TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XIII (1999)

Philippe GRANDCHAMP
Un essai inédit de classification des terrains : le cours de Géognosie professé en 1813 par Alexandre Brongniart à la faculté des sciences de Paris

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 24 novembre 1999)

Il y a quelques années, j'avais présenté au COFRHIGEO deux cours de Géologie donnés par Cuvier au Collège de France en 1805 et 1808. Ces deux cours étaient extraits d'un recueil de leçons prises en note par Jean-Baptiste d'Omalius d'Halloy (1783-1875), géologue belge bien connu qui fit une partie de ses études à Paris durant les premières années du XIXe siècle.

Aujourd'hui, c'est un autre cours tiré de ce même recueil que je vous présente, je veux parler du cours de Géognosie professé en 1813 par Alexandre Brongniart à la Faculté des sciences de Paris.

J'ai intitulé ma communication : « un essai inédit de classification des terrains... » car c'est très exactement de cela qu'il s'agit. Inédit, ce cours l'est en effet à coup sûr, et dans la double acception du terme puisqu'il n'a jamais été publié et que son contenu correspond à quelque chose qui n'est pas connu. C'est déjà là le premier intérêt qu'on peut lui trouver. Mais de plus, le contenu en question n'est rien d'autre qu'une classification des terrains établie par Brongniart en 1813, c'est-à-dire une classification prenant place très exactement entre les deux éditions en librairie du fameux Essai sur la Géographie minéralogique des environs de Paris (publié conjointement par Cuvier et Brongniart en 1811, réédité en 1822 sous un titre un peu différent), et précédant de plus de quinze ans la parution du non moins célèbre Tableau des Terrains qui composent l'écorce du Globe (travail de Brongniart datant de 1829). On mesure alors le véritable intérêt de ce cours, qui est de nous permettre de saisir sur le vif une étape de révolution de la pensée de celui qui, par ses recherches et ses observations, a joué un rôle décisif dans l'abandon de la lithostratigraphie wernérienne au profit de la stratigraphie paléontologique.

Dans l'exposé qui va suivre, j'analyserai la classification des terrains telle que Brongniart l'a donnée dans son cours de 1813 en m'intéressant d'abord aux divisions qu'il a établies, ainsi qu'aux critères sur lesquels il s'est appuyé pour les établir, puis en examinant les moyens dont il s'est servi pour parvenir à déterminer l'ordre de succession de ces divisions. Je porterai ensuite une appréciation d'ensemble sur cette classification que je situerai par rapport aux autres classifications du même genre proposées par Brongniart dans les diverses publications où il a abordé cette question.

I - Présentation matérielle du cours

Mais pour commencer, il convient de donner un rapide descriptif de l'exemplaire du cours de Brongniart dont nous allons avoir à nous occuper. Il s'agit d'un manuscrit comportant au total douze pages obtenues à partir de trois feuilles de 23 cm sur 39 cm pliées en deux, reliées à la suite et soigneusement numérotées. Le volume de ces notes n'est donc pas très considérable, mais cela n'enlève rien à leur intérêt.

Ces douze pages contiennent la matière de sept leçons données par Brongniart entre le mercredi 23 juin et le mercredi 14 juillet 1813.

Le 14 juillet n'est la date officielle de la fête nationale en France que depuis l'été 1880 (Pastoureau, 1998, p. 193-198). Il n'est donc pas surprenant qu'en 1813, Brongniart ait donné son cours ce jour-là. Plus étonnant, en revanche, est le fait qu'il ait enseigné le 4 juillet, qui était un dimanche.
Les dates sont signalées au début de chaque cours par une petite annotation dans la marge du texte, ce qui permet de constater que la longueur des leçons - ou plus exactement la longueur des notes prises par d'Omalius à ces leçons - peut être très variable d'une fois sur l'autre : on compte en moyenne une page par leçon, mais la première n'excède pas une demi-page, tandis que la dernière s'étend sur près de six pages. Cela semble justifier le titre inscrit par d'Omalius en tête de ses notes et qui mentionne : « Extrait du cours de Géognosie de Mr Brongniart professeur à la Faculté des Sciences de Paris - 1813 ». Ces quelques précisions apportées, passons sans plus tarder à l'examen du contenu de ce document.

II - Analyse du contenu du cours

L'intitulé du cours nous en révèle le contenu : c'est un cours de Géognosie. Brongniart, rappelons-le, a toujours fait une distinction entre la Géognosie et la Géologie. Voici ce qu'il écrit à ce sujet à peu près à l'époque où il donnait le cours auquel nous nous intéressons aujourd'hui :

« La vraie géognosie a pour objet, non pas la théorie de la formation de la terre mais la connaissance exacte de la structure de cette couche mince du globe qui seule peut être soumise à nos observations ».

