TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.IV (1990)

Michel Durand-Delga

L'Affaire Deprat

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 28 novembre 1990)

INTRODUCTION

Le 4 juin 1919, un jury d'honneur, formé de certains maîtres de la Géologie française, présidé par Emmanuel de Margerie et désigné par le Conseil de la Société géologique de France à la demande du ministre des Colonies, concluait, à l'unanimité, à la forfaiture de Jacques Deprat, 39 ans, ex-Chef du Service géologique de l'Indochine. Jusqu'alors celui-ci jouissait d'une excellente réputation en Europe et dans les pays circumpacifiques. Il venait d'être accusé par son collaborateur et "ami", le paléontologiste Henri Mansuy, 62 ans, d'avoir introduit un certain nombre de Trilobites d'Europe dans ses récoltes d'Indochine et du Yunnan. Mansuy trouva dans la personne d'Honoré Lantenois, 56 ans, Ingénieur en Chef au Corps des Mines, supérieur hiérarchique de Deprat, un porte-parole ardent, acharné à perdre un subordonné indocile. Deprat, après un long combat, fut chassé de la profession et banni de la Société géologique -cas unique dans l'histoire-. Il se retrouva avec sa famille dans la gêne. Reconverti en homme de lettres ("Herbert Wild"), il réussit à acquérir une nouvelle notoriété. Alpiniste d'une classe exceptionnelle, il se tuait dans les Pyrénées, en 1935, à 55 ans. Jusqu'à sa mort, il avait protesté de son innocence et, d'accusé devenant accusateur, il avait durement dénoncé la vilenie de ses ennemis, dans un roman à clé, "Les Chiens aboient" (1926).

L'affaire Deprat fit grand bruit à l'époque, en Europe occidentale et en Indochine. Presque aucune voix ne s'éleva d'abord pour contester publiquement la réalité des faits reprochés à Deprat : la maladresse, l'inopportunité ou le caractère erroné de certains arguments qu'il utilisa, la haine qui se manifesta entre Lantenois et lui au cours de leurs confrontations, entraînèrent le raidissement des représentants des "corps constitués", qui dès lors s'unirent pour éliminer un jeune savant qui avait osé tenir tête à certains d'entre eux.

Longtemps, l'unanimité se fit pour estimer Deprat coupable. Toutefois, après la publication en 1926 de son ouvrage d'auto-défense, le doute s'instaura chez certains. Parmi les géologues qui succédèrent à Deprat en Indochine, pourtant chargés de mettre à bas toute son oeuvre, certains -tel J. Fromaget [1941]- n'hésitèrent pas à vanter ses mérites. R. Furon [1955] affirma son innocence. A. Birembaut [1963] ira jusqu'à adopter la version de Deprat, accusant Mansuy et Lantenois du forfait. Mais tous, qu'ils aient été contempteurs ou défenseurs de Deprat, ont jugé sans examiner sérieusement le dossier d'accusation.

70 ans ont passé. Tous les acteurs du drame sont morts. Parmi leurs disciples toujours vivants, la sérénité a pris le dessus. Le moment peut sembler venu de tirer au clair cette singulière affaire, en la replaçant dans le cadre glorieux de la géologie française du premier quart du 20e siècle.

Près de deux ans ont été consacrés à cette recherche que de nombreuses aides et collaborations -indiquées à la fin de ce texte- ont beaucoup facilitée. Certains documents de première main, retrouvés en particulier aux Archives de l'Académie des Sciences et aux Archives d'Outre-Mer, jettent sur l'affaire une lueur permettant d'atteindre un satisfaisant degré de certitude.

Si la vie et la personnalité de Deprat ont été spécialement scrutées -ce qui s'est avéré relativement facile, devant l'abondance de la documentation-, celles des autres personnages liés au drame, spécialement Mansuy et Lantenois, ont été également l'objet de recherches. Nous avons aussi estimé que le jugement sur Deprat doit tenir compte de son activité avant l'Indochine et également de son comportement après son exclusion du monde scientifique.


Jacques Deprat

I. PRÉSENTATION DES PROTAGONISTES DU DRAME

Jetons un coup d'oeil rapide sur la manière dont les acteurs essentiels se présentent en janvier 1917, avant que n'éclate l'affaire.

Jacques Deprat. Né en 1880, fils d'un professeur de lycée d'origine franc-comtoise. Baccalauréat (1897) puis Licence ès-Sciences (1898-1900) à Besançon. Séjour à Paris : thèse préparée au laboratoire d'Alfred Lacroix au Muséum d'Histoire naturelle, soutenue à la Sorbonne en 1904 et portant sur l'île d'Eubée. Deprat se marie aussitôt après : deux filles naîtront de cette union exemplaire. De 1904 à 1909, Deprat est chargé d'un cours libre de Pétrographie à la Faculté des Sciences de Besançon, où le jeune Eugène Fournier est professeur. Recherches en Sardaigne et surtout en Corse (cartographie pour le Service de la Carte géologique) où, le premier, il propose le charriage de la Corse orientale sur la Corse granitique. En 1909, Pierre Termier, qui s'intéresse à ses recherches, le recommande à son ami Lantenois, chef de la Circonscription des Mines de Hanoï, à la recherche d'un futur chef du nouveau Service géologique. De 1909 à 1917, Deprat y accomplit une oeuvre considérable : cartographie, tectonique (introduction de l'idée de grands charriages) et stratigraphie (spécialement du Cambrien) de l'Annam au Tonkin et au Yunnan chinois, étude des Fusulinidés du Permien. Il monte avec Lantenois le Service géologique, qui, durant cette période, publie une quantité impressionnante de mémoires ; de début 1914 à début 1917, Deprat échappe à la tutelle de Lantenois, rentré en France, mais celui-ci revient inopinément à Hanoï en février 1917. Jusque-là, la réputation de Deprat est grande en France : Perre Termier, Emmanuel de Margerie, Paul Lemoine, le général Jourdy lui tressent des couronnes dans les colonnes de la Société géologique ; l'Académie des Sciences et la Société de Géographie décernent des prix à Deprat et Mansuy pour leur mission au Yunnan. Au Congrès géologique international de Toronto (1913), Deprat, qui n'a que 33 ans, est choisi comme l'un des Vice-Présidents. Fêté par les maîtres de l'heure, il écrit à son père : "cette fois je crois que l'Institut est au bout". Effectivement, la route paraissait ouverte pour ce couronnement, si...

Henri Mansuy. Né à Paris en 1857, fils d'un ouvrier-plâtrier de St Mihiel (Meuse) devenu gardien de la paix dans la capitale. Jeunesse difficile. Nanti du certificat d'études -seul diplôme qu'il possédera-, il est ouvrier-tailleur. Après cinq ans de services militaires, il se cultive, suit des cours du soir et des excursions de Sciences naturelles. Mais, de tempérament révolté, il va de patron en. patron, un temps ouvrier-stéarinier et même terrassier [Colani, 1938]. Il est pris en affection par le professeur Verneau, anthropologue du Muséum, qui réussit à lui faire obtenir en 1901 -Mansuy a 44 ans- un poste de préparateur au Service géologique de l'Indochine. Le jeune Ingénieur des Mines Lantenois, qui l'amène avec lui dans le Yunnan (1903-1904), est impressionné par les connaissances paléontologiques de Mansuy. Celui-ci, lors de trois longues missions en France (1904-1905, 1907-1908, 1910-1911), se familiarise avec les faunes paléozoïques, guidé par Henri Douvillé, le célèbre professeur de l'Ecole des Mines. Devenu en 1904 Géologue du Service qu'a recréé Lantenois, Mansuy voit arriver Deprat en 1909. Une grande amitié, "paternelle" de la part de Mansuy, naît alors entre le jeune Deprat et l'ancien ouvrier. Mansuy publie de nombreux mémoires paléontologiques, dont la qualité paraît indéniable, décrivant essentiellement les récoltes de Deprat. Aux approches de la soixantaine, Mansuy devient de plus en plus renfermé. Les hommages rendus à sa science semblent développer en lui le sentiment que Deprat l'exploite. En celui-ci il ne supporte plus ni le chef ni "le bourgeois". Et la pensée de ce vieux garçon bouillonne, secrètement, jusqu'à l'explosion, que va permettre le retour de Lantenois.

Honoré Lantenois. Né en 1863 à Cherbourg, d'un père d'origine ardennaise, capitaine d'habillement de l'Infanterie de Marine. Prytanée de La Flèche. Reçu à l'Ecole Polytechnique (1882). Ingénieur au Corps des Mines, à Carcassonne puis en Algérie. Il manifeste à 33 ans, étant chargé du sous-arrondissement de Constantine, son attirance pour la géologie, en s'inscrivant à la Société géologique (1896), parrainé par ses maîtres de l'Ecole des Mines, Henri Douvillé et Marcel Bertrand. Lantenois cultivera toute sa vie des relations déférentes avec ses maîtres et avec ses camarades "corpsards", tel Pierre Termier, en cherchant à s'agréger aux géologues. Chef du Service des Mines de l'Indochine en 1903, il dirige une mission au Yunnan (1903-1904) en rapport avec le problème du tracé du chemin de fer Hanoï-Yunnanfou. Devenu Ingénieur en chef, il combat pour obtenir le rattachement à la direction des Mines du Service géologique, précédemment à la direction de l'Agriculture, et obtient la mise à la retraite d'office de J.B. Counillon, ex-chef du Service. Il réorganise en 1909 la circonscription des Mines, avec un "Service de Géologie", qu'il veut développer. Il plaide la nomination de Deprat. Désireux de conserver son pouvoir de décision, il ne le fait nommer Chef de Service qu'en mars 1913. De 1909 à son départ d'Indochine (avril 1914), les relations avec ce dernier passent de l'"affection" à l'exaspération, dissimulée sous le masque d'une urbaine courtoisie. Lantenois regagne la France où, la guerre survenant, il est mobilisé. A la veille d'être nommé Inspecteur général des Mines, il obtient de revenir à Hanoï remplacer pour la durée de la guerre son successeur André Lochard, avec lequel Deprat a eu de 1914 à 1917 de bonnes relations. Il est accueilli à Haïphong le 27-2-1917 par Deprat et à Hanoï par Mansuy, auquel le lie une amitié qui surprend, entre deux célibataires d'origines et de situations si différentes. Mansuy, jetant le masque, accuse sans préavis son jeune chef de forfaiture, auprès de Lantenois. Et le drame commence.


Honoré Lantenois (1863-1940 ; X 1882), ici en uniforme de polytechnicien, a fini sa carrière comme inspecteur général des mines.
Il était décrit dans le Livre matricule de polytechnique comme : cheveux chatain clair, front large, yeux bleus, bouche petite, menton à fossette, visage large, taille 1,71 m
(C) Collections Ecole polytechnique. Copie interdite.

II. DEPRAT JUSQU'À SA THÈSE (1904)

A 20 ans, à l'aube du 20e siècle, les photographies du jeune licencié-ès-Sciences nous révèlent un homme de petite taille (env. 1m60), d'aspect très jeune, élancé, au visage sérieux sous une courte chevelure d'un blond presque blanc, avec des yeux bleus très clairs. Fils unique d'une famille très unie, Jacques-François-Georges Deprat naît à Fontenay-aux-Roses le 31-7-1380. Son père, Amédée (Dôle, 1848 -Yunnanfou, 1914), alors professeur de Lettres au Collège privé Sainte-Barbe, est un petit homme doux, modeste et bienveillant, à la forte culture classique, que nous retrouvons plus tard agrégé de Grammaire (1882), professeur aux lycées de Moulins (1889-1893) puis de Besançon (1893-1909) : il y taquine la muse et pêche à la ligne. La femme d'Amédée Deprat, Pauline Baluhet (Paris, 1858 - Pau, 1946), d'ascendance basque, mâtinée de protestant alsacien et de huguenot néerlandais, possède, elle, un caractère affirmé dont son fils Jacques paraît avoir hérité, alors que physiquement il tient de son père.

Famille peu fortunée : les Baluhet, employés de commerce ; les Deprat, grand-père tailleur à Dôle, lui-même fils d'un sabotier du village voisin de Belmont, issu d'une famille paysanne dont les lointaines origines sont à rechercher probablement en Savoie (Depraz). Les ressources de la famille proviennent du modeste traitement d'Amédée Deprat, en 1894 environ 6000 F par an. Les Deprat appartiennent à un milieu modéré dans ses appréciations philosophiques, religieuses (proches de l'agnosticisme) ou politiques. La famille habite en location la maison Munier, à Montrapon, sur le coteau dominant Besançon au Nord-Ouest.

Fils unique, Jacques Deprat acquiert de cette enfance protégée le sentiment d'appartenir à une aristocratie de l'esprit et un caractère intransigeant sur les principes.

Promenades dans la campagne jurassienne, courses avec ses cousins parisiens Lefebvre dans les Alpes suisses développent son goût des sciences naturelles. Il est l'un des premiers élèves d'Eugène Fournier (1871-1941) qui, jeune Docteur, vient d'être nommé en 1897 Chargé de cours de Géologie à Besançon. Fournier, 27 ans à l'époque, a entraîné avec lui comme préparateur son ami Arthur Bresson (1873-1946) qui, à 25 ans, entreprend ses belles études dans les Pyrénées hercyniennes. A leur contact, Deprat est conquis par la géologie : il en passe le certificat en juillet 1898, achevant le cycle des quatre certificats de licence en novembre 1899. Deux de ses caractéristiques essentielles, l'ardeur au travail et le désir de laisser sa trace, se manifestent aussitôt : il écrit, à 19 ans, un mémoire, "Etudes micrographiques sur le Jura septentrional" (Mém.Soc.Hist.nat.Doubs, n°1, 1899, 65 p.), trois notes sur les avants-monts du Jura dans la "Feuille des Jeunes Naturalistes" et, en 1900, une monographie du célèbre massif de la Serre, dans le Bulletin de la Société géologique de France dont il était membre depuis un an. Outre l'extraordinaire précocité, ces travaux dénotent son goût pour la synthèse et, en même temps, une impatience que traduit une rédaction parfois hâtive.

Nous retrouvons Deprat à Paris, établi chez ses cousins Lefebvre jusqu'en 1904. Boursier de Doctorat, il est accueilli dans le laboratoire de Minéralogie du professeur Lacroix qui, à 40 ans, est une étoile montante de la science française, et va s'illustrer lors de l'éruption de la Montagne Pelée. C'est auprès de lui que Deprat s'initie à l'étude microscopique des roches magmatiques et métamorphiques qui, longtemps, constitueront un de ses sujets de prédilection. Grâce à une allocation du Ministère de l'Instruction Publique, il réalise une mission dans l'île d'Eubée, à partir d'avril 1902, y consacrant semble-t-il un maximum de 8 mois. C'est peu pour une île de plus de 4000 km2, dont Deprat donne une carte géologique au 300.000e qui, longtemps, fut considérée comme la meilleure de Grèce. Par rapport à son devancier Teller qui avait parcouru l'Eubée 25 ans plus tôt, Deprat apporte de nombreuses nouveautés : la mise en évidence du Paléozoïque et la première datation du Permo-Carbonifère à Fusulinidés en Grèce, avant Renz ; le Trias à Mégalodontes, un Jurassique se terminant par du Malm récifal fossilifère, la datation du Cénomanien, du Turonien, du Maastrichtien à Oursins passant vers le haut à un flysch qu'il suppose éocène.

On lui a vivement reproché d'avoir faussement daté le Crétacé inférieur à Requienia et Toucasia, inexistant dans l'île : la lecture de sa thèse montre qu'il a imprudemment hasardé ces déterminations sur des sections en surface de roche (il s'agit en fait, selon Cl. Guernet [1971] de Dicératidés jurassiques). Bien sûr aussi, ses considérations tectoniques sur l'île sont désuètes aujourd'hui, mais n'en est-il pas de même pour tous ses successeurs jusqu'en 1980 ? Ce n'est que depuis cette date qu'a été enfin reconnu l'extraordinaire empilement des nappes internes des Hellénides, dont l'Eubée offre un bel exemple. Dans son analyse pétrographique, Deprat insiste sur les schistes à glaucophane et à lawsonite, qu'il découvre dans le Pélion et dont il affirme justement que certains dérivent par "laminage" de roches gabbroïques, à la manière des "schistes lustrés" alpins. Ici, Deprat est victime de son animosité envers Emile Haug qui va remplacer en 1904 dans la grande chaire de la Sorbonne Munier-Chalmas (que, malgré sa vie dissolue, le rigoureux Deprat semblait admirer). Haug vient d'affirmer l'âge mésozoïque des "schistes lustrés" alpins, ce que l'avenir confirmera avec éclat. Deprat dut avoir, lors de sa soutenance de thèse, au printemps 1904, une sévère empoignade avec le rugueux Alsacien car il tenait, lui -comme alors la plupart des auteurs, et à tort !- à l'âge ancien (Archéen ou Paléozoïque) de ces fameuses séries. Au total cependant, et vu le temps passé, la thèse de Deprat représente pour l'époque un travail fort honorable.


Jacques Deprat militaire

III. DEPRAT ENSEIGNANT ET CHERCHEUR, AVANT L'INDOCHINE (1904-1909)

Docteur à 25 ans : le moment est venu, pour Jacques Deprat, d'épouser sa fiancée, fille de négociants qu'il a connue à Moulins. Il avait décidé -dès 11 ans, a-t-il écrit- qu'elle serait sa femme. Marguerite Tissier, jeune femme aimante, intelligente et douce, instruite et sensible, sera pour lui une épouse sur laquelle, même dans les pires épreuves, il pourra s'appuyer, car elle lui témoignera une admiration absolue. Deux petites filles naîtront rapidement, en 1905 et 1906. La jeune famille est établie chez les parents Deprat, établis maintenant dans la "maison Mollier" dans le quartier de Fontaine-Ecu, à Besançon.

Eugène Fournier offre à Jacques Deprat une charge de cours libre de Pétrographie à la faculté, non rétribuée. Pour gagner quelque argent, il donne des conférences, en particulier sur le grand événement récent, l'éruption de la Martinique. Il obtient une subvention de 4000 F pour des missions (1905-1907) dans la région volcanique du N de la Sardaigne, grâce à l'appui de Lacroix, et surtout, devenu Collaborateur du Service de la Carte géologique, il mène en Corse de remarquables travaux -dont l'analyse sera faite ailleurs-, de septembre 1904 à fin 1907: il réalise les premiers levers réguliers des feuilles d'Ajaccio et de Vico, analyse les éruptions permiennes, comprend la signification de la "protogine" de Nentien (granite écrasé marquant la base du grand charriage de la Corse orientale, dont il donne la première coupe théorique) : véritable feu d'artifice, permis par la grande agilité de ce jeune géologue à escalader les cimes escarpées du massif du Cinto. Il égrène ses résultats dans un chapelet de notes à l'Académie des Sciences, présentées quelquefois par Lacroix, nouvel académicien, mais surtout par Auguste Michel-Lévy -le célèbre pétrographe qui, de l'Ecole des Mines, vient de passer au Collège de France-, qu'admire fort Deprat. L'adjoint de Michel-Lévy à la direction du Service de la Carte géologique n'est autre que Pierre Termier, qui, à 45 ans, va devenir une des gloires de la Géologie dans le domaine de la formation des chaînes de montagne: il a distingué la thèse de Deprat et surtout ses résultats en Corse. Cet homme à l'accueil chaleureux, à l'âme de poète, sympathise avec celui qui pourrait être son fils, mais un fils indocile !

