cette nouvelle science, et discute à l'infini le vocabulaire pour savoir s'il y a enfoncement ou soulèvement quand un segment AB s'abaisse à une extrémité, se soulève à l'autre ou encore bascule autour de son milieu (34).

Finalement, ses positions critiques le poussent à refuser les idées nouvelles et, l'âge aidant, à rejeter les intuitions de jeunesse et à se crisper dans son opposition. Il en va ainsi de son refus de la théorie du soulèvement, comme de son attachement symétrique à la vieille thèse du retrait irréversible de l'Océan. Sans doute cela nous vaut-il une profession de foi actualiste, lucide et courageuse face au catastrophisme dominant. Malheureusement, quand on voit l'usage fait par son ami Ducrotay de Blainville de ce même actualisme, on doit remarquer qu'il peut aisément se laisser imprégner de thèses rétrogrades, voire servir carrément des vues apologétiques quand il passe entre les mains d'un abbé Maupied (35). Cet usage (ou ce détournement ?) a peut-être terni la réputation acquise à Prévost par ses premiers travaux.

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NOTES

Transformé en html et mis sur le web en 2009 par R. Mahl