Rapport sur un mémoire de M. de Bonnard sur l'Erzgebirge, c'est-à-dire sur les montagnes métallifères de la Saxe lu à l'Institut le 26 février 1816 (cité par Louis de Launay, 1940, p. 89). En 1829, Brongniart fera encore la distinction entre les deux disciplines (Tableau des Terrains, introduction, p. 2).

Pour Brongniart, les choses sont donc parfaitement claires : la Géologie est la théorie de la Terre, c'est-à-dire la recherche des causes éloignées qui ont produit la structure du Globe, tandis que la Géognosie est l'étude structurale du bâti souterrain, cette étude devant permettre de reconstituer sur la seule base des faits l'histoire de la Terre.

De fait, le canevas général de son cours de 1813 est bien une classification « géognostique » des terrains, du moins en ce qui concerne les six premières leçons car Brongniart clôture son enseignement par un long exposé un peu décousu consacré aux volcans.

Brongniart aurait peut-être récusé le terme de classification pour définir le contenu de son cours de Géognosie. Voici en effet ce qu'il écrit à propos de la « classification par gisement ou classification géognosique des roches » : « on y range les roches dans un ordre qui doit représenter celui dans lequel on suppose qu'elles ont été formées, et les rapports qu'elles conservent généralement entre elles dans la structure de la partie du globe terrestre que nous connoissons.[...]. On ne peut donner le nom de classification à cette distribution des roches » car si « c'est faire une partie de l'histoire naturelle des roches dans un ordre très convenable [...] ce n'est nullement les classer, soit pour apprendre à les reconnoître, soit pour faire ressortir leurs rapports les plus importans, les plus intimes et les plus réels » (Classification et Caractères minéralogiques des Roches homogènes et hétérogènes, 1827, p. 6).
Mais si l'on excepte cette dernière partie - assez peu intéressante, au fond, et que j'ai choisi de laisser de côté aujourd'hui - les différentes masses du bâti souterrain sont décrites et nommées successivement au fil des leçons en commençant par le bas de la série. J'ai reproduit sous la forme d'un tableau simplifié la classification qui sert de fil directeur à ce cours afin de la rendre plus intelligible et aussi pour mieux faire ressortir les principes qui ont présidé à son élaboration (annexe 1).

A. Les principales divisions adoptées par Brongniart et les principes qui l'ont guidé dans ses choix

a. Les grandes divisions

Brongniart commence par diviser le bâti souterrain en huit grandes classes de terrains. Le terme de terrain, d'un usage très courant dans les ouvrages de géologie de l'époque, est un terme assez vague. Mais pour Brongniart, il a une signification bien précise, qu'il a donnée ailleurs :

« J'entendrai par terrain une suite de roches qui n'ont d'autres rapports entre elles que d'avoir été placées dans l'écorce du globe pendant une des très grandes périodes, époques ou divisions qu'on croit avoir reconnues dans la succession de sa structure ».

Tableau des Terrains, 1807, p. 4.
Ces huit classes de terrains - qui correspondent donc ici à autant de grandes périodes - sont ainsi dénommées :

Le critère dont s'est servi Brongniart pour établir ces huit divisions de premier rang se laisse facilement deviner à travers la nomenclature - tirée du grec - qu'il a forgée à cette occasion. Si l'on fait abstraction des deux dernières classes, cette nomenclature fait en effet exclusivement référence à la présence ou à l'absence de débris d'organismes vivants : organismes animaux (ce qui lui permet de distinguer des terrains zootiques et des terrains azootiques), ou organismes végétaux (d'où ses terrains phytoïques). Ce faisant, Brongniart ne fait qu'appliquer un principe mis en pratique bien avant lui par l'école wernérienne. En effet, la division initiale du bâti souterrain en terrains primitifs et terrains secondaires équivalait à distinguer des terrains antérieurs et des terrains postérieurs à l'existence des êtres organisés vivants. Brongniart ne fait donc ici que reprendre ce principe, mais il l'affine, il le pousse un peu plus loin en différenciant le cas des restes d'organismes animaux de celui des restes d'organismes végétaux.

Quant aux rapports chronologiques que présentent ces différentes classes entre elles, ils sont exprimés par leur séquence, numérotée et ordonnée du bas vers le haut, c'est-à-dire en commençant par les terrains les plus anciens ; de plus, ces rapports sont encore soulignés par les épithètes inférieur, moyen et supérieur, qui traduisent des relations de superposition, et, partant, des relations d'ancienneté relative.