Un incident naît entre eux : Termier voit rapidement la portée des idées de Deprat, lui propose paternellement de co-signer avec lui une note [1908] sur la fameuse "protogine", note n'allant guère au-delà de ce que Deprat avait, seul, annoncé en 1905. Manifestement cette collaboration imposée -en général si recherchée par les jeunes chercheurs en quête de protecteurs- a hérissé Deprat qui, toute sa vie, refusera impolitiquement de partager avec d'autres la paternité de ses découvertes. Il est de fait que, si par la suite Termier, avec Eugène Maury, doit faire remarquablement avancer la connaissance de la Corse "alpine", de 1907 à 1908 il tire les marrons du feu, en utilisant les intuitions de Deprat, qui -courtoisement furieux- souligne son propre rôle sans hésitation en toute occasion.

Cette irritabilité, il la manifestera souvent pour faire reconnaître sa priorité : ainsi, dès 1903 à l'égard du vénérable chanoine Bourgeat qui avait omis de le citer dans un travail sur la Serre ; en 1908, envers l'italien Rovereto, qui ne "paraît pas connaître" ses travaux (encore presque confidentiels !) sur la Sardaigne. En 1905-1906, Deprat ferraille avec Jules Savornin, jeune géologue marseillais qui, antinappiste convaincu, s'était mêlé de vouloir "comprendre" la structure extrêmement complexe des environs de Corte.

Et surtout en 1905 s'amorce une vive querelle avec Maurice Piroutet, géologue bisontin lui aussi, personnage sourcilleux, de peu l'aîné de Deprat, qui a entrepris une thèse sur la Nouvelle-Calédonie : sur ses lames minces, Deprat reconnaît des Orthophragmines de l'Eocène -ainsi découvert dans l'île-, dans des sections prises auparavant pour des Fusulines par Piroutet. Deprat écrit aussitôt (16-1-1905) une note à l'Académie des Sciences sur cette importante découverte et la fait cosigner à son camarade, qui, ayant sans doute agi à contre-coeur, profite d'une note plus générale qu'il écrit le mois suivant, pour minimiser le rôle de Deprat. Celui-ci, manifestement vexé, rédige alors, seul, un gros article (Bull.Soc.géol.Fr., 5-6-1905), essentiellement paléontologique, où il utilise largement (ce qu'il expliquera d'une manière gênée) les matériaux laissés par Piroutet, reparti depuis peu en Nouvelle Calédonie, et donc sans aviser celui-ci.

On comprend ainsi les phrases indignées que Piroutet écrira dans sa thèse, en 1917. C'est une illustration regrettable d'un manque de confiance mutuel, d'un certain esprit de supériorité que possédait Deprat et des réactions médiocres du pauvre hère maladif qu'était devenu Piroutet. Mais accuser de "vol" Deprat à ce sujet -comme le bruit en courait plus tard (cf. lettre de Honoré Lantenois à Charles Jacob, 4-12-1919)- est excessif, comme le démontre une analyse précise des textes.

La vie de la jeune famille Deprat est cependant précaire, conditionnée essentiellement par l'aide des parents, et surtout d'Amédée Deprat, père de Jacques. Celui-ci voudrait bien obtenir un emploi rétribué dans l'enseignement supérieur. Il s'informe auprès de Lucien Cayeux qui, nommé professeur suppléant à l'Ecole des Mines en 1904, va y laisser vacant son poste de Chef de travaux : mais Robert Douvillé, ingénieur des Mines, fils du professeur, l'obtient, prioritairement. En juin 1905, Deprat avise son maître Lacroix qu'il pose candidature à la Maîtrise de Conférences de Minéralogie de Clermont-Ferrand que Philippe Glangeaud, devenu professeur à la mort de son prédécesseur Julien, vient de libérer : ceci "non point dans l'espérance d'être nommé [...] mais pour pouvoir peut-être ensuite obtenir autre chose." Il faut savoir qu'à cette époque, malgré le petit nombre de postulants, les places étaient fort rares..

Aussi, lorsque Pierre Termier apprend que son ami Lantenois, Ingénieur en Chef des Mines à Hanoï, cherche un géologue pour lui confier à terme la fonction de Chef du Service géologique, songe-t-il à Deprat, qu'il estime hautement. Les pourparlers durèrent un an : le 2-1-1908, Deprat s'informe auprès de Lantenois qui lui répond, le 23 mars, une épître de 32 pages puis, en juillet, une seconde lettre, de 12 pages, qui amène une quasi-acceptation des conditions proposées. Le côté financier est précisé : Géologue Principal à 12.000 F annuels qui atteindront 16.000 F en 1915 (c'est "le Pérou" par rapport aux traitements de l'université), sans compter les indemnités de terrain ; l'assurance de pouvoir publier librement ; la promesse de devenir chef de service l'année suivante.

Quand on connaît la suite, on ne peut qu'écarquiller les yeux devant l'argumentation de Lantenois au Gouverneur général Klobukowski en faveur de l'embauche de Deprat : "Ses titres sont des plus remarquables [...]. Je sais pertinemment [qu'il] est extrêmement apprécié dans le Monde scientifique. [...] C'est M. Termier ["un des Maîtres incontestés de la géologie française"] qui m'a indiqué M. Deprat. Tout dernièrement encore, il m'écrivait : "Deprat est, non seulement comme pétrographe, mais aussi comme tectonicien, l'un des meilleurs parmi les jeunes savants". [De plus] "c'est un explorateur [...] doué d'une excellente santé, d'une grande activité physique et intellectuelle, il est bien à tous les points de vue l'homme qu'il nous faut dans ce pays-ci. [...] Je ne pense pas, en résumé, que l'on puisse trouver en France un meilleur Chef du Service géologique de l'Indo-Chine. C'est, du reste, ce que M. Robert Douvillé, Dr ès-Sciences géologie, un des collègues de M. Deprat, disait l'an dernier à M. Mansuy, qui m'a répété le propos."

Si Deprat a tergiversé durant un an, c'est qu'il avait quelques raisons. Le climat tropical du Tonkin n'était indiqué ni pour sa jeune famille (les séjours au Yunnan constitueront cependant l'antidote) ni pour ses parents qu'il doit amener avec lui : son père, physiquement fatigué (il mourra en 1914) va être presque sans ressources, car il doit quitter l'enseignement avec une simple allocation de l'ordre de 1000 F l'an (n'ayant pas les annuités suffisantes dans l'enseignement public, il ne peut prétendre à une retraite). Enfin, partir à 12.000 km de la métropole, c'est abandonner l'espoir de devenir un jour professeur de faculté, ambition que Jacques Deprat nourrissait fort légitimement.

IV. EN INDOCHINE, DE 1909 à 1917

1. L'installation à Hanoï. Le 23 mai 1909, Jacques Deprat, sa femme et leurs deux filles embarquent à Marseille sur l'"Armand-Béhic". Ses parents suivront en octobre. Longue traversée, agrémentée de tempête: après Suez, la fournaise de la mer Rouge, les escales d'Aden et de Singapour, l'arrêt à Saigon et, un mois après l'embarquement, l'arrivée dans l'étuve, 28° à 35° jour et nuit, du triste delta du Fleuve Rouge. L'Ingénieur en Chef Lantenois, 46 ans, les accueille vers le 25 juin à la gare de Hanoï (la ville ne compte guère alors que 2000 européens). Deprat voit devant lui ["Les Chiens aboient", p.67] "un homme grand, gros, d'un embonpoint un peu bouffi" [avec] "une tête toute ronde aux cheveux coupés court, d'un blond vaguement roussâtre", aux "yeux myopes clignotants, une parole hésitante et un peu embarrassée", affichant une paternelle cordialité mais tendant une main trop molle...


Le bâtiment du service géologique d'indochine à Hanoï, peu avant sa démolition en mai 1928

Au Service géologique, le paléontologiste Mansuy, 52 ans, exprime sa satisfaction ["Les Chiens", p.69] de l'arrivée de Deprat. Celui-ci voit "une haute silhouette puissamment charpentée, maigre, un peu voûtée", des "yeux gris-bleu d'acier" au regard pénétrant "plein de franchise", enfoncés dans "une forte tête osseuse", chauve, à la forte mâchoire inférieure et aux longues lèvres minces. La "parole modeste et vigoureuse", la phrase "courte et saccadée", la "voix nette" : de Mansuy émane, aux yeux de Deprat, une "énergie étrange, presque inquiétante". Parmi les autres européens du Service géologique, le charmant Umberto Margheriti (1882- ?), 27 ans, italien rescapé de la Légion Etrangère, Franchini sous son nom "de guerre", "grand garçon au visage sympathique [...] à la tenue irréprochable [...], doux, aimant, serviable", précieux factotum, agent temporaire du Service géologique, apprécié de tous, sauf de Mansuy : le sévère lorrain abhorre le fringant enfant de la Ville Eternelle, qui le lui rend bien.

Il y a aussi un capitaine Zeil, recruté par Lantenois parmi les officiers du Service géographique, "prétentieux ignorant" ["Les Chiens", p.78]. Egalement issu du Service géographique, mais d'un tout autre calibre, le Commandant Dussault : "homme petit, sec, brun, nerveux, au parler bref [...] explorateur infatigable...", avec lequel Deprat sympathisera fort, jusqu'à "l'affaire"...

Enfin Jean-Baptiste Counillon (env. 1850-1923), aux approches de la cinquantaine qui fut chef du Service géologique avant l'arrivée de Lantenois. Issu du laboratoire marseillais de Vasseur, cet homme effacé, traînant anémie tropicale et dysenterie, vit avec une annamite qu'il épousera, se terre chez lui en attendant sa mise à la retraite d'office que Lantenois va réussir à obtenir en juin 1910. Deprat, prévenu contre Counillon, lui fait visite : le contact ne pouvait être que froid entre les deux hommes, dont l'un -qui aurait pu être le fils de l'autre- va à terme prendre la place dont ce dernier a été dépouillé...

Les Deprat, trois générations confondues, s'installent dans une belle maison coloniale avec parc, située entre le jardin botanique et le Grand Lac, à la lisière nord-ouest de la ville européenne, non loin de la pagode du Grand Bouddha. Ils vont mener, huit ans durant, une confortable vie coloniale à l'écart des mondanités. Ils réunissent chez eux une fois la semaine quelques amis choisis : parmi eux, Mansuy, Margheriti, le Cdt Dussault, un ami d'enfance le lieutenant Laval, ainsi que Lantenois, un peu moins fréquent. Celui-ci reçoit chez lui, fort urbainement, ses collaborateurs, car c'est un homme simple.

2. La période 1909 à 1913. L'été 1909 se passe à organiser, avant le départ, le 12 novembre, une mission de onze mois au Yunnan chinois. Mansuy va étudier pendant deux mois les abords de la voie ferrée en construction, Deprat -chef de mission, accompagné du sergent-topographe Sarramon- effectuera d'invraisemblables courses, hiver comme été, dans ces confins orientaux du Tibet. Il en rapportera la matière d'un important mémoire [1912 a], une étonnante carte géologique et de riches matériaux paléontologiques, que Mansuy[1912], devenu son excellent ami, va décrire dans un fascicule complémentaire. L'ouvrage signé par les deux hommes va faire sensation en France. Emmanuel de Margerie, impressionné par les conclusions morphologiques de Deprat, fera décerner en 1914 aux deux amis un prix de la Société de Géographie, accompagné de deux médailles d'or. La Mission Deprat avait débuté alors qu'allait s'achever l'épopée de la construction du chemin de fer du Yunnan. Et il est vraisemblable que, le 1er avril 1910, Deprat ait accueilli à Yunnan-fou Lantenois, descendant, au milieu du "gratin" colonial, du premier train en provenance de Hanoï.

Entre l'arrivée de Deprat (mai 1909) en Indochine et le départ de Lantenois (avril 1914), les rapports entre l'Ingénieur en Chef et son subordonné apparaissent bons ou corrects. En fait, les deux hommes se trouveront souvent éloignés l'un de l'autre : de novembre 1909 à fin octobre 1910 va se dérouler la mission au Yunnan, et Lantenois partira en France de mai 1910 à août 1911. Un certain nombre de heurts surgissent cependant, sur lesquels Deprat mettra complaisamment l'accent dans "Les Chiens aboient". C'aurait été d'abord le refus de Deprat de collaborer avec le capitaine Zeil (alias "Diez"), que l'Ingénieur en Chef avait "prôné [...] comme un savant de haute valeur" mais qui s'avérait être un piètre géologue. Lantenois aurait été ulcéré de ce refus. Par la suite, Deprat publie des notes à la Société géologique sans en aviser son chef, qui lui aurait écrit de France pour s'en plaindre et exiger "que cela ne se renouvelle plus" ["Les Chiens", p.82-85]. Deprat aurait menacé de démissionner, rappelant à Lantenois : "vous allez à rencontre de vos strictes promesses dont j'ai le texte sous les yeux [...]. Je considère que nos relations administratives sont celles d'un recteur et d'un professeur de faculté, pour fixer les idées." En même temps, il aurait écrit à Pierre Termier et à Lucien Cayeux, devenu professeur à l'Ecole des Mines. Ceux-ci l'auraient rassuré et, intervenant auprès de Lantenois, auraient convaincu ce dernier de laisser son subordonné publier à sa guise dans les revues scientifiques de la métropole.

Vient enfin, à la fin de 1911, le moment où Deprat soumet à Lantenois le texte relatant la Mission au Yunnan, destiné aux nouveaux Mémoires du Service. L'Ingénieur lui suggère quelques remaniements, ce qui hérisse l'auteur. A la suite de quoi Deprat aurait comparé le comportement de son chef à celui de l'archevêque de Grenade qui, dans "Gil Blas de Santillane", met son secrétaire en obligation d'admirer le style de ses homélies. Cette ironique comparaison, faite devant Mansuy, aurait été rapportée à Lantenois qui en aurait été très froissé (Deprat dit l'avoir appris des années plus tard).

Cela n'empêche pas Deprat de manifester une cordiale attention pour les résultats que l'Ingénieur en Chef avait obtenus lors d'une précédente mission en 1903-1904, au Yunnan. Dans l'historique de son mémoire [Deprat, 1912a, cf. p.43], il est ainsi affirmé que "les observations de M. Lantenois sont empreintes d'une grande précision et du plus haut intérêt". Deprat relève les erreurs de ce dernier mais toujours en les excusant : certain terrain est "noté comme Cambrien sur sa carte par M. Lantenois, erreur très compréhensible puisque M. Lantenois n'avait pas eu l'occasion d'étudier ailleurs le Dévonien inférieur ..." [cf. p.86], et plus loin [p.251] : "M. Lantenois [...] s'il n'a pas vu les charriages, il en a pressenti leur possibilité et je suis heureux de rendre ici hommage à la façon très scrupuleuse dont les observations ont été faites, bien que quelquefois je devrai m'en séparer au point de vue de l'interprétation".

Il est donc compréhensible que, revenu en France, Lantenois, en présentant le 22 juin 1914 à la Société géologique les Mémoires du Service géologique de l'Indochine, ait fait le plus grand éloge de Deprat et de Mansuy. Il avait précédemment fait obtenir aux deux amis, par le canal de H. Douvillé et de P. Termier, un demi-prix Tchihatchef (1911) de l'Académie des Sciences.

Ainsi ne doit-on pas s'étonner que le premier exemplaire imprimé de l'"Etude du Yunnan oriental" que Deprat et Mansuy offrent à leur Chef de service porte, de la main du premier, la dédicace : "A Monsieur Lantenois, Ingénieur en Chef des Mines, Hommage d'affection et de respect", avec le contreseing de Mansuy... [document conservé à Rabat, photocopié par R. du Dresnay]. On peut donc affirmer que, si Lantenois va changer complètement d'attitude à l'égard de Deprat en 1917, Deprat opérera lui-même un retournement symétrique.

Le Service devient une ruche bourdonnante d'activité. Mansuy, après la sortie au Yunnan, ne bouge plus d'Hanoï ; à l'inverse, Deprat sort beaucoup sur le terrain et publie, lui aussi, énormément. Lantenois, bonhomme, récolte le bénéfice de la confiance et des moyens qu'il accorde au Service.

Cependant, entre Deprat et lui, quelques orages éclatent. Le jeune géologue attendait sa nomination de Chef du Service fin 1910, à la date envisagée pour le départ de Lantenois (qui n'aura lieu qu'au début de 1914). Il semble que celui-ci ait laissé traîner les choses jusqu'en mars 1913, où la nomination espérée arrive enfin. Entre temps, Deprat ronge son frein.

3. Le Congrès géologique au Canada. En 1913, se tient à Toronto la 12e session du Congrès Géologique International. Lantenois s'y fait déléguer et ne peut éviter que Deprat l'accompagne, après avoir menacé d'y aller à ses frais. Nous avons, sur cette période (fin juin à octobre 1913), sept lettres de Deprat à ses parents, relatant les événements du Congrès et les deux longues traversées de Haïphong à Vancouver, via Hong-Kong, Shanghaï, la glaciale mer de Behring, avec, au retour, en septembre, une visite de volcans et de gisements au Japon. A bord, ainsi que durant le Congrès, les rapports des deux hommes sont excellents : la seule critique de Deprat envers "M. Lantenois" a trait à sa tendance à se laisser transporter "comme un colis sans qu'il ait à faire acte de décision. Quel homme !". Il est vrai que, dans ses lettres à ses parents très aimés, mais envers lesquels Lantenois manifeste de la déférence, Jacques Deprat ne peut faire état de la sourde rage qu'il aurait lue ["Les Chiens", p.161] sur le visage de Lantenois, le jour où, à l'ouverture de la manifestation, le jeune Chef du Service géologique est élu comme l'un des Vice-Présidents du Congrès, sans doute sur l'instigation de Pierre Termier, toujours aussi paternel. A l'en croire, on s'arrache Deprat qui vit au quotidien avec Termier, Lacroix, De Margerie, et projette des collaborations avec de nouveaux amis japonais ou d'éminents collègues américains et allemands... Tout fier, il écrit : "Je suis donc un des Vice-Présidents du Congrès ; or ce n'est donné qu'à des gens faisant autorité dans le monde scientifique [...] Je suis bien lancé maintenant et ai pris rang, d'après le mot de Termier lui-même, parmi les leaders du monde géologique". Parachevant sa réussite, De Margerie le fait nommer à la Commission de la Carte géologique du Monde. La tête du jeune géologue de 33 ans tourne un peu.

Une photographie insérée dans le compte-rendu du Congrès et prise le 13 août 1913 montre Lantenois, l'aspect courroucé, au bas-bout de l'assistance et, au centre du groupe des congressistes, assis en tailleur dans les jambes du président du Congrès Frank D. Adams, Jacques Deprat, chevelure claire et barbichette à l'orientale, le panama à la main, manifestement fatigué mais redressant sa petite taille. Quelque bonhomme qu'ait été Lantenois, il ne pouvait manquer d'être horriblement vexé.

4. Après le départ de Lantenois. Le 20 avril 1914, c'est avec un soupir de soulagement que Deprat voit Lantenois partir de Haïphong, "définitivement". Son livret de solde (Arch. d'Outre-Mer) indique que l'Ingénieur en Chef "accompagné d'un domestique indigène" -comme lors de ses voyages en France en 1906 et 1910- embarque sur l'"Atlantique". A l'issue d'un congé de convalescence de 6 mois, il doit obtenir un poste au Ministère de l'Industrie et espère un avancement. Mais la guerre éclate avant la fin de son congé, ce qui lui vaudra de conserver son confortable traitement financier colonial (30.000 F par an). Mobilisé le 11-8-1914, comme Lt-Colonel chef d'Etat-Major à Alger, où vit son frère Louis, Lantenois y restera jusqu'à décembre 1916.