Au total, en combinant ces divers paramètres, Brongniart aboutit à une classification qui tranche d'emblée sur toutes celles alors en usage par le nombre élevé de grandes coupures qu'elle comporte, établies sur la base d'un mode de division purement chronologique et faisant totalement abstraction du mode de formation. Notons toutefois que la remarque ne vaut pas pour les deux dernières classes : la septième classe (celle des trapps supérieurs) est formée d'après un caractère lithologique, et la huitième, surtout, (celle des terrains pyrogènes) est bien une classe construite autour d'un mode de formation. Il y a là une incohérence manifeste, qui montre l'impossibilité dans laquelle Brongniart s'est trouvé d'appliquer rigoureusement le critère qu'il avait retenu au départ pour établir ses grandes coupures. Nous y reviendrons.

b. Les subdivisions

Les huit grandes classes dont nous venons de parler sont à leur tour subdivisées en un nombre variable d'époques. Arrêtons-nous un instant sur ce terme d'époque. Employé dans une classification - comme c'est le cas ici -, il introduit dans celle-ci une dimension véritablement géohistorique. Ce terme, emprunté à l'historiographie humaine par les naturalistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle (on le trouve notamment chez Buffon), a d'abord été appliqué à la géohistoire de régions limitées (par Desmarets pour les volcans éteints d'Auvergne et par Giraud-Soulavie pour le Vivarais).

Voir Rudwick, 1997, p. 122 (qui cite à ce sujet Rappaport, 1982).
L'originalité, c'est qu'il est ici étendu à l'ensemble du Globe, ce qui revient à dire que les époques de sa classification ont pour Brongniart valeur universelle.

Notons aussi qu'à deux endroits de la classification, le mot époque est remplacé par un autre. Dans la première classe de terrains, la première subdivision est en effet appelée formation granitique (et non pas époque granitique) ; mais cela ne change rien à ce qui vient d'être dit car, pour Brongniart, une formation est un « ensemble de couches de même nature ou de nature différente mais formées à une même époque » ;

Essai sur la Géographie minéralogique des environs de Paris, 1811, p. 8.
il y a donc bien chez lui équivalence entre les deux termes. Par ailleurs la troisième classe (celle des terrains azootiques supérieurs) est subdivisée en trois groupes (au lieu de l'être en trois époques) ; mais Brongniart explique que, s'il a procédé ainsi, c'est justement parce qu'« on n'a pas de notions positives sur leur âge respectif» ; cela confirme donc bien le caractère géohistorique qu'il entend donner au terme d'époque.

En ce qui concerne la nomenclature, maintenant, il convient de noter que la plupart des époques sont désignées par le nom d'une roche à laquelle Brongniart a donné, le plus souvent, une terminaison adjective en -ique ou en -euse (par exemple : époque phylladique, époque sableuse). Parfois, le nom de la roche est remplacé par celui d'un minéral (par exemple : époque micacique, époque talqueuse). Ce procédé, qui consiste à désigner une division géologique par le nom d'une roche, ou d'un minéral, est, là encore, transposé de la géologie allemande. Surtout, il sous-entend qu'à chaque époque est censée s'être formée, au-delà de variations locales de détail, une roche dominante, ce qui revient à postuler l'existence de formations universelles. On reconnaît donc à travers cette nomenclature le fondement de toute la géognosie wernérienne. Brongniart fait toutefois deux entorses à cette règle de nomenclature : d'abord en proposant une époque inelytique qu'il appelle ainsi parce que, dit-il, les roches de cette époque « sont formées de cristaux enfoncés dans une pâte » (c'est donc un caractère pétrographique qui lui sert ici de critère) ; ensuite avec son époque clastique (dont la dénomination fait explicitement référence à un mode de formation). Dans les deux cas, on retrouve aussi le goût prononcé de Brongniart pour les racines grecques (mais ce n'est encore rien comparé à la terminologie qu'il développera dans sa classification de 1829).

Il n'y a pas à proprement parler dans le cours de divisions de rang inférieur à l'époque. Mais, pour chaque époque, Brongniart donne deux séries de renseignements (qui ne figurent pas dans le tableau simplifié donné en annexe), à savoir des listes de roches et des exemples de gisements.

Les listes de roches sont très détaillées (Brongniart distingue au besoin des « roches principales » ou « essentielles », des « roches subordonnées » et des « roches accessoires ») ; elles sont souvent complétées par des listes de minéraux, parfois par des listes de débris d'organismes (lorsqu'ils existent). Il faut bien reconnaître que l'accumulation de ces listes finit par donner au cours de Brongniart les allures d'un catalogue fastidieux, pour ne pas dire assommant (et c'est peut-être pour compenser cet aspect quelque peu rébarbatif de son cours que Brongniart a développé autant toute la dernière partie consacrée à l'étude des volcans et des phénomènes spectaculaires liés à leur activité).

Brongniart a toujours aimé captiver son auditoire. Vingt ans auparavant, en 1793, alors qu'il était chargé d'un cours sur les vers au Lycée (fondé par La Harpe en 1786), il écrivait : « J'ai cherché dans ma première leçon à exciter l'attention de mes auditeurs. J'ai donc été obligé de ramasser en un seul cours tous les faits piquants, tous les phénomènes singuliers que l'on peut observer dans les vers en considérant ces animaux dans un certain ordre physiologique » (cité par de Launay, 1940, p. 56).

Les exemples de gisements sont nombreux et variés. En bonne place figurent tous ceux que Brongniart a eu l'occasion d'étudier personnellement, et notamment, on s'en doute, les terrains des environs de Paris qui sont rangés dans la classe VI (celle des terrains zootiques supérieurs).

A l'exclusion toutefois de la craie, qu'il range dans la classe des terrains zootiques moyens sans la distinguer spécialement.
Cela explique pourquoi cette classe est celle qui compte le plus d'époques : six en tout ! On retrouve là l'effet déformant dû à l'importance excessive que tout chercheur est porté malgré lui à accorder à son propre domaine d'investigations. La dénomination de ces six époques est du reste extrêmement révélatrice car elle est en gros calquée sur celle qui a servi pour caractériser les différentes formations décrites dans l'Essai de 1811 (voir le tableau comparatif donné en annexe 2). Le fait que Brongniart ait repris en 1813 ces mêmes dénominations dans une classification générale et qu'il les ait ainsi universalisées montre bien qu'à cette époque il raisonne toujours en bon géognoste wernérien.
La démarche est déjà suggérée dans l'Essai de 1811, où l'on peut lire (note p. 9) : « Comme il est possible que ces diverses formations existent ailleurs qu'aux environs de Paris, il nous a paru utile de leur donner des dénominations précises qui puissent fournir aux Géologistes le moyen de les désigner clairement s'ils les reconnoissaient ailleurs ».
Mais le fait qu'il intègre dans une classification générale le tableau des résultats des recherches qu'il a menées dans les environs de Paris pour en faire une classe parmi sept autres montre aussi qu'il cherche maintenant à appliquer le « modèle » qu'il a élaboré, conjointement avec Cuvier, pour l'étude des formations postérieures à la craie, à l'ensemble des formations du Globe, quel que soit leur âge.
Cette idée de « modèle» a été avancée par Martin Rudwick, qui écrit : « Cuvier et Brongniart considéraient leur mémoire comme un exemple de ce que les autres naturalistes devaient faire dans les autres régions » (Rudwick, 1997, p. 126).
Dans l'Essai de 1811, les auteurs n'ont pas cherché à faire entrer les terrains des environs de Paris dans une classification générale. Ils se sont simplement contentés de signaler que la plupart des formations qu'ils allaient décrire « ont été inconnues jusqu'à présent aux Géologistes de la célèbre école de Freyberg » et qu'ils n'ont « pu en reconnoître presqu'aucune dans les ouvrages qu'ils ont publiés » (note p. 8-9).
En somme, dans son cours de 1813, Brongniart cherche à étendre ce « modèle » à la fois latéralement et verticalement. Et c'est sans doute là que réside la source des faiblesses de sa classification. Car toutes les formations du Globe ne se présentent pas, il s'en faut de beaucoup, de façon aussi simple que le Tertiaire du Bassin parisien. Nous aurons à revenir sur ce point essentiel dans la dernière partie de cet exposé.

D'autres observations de terrain faites par Brongniart sont également mentionnées, notamment des gisements situés dans le Cotentin : « siénite » près de Cherbourg, diabase dans les environs de Coutances (on sait que Brongniart a fait paraître une note sur les terrains du département de la Manche un an plus tard, en 1814 ;

Dans ce mémoire, qui était prêt dès 1813, Brongniart aborde aussi la question de la classification des terrains, notamment celle des granites de différentes époques qui lui posent d'énormes problèmes (à peine évoqués dans le cours de 1813).
on trouve encore la mention, dans la présentation des terrains phytoïques, de « quelques animaux inconnus voisins des Crustacés » (il s'agit selon toute vraisemblance des Trilobites, sur lesquels Brongniart publiera un mémoire en 1815).
Cette étude sera complétée sept ans plus tard, en 1822, pour être insérée dans un ouvrage général sur les Crustacés fossiles dont le reste sera rédigé par A. G. Desmarets.
A cela il faut ajouter les localités qu'il a visitées au cours de ses nombreux voyages, en France ou en Allemagne et qui doivent être citées parmi toutes celles qu'il mentionne, mais qui sont plus difficilement repérables.
On sait par Jules Gosselet que Brongniart visita la Normandie et la Bretagne en 1807, qu'il traversa la France jusqu'aux environs de Limoges avant de parcourir les Pyrénées de Bayonne à la Maladetta en 1808-1809 et qu'en 1812, il entreprit un grand voyage en Allemagne qui le conduisit successivement sur les bords du Rhin, en Westphalie, dans le Harz, en Prusse, en Saxe, puis en Bohême, enfin dans le Tyrol (Gosselet, 1896, p. 7).
Car Brongniart intègre aussi dans son inventaire les travaux parallèles de ses contemporains, qu'il cite parfois nommément. Ainsi sont évoquées les observations faites par Haussmann en Norvège, par de Bonnard dans le Harz, par de Buch dans les environs de Christiania, par de Humboldt en Amérique, etc.
Christiania est l'ancien nom de la capitale de la Norvège (qui ne s'appelle Oslo que depuis 1924).