Juste avant son départ d'Indochine, il avait adressé à Deprat une lettre (15-4-1914) dont le contenu est rappelé dans un message de Lantenois à Charles Jacob (14-2-1919). Il y définit -à l'adresse de Deprat- "le tableau de ses prérogatives et obligations" [...] en y affirmant "le principe de l'autonomie totale du Service géologique au point de vue scientifique".

André Lochard, Ingénieur en Chef des Mines, qualifié de "mathématicien", succède à Lantenois. De même âge que Deprat, il aura avec celui-ci, trois ans durant, les meilleures relations administratives. Lochard va respecter à la lettre les directives de son prédécesseur qui, lui, avait été -et sera un jour-, dans ce domaine, beaucoup moins scrupuleux.

Nous avons des témoignages irrécusables -car c'est de futurs ennemis de Deprat qu'ils émanent- de la situation au Service géologique à cette époque. Mlle Colani [1938] écrit : "Je me rappelle que, lorsque j'entrai au Service géologique [c'avait été en 1917], nous avions chacun un secrétaire particulier, qui dactylographiait nos brouillons, faisait les recherches bibliographiques demandées". Colani en crédite Lantenois, mais en fait c'est Deprat qui, depuis plus de trois ans, dirige le Service géologique ! Quant à Giraud, qui vient d'arriver à Hanoï, il écrit à son maître Lacroix [8-4-1915] : "J'ai trouvé Deprat enthousiaste de l'Orient et qui a réellement fait beaucoup ; le musée qu'il a installé avec Mansuy tenterait bien des Universités ; les moyens d'étude sont abondants et la besogne ne manque pas. La meilleure entente règne entre les divers membres du Service, Deprat, Mansuy et le Commandant Dussault, qui tous aiment mieux la géologie que le "monde", et avec qui je suis sûr de vivre en excellents termes." En quoi il s'illusionne...

On pourrait s'étonner que Deprat, né en 1880, n'ait pas été mobilisé en France, comme va l'être Lochard en septembre 1916. Sourdement, ce grief semble avoir pesé contre lui. Mais, simple soldat, chargé de famille, son départ aurait décapité le Service. A lire d'ailleurs les lettres de Giraud -qui s'en indigne, quoique n'ayant, lui, "jamais fait de service militaire" (lettre à Lacroix, 6-1-1915) - "On est frappé, en arrivant de France, par le nombre d'hommes, jeunes et vigoureux, qui circulent à Hanoï..." [Idem, 20-9-1915].

5. L'approche du drame. Il est vraisemblable que, si Lantenois n'était pas inopinément revenu en Indochine, "l'affaire" n'aurait pas éclaté... C'est donc le 27 février 1917 que Deprat et Margheriti accueillent l'Ingénieur en Chef à Haïphong : il débarque de l'"Atlantique" qui a quitté Marseille le 21 janvier.

"Pendant la quinzaine qui précéda l'arrivée de Tardenois [lire : Lantenois]", début février donc, Deprat dit ["Les Chiens", p.200] avoir remarqué un changement dans l'attitude de Mansuy à son égard. Jusqu'alors les relations entre les deux hommes paraissaient excellentes. En 1912, trois ans après l'arrivée de Deprat, Mansuy consacre le Trilobite Palaeolenus Deprati nov.sp. "à notre excellent ami", et, de 1913 à 1915, il lui dédie encore six autres espèces nouvelles. Il écrira aussi [Mansuy, 1914, cf. p.43] : ..."les importantes séries de faunes paléozoïques, recueillies par M. Deprat, dans les régions moyennes et inférieures de la vallée de la Rivière Noire (feuille de Son-Tây), toutes observées en place et dont la succession stratigraphique a été relevée minutieusement" [c'est nous qui soulignons : le gisement de Lang-Chiet, ultérieurement contesté par Mansuy, se trouve là !].

Deprat, de son côté, ne cesse pas de manifester ses sentiments. En 1915 [M.S.G.I., 1915 a], il cite son "cher collaborateur et ami". Le 11 décembre 1916 [C.R.Ac.Sci.Paris], il écrit avoir confié ses matériaux du Haut Tonkin à son "savant ami M. Mansuy". Celui-ci, à en croire Deprat, lui aurait écrit à Dong-Van ["Les Chiens", p. 187], où il se trouvait le 4-7-1916 (cf. lettre de Deprat à Lacroix) : "Très cher ami, vos dernières nouvelles m'ont grandement réjoui [...] Bien affectueusement à vous. J'attends avec impatience votre retour". On est également certain que Deprat a proposé le passage accéléré de Mansuy à la classe la plus élevée de Géologue principal (qui prendra effet le 29-3-1917) et, dès 1915 [cf. lettre de Giraud à Lacroix, 10-11-1915], pour l'attribution à ce dernier de la Légion d'Honneur.

L'aveuglement de Deprat surprend. Il n'a jamais été intrigué par la tendance singulière de son "vieil ami" de dédier sans raison apparente des espèces nouvelles à des fonctionnaires d'autorité, ingénieurs, administrateurs, consuls et même Gouverneurs généraux, tels Klobukowski ou Sarraut : ces flatteries, contraires aux habitudes déontologiques des paléontologistes, s'observent jusqu'en 1912, année où Mansuy atteint le grade de Géologue principal. Deprat aurait peut-être aussi été surpris, s'il l'avait connue, de la lettre [21-8-1916, soit 6 mois avant le déclenchement de "l'affaire"] que Mansuy adressait à Lacroix pour le remercier de l'attribution du prix Wilde de l'Académie : "En géologie [de l'Indochine], outre les obstacles résultant des conditions climatériques, de l'abondance de la végétation tropicale et de la pénurie des moyens d'accès ; la complication et l'ampleur des phénomènes tectoniques rendent les observations extrêmement difficiles [...] ; ce n'est qu'après un long séjour dans le pays, après des explorations locales très suivies et souvent répétées, précédées de grandes randonnées au cours desquelles on effectue la reconnaissance générale des principaux traits de la géologie structurale ; toutes ces observations étant contrôlées, d'autre part, par la détermination de fossiles, qu'il devient possible de tenter l'établissement d'une première carte géologique à petite échelle [...] Une carte géologique au 1:1.000.000 sera très probablement publiée en 1917 [...] Croyez, cher Maître, que nous apportons dans la tâche qui nous est confiée, toute l'énergie dont nous sommes capables [...] pour contribuer [...] à la mise en valeur de notre Indochine, l'un des plus beaux joyaux de la plus grande France..."

Ce texte est extraordinaire. Outre l'apparente conversion politique de l'ancien libertaire, on relèvera que Mansuy parle d'or en insistant sur l'importance et la difficulté des observations ! Or l'on sait que, depuis 1910, il avait posé "comme condition qu'il ne sortirait plus" sur le terrain [Colani, 1938]. C'est le seul Deprat, dont il se garde bien de citer le nom, qui effectuait les missions. Le ton de cette lettre est celui d'un Chef de service. On peut donc légitimement se demander si Mansuy n'ambitionnait pas de prendre la place de Deprat.

Nous arrivons au 23 octobre 1916. A l'issue d'une dure mission de six mois, Deprat vient de rejoindre sa famille à Yunnan-fou. Apprenant l'attribution du prix Wilde de l'Académie à Mansuy, il en remercie Lacroix et ajoute : "C'est un travailleur formidable et un haut esprit, allié à une âme généreuse."

On reste confondu devant la puissance de dissimulation de Mansuy qui, quelques semaines plus tard, accusera son jeune chef de forfaiture, ainsi que par l'extrême confiance de Deprat. Car "l'affaire" était en germe depuis un certain temps.

Deprat aurait pu déjà remarquer que jamais Mansuy ne lui avait reconnu dans ses écrits le grade de "Chef du Service géologique" qu'il obtint en 1913 (pour Jacob, en 1919, Mansuy ne manifestera pas la même retenue !). A en croire Lantenois [1927 a], c'est "en fin 1915" -donc plus d'un an avant le déclenchement de l'affaire- qu'"un doute traversa son esprit [celui de Mansuy] sur l'authenticité de ces fossiles et sur la probité scientifique de son Chef de service et collaborateur." Effectivement, à partir de fin 1915, Mansuy ne dédie plus aucune espèce nouvelle à Deprat.

Alors que, jusqu'alors, Mansuy et Deprat adoptaient les même options stratigraphiques, une importante distorsion apparaît entre eux en 1916. Il s'agit de l'âge des couches à Spirifer (actuel Euryspirifer) tonkinensis, du SE du Yunnan et du Tonkin. C'est Mansuy qui, dès 1908, avait défini ce Brachiopode, en le situant dans le Silurien supérieur, où l'accompagnerait Calymene (actuel Gravicalymene) blumenbachi. Par la suite, Sp.tonkinensis s'est montré coexister avec divers autres fossiles, dont des Madréporaires, réputés siluriens. C'est donc cet âge que Mansuy, jusqu'en 1915 [M.S.G.I., cf. p.2], et Deprat ont retenu. Néanmoins, le Spirifer est d'affinités dévoniennes et il est accompagné aussi de formes, telle Calceola sandalina, militant pour cet âge.

L'âge silurien de ces assises paraissait cependant se justifier sur le terrain car elles se placent directement à la suite du Cambro-Ordovicien. Quoi qu'il en soit, Mansuy [1916 b] change d'opinion à leur sujet et affirme, à juste titre cette fois, leur âge dévonien. Ce qui nous importe ici est la manière dont il l'annonce. Se défaussant totalement de sa responsabilité de paléontologiste, il met en cause Deprat (sans le citer) : "la plupart des faunes considérées jusqu'à ce jour comme d'âge gothlandien, parfois même ordovicien, au Tonkin d'après des observations stratigraphiques [de Deprat ! c'est nous qui soulignons] réunissent incontestablement tous les traits, tous les caractères des faunes dévoniennes [...on se demande pourquoi, pendant 8 ans, Mansuy a pu avoir une opinion différente]. Tous ces faits, toutes ces certitudes sont en entière contradiction avec les observations sur le terrain [= observations de Deprat !]. En tenant compte des hésitations, des interprétations erronées, des erreurs inévitables [...] et en s'appuyant sur les faits paléontologiques les plus probants, on est amené [à estimer] qu'une révision générale des premières données stratigraphiques s'impose, tout particulièrement en ce qui concerne le Primaire inférieur dans l'Indochine septentrionale." On peut voir là l'amorce, sur le plan de la stratigraphie, de la charge lancée contre Deprat, avant même qu'il soit question des "faux" Trilobites.

6. Le rôle de Jean-Louis Giraud (1868-1924). Sans être un acteur essentiel dans l'affaire, ce pétrographe clermontois va y jouer un rôle de catalyseur. Deprat l'a connu en 1900-1902 chez Lacroix au Muséum et il a sympathisé avec lui. Dans une lettre à Lacroix (23-10-1916), il avouera : "Je suis stupéfait d'avoir si peu su le juger autrefois. Il est vrai que j'avais vingt ans et que ses vantardises avaient "épaté" le jeune esprit que j'étais alors." Fils d'instituteurs du Puy-de-Dôme, Jean Giraud, à l'issue de la licence et de l'agrégation, devient "préparateur" (1890-1897) du professeur Julien à la Faculté des Sciences de Clermont [M. Roques, in litt.] et entreprend une thèse qu'il soutiendra à Paris au début de 1902. Il avait obtenu (1898) une bourse de doctorat au laboratoire de Paléontologie du Muséum sur intervention de son compatriote auvergnat Marcellin Boule (1861-1942), alors assistant mais bientôt (1903) successeur du professeur Gaudry. La thèse de Giraud porte sur le remplissage tertiaire de la Limagne d'Allier.

De 1902 à 1920, sa correspondance assidue avec Lacroix permet de bien connaître l'homme. Il a changé de laboratoire : début 1901, il a rompu violemment avec Boule, savant au caractère rugueux que Giraud semble avoir accusé d'avoir "volé 5000 F au Muséum" [Deprat, qui rapporte cette affirmation, s'indigne d'une telle accusation, dans une lettre à Lacroix, du 4-7-1916]. A cette époque (vers 1902), Giraud persuade Deprat ["Les Chiens", p.56] de ne pas aller chez Boule ["Valbert"], réputé publier sous son nom les résultats des jeunes : Deprat prend la chose pour argent comptant et l'ébruite, dit-il. On peut y voir l'origine de l'inimitié que Boule aurait manifestée à son endroit en 1918.

"Stagiaire" chez Lacroix, que l'éruption de la Montagne Pelée en mai 1902 appelle à la Martinique, Giraud remplacera son patron de 1903 à 1905 comme "chef de la mission scientifique" dans l'île. Il cultive des rapports assidus avec les autorités locales, finissant par obtenir ainsi la Légion d'Honneur en 1905. C'est un homme sans fierté qui, ayant exprimé à l'égard de son "cher Maître" (son aîné de 5 ans) des récriminations, en est vertement tancé, mais lui répond : "je reconnais que votre "savon" n'était pas tout à fait volé, j'en profiterai et même je vous en remercie"... Dans son courrier, ce ne sont que plaintes contre les gens qui l'entourent, sa santé médiocre l'empêche de publier, ses ressources sont insuffisantes... Revenu en France, Giraud est nommé Maître de Conférences de Minéralogie à Clermont (oct. 1905). Toutes ses tentatives d'obtenir une chaire (Toulouse, 1912 ; Dijon, 1918 ; ...) se solderont par des échecs, sa faible production scientifique pouvant en être une explication. Son traitement annuel de 4000 F le laisse dans la gêne. Aussi sollicite-t-il des missions à Madagascar (1910 à 1913), essayant d'y obtenir -en vain- un poste administratif. Lacroix lui indique, en 1913, que Deprat cherche un géologue pour le Service d'Hanoï.

Giraud se résoud à accepter l'offre de "Géologue principal à 15.000 F" [sic] et débarque à Haïphong, avec femme et filles, le 26 mars 1915. Les Deprat installent les Giraud. Pendant l'été, les deux familles vont habiter ensemble une maison chinoise de Yunnan-fou, pendant que Deprat amène en mission Giraud aux confins sino-tonkinois : "la tournée a été assez dure en raison de la chaleur, des pluies ... (lettre de Giraud à Lacroix, 20-9-1915). Le ton change vite (lettre à Lacroix, 10-11-1915) : "Il me tarde de pouvoir travailler sérieusement. Il était entendu, lorsque nous sommes partis avec Deprat, pour la tournée d'été, qu'il publierait seul toutes les observations ; je vais pouvoir travailler un peu pour moi" ; et d'entamer le dithyrambe ... de Mansuy, "réellement un savant de 1er ordre et qui est l'âme du Service". Le torchon commence en effet à brûler entre Deprat et lui : "Giraud est un homme physiquement fini [...] il est nerveux, souvent agressif, désagréable sans motif." (Deprat à Lacroix, 21-1-1916). De fait, Giraud (lettre à Lacroix, 13-2-1916) distille son venin : "Mansuy a acquis une véritable maîtrise pour les faunes paléozoïques et tout ce qui sera basé sur ses déterminations restera ; je crains qu'il n'en soit pas de même pour la tectonique [Deprat est visé !]." La guerre est ouverte avant l'été : "Les choses ont malheureusement pris une mauvaise tournure avec M. Giraud" [!], qui ne travaille guère et "a une langue épouvantable [...] Je le juge en partie inconscient, mais en même temps cependant comme un homme faux, envieux et méchant. Le Service était une véritable famille et il a cherché à y jeter la désunion...". Et Deprat ajoute : "J'ai clôt [sic] tout cela par une lettre personnelle où je lui ai dit toute ma répulsion pour lui [...] qui se vante partout de ses exploits érotiques à la Martinique et à Madagascar... [...] J'y ai ajouté une note de service de blâme officiel contre laquelle il a essayé mais peu, de rebiffer..." (lettre à Lacroix, 4-7-1916). C'est fin mai que cette lettre et cette note de Service auraient été envoyées, apprend-on dans une lettre à Lacroix (24-8-1916), où Giraud écrit : "Deprat est bien connu et pas avantageusement [...] il fait du "chiqué" et non de la géologie [...] L'avenir éclaircira tout cela et montrera ce que valent ses travaux et ses grandes synthèses de pure imagination [ce langage préfigure celui que Mansuy inspirera à Lantenois, 4 mois après] malgré la consécration de prix à l'Institut." Giraud ayant publiquement médit de Lacroix, Deprat l'en prévient. Nous connaissons la teneur de la réponse de Lacroix par une nouvelle lettre de Deprat à son maître (23-10-1916) : "Je ne suis pas étonné que vous sachiez depuis longtemps à quoi vous en tenir sur Giraud. C'est décidément toujours le même procédé chez lui. Ouvertement il flatte les gens, proteste sans cesse de son amitié pour eux, et en-dessous il les vitupère tant qu'il peut [...] Il était venu ici avec l'idée nette, mais bien sotte, de me nuire, de me faire partir et de tâcher de me remplacer." On peut confronter ces documents et le fidèle rapport que Deprat donne dans "Les Chiens aboient" [p.172-175].

En apparence, les critiques de Deprat à l'égard de Giraud sont partagées par Mansuy : "Nous constatons Mansuy et moi un manque de sens critique prodigieux, une absence totale de facultés d'observation déplorable chez un naturaliste et une paresse !" (Deprat à Lacroix, 23-10-1916).

Mais nous savons que, depuis longtemps, Mansuy avait dans l'esprit d'accuser Deprat de faux. Ainsi sommes-nous tenté de croire ce dernier quand il affirme ["Les Chiens", p.195-199] que Mansuy et Giraud [alias "Guéralde"] avaient secrètement partie liée contre lui.

En tout cas, quand l'affaire éclate, Giraud va accabler son ancien "ami", en témoignant (Deprat est un "faussaire" et un "calomniateur") lors de l'enquête Habert [1918] puis, à Paris, à la "Commission des Savants" [1919]. Malgré cela, Giraud est fort peu apprécié par ses "alliés" du moment, et son contrat de 3 ans ne sera pas renouvelé par Lantenois. Il va donc quitter l'Indochine le 13-9-1918 et reprendre son poste à Clermont, André Lochard s'opposant à une tentative de retour à Hanoï en 1922.

7. Le triomphe parisien de Deprat, en 1917. Si l'on peut, à Hanoï, percevoir les premiers signes du drame qui approche, il n'en est pas de même à Paris où la réputation de Deprat est au zénith. Le 8 janvier 1917, le général Jourdy, nouveau président de la Société géologique, jurassien comme Deprat, proclame dans son allocution présidentielle : "C'est ainsi qu'un de nos successeurs, jeune géologue d'un grand avenir [...] est parti de Besançon son pays natal [ce qui est une approximation !], pour aller découvrir l'histoire étonnante des formidables nappes préyunnanaises, venues depuis le Tibet s'écraser contre le môle du Tonkin oriental. Cette grandiose synthèse est le plus beau fleuron de la couronne laborieusement ciselée par cette pléiade de géologues jurassiens qui procède de Thurmann."