En définitive, la multiplicité des exemples rassemblés ici par Brongniart traduit un véritable effort de synthèse de sa part. A l'évidence, il a cherché à coordonner un maximum d'observations dans un tableau d'ensemble qu'il a voulu le plus synthétique mais aussi le plus complet possible.

B. Les critères dont s'est servi Brongniart pour déterminer l'ordre de succession de ses divisions

Le premier moyen auquel Brongniart a eu recours pour établir l'âge relatif des différentes formations qu'il a rangées dans sa classification, c'est leur position relative. Brongniart a donc appliqué en priorité le critère de superposition.

Chaque fois que cette superposition a été effectivement constatée - par lui ou par un autre - Brongniart prend bien soin de le signaler. Ainsi pour la position du terrain de l'époque anthracique :

« Ce terrain se montre reposant sur toutes les formations précédentes depuis le granite jusqu'au calcaire à entroques [...] on en voit de recouvert par le Todtliegende, le schiste marno-bitumineux, le calcaire compact, la craie, le gypse salé ».

Ou encore à propos du calcaire siliceux :

« on l'avait d'abord considéré comme placé bout-à-bout avec le terrain marin, mais il y a de fortes raisons de le regarder comme supérieur à ce terrain [...] il y a quelques endroits où l'on voit par dessus le terrain marin des couches de calcaire compact [...] qui semblent être le calcaire siliceux ».

Et l'on pourrait multiplier les exemples.

Mais comme il n'existe aucun endroit du globe où l'on puisse observer la superposition de toutes les formations sur une même verticale (et pour cause), et comme Brongniart cherche à les faire rentrer toutes dans une même colonne, il est conduit à faire des rapprochements en se fondant sur des analogies de faciès. Il utilise ainsi le critère lithologique en complément du critère de superposition pour établir, par corrélation, l'âge d'un certain nombre de formations. Cette démarche n'a rien de surprenant venant d'un géognoste pour qui, ainsi qu'on l'a dit, chaque époque est caractérisée par le dépôt d'un type particulier de roche et donc pour qui la lithologie doit permettre de fixer l'âge d'une formation. C'est ce qu'il fait, par exemple, avec son groupe basaltique « placé ici par analogie et non d'après une vraie superposition ». De même avec les terrains de l'époque du calcaire compact qui renferment de la houille : « peut-être que les houilles des terrains à mercure comme à Meysenheim [...] dépendent de cette formation ». Le ton de cette dernière citation montre aussi que Brongniart sait rester prudent lorsqu'il procède à de tels rapprochements. Cette prudence, exprimée en plusieurs endroits du cours, laisse parfois transparaître le doute, comme dans cette réflexion à propos des gypses de l'époque saline : « il se pourrait que le gypse de Lunebourg fut d'une formation plus nouvelle ». Et lorsqu'il ne dispose pas de données suffisantes, Brongniart préfère ne pas se prononcer. Ainsi avoue-t-il que « les amygdaloïdes [de Corse] n'ont pas encore de position bien déterminée ».

Qu'en est-il alors de l'utilisation des fossiles (autrement dit du critère paléontologique) ? Mis à part l'usage qui en est fait pour définir les grandes classes (établies, on l'a vu, sur la base de leur présence ou de leur absence), ceux-ci ne servent à rien d'autre qu'à caractériser les formations au même titre que les minéraux ou que les roches. On a dit plus haut que Brongniart donnait des listes de fossiles pour chacune des formations qui en contenaient. Mais ces listes ne sont que de simples énumérations, de simples inventaires. Parfois, il est vrai, Brongniart va un peu plus loin en glissant une remarque au passage. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il signale que les empreintes de végétaux du calcaire compact sont « différentes de celles des terrains phytoïques », ou lorsqu'il précise que les oursins « paraissent pour la première fois » dans le calcaire des terrains zootiques moyens, ou encore lorsqu'il signale qu'« on remarque pour la première fois la présence des mammifères » dans les terrains zootiques supérieurs. Mais on est très loin de l'utilisation des fossiles comme outil permettant de dater ou de corréler les terrains de lithologie différente. De toute façon, et sa nomenclature nous l'a suffisamment prouvé, Brongniart est encore prisonnier du modèle wernérien. Il faut toutefois signaler cette phrase étonnante :

« Dans le pays de Salzbourg, il y a au-dessus de la formation saline un calcaire noirâtre très abondant en coquilles qui paraissent se rapprocher des lucines. Ce calcaire correspond peut-être à la formation de la craie, et à celle des environs de Paris ».