Le 22 janvier, c'est au tour de Pierre Termier. Présentant le mémoire de Deprat [1915 a] sur le Haut-Tonkin, il "appelle l'attention de tous les géologues français sur la très grande importance des résultats obtenus par M. Deprat : résultats physiographiques, résultats stratigraphiques, résultats tectoniques[...] Rien ne fait plus honneur à la science française que l'oeuvre géologique accomplie par elle, depuis quelques années, en Indochine ; et dans cette oeuvre vraiment gigantesque, dont M. Deprat et M. Mansuy sont les artisans les plus actifs, le mémoire de M. Deprat sur la région septentrionale du Haut-Tonkin mérite d'être placé en premier plan." A son tour, E. de Margerie unit le nom des deux amis dans un éloge appuyé : "Les travaux du Service géologique de l'Indochine ont pris rang, aussitôt publiés, parmi les documents fondamentaux [...] sur l'histoire du continent asiatique ; et l'on demeure frappé d'admiration devant l'immensité du labeur ainsi accompli, en quelques années, loin de tout centre intellectuel, par deux explorateurs [il n'y en a qu'un en fait car depuis 1910 Mansuy n'a pas quitté Hanoï !] que soutenait leur seul enthousiasme..."

Et le Président de la Société de conclure : "La Société adresse ses félicitations à M. Mansuy qui, depuis de longues années, est attaché au Service géologique de l'Indochine et à M. Deprat, jeune savant de grand avenir, qui en est actuellement le chef. Elle est unanime à estimer que la science et la vaillance déployées par ces deux géologues méritent amplement une récompense nationale telle que la Légion d'Honneur car leurs travaux remarquables et parfois périlleux honorent aussi bien la Nation que la Science."

Quand, au printemps suivant, le bulletin de la Société géologique contenant ces exceptionnels hommages parvient à Hanoï, Deprat commence à se débattre devant l'accusation infamante de Mansuy. La Roche Tarpéienne est près du Capitole...

V. LE DÉVELOPPEMENT DE L'AFFAIRE EN INDOCHINE (1917-1918)

Le 27 février 1917, Lantenois reprend donc ses fonctions de Chef de la Circonscription des Mines à Hanoï, Lochard ayant été appelé sous les drapeaux. Sans retard, Mansuy lui fait part de la "forfaiture" de Deprat. Il semble que l'Ingénieur en Chef n'ait pas été immédiatement convaincu.

Ce n'est en effet que vers le 20 mars que Lantenois, se faisant le porte-parole de Mansuy, convoque Deprat et l'accuse d'avoir introduit dans ses récoltes de fossiles au Yunnan, au Tonkin et dans le Nord de l'Annam, des Trilobites d'Europe.

Deprat se cabre devant l'allégation infamante. Il a relaté ["Les Chiens'", p.212-215] sa version de cette pénible entrevue. Ce qui paraît l'avoir le plus affligé est le comportement de Mansuy, son ami de la veille, qu'il interprète comme une trahison. On remarquera que Mansuy ne s'est jamais manifesté directement, ni en cette occasion ni plus tard. Restant à l'arrière-plan, il va guider et conseiller Lantenois qui, avec son poids d'Ingénieur en Chef, apparaîtra comme le seul accusateur. Il semble que, dès lors, Deprat et Mansuy s'ignorent et qu'entre Deprat et Lantenois les relations ne se fassent plus que par courrier et -de la part du second- de notes de service.

1. Retour à Nui-Nga-Ma. Peu après le 20 mars, en tout cas avant le 10 avril, Deprat retourne sur le site de Nui-Nga-Ma en Annam, facile d'accès. De ce point sont censés provenir deux des Trilobites contestés par Mansuy. Deprat en revient avec un nouvel exemplaire de Dalmanites dont il annonce la découverte à son chef, ajoutant qu'il estime l'affaire close.

Rentré à Hanoï, Deprat est, durant deux mois (avril-mai), requis dans une formation territoriale, à la suite de troubles survenus au Tonkin (ils culmineront fin août avec la sanglante révolte de Thai-Nguyen). Il semble avoir été gravement malade durant cette période, ce qui aurait amené Lantenois à lui refuser, début juin, une mission de vérification dans le Haut Tonkin, en arguant de son état de santé.

Une lettre à Lacroix [7-6-1917] dépeint l'état d'esprit de Deprat : "Lantenois est revenu ici. Je ne m'en applaudis pas. Depuis son départ [en 1914], j'avais pu travailler sérieusement, sans être encombré par son incompétence [...]. De plus Lantenois n'a jamais été fort mon ami [...] il s'arrangeait de façon à faire manquer mes avancements sous main. Je l'ai su après son départ. C'est un homme très vaniteux, dont j'ai blessé la vanité, et très faux." Et il informe Lacroix de l'accusation dont il est victime de la part de "ce vieillard déraillé" qu'est à ses yeux Mansuy.

2. L'incident Walcott. Juin s'écoule calmement, mis à part l'incident Walcott. Dans le texte que Deprat venait de consacrer aux "terrains paléozoïques dans le Haut-Tonkin et le Yunnan" [M.S.G.I., 1916, "V, fasc.3", dont la diffusion sera interdite par Lantenois], il aurait inséré une phrase tendant à minimiser la science de Mansuy : "Il importe de faire ressortir, à quel point les travaux de M. Henderson [lire: Walcott !], sur les terrains siluriens, ont rendu faciles les déterminations de la plupart des échantillons recueillis par nous. Les belles figures de ses planches permettraient à n'importe qui d'identifier rapidement les espèces similaires." Inutile banderille ! Quoi qu'il en soit, en l'absence de Deprat, hospitalisé, Lantenois, après avoir pris connaissance des épreuves du mémoire, "intime l'ordre" [probablement le 13 juillet] à son auteur de supprimer ces passages, qu'il juge injurieux pour Mansuy. Deprat aurait alors écrit au Gouverneur général (par la voie hiérarchique, donc via Lantenois...) pour protester contre le fait que l'on ait fouillé en son absence dans son bureau au Service géologique, dont il est le chef : cette lettre n'aurait pas été transmise par Lantenois.

3. Lettre de Lantenois (18-7-1917) et réponse de Deprat (19-7-1917). L'Ingénieur en Chef hésite à pousser l'affaire. C'est ainsi que peut être interprétée la longue lettre qu'il adresse à Deprat le 18 juillet. Nous en avons une analyse dans le rapport du Conseiller Habert [1918] et des extraits littéraux selon Deprat ["Les Chiens", cf. p.226-227] . Lantenois aurait écrit : "Les déclarations de M. Mihiel [lire : Mansuy] m'ont causé une grande peine. Cela me parut incroyable. Cependant je priai M. Mihiel de préciser. J'examinai les échantillons. Cet examen m'impressionna vivement." "Il y a malentendu. Je n'incrimine nullement vos travaux. Je demande, solennellement, si pour dater l'âge des terrains, vous avez envoyé à M. Mihiel des fossiles non recueillis en place [...] Je vous propose donc d'aller avec vous sur le terrain. Vous chercherez devant moi, et si vous retrouvez les mêmes fossiles, je le constaterai. Je les rapporterai moi-même et les soumettrai à l'appréciation de M. Mihiel [..] Je n'admettrai pas que vous refusiez de fouilles devant moi. Je suis votre chef hiérarchique. Vous me menacez de porter l'affaire à Paris, devant nos confrères. J'accepte cet arbitrage et je consens à leur soumettre, si vous le jugez nécessaire, la question de savoir si vous pouvez refuser de m'accompagner."

Par le rapport Habert, l'on connaît la substance de l'accusation que Mansuy via Lantenois portait, dans cette lettre, contre Deprat. Elle s'appuyait sur trois ordres d'arguments :

Dès le lendemain, 19 juillet, Deprat répond à Lantenois. En voici l'analyse, selon Habert :

"Dans cette réponse il n'élève aucune contestation au sujet des fossiles dont on déniait l'origine indochinoise ; il proteste avec hauteur contre l'invraisemblable supposition qu'ils peuvent ne pas être authentiques.

Aux arguments qu'on lui a opposés il répond :

Quant à la proposition que lui fait M. Lantenois d'aller sur le terrain avec lui pour fouiller ses gisements et, à défaut de fossiles, prélever des échantillons de roches, il la décline catégoriquement. Il ne peut accepter de se soumettre à une pareille humiliation, - du reste, il est malade". [Ce point est confirmé dans le rapport n°190 du 10-8-1917 de Lantenois, en vue de l'embauche de Mlle Colani].

Autant on peut estimer que, dans sa lettre, Lantenois fait preuve de bons sentiments, mais aussi de manque de tact (ce sont deux aspects que l'on retrouve souvent chez lui), autant l'argumentation de Deprat -telle qu'elle est rapportée par Habert- apparaît actuellement solide.

Toutefois, dans certaines phrases accompagnant son plaidoyer, Deprat ["Les Chiens", p.229-231] se serait montré plus agressif : "Il y a cinq ans, prétendez-vous, que M. Mihiel [= Mansuy] conçut des doutes sur les premiers spécimens incriminés". Cette phrase signifierait que Mansuy aurait suspecté dès 1912 l'authenticité de Trilobites, donc nécessairement ceux de Nju-Nga-Ma. Elle ne s'accorde cependant pas avec une autre affirmation de Lantenois [1927 a] selon laquelle les doutes de Mansuy seraient nés "en fin 1915", ce qui nous semble plus probable.

Deprat écrit avoir ajouté, à l'adresse de Lantenois : "Or je possède une foule de lettres de M. Mihiel [lire : Mansuy] lui-même, échelonnées sur plusieurs années, depuis cette date jusqu'au mois qui précéda votre retour, toutes débordantes d'admiration pour mes travaux et d'affection pour ma personne. Pour reprendre l'expression de "moralité" qui vous est chère, ceci offre un faisceau d'indices bien troublants contre M. Mihiel..." Dans sa longue lettre, Deprat discutait ensuite le cas d'un certain nombre des Trilobites contestés. Et il aurait ajouté : "Avez-vous pesé votre proposition impérative d'aller, sous votre surveillance, fouiller mes gisements d'autrefois ? Avec l'alternative d'être le dernier des pleutres si j'acceptais, ou de paraître en rébellion administrative en cas de refus.. Mais, comme vous avez accepté vous-même un arbitrage préalable au sujet de cette outrageante injonction, je porte l'affaire devant MM. Bornier, Vernollet et Bourges [= Termier, Douvillé et Lacroix], tous trois vos amis. Vous dites que vous laissez à M. Mihiel la responsabilité de ses affirmations... Vous ne le pouvez plus. De fait aussi bien que moralement, vous êtes responsable. Il a eu l'intention, vous l'avez réalisée. Mais vous êtes bien coupable. Songez au mal que ce scandale va faire à l'Institut scientifique [= le Service géologique]. [...] J'exige naturellement qu'on m'avise quand on enverra en France les échantillons litigieux que vous avez séquestrés. Usant de mes droits, j'y joindrai les pièces que je désignerai."

L'expression est ferme. Deprat, Chef du Service géologique, utilise le ton d'égal à égal qu'il a toujours voulu avoir avec Lantenois. Il ne saisit pas la possibilité -qui devait encore exister à ce moment là- d'enfoncer un coin entre Mansuy et Lantenois, en distinguant l'attitude de l'un et celle de l'autre.

Dans la même lettre, Deprat insiste sur le cas de l'échantillon contesté "n°4" [numérotation initiale !] dont il indique qu'un "bloc plein des mêmes empreintes" a été "détaché par le Laotien qui m'accompagnait". Il s'agit manifestement des échantillons de "Conoc. cf. Emmerichi " [voir Annexe].

4. Réponse de Lantenois à Deprat (20-7-1917). D'après Deprat, c'est le lendemain même que Lantenois lui répond : "nous avons retrouvé le bloc signalé. Nous nous empressons de reconnaître que l'argument est en votre faveur et que l'échantillon est de provenance asiatique indubitable. Toutefois l'affaire doit être tirée au clair pour les autres échantillons." [...] Je vous renouvelle ma proposition de venir sur le terrain faire des fouilles devant moi. Si nous retrouvons une seule des autres espèces incriminées, l'affaire aura progressé d'un grand pas et peut-être même pourrait être tenue pour entièrement solutionnée. [...] J'écris aux savants que vous dites avoir prévenus. Je leur demande s'ils sont d'avis que vous puissiez vous dérober à ce que vous appelez une injonction insultante."

Malheureusement pour Deprat, la réponse des "savants" (Lacroix -Douvillé - Termier) qui sera favorable à Deprat sur ce point ne semble être arrivée qu'en décembre, trop tard pour éviter le drame, comme nous allons le voir.

Selon Deprat, "la lettre [de Lantenois] se terminait ainsi : "L'envoi immédiat à Paris des échantillons incriminés ne me paraît pas recommandable. Je vous donne ma parole d'honneur que si nous en venons là, vous assisterez à l'envoi des pièces et y joindrez tout ce que vous jugerez convenable." Et, dans un nouveau message écrit "quinze jours après" ["Les Chiens", p.263], en fait le 6 août (cf. lettre de Deprat à Lacroix, 15-9-1918), Lantenois aurait renouvelé cette assurance.

5. Les envois secrets à Paris (août et déc. 1917). Nous pouvons confronter la version de Deprat ["Les Chiens", p.234 et 261-264] et le Rapport Habert [1918] -Habert est à priori mal disposé à l'égard de Deprat-. La correspondance entre les deux versions est satisfaisante, ce qui permet de constater la véracité du récit de ce dernier.

Habert écrit donc : "Entre temps dès le mois d'août [1917], Mr Lantenois avait envoyé à MM. Lacroix, Douvillé et Termier, de l'Académie des Sciences à Paris, les photographies des Trilobites incriminés [il doit s'agir des planches des mémoires de Mansuy], les diagnoses de Mr Mansuy [= les textes imprimés, plus des commentaires nouveaux], quelques pièces de comparaison [probablement certains des fossiles contestés] et des échantillons de gangues prélevées sur 4 des fossiles suspects [probablement ceux d'âge ordovicien]".

Ce premier envoi arrive à Paris avant le 18 septembre 1917 (en effet Douvillé écrit à Lacroix, à cette date, de Royan) : "je viens de recevoir tous les dossiers Lantenois - Deprat. J'en suis navré, pourquoi faut-il que les français aux colonies soient forcés de s'entredéchirer. C'est vraiment triste pour la géologie de l'Indo-Chine qui paraissait marcher si bien. C'était trop beau !". En estimant le temps minimum nécessaire au transport, on peut conclure que l'envoi n'a pu être fait de Hanoï après le 10 août.

"Le 1er novembre 1917, M. Termier avisait télégraphiquement M. Lantenois que les gangues des espèces suspectes étaient identiques lithologiquement aux gangues des mêmes espèces en Europe." [Ce dernier] "se décida à envoyer les fossiles eux-mêmes [en fait une partie avait été expédiée en août] à l'examen des savants [...] dans le courant du mois de décembre." [Rapport Habert, 1918]. Ce second envoi a été en réalité effectué en deux fois, les 6 et 12 décembre 1917.

La duplicité de Lantenois, ici, est attestée puisque, immédiatement après avoir donné à Deprat l'assurance, réitérée (Habert se garde bien de faire allusion à ces lettres) que l'envoi à Paris du matériel contesté, s'il avait lieu, se ferait contradictoirement, l'Ingénieur -probablement poussé par Mansuy- fait procéder secrètement à ces expéditions. Habert [1918] est contraint d'écrire à ce sujet : "Ce fut une faute de la part de Mr Lantenois, ou tout au moins une grave imprudence, car elle autorise aujourd'hui Mr Deprat à suspecter la nature de ces envois et à accuser Mr Lantenois d'en avoir falsifié le contenu."

Ce fut en effet une lourde faute mais elle amènera Deprat à gravement s'enferrer...

6. L'offensive de Lantenois et la suspension de Deprat (oct. 1917). Aux yeux de Deprat, depuis juin, la situation est calme : il ignorera jusqu'en février-mars 1918 [cf. lettre de Deprat à Lacroix, 15-11-1918] les envois secrets de Lantenois. Aussi reprend-il de l'assurance : il rédige, un peu hâtivement, entre juin et septembre quatre notes qui seront présentées à l'Académie, d'août à novembre, par ceux qu'il considère encore comme des maîtres bienveillants -mais dont il ignore qu'ils vont procéder, aux mêmes dates, à des correspondances secrètes avec Lantenois-. Trois de ces notes ont pour nous un certain intérêt :

C'est donc sur un homme ayant recommencé à travailler que va s'abattre la foudre. Le récit qu'en fait "Herbert Wild" ["Les Chiens", p.240-241] correspond exactement au contenu des pièces officielles retrouvées.

On doit s'interroger sur les raisons du changement brutal d'attitude de Lantenois. Il est peu vraisemblable que la cause soit à rechercher dans les deux notes où Deprat l'étrillait, notes présentées à l'Académie les 6 août et 5 novembre par Termier qui n'avait aucune raison (au contraire) d'avertir la "victime" ! Lantenois en fournit (voir le rapport Habert) une explication plus plausible mais qui paraît néanmoins insuffisante : il (= Lantenois) serait allé, en septembre, seul, visiter le site de Nui-Nga-Ma, sans y trouver le fameux horizon de grès - quartzite fossilifère décrit par Deprat en 1912-1913 : ce qui aurait déclenché sa fureur et son ordre du 1er octobre. Deprat, lui, donne une explication plus convaincante ["Les Chiens", p.238] qui peut s'ajouter à la précédente. Il avoue avoir commis "une maladresse" [euphémisme pour ce qui apparaît comme une incorrection grave, même de la part d'un "chef de service géologique", en théorie "totalement autonome" du point de vue scientifique]. En effet Deprat aurait adressé à l'Ingénieur en Chef une "demande officielle d'explications" sur le fait que celui-ci aurait [avant 1908 !] cité dans des terrains "s'allongeant sur deux cents kilomètres", "des fossiles qui n'avaient pas pu y exister, puisque l'âge de ces terrains était très éloigné de celui qu'ils eussent précisé." Ceci peut s'appliquer aux faits dénoncés par Deprat, en termes moins outrés, dans la note portant sur le littoral tonkinois, qui sera présentée par Termier à l'Académie le 5 novembre: la date probable de rédaction de cette note (2e quinzaine de septembre) et la date de l'"éruption" de Lantenois (1er octobre) coïncident assez bien.

Et l'on s'explique ainsi que le "Conseil d'enquête" dont le Gouverneur général Albert Sarraut décide la convocation, sur la demande de Lantenois, soit saisi au titre de "refus d'obéissance et accusation injurieuse envers un supérieur", second point que la contestation sur les quartzites de Nui-Nga-Ma n'aurait pas justifié. L'affaire apparaît ainsi au grand jour "dans la potinière hanoïenne déchaînée" ["Les Chiens", p.245]. Deprat ne réussit pas à faire rapporter par Sarraut, qui l'écoute courtoisement lors de l'audience qu'il lui accorde, l'arrêté qui le suspend...

7. La rupture entre Termier et Deprat. Le moment est venu d'examiner les circonstances de la rupture entre ces deux hommes dont les rapports jusqu'alors semblent avoir été amicaux et même affectueux. En septembre ou octobre 1916 ["Les Chiens", p.190-191], Termier aurait écrit au second : "N'abusez pas de votre magnifique endurance. Ne vous exposez inutilement ni aux rigueurs du climat ni aux coups des pirates. Je vous demande cela au nom de ma vive amitié, au nom de la géologie, qui a besoin de vous...". Quant à Deprat [1915 a, cf. p.175], il proclame :

"Et ce m'est une joie incomparable de pouvoir me dire que c'est grâce aux travaux magnifiques accomplis en Europe par les Marcel Bertrand, les Pierre Termier, les Maurice Lugeon, que j'ai pu entrevoir la structure des grandes zones plissées de l'Asie sud-orientale." Il exprime bien là ses sentiments et les précise dans une lettre à Alfred Lacroix (23-10-1916) : "Vous savez que je suis avec M.Termier dans des termes particuliers. Je lui dois tout en matière de connaissances tectoniques ; il a toujours été pour moi d'une bonté et d'une affection qui m'ont touché profondément..."

C'est en septembre 1917 que Termier, Douvillé et Lacroix apprennent l'accusation de Lantenois à rencontre de Deprat. Néanmoins Termier, au moins jusqu'en novembre, semble favorable à Deprat. En voici une preuve. Lantenois est ulcéré d'être sans cesse accusé d'incapacité en géologie par son subordonné. Aussi l'Ingénieur veut-il prouver sa compétence dans ce domaine. Pour la première fois depuis 1907 et pour la dernière fois aussi de sa vie, il envoie une note scientifique à la Société géologique [Lantenois, 1917] : présentée à la séance du 19 novembre, il y décrit les "écrasements et charriages dans la région de [la station estivale de] Chapa, près Laokay (Tonkin)". Il veut montrer qu'il sait, lui aussi -comme Deprat- reconnaître des mylonites, indices de charriages. On ne lit pas sans amusement les longues observations que Pierre Termier ajoute à la courte note de son vieil ami : "les phénomènes que M. Lantenois vient de nous signaler confirment de la manière la plus heureuse les observations antérieures de M. J. Deprat et les déductions qui en sortaient" [sur] "le pays de nappes appelé par M. Deprat nappes préyunnanaises" [qui résultent probablement], comme nous l'a dit M. Deprat [..] d'une avancée générale du pays yunnanais sur le bas-pays tonkinois..."

Or, à cette date du 19 novembre, Termier devait connaître la suspension dont Deprat avait été l'objet le 8 octobre ; et loin de l'accabler, il vante ses mérites, minimisant du même coup ceux de Lantenois. C'était cependant le même Termier qui, le 1er novembre, avait adressé à Lantenois (de la part du trio Lacroix-Douvillé-Termier) un télégramme attestant que la gangue de fossiles ordoviciens contestés était identique à celle des fossiles de même âge d'Europe. Mais cela, Deprat l'ignore.

C'est, semble-t-il, vers le 10 décembre 1917 qu'arrive à Hanoï la réponse du trio à la question posée en juillet à la fois par Lantenois et par Deprat : celui-ci est-il en droit de refuser d'accompagner le premier sur les sites des Trilobites contestés ? Nous ne savons de cette lettre que ce qu'en dit Deprat ["Les Chiens", p.245] : "Elle donnait raison à Dorpat [= Deprat] sur son refus d'accompagmer Tardenois [= Lantenois]. On reconnaissait qu'une telle expédition serait impossible. On concluait en engageant Dorpat à reprendre ses explorations. "Il se peut que vous retrouviez les fossiles incriminés, disait-on, avec l'avantage de faire de nouvelles découvertes, du même ordre que celles qui ont mis votre nom au premier rang aux yeux des savants du monde entier."

Le lendemain de l'arrivée de ce texte rassurant pour lui, Deprat aurait été convoqué par l'inspecteur général des Travaux Publics de l'Indochine, l'Ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées Louis Constantin, dont dépendait le Service des Mines et, par lui, le Service géologique. Constantin, alors âgé de 52 ans, est décrit par Deprat ["Les Chiens", p.70] comme un "petit homme mince, noir, cauteleux", d'une "amabilité extrême". Lantenois est là : il lit une lettre qu'il a reçue de Termier, par le même courrier que la précédente [dans ce cas, expédiée de Paris aux environs du 1er novembre]. Ailleurs [lettre de Deprat à Lacroix, 15-11-1918], il est dit que Termier adressa à Lantenois deux lettres personnelles...


Joseph Louis Marius Emmanuel Constantin (1865-1932 ; X 1885), ici en uniforme de polytechnicien, a fini sa carrière comme inspecteur général des ponts et chaussées.
Il était décrit dans le Livre matricule de polytechnique comme : cheveux noirs, front bombé, yeux gris, bouche petite, menton rond, visage ovale, taille 1,68 m
(C) Collections Ecole polytechnique. Copie interdite.

Nous n'en connaissons les termes que par le récit de Deprat ["Les Chiens", p.246] : Termier "y disait longuement que depuis neuf ans il avait la conviction de l'improbité scientifique de Dorpat. Il s'étendait sur le sujet pendant trois pages, avec des phrases de pitié." Lantenois aurait lancé qu'avec un tel témoignage Deprat serait révoqué par le Conseil d'Enquête. Il lui demandait donc de démissionner et de lui remettre "un écrit avouant la substitution" [des Trilobites], écrit que l'Ingénieur garderait par devers lui. En compensation, Termier s'engageait à faire avoir à Deprat une chaire en France en considération des services passés et de son repentir. Au refus hautain de ce dernier, Lantenois, furieux, aurait répliqué : "Et j'espère vous voir dans la misère avec votre famille." Après avoir quitté les lieux de cette "affreuse séance", Deprat rédige avec l'aide de son ami E. Lorans, qui sera bientôt directeur des Postes du Tonkin, une lettre de protestation, adressée à Constantin.

Même si Deprat, d'une susceptibilité extrême, a pu s'exagérer les critiques de Termier à son égard, il n'en demeure pas moins qu'il tient dès lors ce dernier pour un être à double visage. Ceci surprend un peu de Termier, homme généreux et moralement exigeant, tel que l'ont décrit tant d'observateurs dignes de foi. On ne peut expliquer son attitude que par la certitude qu'il vient tout récemment d'acquérir, auprès de Douvillé, que Deprat doit être un faussaire, et par les douloureux débats intérieurs qui l'agitent -et l'agiteront jusqu'à sa mort, en 1930- au sujet d'un homme pour lequel il avait amitié et admiration, homme accusé par son vieux camarade de l'X, Lantenois, dont il ne surestimait certes pas les qualités de géologue mais en qui il voyait un homme d'une grande bonté...

Ceci dit, que pouvait reprocher Termier à Deprat, dans ses travaux en Corse, car c'est de cela qu'il s'agit ("neuf ans" avant, c'est 1908) ? Un début de réponse existe. On lit en effet dans une lettre de Lantenois à Jacob (4-12-1919) : "Pour la Corse, Termier avait appelé mon attention, en 1911, sur ce fait que Deprat, chargé d'établir la carte détaillée de Bastelica, au 100.000e, avait produit une carte en grande partie fausse. Dernièrement Termier m'a dit que Deprat avait démarqué l'esquisse de la Carte géologique de la Corse de Nentien, dans la région considérée et Nentien m'a dit précisément que cette région était l'une de celles qu'il n'avait fait que traverser et pour laquelle sa carte était forcément inexacte. En amplifiant les erreurs commises et en inventant, selon son habitude, de nouveaux tracés, Deprat était arrivé à un joli résultat." Il est exact que Deprat a souvent reproduit tels quels les vieux levers de Nentien, et que les observations qu'en été 1908 il réalisa à l'Asinao, sur la feuille Bastelica au 80.000e , sont en partie inexactes, comme ont pu le constater Maury et François Grandjean, respectivement collaborateur et élève de Termier, qui, après 1910, réétudièrent -eux-mêmes avec des fortunes diverses d'ailleurs !- la même zone. Mais il s'agit d'erreurs banales dans des levers géologiques trop rapides, et non de fraudes.

8. La première "Commission d'Enquête" (décembre 1917 à mi-février 1918). Le juge Thermes, qui vient d'être nommé Conseiller à la Cour de Hanoï, est rapporteur du dossier, qui ne concerne que les chefs d'injures envers supérieurs et refus d'obéissance, sans allusion au problème des Trilobites. Deprat trouva en lui, dit-il, un homme bienveillant et honnête, dont le rapport lui aurait été "entièrement favorable" : tout en notant "que l'enquêté [Deprat] avait répondu un peu vivement à son chef [...] il laissait entendre que la provocation avait été suffisante pour motiver les réponses...". On peut accepter ces affirmations : bien que le rapport de Thermes n'ait pu être retrouvé, le fait que le rapport Habert [1918] n'en parle pas nous semble significatif de sa conclusion.

La Commission se réunit "en janvier 1918" [lettre du Gouverneur Général au ministre des Colonies, 31-1-1919], probablement vers la fin du mois. Présidée par l'Ingénieur en Chef Constantin, elle comprenait deux autres ingénieurs, l'Ingénieur ordinaire Albert Normandin, 33 ans [1884-1964 ; X 1903, corps des ponts et chaussées], et probablement l'Ingénieur en Chef Bernard Denain, 45 ans [né en 1873 ; X 1894, corps de l'artillerie maritime, il fut ingénieur en chef des T.P. en Indochine]. Outre le rapporteur Thermes, figurait l'administrateur de 1e classe Pasquier, futur Gouverneur général de l'Indochine. En dépit de l'avis du rapporteur, Deprat fut, par 3 voix contre 2, rétrogradé à la 3e classe (la plus basse) du grade de Géologue principal (passant de 15.000 à 12.000 F annuels), le Service géologique étant "placé provisoirement sous l'autorité directe du chef de la circonscription des Mines [Lantenois]". [arrêtés des 18 et 17 février 1918]. Une demande de révocation fut repoussée par 3 voix contre 2, Constantin (probablement) semblant avoir refusé d'aller aussi loin.


Bernard Denain, ici en tenue de polytechnicien
(C) Collections Ecole polytechnique. Copie interdite.

Retenons que le gouverneur Pasquier, à la suite de cette séance, semble avoir été convaincu que Deprat était une victime, car il lui accorda toujours sa confiance. Selon Mme Marguerite Deprat (document familial), Pasquier aurait "promis son appui au cas où l'on pourrait faire porter l'affaire devant des tribunaux ordinaires." De fait, en 1932, J. Fromaget (lettre à Jacob du 16-11-1932) écrit : "Pasquier [devenu Gouverneur général] favorable au retour de Deprat comme chef de service fait étudier par ses bureaux une demande de ce dernier tendant à sa réintégration."

Réaction de Deprat à l'annonce du verdict de la Commission d'Enquête : une prostration avec des alternances de fureur et de désespoir qui l'amènent pendant une quinzaine de jours à l'hôpital de Hanoï, au service psychiatrique du Dr. Ortolan.

9. La visite à Nui-Nga-Ma (fin février 1918). Insatisfait du résultat de la Commission d'enquête qui maintient Deprat à Hanoï, Lantenois entreprend d'utiliser comme nouveau chef d'accusation la question des Trilobites [son texte d'inculpation en cite dix, nominalement]. Il obtient, via Constantin, du Gouverneur général Sarraut, une décision du 22-2-1918 ordonnant, comme "mesure d'instruction préalable" à une nouvelle Commission d'Enquête, "une visite contradictoire du gisement géologique de Nui-Nga-Ma près de Vinh", devant avoir lieu "après une mise en demeure adressée à M. Deprat par son Chef de service". Deprat, sur les conseils de ses amis, se résoud à accepter, mais il écrit au Gouverneur une lettre pour signaler le peu de signification que peuvent avoir les résultats éventuels d'une telle visite.

La commission désignée comprenait, sous l'autorité du résident supérieur Louis Conrandy, Inspecteur des services civils, J.C.Gollion, directeur de la Compagnie des Charbonnages du Tonkin et Charles Hoppe, ingénieur des travaux publics en résidence à Vinh. Deprat peut désigner comme témoins Léon Autigeon, professeur de Sciences naturelles au lycée de Hanoï et l'archéologue Chassigneux. Seuls Gollion et Autigeon avaient, l'un "une idée approximative", l'autre "une teinture" de géologie. Dans "Les Chiens" [p.258-260] Deprat donne un compte-rendu de la visite. Il en ressort implicitement : 1) qu'il admit que son affirmation de 1912, sur la présence de bancs de quartzites, était inexacte [l'avenir prouvera qu'il a eu tort de l'admettre !] ; 2) qu'aucun nouveau fossile ne fut trouvé dans les galets des conglomérats "triasiques" (ce qui permet à Lantenois de triompher), Deprat soulignant le caractère aléatoire de nouvelles découvertes de fossiles ; 3) qu'il remit à Conrandy le débris de Dalmanites qu'il déclara avoir découvert au printemps 1917.

"Les membres de la commission furent très embarrassés pour conclure. La plupart avaient peur de l'influent Tardenois. Seul le professeur [Autigeon] montra l'inutilité de cette visite. Ils s'arrêtèrent à une conclusion qui ne signifiait rien." [Le texte du rapport n'a pas été retrouvé].

10. Lettre-rapport de Lacroix-Douvillé-Termier (arrivée le 4 mars 1918). Elle a dû quitter Paris le 3-12-1917 [cf. lettre du ministre des Colonies à Lacroix, du 10-5-1918] mais son arrivée à Hanoï a demandé trois mois, les torpillages allemands en Méditerranée ayant amené la réduction du nombre de rotations des navires des Messageries maritimes. Selon "Les Chiens aboient" [cf. p.261], cette lettre du trio serait arrivée "cinq jours après la visite à Dong-lé" [= Nui-Nga-Ma]. On ne la connaît qu'indirectement, par le Rapport Habert (1918). Elle donne raison aux accusations de Mamsuy :

Cette fois, Deprat eut copie de cette lettre des "trois savants parisiens", alors qu'était resté secret le câblogramme envoyé le 1-11-1917 dans lequel Termier avait avisé Lantenois "que les gangues des espèces suspectes étaient identiques lithologiquement aux gangues des mêmes espèces en Europe." Il est très probable que, dès ce stade de l'enquête, Henri Douvillé avait fait appel à Lucien Cayeux -qui avait été son jeune collègue à l'Ecole des Mines- pour examiner les lames minces taillées dans les gangues des fossiles.

A la lecture de ce document, l'abattement de Deprat devient total. De ce fait, sa femme prend le relais et, lors d'une audience que lui accorde l'Ingénieur en Chef Constantin, elle dénonce les incohérences du dossier d'accusation, ce qui aurait ébranlé son interlocuteur. A la suite de quoi Lantenois, inquiet sur les suites de l'affaire, se serait violemment et maladroitement agité, ce qui aurait indisposé le Gouvernement Général ["Les Chiens", p.267-268].

Deprat, dès ce stade de "l'affaire", n'en était pas moins perdu puisque le texte le condamnant implicitement émanait des trois hautes autorités géologiques qu'il avait lui-même sollicitées pour arbitrer entre lui et Lantenois [pour savoir si celui-ci pouvait exiger que Deprat le suive sur le terrain] et qu'il considérait comme ses maîtres bienveillants...

On doit s'interroger sur ce que pensaient vraiment ces derniers de Deprat et qui ils étaient eux-mêmes.

Alfred Lacroix (1863-1948), homme d'une stature physique et d'une barbe impressionnantes, conservera toute sa vie la raideur dans le comportement et le costume d'un pharmacien maçonnais de la fin du 19e siècle. Il est si apprécié de Fouqué, professeur au Collège de France et membre de l'Institut, dont il est le préparateur, qu'il en épouse la fille aînée. Ainsi, à 30 ans, succède-t-il (1893) à Des Cloizeaux dans la chaire de Minéralogie du Muséum, qu'il illustrera pendant 44 ans. S'étant fait remarquer lors de l'éruption en 1902 de la Montagne Pelée, il entre à l'Institut en 1904, à 41 ans (un très riche courrier entre gendre et beau-père, conservé à l'Académie des Sciences, illustre les manières dont on peut obtenir les suffrages académiques !) et en sera, de 1914 à sa mort, Secrétaire perpétuel. Il est entouré d'un respect unanime, devient membre de la plupart des académies scientifiques du globe, qu'il parcourt inlassablement, en missions et congrès. C'est un travailleur infatigable (plus de 1000 publications!) : il décrit avec précision et codifie les innombrables formes des minéraux et des roches éruptives ou magmatiques. Méthodique et remarquablement organisé, il est admirablement secondé par sa femme, qui reçoit volontiers collègues et élèves, tout en jouant le rôle de secrétaire de son mari.

Arrivé aisément très haut, il sait se servir de collaborateurs et de correspondants dévoués, dont il favorise les entreprises sans se compromettre pour autant dans de médiocres combinaisons universitaires ou politiques. Le professeur Lacroix ne pouvait que bien accueillir Deprat dans son laboratoire de la rue de Buffon. Ce jeune provincial, sérieux, travailleur, bien élevé et cultivé, devait lui plaire : il lui fait obtenir les moyens matériels de préparer sa thèse et ses missions en Grèce. Jusqu'à la fin, et même dans "Les Chiens aboient", Deprat ne cessera de marquer pour Lacroix ses sentiments respectueux, reconnaissants et confiants. Des 21 lettres (retrouvées) qu'il lui adresse de 1904 à 1918, seules les deux dernières (19-10-1918 et 15-11-1918) montrent son amertume de voir que Lacroix s'est joint à ses accusateurs. Il est clair que Lacroix a été convaincu que Deprat l'avait abusé et qu'il était bien un faussaire. De ce fait, il arrive à interpréter à mal le fait que Deprat, à deux reprises au moins, ne lui ait pas communiqué des matériaux intéressants qu'il souhaitait posséder au Muséum : mais Deprat, homme susceptible et peu "partageux", a exprimé sa répulsion ["Les Chiens", p. 150] envers "ce système, employé par quelques confrères, et non des moins huppés qui, tranquilles, sans jamais quitter le sol plein de sécurité de la patrie [ce n'est certes pas le cas de Lacroix] produisaient des travaux inédits grâce au labeur d'autrui. Il [Deprat] faisait alors la sourde oreille." Il a pu la faire, envers Lacroix, à deux reprises.

En mars 1908, dans deux notes présentées à l'Académie par Auguste Michel-Lévy (et non par Lacroix !), Deprat donnait des analyses chimiques de roches volcaniques de Sardaigne. Lacroix (fide lettre de Lantenois à Jacob, 4-12-1919) lui aurait demandé communication de ces roches :

"Malgré son insistance, M. Lacroix n'a jamais pu obtenir cette communication", ce qui est interprété -dix ans après- comme une preuve que Deprat avait été gêné, du fait qu'il aurait démarqué les travaux de l'américain Washington sur le même sujet...

Plus grave : Lacroix décrira en 1933 des roches éruptives à néphéline découvertes par R. Bourret dans le Haut Tonkin, selon lui "les seules connues avec certitude" en Indochine. Il mentionne toutefois que Deprat a cité en 1909 [C.R.Ac.Sci., 1.149, p.864] deux gisements de ces belles roches sur les feuilles de Tu-lé et de Tuyen Quan. Mais il n'aurait rien "publié de plus sur ces roches qui n'existent pas dans la Collection du Service Géologique à Hanoï". N'en déplaise à Lacroix -dont la légèreté bibliographique étonne- Deprat a décrit en détail ces roches dans deux notes successives à la Société géologique (C.R.somm.S.G.F., 1909, p.135 et p. 155), en indiquant leur site et leurs découvreurs, le capitaine Zeil dans le premier cas, "des officiers topographes" dans le second. La grave insinuation de Lacroix est sans fondement, d'autant qu'entre 1909 et 1930 les échantillons ont pu connaître un sort incertain, lors des deux déménagements du Service géologique. Mais cela dénote chez le vieux maître de Deprat une longue et sourde animosité, que Lantenois n'a pas manqué de développer.