Un calcaire noirâtre des Alpes rapproché ainsi, sur la base des fossiles qu'il renferme, de la craie du Bassin parisien, voilà qui n'est pas sans faire penser aussitôt à la corrélation historique que Brongniart établira huit ans plus tard entre le calcaire noir de la montagne des Fiz et la craie de Rouen à l'aide du seul critère paléontologique.

Le mémoire dans lequel Brongniart, s'appuyant sur l'exemple de ces deux formations, tranche définitivement en faveur du critère paléontologique - ce qui fait qu'il est considéré aujourd'hui comme l'un des pères fondateurs de la stratigraphie paléontologique - date de 1821. Mais Brongniart a longtemps hésité avant de franchir ce pas décisif, comme en témoigne cette lettre de 1819 (citée par de Launay, 1940, p. 126), dans laquelle il écrit : « Trois sortes de considérations très différentes peuvent être employées ensemble ou séparément pour caractériser les divers terrains qui composent l'écorce du globe : 1° La position respective et, par conséquent, le plus ou moins d'ancienneté. Cette considération peut être susceptible de discussion ; 2° La structure minéralogique qui est une chose de fait ; 3° La présence de corps organisés qui est également susceptible de discussions, mais qui a un intérêt très grand et nouveau [...]. Laquelle faut-il choisir de ces trois considérations ? Peut-on les mêler... ? »
Il paraît assez logique, au fond, de penser que Brongniart a été mis sur la voie de cette corrélation célèbre entre toutes par le travail de synthèse auquel il a dû se livrer pour les besoins de son cours. En effet, il est à remarquer que, dans ce dernier, la craie n'est pas utilisée pour désigner une époque (Brongniart l'a simplement rangée dans la classe des terrains zootiques moyens). Cela veut donc dire qu'il ne la considère pas comme une formation universelle, mais plutôt comme un dépôt localisé. Du coup elle ne peut, dans son esprit, être corrélée avec les autres formations de même âge - et de lithologie forcément différente - que sur la base d'un critère autre que le simple faciès minéralogique. On voit par là que le cours de 1813 contient déjà en filigrane les données du problème que Brongniart ne tranchera définitivement qu'en 1821.

III - Appréciation d'ensemble sur ce cours et place de la classification de 1813 dans l'oeuvre de Brongniart

Quel jugement d'ensemble pouvons-nous porter sur ce cours de Brongniart au terme de l'analyse que nous venons de faire ?

En premier lieu, la classification qui y est exposée apparaît très inspirée de Wemer, mais pouvait-il en être autrement dans un cours de Géognosie ? Récapitulons : l'examen des différentes formations est conduit en progressant du bas vers le haut ; la division du bâti souterrain en grandes classes repose sur la présence ou l'absence de restes d'organismes vivants ; les époques sont désignées par le nom d'une roche dominante, ce qui sous-entend le caractère universel de ces dernières ; tous ces traits sont bien la marque de l'école de Freiberg.

Pour autant, cette classification n'est pas exempte d'originalité. Celle-ci se manifeste au premier coup d'oeil par le nombre élevé de grandes divisions qu'elle comporte et dont aucune ne reprend les dénominations de terrains primitifs (ou primordiaux), terrains de transition, terrains secondaires, etc., terminologie pourtant couramment employée dans les classifications de l'époque et que Brongniart lui-même avait utilisée en 1807 dans une classification des terrains insérée au début de son Traité de minéralogie.

Traité de Minéralogie, 1807, t. 1, p. 68-69.

Cette classification n'est pas, non plus, exempte d'incohérences et de contradictions. Elle révèle ainsi ses limites. Celles-ci nous sont apparues chemin faisant et témoignent des difficultés rencontrées par Brongniart dans sa tentative de généralisation. En fin de compte, deux difficultés majeures ressortent.