Henri Douvillé (1846-1937), vieux "savant universellement estimé" dont on vante "la dignité du caractère et le désintéressement" (Albert de Lapparent, 1907, in litt.) est le responsable du diagnostic paléontologique qui va condamner Deprat. Cet homme massif, membre de l'Académie des Sciences depuis 1907, a été professeur de Paléontologie à l'Ecole des Mines, de 1881 à 1911. Il a aidé Deprat dans ses déterminations des fossiles d'Eubée. Il a aussi longuement hébergé Mansuy, venu étudier sous sa direction les formes paléozoïques des deux missions du Yunnan, celle de Lantenois (1903-1904) et celle de Deprat (1909-1910). Comme Lacroix, c'est un bourreau de travail, qui s'est spécialement illustré dans l'étude des Rudistes et des grands Foraminifères. Quand éclate l'affaire Deprat, c'est un homme de 73 ans qu'ont atteint les épreuves : en particulier son fils unique Robert Douvillé, géologue, a été tué au combat, comme l'a été Jean Boussac, spécialiste des Nummulites, gendre chéri de Pierre Termier. On peut imaginer que ces deux pères ont dû comparer le sort de leurs enfants à celui de Deprat qui, en Indochine, était nolens volens, maintenu à son poste de géologue...

On se rappelle que Deprat a écrit d'importants mémoires sur les Fusulinidés d'Extrême-Orient. S'il rend hommage aux travaux de Douvillé sur ces Foraminifères, il en discute certains points. Ainsi peut-on expliquer le commentaire réservé ("mémoires intéressants") dont Douvillé accompagne la présentation à la Société géologique de ces ouvrages de Deprat (C.R.somm.Soc.géol.Fr., 1917, p.22).

Il est vraisemblable aussi que Douvillé, très attaché au Corps des Mines, dut avoir peine à tenir la balance égale entre l'Ingénieur en Chef Lantenois -dont il a vanté maintes fois les mérites- et le jeune Deprat, simple universitaire.

Pierre Termier (1859-1930) enfin. Nous avons déjà parlé de lui. Il appartient, comme Douvillé, au Corps des Mines. Porté sur les ailes de la gloire depuis qu'il a exprimé ses vues divinatoires sur la fenêtre des Tauern dans les Alpes orientales et sur les Schistes lustrés dans les Alpes occidentales, c'est un persoanage considérable. Ce catholique fervent, d'une grande élévation de pensée, homme de terrain émérite, enthousiasme géologues et non-géologues, par la forme poétique qu'il imprime à son expression, orale ou écrite. Membre de l'Académie des Sciences dès 1909, professeur de Minéralogie (1894) puis de Géologie (1912) à l'Ecole des Mines, il dirigera pendant près de 30 ans, après la mort d'Auguste Michel-Lévy (1911), le Service de la Carte géologique. Comme l'a exprimé Lindgren (Bull.Geol.Soc.America, 1932, 43, p. 117) : "He passionately lived nature and science and his enthusiasm was always communicated to his listeners [...] he was a rare combination of scientist and artist." Quand on lit des lettres de Termier, on est surpris par les marques extrêmes d'amitié qu'il prodigue à ses correspondants qui -tel Deprat- ont pu s'en exagérer la portée, d'autres -tels Charles Jacob ou Paul Fallot- sachant mieux l'apprécier.

11. Le Rapport Habert (Avril à Septembre 1918). Devant le verdict des trois académiciens, Deprat perd à Hanoï ses derniers défenseurs. L'autorité de Termier, en particulier, fait foi. Le moment paraît venu, pour Lantenois, de marquer le point décisif : la révocation de Deprat. Il sollicite donc du Gouverneur général, en avril 1918, la tenue d'une seconde Commission d'Enquête, consacrée au problème des Trilobites.

La procédure se met en route. Le rapporteur est, cette fois, choisi au plus haut niveau : L.A. Habert, Conseiller à la Cour d'Appel de Hanoï comme l'était Thermes, est en plus Directeur des Affaires judiciaires au Gouvernement Général. C'est, tel Lantenois, un haut fonctionnaire d'autorité. Convoqué par lui, Deprat se trouve en face d'"un homme corpulent aux manières mielleuses et discrètes" qu'il tiendra ["Les Chiens", p.268] pour "un arriviste habile, ménager de sa carrière, flatteur des puissants". Même si ce portrait a quelque chose d'exact et si le Conseiller, à priori, est prévenu contre Deprat, il n'en est pas moins vrai qu'Habert, devant l'incohérence apparente de la défense de Deprat, devait sincèrement tenir celui-ci pour coupable.

A la lecture de la lettre-expertise du trio Lacroix-Douvillé-Termier, Deprat se convainc lui aussi que les Trilobites examinés par ces derniers viennent d'Europe. Il écrira à Lacroix (15-11-1918) : "J'en ai acquis l'assurance, les fossiles ne sont pas les miens ; votre lettre du 4 mars 1918 [il s'agit de la lettre du trio arrivée à Hanoï à cette date] a confirmé la certitude que je m'étais faite à la Commission d'enquête de Février 1918 [où le seul problème du gisement de Nui-Nga-Ma avait dû être abordé]".

Deprat suppose donc que Mansuy a remplacé les fossiles authentiques par des exemplaires d'Europe qu'il possédait, au moment de l'envoi secret du matériel à Douvillé. Il doit exprimer cette hypothèse dans une lettre au Gouverneur Général, écrite le 4-4-1918 [texte non retrouvé], puisque ce dernier télégraphie un message au ministre des Colonies, le 29-4-1918, message renvoyé à Lacroix le 10 mai. En voici le texte : "Suite votre lettre officielle 3 décembre. Géologue Deprat inculpé faux scientifique récuse tous trilobites incriminés. Suggère Géologue Mansuy aurait dans un but intéressé substitué chaque fois trilobites provenance européenne aux trilobites provenance locale que lui remettait Deprat, lequel trop confiant ignorait substitution. Enquête morale se poursuit dans Colonie. Vous prie continuer me prêter votre concours. Câblez officiellement intermédiaire Ministre Colonies. Donnez toutes appréciations utiles. Confirmez provenance européenne huit trilobites incriminés envoyés août-décembre 1917 par Lantenois à Douvillé et identification ces trilobites avec planches Mémoires Services Publics [lire : Mémoires du Service publiés !] ou en préparation."

Le trio Lacroix-Douvillé-Termier n'avait pas pu se prononcer encore sur ce dernier point, car les derniers fossiles contestés n'avaient quitté Hanoï pour Paris que les 6 et 12 décembre 1917 (ils ont pu parvenir à Paris fin janvier 1918, au plus tôt), alors que la lettre-rapport des trois académiciens portant sur les seuls éléments expédiés en août, avait quitté Paris le 3 décembre.

Quand Lacroix reçoit le câblogramme, il avise le principal responsable, Douvillé. En l'absence de Termier, Douvillé propose à Lacroix (14-5-1918) un projet de réponse au Gouverneur Sarraut : "Confirmons toutes dépêches adressées précédemment à Lantenois. Les huit trilobites [on ne comprend pas : ils devraient être 9 !] envoyés août-décembre 1917 à Douvillé sont incontestablement ceux qui ont été figurés dans les publications du Service [la liste en est donnée, en fonction des mémoires publiés vol.V, fasc. 1 et 4, et en préparation]. Sommes persuadés de la parfaite honnêteté de Mansuy et le croyons incapable d'avoir commis la faute qu'on lui attribue. Considérons d'ailleurs comme impossible que Mansuy ait eu sous la main et en très beaux échantillons précisément les espèces européennes citées par Deprat comme découvertes en Indochine."

Une lettre du 23 mai du trio au ministre fait suite à ce câblogramme. Elle est adressée le 31 mai à Sarraut. Mis à part le jugement de valeur en faveur de Mansuy (et donc implicitement contre Deprat) qui n'engage que les auteurs de ce texte, l'argumentation est imparable.

Deprat, mis devant ces faits, ne trouve plus qu'une explication : il "soutient que la substitution a été faite, dès l'origine, avant la figuration des fossiles dans les mémoires, c'est-à-dire au moment même où il en effectuait le dépôt entre les mains de Mr Mansuy" [Rapport Habert, 1918, p.7].

Parmi les arguments avancés par Deprat, il en est deux principaux :

En fait, ces variations de Mansuy prouvent seulement son incohérence. Sur les faciès des gangues, cet homme vieillissant, acharné contre Deprat, a dû inconsciemment, dans une rédaction hâtive, "forcer la dose" pour mieux prouver l'origine européenne des Trilobites en en précisant le lieu d'origine supposé : les Trilobites de Lang-Chiet sont bien des espèces de Dudley, mais -à Dudley- elles se trouvent dans des calcaires ! Quant aux changements d'appellation des fossiles, Mansuy était en droit de reconsidérer ses déterminations de 1912, reconnaissant ainsi -sans jamais oser l'écrire- ses erreurs initiales, fort pardonnables d'ailleurs.

La lecture des textes ("Note concernant les Trilobites..." par Deprat -ce "petit mémoire" a dû être adressé à Habert le 3-7-1918- ; Rapport Habert ; Lettre de Deprat à Lacroix, 15-11-1918) montre que Deprat s'est arc-bouté sur cette défense, pourtant peu crédible, et n'en a plus jamais changé, comme on le voit en lisant "Les Chiens aboient" [cf. p.264]. C'est un homme affolé qui arrive à ne pas reconnaître pour sien -quand on le lui montre à Hanoï sur sa demande- le Trinucleus de Nui-Nga-Ma : celui qu'on lui présente est, dit-il (in "Note concernant les Trilobites..."), dans un "quartzite d'un éclat blanc, riche en paillettes de mica blanc", alors que celui qu'il aurait recueilli en 1912 était dans un grès quartziteux d'un "jaune très accusé, entièrement dépourvu de mica" [...] couvert d'un enduit jaune de limonite tenace et abondant, caractéristique, qui n'a jamais existé sur l'échantillon qu'on m'a représenté." Deprat se trompe ! L'échantillon de Trinucleus -retrouvé au Collège de France en 1989- est incontestablement celui qui a été photographié par Deprat et figuré par Mansuy en 1913, et il se trouve dans un grès micacé grisâtre !

Intervention de Deprat à la Société géologique. Le 24 août 1918, alors qu'Habert est en train de terminer sa tâche (il adressera son rapport au Gouverneur général le 8 septembre), Deprat lui écrit afin qu'il joigne au dossier deux courtes notes qu'il adresse à la même date à la Société géologique, portant ainsi l'affaire en France (où Lantenois l'avait, dès août 1917, portée lui-même, par l'envoi fait au trio Douvillé, Termier, Lacroix), et cette fois sur la place publique. Les textes de ces deux notes sont conservés, avec le Rapport Habert, dans les Archives de l'Académie des Sciences [Fonds Jacob, dossier "Deprat"] : Deprat y met en cause l'origine de certains fossiles déterminés par Mansuy et censés provenir de ses récoltes à lui, Deprat : a) "Au sujet du Cambrien moyen du Yu-nen [sic] méridional" ; b) "Erratum aux terrains paléozoïques post cambriens d'Indo-Chine et de la Chine Méridionale".

Ces deux notes, ainsi qu'une troisième dont nous ne savons rien, ont été examinées par la "Commission du Bulletin" de la Société géologique le 4 novembre 1918, confiées pour étude à Termier (qui "propose de ne pas imprimer deux de ces notes" -décision qui paraît raisonnable, en l'espèce-), et refusées globalement le 18 novembre, après intervention (par lettre) de Lantenois, et après avis de Douvillé, de Termier et de Lacroix. Le Conseil de la Société du 9-12-1918 est saisi du problème : "Le Président [Léon Bertrand, cette année-là] donne la lecture de documents relatifs à l'affaire Deprat, transmis au Conseil par la Commission du Bulletin. Après discussion, par 8 voix contre 3 abstentions, il est arrêté de ne pas annoncer dans nos publications les 3 notes de M. Deprat." Parmi les 3 opposants sont probablement Gustave Dollfus et Ramond. Comme il y avait 14 présents, cela signifie en outre 3 refus de vote.

Sans qu'il puisse encore connaître cette décision défavorable, Deprat adresse une nouvelle note : le Conseil du 13-1-1919 décide "de surseoir à l'annonce et à l'impression de cette note [...] et d'attendre le résultat des affaires en cours." Ce texte reste inconnu.

Dans la longue lettre (31-1-1919) où le Gouverneur Sarraut expose l'affaire au Ministre des Colonies -au moment où Deprat et Lantenois vont quitter l'Indochine- il est précisé que l'enquête d'Habert "a duré trois mois, elle a été très ardue, à cause des difficultés scientifiques soulevées. Elle a permis, toutefois, de recueillir les témoignages des personnes qui ont eu à connaître des fossiles, dans la Colonie, et de déterminer les circonstances matérielles dans lesquelles s'effectuait la remise des fossiles, au retour des tournées de M. Deprat, ainsi que leur conservation dans les collections du service, leur détermination scientifique et leur publication." Parmi ces témoins, outre certaines relations personnelles de Deprat entendues à sa demande (Lorans, Marty, Chauvin) [cf. lettre d'Habert à Deprat, 29-6-1918], figurent ses anciens subordonnés. Nous ne connaissons le résultat de leurs auditions (en avril ?) que par ce qu'en écrit Deprat ["Les Chiens", p.271-272] qui, légalement, en avait eu connaissance. Son ami Margheriti ["Munteanu"], factotum du Service, terrifié à l'idée de perdre son poste, et "dont il avait invoqué le témoignage à propos de points importants [...] ne savait rien, se dérobait". Mlle Colani ["Vergani"], que Deprat venait de faire titulariser au Service, "l'accablait sans vergogne. Elle certifiait exacts tous les dires de Tardenois et de Mihiel [lire : Lantenois et Mansuy], car elle avait la conviction que Dorpat [= Deprat] était perdu". Giraud ["Guéralde"] "produisit un long factum de mensonges haineux [qui] par leur exagération même [...] témoignaient pour Dorpat." Quant à Counillon ["Mérion"], encore à sa rancune d'avoir été chassé en 1910, par Lantenois, de son poste de Géologue, il aurait témoigné contre Mansuy en faisant allusion à une "collection de fossiles d'Europe" qu'il possédait et qui "disparut dans le déménagement de l'Institut [lire: du Service géologique]", avant l'arrivée de Deprat donc. Mais son témoignage ne pouvait que traduire sa rancoeur contre le sort qu'en 1910 lui avait réservé Lantenois et cela n'aida en rien Deprat.

12. Les réactions intimes de Deprat. Ayant "atteint le terme du désespoir et du dégoût" ["Les Chiens", p.276], Deprat, un jour d'avril, à l'occasion d'une sortie sur le Grand Lac, dit avoir été tenté de se suicider mais la pensée de sa famille l'en empêcha. Durant la nuit et le lendemain matin il écrivit un poème, qui figure dans son oeuvre inédite. Intitulé "Au milieu du chemin", il porte en exergue les vers de Dante : "Nel mezzo del cammin di nostra vita -Mi ritrovai per una selva oscura-Che la diritta via era smaritta." En voici des extraits, retraçant son itinéraire de géologue:

Et Deprat a inscrit, in fine : "Ecrit au temps des écoeurements."

Entre l'envoi du Rapport Habert au Gouverneur Général (8-9-1918) et la décision de ce dernier, trois mois s'écoulèrent, fertiles en tergiversations de l'administration de Hanoï.

Habert concluait "qu'il existe un ensemble de présomptions, graves, précises et concordantes [formule habituelle de juriste !] suffisant pour motiver le renvoi de M. Deprat devant une Commission d'enquête sous l'inculpation de "faux scientifiques constituant faute professionnelle grave."

Il ajoutait toutefois que la composition d'une telle commission est fixée réglementairement. Deprat avait élevé des critiques à ce sujet : une telle commission "composée de fonctionnaires n'ayant aucune compétence en géologie ou d'Ingénieurs ayant plus ou moins d'attaches avec M. l'Ingénieur en chef Lantenois ne lui offre pas toutes les garanties désirables". Aussi Habert suggérait-t-il d'envoyer Deprat, Lantenois et Mansuy en France s'expliquer devant un "Comité de savants". L'a-t-il fait de lui-même ou a-t-il traduit le désir de l'autorité supérieure, comme le donne à penser Deprat ["Les Chiens", p.281] ? C'est en tout cas ce que le Gouverneur général décidera, en laissant Deprat libre d'accepter, ou non, cette procédure dont Habert écrit qu'elle serait "tant dans son propre intérêt que dans l'intérêt supérieur de la vérité".

Cet envoi en France constitue pour l'administration de Hanoï l'occasion de se débarrasser d'une affaire délicate. Lantenois devait logiquement estimer que la tenue d'une Commission d'Enquête locale lui permettrait de faire révoquer Deprat sur place, et sans délai. Cela s'accorde avec la phrase de Deprat ["Les Chiens", p.281] : "Tardenois faillit étouffer de rage" en apprenant la suggestion du Rapport Habert. Dans sa lettre-plaidoyer à Lacroix (15-11-1918), Deprat écrit : "Le magistrat enquêteur n'a naturellement pu se débrouiller et il a pataugé tant et plus dans les arguments scientifiques ; cependant il a convenu que seul un comité de géologues pouvait trancher l'affaire, malgré son désir évident de voir triompher le personnage important qu'est Lantenois."

Voyons la succession des événements (fide lettre du Gouverneur général au Ministre, 31-1-1919) qui vont se succéder en octobre-novembre 1918 :

- Le 7 octobre, le Gouverneur général propose à Deprat l'arbitrage en France ; il dit avoir assorti sa proposition de "tels avantages que je n'eusse aucun refus à craindre [de M. Deprat] qui vit en famille à Hanoï", en fait en lui maintenant un salaire équivalent à la solde coloniale pendant le séjour qu'il fera en France.

- Le 20 octobre, Deprat accepte ("avec reconnaissance", fide lettre de Lantenois à Pasquier, du 19-12-1919) la proposition du Gouverneur Sarraut que l'affaire soit portée devant une Commission de savants ; mais il formule "le désir [...] d'être appelé à désigner lui-même la moitié des membres du Comité des Savants."

- Le 30 octobre, Sarraut répond que, seul, le ministre des Colonies "a qualité pour fixer la composition du Comité."

- Le 2 novembre, le Secrétaire général du Gouvernement Général Moinguillot demande à Deprat d'accuser réception de la lettre précédente.

- Le 14 novembre, Deprat s'exécute.

Pendant cette période, on peut juger des pensées intimes de Deprat par les termes de deux lettres adressées à Lacroix, envers lequel il manifeste encore du respect (encore que "Monsieur et honoré Maître" ait remplacé le "Monsieur et cher Maître" antérieur !) :

- Le 19 octobre : "La misérable affaire à laquelle vous avez été amené à prendre part, prend enfin une autre tournure (M. Lantenois continuant son odieuse campagne avec un acharnement inouï a fini par perdre entièrement la tête). Pour moi j'ai fini par faire comprendre qu'elle devait revenir sur le terrain scientifique [...] le Gouverneur Général accepte que je porte tout en France [Deprat s'illusionne et renverse les rôles !] et pour cela que j'expose l'affaire devant un comité de Géologues et Lantenois est obligé de partir aussi. D'ailleurs il a comblé la mesure en Indochine où au gouvernement on n'a qu'une idée, le voir partir. Je vais être envoyé en mission temporaire avec solde coloniale entière. Le Ministre désignera une commission à Paris. Je la veux aussi nombreuse que possible [cf. sa lettre du 20 au Gouverneur Général]. Plus l'offense a été grande, plus je veux de publicité."

Le ton monte dans les paragraphes suivants où il parle d'attaquer Lantenois en diffamation, envisage de faire appel à un membre du Parlement afin qu'il demande au ministre "pourquoi un monsieur pris dans une ignoble affaire de moeurs, aussi répugnante qu'on la puisse imaginer, par conséquent un perverti, pris en flagrant délit dans une affaire "Eulembourg" avec un coolie de bas étage n'a pas été poursuivi jusqu'au bout et pourquoi malgré le flagrant délit et le procès verbal dressé par un gendarme, procès verbal qui existe à Hanoï on a étouffé l'affaire [...] Que ce Monsieur [...] ose parler de moralité, c'est une révoltante audace. Je ne crains pas d'écrire tout cela et je ne crains pas que cette lettre soit montrée à Lantenois, car les preuves sont telles qu'il ne peut rien nier, le procès-verbal est connu de plusieurs personnes et de moi."

On peut comprendre que Deprat ait été ulcéré d'être traité par Lantenois, dans des rapports officiels, de "gredin, coquin, scélérat, etc."

Mais ce n'est pas une excuse suffisante pour vouloir lui aussi frapper "au-dessous de la ceinture" et, plus encore, c'est une maladresse de prendre à témoin Lacroix, grand bourgeois très attaché aux conventions sociales, qu'il s'aliène ainsi définitivement. La phrase "Quos vult perdere Jupiter dementat", cette phrase qu'il applique à Lantenois ["Les Chiens", p.279], Deprat pourrait se la retourner à lui-même...

- Le 15 novembre, c'est une lettre de 6 pages grand format (près de 4000 mots !) que Deprat adresse à Lacroix. Il expose longuement les phases successives de l'affaire et annonce que, devant le Comité de géologues, il produira "les lettres et les pièces" montrant "comment un Mansuy, comblé par moi, qui huit jours avant l'annonce de l'arrivée de Lantenois [cela signifierait vers le 20 janvier 1917] m'écrivait des lettres débordantes d'amitié et dithyrambiques sur mes travaux, me flagornait même et me demandait d'agir instamment pour un avancement, tournait immédiatement casaque à l'arrivée de Lantenois et lançait l'ignoble affaire qu'il avait, je n'en puis plus douter, préparée depuis des années pour se substituer à moi et que seul le départ de Lantenois en 1914 avait arrêtée." On peut en conclure que de tels documents [que je n'ai pas retrouvés] existaient bien.

Plus loin, Deprat menace de placer Lacroix dans une position impossible : "Je sais que Lantenois vous a adressé des communications spéciales sur moi, notamment où il me traite de criminel avéré [...] J'aurai l'honneur de vous demander de prêter serment qu'il ne vous aura fait aucune autre communication que celles qu'il a versées au dossier, comme je suis convaincu du contraire par des indices formels, il sera pris dans ses propres dires."

Et Deprat exhale sa plainte : "Quoi qu'il en soit, Monsieur et bien honoré Maître, croyez que je n'ai souvenir que de la façon bienveillante dont vous m'avez traité autrefois. Reviendra-t-elle avec une opinion différente sur cette affaire. Je ne sais. Au reste cette même affaire m'a appris à n'attacher de prix qu'à ma propre estime de moi-même et à tenir pour vain ce que je prisais autrefois. En ce sens cette épreuve, si elle m'a douloureusement et violemment arraché beaucoup d'illusions par la trahison de tous ceux en qui j'avais foi et pour qui j'avais tant fait et qui comme dit l'Ecriture se sont transformés, de bâtons sur lesquels je m'appuyais en flèches qui m'ont percé la main, cette épreuve m'a fait un grand bien en m'enseignant plus que jamais le mépris des vanités de l'"Arbre de Science" [allusion au pamphlet de Maurice Maindron]. Et cette lettre n'est que pour vous assurer que vous n'auriez pas dû m'abandonner sans examen prudent."

Et de conclure : "Si je n'avais les miens, je deviendrais un Timon [= Timon d'Athènes le Misanthrope]. Mais, après tout, quoi qu'il advienne, aucun Lantenois ni aucun Mansuy ne fera que les couchers de soleil soient moins beaux, les eaux moins vives, les montagnes moins magnifiques et l'affection des miens moins grande. Aussi..."

Ainsi Deprat a-t-il perdu espoir pour sa cause, tout au plus va-t-il tenter, à Paris, de prouver ce qu'il estime être la vilenie de ses adversaires. Cette lettre est datée du 15 novembre : l'armistice mettant fin à la Grande Guerre est signé depuis 4 jours. La nouvelle a dû atteindre télégraphiquement l'Indochine. Mais, imperturbables, les acteurs du drame des Trilobites continuent à s'agiter sans paraître s'en apercevoir...

VI. LA "COMMISSION DES SAVANTS" (Paris, février-juin 1919)

A. Les préliminaires.

Le 2 février 1919, Deprat, accompagné de sa femme et de ses filles, embarque sur le "Sphinx" à destination de Marseille, où l'arrivée aura lieu le 2 mars. En contemplant, dans le crachin d'un matin brumeux, la ligne basse du rivage qui se détache mal des eaux rouges du golfe du Tonkin, "il songe à son arrivée, il y a dix ans, aux espoirs magnifiques, au labeur accompli, à la cruauté du sort" ("Les Chiens", p.283).

Quant à Lantenois, il quittera l'Indochine sans esprit de retour, lui aussi, embarquant sur le "Porthos", dont le départ, retardé, aura lieu le 9 février.

En même temps que la famille Deprat, le "Sphinx" emporte dans ses cales un carton et deux sacs contenant les documents originaux de "l'affaire", accompagnés d'une longue lettre (31-1-1919) signée par le Gouverneur Général et adressée au ministre des Colonies H. Simon. On peut prouver, par certains passages explicites, cités ci-après, paragraphes 1 à 3, que cette lettre a été préparée, ou au moins inspirée, par Lantenois :

1) En effet, dans une lettre à Douvillé (Hanoï, 10-1-1919), l'Ingénieur révèle que c'est lui qui "a proposé que le Ministre ne s'adresse pas à l'Académie" pour désigner le Comité des Savants, lequel pourrait être "composé par exemple de cinq membres". Mêmes termes dans la lettre de Gouverneur général, qui explique en outre : "... sur six membres composant la section dite de minéralogie, paléontologie et géologie [en fait "Section de Minéralogie"], trois d'entre eux, M.Lacroix [Secrétaire Perpétuel, celui-ci est en réalité hors-Sections], Douvillé et Termier, mis au courant de l'accusation portée par M. Deprat contre M. Mansuy, se sont prononcés spontanément [après une demande télégraphique de Hanoï, en fait] d'une façon expressément défavorable à Deprat." De toute manière, les trois académiciens ne souhaitent certainement pas intervenir, car Deprat peut divulguer en leur présence des documents gênants pour Termier et pour Douvillé. Il est d'ailleurs probable que leur nom (au moins celui de Termier) figure parmi ceux que Deprat a déclaré à l'avance récuser [lettre envoyée au Ministre par Deprat le 22 mars 1919, datée par erreur du 22 février, et dont il est fait état en 3e page du compte-rendu du Conseil de la S.G.F. du 8 avril 1919].

2) C'est bien Lantenois qui a suggéré [cf. lettre à Douvillé du 10-1-1919] de "confier cette désignation [des membres de la commission] au Conseil de la Société géologique de France [...] qui constitue l'organe scientifique le mieux qualifié, après l'Académie..." Lantenois sait que ce Conseil compte, sous la présidence de son ami E. de Margerie, deux autres amis influents, Termier et Douvillé.

3) Contrairement à la suggestion du Rapport Habert, "M.Lantenois a demandé que M.Mansuy ne soit appelé à Paris que si le Comité des Savants en formule la demande. Cette éventualité lui paraît improbable, parce que M. Mansuy a consigné tous ses dires au point de vue scientifique dans des Notes très détaillées qui ont été jointes au dossier." Lantenois craint évidemment que Deprat ne produise, en présence de Mansuy, les lettres personnelles où le dit Mansuy exprimait amitié et admiration à son chef de service.

Ainsi Lantenois garde-t-il, par le canal du Gouverneur Général, la direction des opérations et verrouille-t-il le dispositif parisien.

Beprat, une fois sa famille confiée à des cousins de sa femme à Nevers, court au Ministère des Colonies. "Là, il vit immédiatement que Lantenois [arrivé à Marseille le 12 mars] l'avait précédé, de toute son autorité nouvelle d'Inspecteur général" [ce fait a laissé croire à Deprat que Lantenois avait "réussi à se faire embarquer quinze jours avant Dorpat" -"Les Chiens", p.281-, ce qui est inexact]. "On le reçut poliment" [...] en lui prodiguant des assurances "que ses droits seraient protégés". "Il alla voir Heyrier [Lucien Cayeux] qui le reçut avec amitié. Un peu réconforté, il regardait cette figure honnête, sculptée à traits osseux et nets" ["Les Chiens", p.288-289]. Ignorant les règles du jeu qu'avait fait fixer Lantenois, Deprat "écrivit au ministère [c'est une lettre du 22 mars] pour demander qu'Heyrier fit partie de la commission, chargée de prononcer entre Lantenois et lui. Il indiqua encore les noms de deux anciens maîtres qui l'avaient aimé et qu'il savait inaccessibles à toute menace" [il peut s'agir de Fournier et de Bresson, qui l'avaient dirigé, à Besançon]. Après quoi, "il repartit pour la ville de province [Nevers] [et] laissa le champ libre à Tardenois" [qui] "durant deux mois, se pendit à toutes les sonnettes, harcela les bureaux, ..."

Cette supposition de Deprat est vraisemblable. En voici une illustration : craignant d'être accusé de vouloir influencer par avance les membres de la "Commission des Savants", Lantenois écrit à Douvillé, de Hanoï (10-1-1919 in. Corr. "Douvillé", fonds Lacroix, Arch.Ac.Sc.) : "Arrivé à Paris, je serai très prudent. Je n'irai voir aucun géologue, hors vous MM. Termier et Lacroix" [c'est nous qui soulignons]. Or, moins de 8 jours après son arrivée en France, il dévoile, dans une lettre à Jacob (Paris, 20-3-1919) : "J'ai vu ici MM. Termier, Douvillé et de Margerie, avec qui j'ai longuement causé - Tout va bien." M. de Margerie ? Il s'agit du président de la Société géologique qui, le 8 avril suivant, va devenir président de la "Commission des savants", chargée de se prononcer entre Lantenois et Deprat. Il ne faut pas être grand clerc pour imaginer le sujet de la conversation entre De Margerie et Lantenois : la composition de la "Commission" évidemment et l'organisation de ses débats...

B. L'intervention de la Société géologique.

Le 28 mars, De Margerie reçoit une lettre du ministre des Colonies. Il en donne connaissance dès l'ouverture du Conseil de la Société qui se réunit le 8 avril. Dans cette lettre, le Ministre suggère à De Margerie de réunir le Conseil pour désigner les membres du "Comité des Savants [qui] devra, d'après les propres expressions de M. Habert : "examiner les nombreux points d'ordre scientifique que fera surgir la discussion des faits". Le Comité n'est aucunement lié par le rapport et les conclusions de M. Habert. Il déterminera ce qui peut faire l'objet de ses appréciations comme touchant au domaine scientifique. Il entendra MM. Lantenois et Deprat, recueillera toutes déclarations et tous renseignements qu'il jugera utiles à la manifestation de la vérité et proposera, au besoin, au Ministre les mesures qu'il n'aurait pu prendre lui-même et dont l'opportunité lui paraîtrait établie. En un mot, il s'attachera à faire la lumière la plus complète que possible, au point de vue scientifique, dans l'affaire dite des Trilobites et exprimera son avis dans un rapport final qui [lui] sera adressé."

Le Conseil se compose de 23 membres dont E. de Margerie, président. Ce jour-là, 8 avril 1919, 14 sont présents. Parmi les plus influents, Termier, Douvillé, Léon Bertrand, Haug ; 2 militaires géologues, le colonel Azéma et le général Emile Jourdy [1845-1940 ; X 1864, artilleur, général de division] (qui fut ami du père de Deprat, et futur président), l'ancien président Dollfus, le paléontologiste Cossmann, et de moindres seigneurs (Chudeau, Mlle Dehorne, secrétaire -qui va mourir sous peu-, Hupier, Le Conte, Ramond).

Au cours de la discussion qui s'engage, "MM. Gustave Dollfus et Ramond estiment que ni la Société, ni le Conseil n'ont qualité pour prendre parti dans une affaire d'ordre administratif et disciplinaire concernant l'un de ses membres".

Le président De Margerie met tout son poids dans la balance, allant jusqu'à dire: "Nous ne saurions nous dérober à l'honneur qui nous est fait ainsi." [...] "A la suite de ces explications, le principe de l'enquête, mis aux voix, est finalement adopté". Mais on ignore le nombre des opposants.

"Le Président propose alors de limiter le nombre des membres de la Commission à cinq [en fait, il s'agit du chiffre avancé par Lantenois dans sa lettre à Douvillé du 10-1-1919]. Il est reconnu que MM. Douvillé, Lacroix et Termier, dont le témoignage a été précédemment invoqué par M. Lantenois, ne pourront en faire partie. En vue d'éviter autant que possible les questions de personnes le Président propose que soient représentés dans la Commission -à l'exception de l'Ecole des Mines, déjà entendue- les grands établissements d'enseignement parisiens : Collège de France, Ecole Centrale, Muséum d'Histoire naturelle, Sorbonne. Il fait connaître que MM. Boule et Haug, pressentis, se sont récusés [les raisons de ces refus tiennent peut-être au caractère rogue de ces deux maîtres, peu désireux -malgré leur hostilité potentielle à Deprat- de se mêler d'une affaire subalterne]. Le choix du Conseil s'est porté à l'unanimité sur MM. Jules Bergeron, Léon Bertrand, Lucien Cayeux, Paul Lemoine et Emmanuel de Margerie. Il est stipulé, toutefois, que si M. Paul Lemoine, encore absent de Paris, ne croit pas devoir, à son retour, faire partie de la Commission, il sera remplacé par M. Chudeau, qui accepte le rôle éventuel. Les fonctions de Président seront exercées par M. Emm. de Margerie."

[...] "Il est décidé que la première réunion aura lieu le mardi 6 mai. M. Cayeux veut bien mettre à la disposition du Conseil, pour cet objet, le laboratoire de géologie du Collège de France..."

Ces décisions suscitent quelques commentaires :

1) L'éventualité du refus de Paul Lemoine, "absent de Paris", a été envisagée. En fait le professeur de Géologie du Muséum refusera sa participation. On ignore pourquoi, mais on connaît son indépendance d'esprit. Peut-être ne veut-il pas prendre parti entre des gens dont il avait vanté les mérites -spécialement ceux de Deprat, "âme du Service géologique"- dans ses commentaires sur l'activité de ce dernier ("La Géographie", Bull.Soc.Géogr., 1913, XXVIII, 2e série, p.47-50, et 1914-1915, XXX, p.288-290) ? Son remplacement par René Chudeau [1864-1921] étonne, car celui-ci n'appartient pas au Muséum, que Lemoine était censé devoir représenter.

2) Cayeux, membre du Conseil, est absent : néanmoins, il a offert à la Commission l'hospitalité de son laboratoire. Marcellin Boule, qui n'est pas membre du Conseil, pressenti, s'est récusé. Cela signifie que le président De Margerie avait, avant la tenue de cette réunion, pris des contacts avec Cayeux, Boule et probablement Emile Haug, peut-être aussi avec Bergeron (puisqu'aucun "remplaçant" n'a été envisagé pour ce dernier).

En fait, le Conseil a joué le rôle de chambre d'enregistrement de choix qu'avait opérés préalablement De Margerie, sans doute en concertation avec Lantenois (qui l'a rencontré entre le 13 et le 20 mars).

C. Les juges de Deprat.

Le président de la Commission, Emmanuel Jacquin de Margerie (1862-1953) est un tout petit homme souffreteux -qui mourra à 91 ans-, d'esprit vif, extrêmement urbain. Ce géologue très spécial n'a jamais fait de recherche originale. Fils de famille élevé par des précepteurs, il parle couramment plusieurs langues. Riche bourgeois parisien, il reçoit, écrit beaucoup, hante les congrès, sait se rendre indispensable par son extraordinaire et mondiale érudition, son entregent et sa disponibilité. Son rôle de traducteur et commentateur de "La Face de la Terre", d'E. Suess, l'a mis en valeur. Il remplace une totale absence de diplômes ("Mes parents ne m'ont jamais envoyé au Collège et je ne suis pas bachelier", annonce-t-il d'entrée dans sa Notice académique de 1938) par une grande ténacité. De sa correspondance avec Lacroix, Secrétaire Perpétuel de l'Académie des Sciences -qu'il bombarde, alors qu'il est légèrement son aîné, de "Monsieur et cher Maître"- on retire l'image d'un habile flatteur, adorant tirer les ficelles, capable parfois de réactions d'une extrême nervosité. Il se targuera, dans sa Notice (1938), du rôle de procureur qu'il a joué contre Deprat ("1919, Président de la Commission d'examen des publications du Service géologique d'Indochine, Ministère des Colonies"), rôle qu'il a pris pour "un honneur". Il a besoin de l'appui du Corps des Mines pour prendre la direction (1919-1933) du Service géologique de l'Alsace-Lorraine libérée. Elu Correspondant de l'Académie peu après (1923), il ne deviendra cependant Membre à part entière qu'en 1939, à 78 ans, à la sixième tentative.

Lucien Cayeux (1864-1944) joue le rôle de secrétaire de la Commission. Bel homme, de haute taille, au visage ouvert, il semble avoir été chaleureux et simple. Travailleur acharné, bon observateur au microscope, il est le Lacroix des roches sédimentaires qu'il décrit, classe, interprète. Cet instituteur du Nord, remarqué par Jules Gosselet, accomplit un étonnant parcours. Préparateur de Marcel Bertrand, il arrive -cas exceptionnel pour un non-ingénieur- à succéder à son illustre maître comme professeur à l'Ecole des Mines (1904), puis à Auguste Michel-Lévy au Collège de France (1912). Devenu un homme important, il n'abandonnera pourtant pas la chaire de l'Institut agronomique qu'il occupe également, et se montrera ulcéré quand, à 72 ans, il sera mis à la retraite. On s'étonne que cet homme bienveillant n'ait pas tenté d'atténuer le verdict contre Deprat, pour lequel il avait manifesté estime et amitié. Il est candidat (depuis 1912) à l'Académie mais devra patienter jusqu'en 1928 pour être consacré.

Léon Bertrand (1869-1947), à la stature haute et massive, gros travailleur, connut de beaux succès aux grands Concours. Après une bonne thèse sur le pays niçois, il est nommé, à 30 ans, professeur à la Faculté de Toulouse et, dans la foulée, à l'Ecole Normale de la rue d'Ulm (1903) d'où va bourgeonner une chaire de Géologie structurale et appliquée à la Sorbonne. Il ne se relèvera jamais de sa défaite, lors d'une mémorable réunion de la Société géologique, quand le fin et disert Charles Jacob, son cadet de 10 ans, également normalien, prouvera l'inanité de beaucoup des arguments de "Béon" en faveur de l'architecture "nappiste" qu'il a imaginée pour les Pyrénées françaises. L'Académie des Sciences finira par le recevoir à 76 ans, deux ans avant sa mort.