Première difficulté : l'impossibilité pour Brongniart d'aboutir à une classification générale cohérente qui fasse l'impasse sur le mode de formation. Car à privilégier comme il le fait un seul critère, celui de la présence ou de l'absence de corps organisés (qu'ils soient animaux ou végétaux), il ne peut valablement classer que des terrains de sédiment, c'est-à-dire des terrains produits par un seul mode de formation. En réalité, l'absence de fossiles dans un terrain ne constitue pas une preuve absolue de son ancienneté. Un terrain peut être dépourvu de fossiles parce qu'effectivement il s'est formé avant l'apparition des êtres organisés, mais il peut tout aussi bien être dépourvu de fossiles parce que son mode de formation excluait l'incorporation de fossiles. C'est le cas notamment pour les roches éruptives. Et voilà pourquoi Brongniart est si embarrassé avec elles. Voilà pourquoi ses classes VII (trapps supérieurs) et VIII (terrains pyrogènes) rentrent si mal dans son schéma général. Voilà pourquoi, aussi, il intercale curieusement une classe des terrains azootiques supérieurs, exclusivement faite de laves (variolites, siénites, basaltes), entre celles des terrains phytoïques et des terrains zootiques inférieurs. Preuve de son embarras, Brongniart avoue qu'il place « provisoirement » les terrains de sa classe VII au-dessus des terrains zootiques supérieurs et change la position de ses terrains azootiques supérieurs en cours d'exposé (dans sa leçon d'introduction, il les avait insérés entre les terrains zootiques inférieurs et les terrains zootiques moyens). Tous ces problèmes ne se posaient évidemment pas à lui tant qu'il n'avait à s'occuper que des terrains des environs de Paris, tous sédimentaires. Brongniart reviendra du reste assez vite à une classification privilégiant le mode de formation, comme en témoigne le tableau des terrains qui figure dans la deuxième édition de l'Essai (1822).

Description géologique des environs de Paris, 1822, note p. 8-9.
Mais il ne trouvera de solution au problème que lui posent les roches éruptives qu'en 1827, lorsqu'il les rangera dans un groupe à part, celui des terrains hors de série.
Classification et caractères minéralogiques des roches homogènes et hétérogènes, 1827, p. 35.

Deuxième difficulté : l'impasse à laquelle conduit, à terme, le principe qui a présidé à la conception des époques. Car, à dresser des listes de roches aussi complètes que possible, époque par époque, il apparaît fatalement un moment où l'on retrouve une même roche à deux époques différentes. Cela veut dire alors que la nature a pu produire des roches semblables à différentes époques. Mais cela veut dire aussi, du coup, que les caractères minéralogiques ne sont plus suffisants pour déterminer l'âge d'une formation. Et c'est tout l'édifice wernérien qui s'écroule. En 1813, Brongniart n'en est pas encore là. Quand il retrouve une même roche en deux endroits de sa classifiction, ce qui lui arrive effectivement, il s'en tire en expliquant que ces roches ne sont pas tout à fait identiques et qu'elles sont bien par conséquent d'âge différent. Par exemple, il explique que le granite de la deuxième époque « est plus rougeâtre » que celui de la première époque ; de même il précise que « les diabases (du groupe basaltique) diffèrent un peu des primitives : les cristaux y sont plus petits et souvent les parties composantes ne peuvent plus s'y distinguer » ; etc. Mais sans doute Brongniart doit-il commencer à sentir la fragilité de ce genre d'argument. En témoigne la prudence, voire le doute, dont il fait preuve lorsqu'il procède, à l'inverse, au rapprochement de deux roches sur la seule base de leur faciès pétrographique pour les ranger dans la même époque. Il y a en effet une certaine contradiction à vouloir rapprocher ou au contraire à vouloir distinguer deux roches très semblables selon qu'on souhaite ou non leur attribuer le même âge. Ce tiraillement de la pensée de Brongniart est clairement perceptible, par exemple, dans les considérations qu'il développe au sujet des basanites de la classe des terrains de trapps supérieurs : « les basanites ont déjà été mentionnées deux fois, mais il n'est cependant pas encore bien certain qu'elles n'appartiennent toutes à une même formation ».

CONCLUSION

On comprend mieux à présent pourquoi cette classification générale des terrains de 1813 est restée inédite. C'est qu'en l'exposant, Brongniart ne fait en réalité que mettre les premiers résultats de ses recherches dans ce domaine à la disposition de son public, sans lui cacher ses doutes et ses hésitations. Il ne peut donc, à cette date, que considérer son travail comme provisoire et inachevé ; de son propre aveu, d'ailleurs, Brongniart aimait attendre qu'un travail « soit assez médité pour être publié ».

Ibid., p. 33.
Et c'est justement ce qui fait tout l'intérêt de cette tentative de classification : au-delà des imperfections et des faiblesses qu'elle comporte, elle apparaît comme le point de départ à partir duquel la pensée de Brongniart a pu cheminer jusqu'à atteindre son point de maturité, qui s'exprimera par la publication du Tableau des terrains qui composent l'écorce du Globe de 1829. Brongniart le dira lui-même dans l'introduction de cet ouvrage :

« Quant aux bases de l'ordre sérial que j'ai adoptées dans l'exposition des divers groupes de terrains qui composent l'écorce du globe, elles avoient déjà été posées dès 1813, dans le cours de Géognosie que je fis à la Faculté des sciences ».

Tableau des terrains, 1829, p. 24.

On ne saurait donc trop remercier ce bon d'Omalius d'avoir, par une coïncidence extraordinaire, permis qu'une trace de ce cours de 1813 - précisément - soit conservée !

Un autre intérêt de ce cours est de mettre en lumière le rôle important qu'a joué, chez Brongniart, son activité d'enseignant. Enseigner une matière, quelle qu'elle soit, oblige en premier lieu à mettre de l'ordre dans ses idées et à classer les faits et les notions que l'on doit pouvoir exposer le plus clairement possible. C'est la raison pour laquelle le Brongniart classificateur est indissociable du Brongniart pédagogue.

Cette idée est fort bien exprimée par Goulven Laurent lorsqu'il écrit à propos de Brongniart : « son souci dominant fut de mettre de l'ordre dans les notions de la Géologie naissante [...]. En vertu de ses fonctions, et surtout de son enseignement, il se faisait en effet une obligation de "mettre plus de clarté" dans les matières dont il avait à traiter » (Laurent, 1987, p. 114).
Sait-on d'ailleurs ordinairement qu'avant de professer la Minéralogie (et la Géognosie), Brongniart fut chargé de plusieurs cours de Zoologie dans divers établissements parisiens ?
En 1793 - il avait alors 23 ans - Brongniart donnait déjà trois cours d'histoire naturelle en parallèle : sur les insectes (à la Société d'histoire naturelle), sur les amphibiens (au Lycée des Arts) et sur les vers (au Lycée de 1786). Trois ans plus tard, il professait la zoologie au Lycée républicain et l'histoire naturelle des animaux à l'Ecole centrale de Paris (de Launay, 1940, p. 55 et p. 75).
Et qu'à cette occasion il eut à mettre de l'ordre - déjà - dans une partie du règne animal. C'est Brongniart qui a créé par exemple les termes de batracien, saurien, ophidien, chélonien, termes tirés du grec et qui ont a été largement consacrés par l'usage, contrairement à leurs homologues proposés par le même Brongniart pour désigner les différentes classes de terrains en Géologie et qui n'ont pas tenu.
Parlant du Tableau des Terrains de 1829 - qu'il considérait comme « la plus complète et la plus générale des classifications parues avant 1830 » -, Jules Marcou était d'avis que « les noms tirés du grec pour désigner les divisions principales ou classes (suivant l'expression de Brongniart) des terrains stratifiés n'ont pas réussi et même ont contribué à jeter la défaveur sur cet essai » (Marcou, 1897, p. 805-806).

Références


ANNEXE 1

CLASSIFICATION GÉNÉRALE DES TERRAINS DONNÉE PAR ALEXANDRE BRONGNIART DANS SON COURS DE GÉOGNOSIE DE 1813


ANNEXE 2

TABLEAU DES FORMATIONS DES ENVIRONS DE PARIS PUBLIÉ DANS L'ESSAI DE 1811, COMPARÉ A LA CLASSE DES TERRAINS ZOOTIQUES SUPÉRIEURS DONNÉE DANS LE COURS DE 1813

ESSAI DE 1811 COURS DE 1813*
1. Formation de la craie Terrains zootiques moyens
2. Formation de l'argile plastique 1° Epoque argilo-sableuse
3. Formation du calcaire grossier et du grès marin 2° Epoque du calcaire grossier à cérithes et des grès
4. Formation du calcaire siliceux
5. Formation du gypse à ossements et du premier terrain d'eau douce 3° Epoque gypseuse
6. Formation des marnes marines
7. Formation du grès sans coquilles et du sable 4° Epoque sableuse
8. Formation du grès marin supérieur
9. Formation des meulières sans coquilles et du sable argileux
10. Formation du second terrain d'eau douce 5° Epoque des terrains d'eau douce**
11. Formation du limon d'atterrissement 6° Epoque limono-clastique

* Dans le cours de 1813, toutes les formations des environs de Paris sont rangées dans la classe des terrains zootiques supérieurs à l'exception de la craie (classée dans les terrains zootiques moyens).

** Les notes de d'Omalius précisent que ces terrains « avaient déjà paru dans la formation gypseuse, mais [...] Mr Brongniart a préféré faire ici [leur] histoire générale », ce qui est en accord avec la classification de 1811 (laquelle regroupe un premier terrain d'eau douce avec le gypse à ossements dans la formation n° 5).

Numérisé et mis sur le web en juillet 2010 par R. Mahl