Jules Bergeron (1853-1919), professeur à l'Ecole Centrale, est un grand bourgeois parisien, d'aspect bougon, "notoirement un honnête homme" ["Les Chiens", p.292]. Seul vraiment compétent dans le domaine du Paléozoïque et des Trilobites, il restera presque jusqu'à la fin "très froid et visiblement sceptique" devant l'accusation contre Deprat, de l'aveu même de Lantenois (lettre à Jacob, 8-6-1919). C'est un homme très fatigué, qui va mourir le 27 mai, avant la conclusion des séances. C'est tout à fait abusivement que Lantenois a écrit [1927 b] : "Des doutes s'étant élevés sur la véritable origine de ces fossiles, je les ai soumis, en 1918-1919, à des experts qualifiés, parmi lesquels je citerai : MM. Henri Douvillé et Bergeron. Les experts ont affirmé leur conviction absolue et complète que les susdits échantillons sont de provenance européenne." Bergeron "visiblement sceptique" (lettre ci-dessus, de Lantenois), peu avant sa mort, n'a pas pu avoir "en 1918-1919" l'opinion que l'Ingénieur lui prête.

René Chudeau (1864-1921). Sa présence étonne. Il avait bien débuté : normalien, agrégé. Après sa thèse, assez médiocre, sur la Vieille Castille (1896), la chaire de Besançon -où il était chargé de cours depuis 1891-, allait lui échoir quand il fut muté d'office au lycée d'Alger (1897) pour dettes impayées et pour "s'être affiché dans des lieux publics [Faculté !] accompagné d'une femme connue pour ses moeurs légères" (presse de Besançon). Il ne retrouvera de crédit que longtemps après, grâce à de mémorables explorations menées au Sahara, qui lui valurent la protection de Emile Haug et de Paul Lemoine. C'est un homme plein de rancoeur et prisonnier des puissants que Deprat -qui, à Besançon, a pu le connaître- va trouver en face de lui. Le pauvre Chudeau mourra peu après, misérablement [cf. J.Bourcart, Bull.Soc.géol.Fr., 1925).

D. Les débats de la Commission.

Le compte-rendu des trois sténodactylographes, réclamées par De Margerie (payées 1 F de l'heure !) ne semble pas avoir été conservé. Nous avons cependant, pour connaître le déroulement des 12 séances, du 6 au 26 mai, trois types de documents : le rapport de la Commission avec, de Cayeux, un rapport annexe et dix feuilles de l'interrogatoire, de sa main ; le récit qu'en fait Deprat ["Les Chiens", p.290-305] ; et sept lettres de Lantenois à Jacob, écrites entre le 11 mai et le 8 décembre 1919 (Fonds Jacob, Arch.Ac.Sc).

Le mardi 6 mai, Deprat arrive au Collège de France, rue des Ecoles. A droite de la large cour d'honneur, après avoir traversé une seconde cour, barrée d'un péristyle, il monte le large escalier qui amène, au 2e étage, au laboratoire de Géologie. Lantenois et lui attendent, aux deux bouts de la longue salle d'entrée, garnie de meubles de collections à vitrines, d'être appelés dans le grand bureau d'angle du professeur où doivent avoir lieu les confrontations.

Deprat est tendu. Il tente de se disculper en exposant les raisons -fort peu convaincantes, au demeurant- pour lesquelles il croit Mansuy coupable des "faux". Il conteste la compétence de Lantenois -en versant en particulier aux débats une ancienne lettre dans laquelle Cayeux évoquait "le manque de connaissances de Tardenois"["Les Chiens", p.84] (il s'aliène ainsi Cayeux, qui devient "froid et distant", évidemment ! ["Les Chiens", p.295]). Outre l'accusation sur les Trilobites -qui sera discutée en détail plus loin-, on lui reproche sa "mauvaise foi", marquée par le refus de communiquer [demande au demeurant injurieuse !] ses "carnets de notes, prises en cours de route", carnets qu'il déclare avoir été détruits ou détériorés "par les termites et par l'humidité, allégation démentie par le parfait état de conservation des lettres versées au dossier par M. Deprat" (les membres de la Commission, parisiens, ne font pas la différence entre des carnets de terrain, soumis au climat éprouvant du Tonkin, où tout "fond" littéralement, et des documents -tels des lettres- qui, en ville, ont pu être sauvegardés dans des boîtes métalliques).

Une dernière accusation de Lantenois contre Deprat est reprise par la Commission : "l'évidente disproportion entre l'importance et la précision apparente de ses publications et la brièveté du temps consacré aux recherches sur le terrain." Il ne peut s'agir que des missions de 1915 et 1916 dans le Haut-Tonkin, car on s'étonnerait que Lantenois évoque celles effectuées à l'époque (1909-1914) où il contrôlait administrativement Deprat. Or, en 1915, Deprat a effectué, accompagné de J. Giraud (B.S.G.I., 1918, V, 1), une tournée "du 2 juin au 28 août" et, en 1916, il aurait consacré "150 jours" (réponse faite à Cayeux) à sa nouvelle mission, une lettre détaillée à Lacroix (de Yunnan-fou, 23-10-1916) permettant de reconstituer avec une certaine précision le programme réalisé. C'est donc près de 8 mois qu'il paraît avoir consacré, sur deux ans, aux confins sino-tonkinois. Sachant, par des témoignages oraux, l'extraordinaire endurance et la rapidité de progression dont, à plus de 50 ans, Deprat fera preuve sur les plus hauts sommets pyrénéens, on ne peut qu'écarter ces assertions assez misérables de la part d'accusateurs n'ayant jamais mis les pieds dans ces régions dangereuses. Mais cela donne une idée de l'acharnement avec lequel, de 1919 à 1923, l'on tentera de jeter le discrédit sur "toute l'oeuvre de Deprat [qui] est frappée de suspicion légitime" (lettre du 12-4-1920, Lantenois à Jacob).

Lors de ces pénibles confrontations, Deprat voit "Tardenois rouge et soufflant", De Margerie "dès la première séance [...] partial". Quant à Lantenois, dès le 11 mai, au bout de trois séances, il écrit à Jacob : "Le résultat final n'est absolument pas douteux". Le 8 juin : "Le "Deprat" est littéralement effrayant. C'est un fou moral... qui "ne croit que dans la puissance du mensonge. Le 17 juillet : "un scélérat, dans toute son horreur !".

Le 8 décembre : "Mettez-vous bien dans l'esprit, cher Monsieur Jacob [celui-ci commençait à se poser des questions], que vous avez affaire à un être monstrueux, à la fois une canaille et un fou, comme Landru - ce que les psychiatres appellent un fou moral ...". Il est vraisemblable que Deprat se soit raidi et dressé sur ses ergots, dans une telle atmosphère de suspicion, chez les uns, de haine, chez les autres : "La colère prit Dorpat. Il se mit à charger à fond, voulut faire un résumé bref et clair. Alors tout le monde, sauf Heyrier [= Cayeux], se mit à parler à la fois" ["Les Chiens", p.300].

L'attitude de Deprat pouvait être autre : Lantenois explique à Jacob (lettre du 4-12-1919) que, "pendant la lecture du rapport technique de Cayeux [qui concluait à la culpabilité de Deprat] [...] pas un muscle de son visage n'a tressailli. Il a produit des pièces caviardées de la façon la plus grossière et la plus maladroite. On le lui a dit : Il n'a pas répondu. -Mais il a continué à affirmer son innocence."

Le coup de grâce est cependant porté par Cayeux, "manifestement ému" : la gangue, un grès à anatase et rutile, du fossile que Deprat affirme avoir recueilli à Nui-Nga-Ma en mars 1917 est d'un type très particulier, que Cayeux ne connaît que dans l'Ordovicien de Bohême. Donc "il y a toutes probabilités pour qu'il [le fossile, Dalmanites] vienne de Bohême." (rapport annexe de Cayeux, 1919). Même Deprat ne songe pas à discuter cette interprétation qui, 70 ans après, ne peut plus être soutenue (voir Annexe). Et il soupçonne Lantenois ["Les Chiens", p.303] d'être allé sur place avant lui et d'avoir placé ce fossile sur le sol, afin que, "quatre jours plus tard, Dorpat recueille le morceau de roche". Explication trop rocambolesque pour être envisagée sérieusement.

La conclusion de la Commission est sans appel : "La Commission n'a pu relever à la charge de M. Mansuy aucune présomption de culpabilité dans l'affaire dite des Trilobites. Elle tient à affirmer sa conviction que M. Mansuy est resté complètement étranger aux faux d'ordre scientifique qui lui ont été imputés par M. Deprat. Par contre, la Commission, à l'unanimité, conclut à la culpabilité de M. Deprat."

Il convient d'ajouter :

10 jours plus tard, le 4 juin, le rapport de la "Commission spéciale" partait pour le Ministère. Deprat, "brisé [...] physiquement et moralement", avait regagné Nevers avec sa femme, qui l'avait accompagné à Paris.

VII. LES ÉTAPES DU LICENCIEMENT DE DEPRAT (juin 1919-novembre 1920)

1. La préparation de la "2e" Commission d'Enquête.

Les conclusions de la "Commission des Savants" étant défavorables à Deprat, la route était ouverte à la comparution de celui-ci devant une "Commission d'Enquête" disciplinaire (au motif des "faux" Trilobites) se tenant à Paris, et dans des conditions telles que, cette fois, Deprat pouvait se faire assister d'un avocat ["Les Chiens", p.310].

Lantenois, devenu Inspecteur général des Mines, et Deprat, qui avait confié sa défense à un avocat [Me Chabrol ?], souhaitaient l'un et l'autre que cette Commission se réunisse, le premier pensant obtenir la révocation du second, et celui-ci espérant mettre l'Inspecteur général en difficulté. Lantenois était en effet depuis longtemps inquiet : d'Hanoï, le 10-1-1919, il écrivait à Douvillé : "Deprat compte sur la timidité des savants et la pusillanimité des fonctionnaires de la future Commission d'enquête. Il espère que le Comité des savants ne concluera pas d'une manière absolument ferme et pense que s'il y a la moindre réserve, la Commission d'enquête n'osera pas le déclarer coupable..." Mais, grâce à l'action de De Margerie, les "savants" n'éprouvèrent pas d'états d'âme. Dès le 11 mai, Lantenois est sûr de leur verdict à venir (lettre à Jacob) : "En juillet, ce sera fini. La Commission d'Enquête aura fonctionné [c'est le langage d'un exécuteur !] et il sera révoqué."

Les 22-23 septembre, les services de l'Inspecteur général des Travaux Publics Boutteville ont l'essentiel du dossier entre les mains. La Commission d'Enquête, que va présider cet ami et collègue de Lantenois, doit comprendre trois représentants de l'administration et deux du corps de Deprat. Mais, à cette date, quelques documents manquent encore, "resserrés [on ne sait où...] par M. le Directeur du Personnel, actuellement en permission." Ces retards sont singuliers. L'avocat de Deprat serait "allé au ministère .. Ils sont gênés. On n'a constitué le conseil d'enquête qu'avec répugnance et la main forcée." ["Les Chiens", p.310]. Ceci est plausible car, dans une lettre de Lochard à Jacob [Hanoï, le 21-11-1919], on lit : "M. Lantenois se plaint [le reste du texte prouve que le message de ce dernier a quitté Paris avant le 19 octobre] des lenteurs du Ministère et me dit que Deprat a réussi à installer un ennemi (sic) dans la place. Il craint des retards et des manoeuvres de la dernière heure."

Le 19 octobre, cependant, Lantenois avise Jacob : "Le licenciement de Deprat ne fait plus aucun doute. Je dis : Ouf ! car j'ai été un moment inquiet." Mais sa joie ne va pas durer...

2. L'arrêt de la procédure disciplinaire par la loi d'Amnistie.

"Des faits reprochés à M. Deprat, géologue du Service de l'IndoChine, rentrant dans les cas visés par la loi d'Amnistie en date du 26 [octobre] courant, la procédure d'enquête disciplinaire est désormais sans objet. Je crois devoir toutefois vous exprimer toute ma satisfaction pour la fermeté et l'énergie que vous avez déployées pour mener à son terme une Affaire délicate, au cours de laquelle vous n'avez cessé d'avoir en vue l'honneur et le bien du Service confié à vos soins." Tel est le message (n° 809) que, le 30-10-1919, le ministre des Colonies Henry Simon [1874-1926] (ministère Clemenceau) adresse à Lantenois..

Et un billet parvient aux bureaux : "Avisez en vue régularisation situation ce fonctionnaire" [= Deprat]." On soulignera la célérité de ces réactions de l'administration... S'appliquant à tous les territoires de la République et aux colonies, "l'amnistie pleine et entière est accordée [...] 17°, à tous les faits ayant donné lieu aux sanctions disciplinaires sans qu'il en résulte aucun droit à la réintégration."

Lantenois est évidemment furieux et, dans l'accusé de réception au ministre (sans date, mais probablement le 8-11-1919), il ergote : "L'Affaire des Trilobites est désormais éteinte au point de vue disciplinaire. Elle ne l'est pas et ne peut l'être au point de vue administratif [...]. La situation est vraiment grave..." L'Inspecteur général, sentant sa proie lui échapper, va faire donner l'"artillerie" lourde ! Le fait que les affaires d'Indochine ne sont plus de son ressort ne l'empêchera pas d'exercer (et cela jusqu'à sa mort), une constante pression sur ses successeurs à Hanoï.

Quant à Deprat, quand il reçoit l'avis du Ministère lui apprenant l'annulation de la procédure de la Commission d'enquête ("Je vais faire le nécessaire pour vous remettre à la disposition de votre département"), il dit avoir ressenti "un bonheur prodigieux" ["Les Chiens", p.314] mais ne comprenant pas le pourquoi de cette décision, il s'informe : "Il écrivit séance tenante. On lui fit la réponse effarante [...] que "l'amnistie suspendait toutes les sanctions". Il bondit. "Un conseil d'enquête n'est pas une sanction, répondit-il. Je demande formellement que la procédure engagée suive son cours." [Il avait espéré bien sûr que celle-ci aurait tourné à la confusion de Lantenois !]. Il joignit une lettre au ministre, directe et pressante. Il reçut le lendemain même cette note laconique et péremptoire : "Il m'est impossible d'accorder satisfaction à votre demande. Le conseil d'enquête est, et demeure rapporté." [...] le ministre lui-même avait signé... Cela tombait comme un rideau de fer." A la demande de Deprat, son avocat aurait vu le ministre, mais sans résultat. Le ministère n'était sans doute pas fâché de se débarrasser de ce problème, source de scandale.

Mais Deprat aurait encore réagi sans nuances, en répondant au ministère : "Je prends acte du refus que l'on m'oppose de poursuivre la procédure engagée contre moi. Je compte, dès mon retour à la colonie, demander à des confrères "étrangers" de venir vérifier mes travaux et je fais toutes réserves sur les mesures que je prendrai ensuite." Fatale imprudence !

3. Les interventions de la Société géologique et de l'Académie des Sciences.

Le 4 novembre 1919, vers la fin de la séance du Conseil de la Société géologique de France, au 28 de la rue Serpente, à Paris, le président Emmanuel de Margerie "fait connaître les résultats de l'Enquête dont il avait été chargé par le Conseil, conjointement avec MM. Bergeron, L. Bertrand, Cayeux et Chudeau, au sujet de l'affaire dite "des Trilobites". [Ce faisant, M. de Margerie, sans bien s'en rendre compte, divulguait un rapport confidentiel adressé au seul ministre, sur une affaire que la loi d'amnistie avait éteinte]. "A la suite de cette communication, le Conseil, à l'unanimité des membres présents, prononce la radiation de M. Deprat, comme membre de la Société (Art. 6, paragr. 2 du nouveau règlement)." Ce paragraphe semble avoir été rédigé à l'occasion de la révision du règlement, le 22-4-1918 : "Le Conseil peut également prononcer la radiation pour cause d'indignité..."

Ont signé le registre de présence, ce jour-là : E. de Margerie, Termier (1er Vice-Président), Morellet, Chudeau, Lutaud, Hupier, Zurcher, Maurice Cossmann, Ramond, Gustave Dollfus, Douvillé, Le Conte, le général Jourdy, Azéma, L. Bertrand, Haug. Ainsi les opposants de mars, devant les conclusions de la "Commission des Savants", se rallient-ils à la majorité. Deprat n'avait pas été prévenu de l'examen de son cas ni invité à se justifier.

Une lettre de Lantenois à Jacob (du 8-12-1919) indique qu'E. de Margerie écrivit alors à Deprat "qu'il cessait de faire partie de la Société géologique et a joint à sa lettre un exemplaire des Statuts. Deprat lui a répondu qu'il l'invitait à lui donner les raisons précises de cette mesure et qu'au surplus il s'en honorait ! Vous imaginez ce que de Margerie fume, d'une pareille forfanterie, d'une absence de vergogne aussi complète, qui atteint et dépasse même Tartuffe." Et aussi : "Le Monstre écrit des lettres infâmes à de Margerie." (Lantenois à Jacob, 19-12-1919). C'est ainsi que Lantenois annonce la nouvelle à Jacob.

On peut supposer que Deprat cherchait à atteindre "le défaut de la cuirasse" de De Margerie, celui-ci ne pouvant impunément évoquer les attendus d'un "rapport" -confidentiel- effacé par l'amnistie ! Cette exclusion de la Société géologique avait été décidée à l'avance : dès le 17 juillet, Lantenois écrivait à Jacob : "Deprat sera révoqué, puis chassé de la Société géologique".

Cette mesure dut faire un certain bruit. De la main de Mme Marguerite Deprat (doc.familial), on lit : "L'avocat de Paris [de Deprat] avait une secrétaire qui avait pour amie une secrétaire de la Société géologique de France [il doit s'agir de Mme Tortellier qui, en 1919, suppléait Mémin, secrétaire-gérant]. Mon mari, allant le voir pour son affaire, s'entendit raconter par cet avocat le fait suivant - La secrétaire de la Société géologique de France avait assisté à une séance extraordinaire [= une réunion du Conseil ?] qui se passa après la radiation de mon mari [...]. Il était venu de Suisse, une lettre de remontrances signée par des géologues suisses, qui n'admettaient pas les accusations de culpabilité lancées contre mon mari. Une séance orageuse suivit cette lecture. Nous n'avons pu savoir le nom de ces géologues étrangers" [on peut songer à Émile Argand et Lugeon, connaisseurs des choses de l'Asie].

L'Académie des Sciences est à son tour appelée à l'aide. Sentant Deprat lui échapper, à la suite de l'amnistie, Lantenois écrit le 8-11-1919 à Lacroix, Douvillé et Termier pour leur demander "de vouloir bien [lui] donner leur appui moral, en faisant connaître [leur] avis personnel à M. le Ministre des Colonies et à M. le Gouverneur général de l'Indo-Chine". "Les circonstances sont extrêmement graves" pour les motifs suivants :

Les trois académiciens adressent dès le 17 novembre un document au ministre des Colonies et au Gouverneur général, dont on ne lit pas sans surprise les longs développements : "Il n'y a pas, croyons-nous, un seul géologue, un seul paléontologue, un seul minéralogiste, en France ou dans les colonies françaises, qui n'ait entendu raconter les faits et qui n'ait cherché à former son opinion sur le fond de l'affaire. Vous savez aussi que l'opinion ainsi formée a été unanime et qu'entre les deux hommes dont il fallait bien, de toutes nécessités, que l'un fût un faussaire [c'est nous qui soulignons cette phrase qui résume la manière dont "l'affaire" était alors perçue], personne n'a pu hésiter longtemps. M. Mansuy a conservé l'estime de tous [...] M. Deprat est, dans le monde scientifique dont nous parlons à tout jamais disqualifié." Et les académiciens argumentent longuement [on peut soupçonner que Lantenois leur a fourni la trame du texte] l'idée que le retour de Deprat à Hanoï serait une catastrophe [il faut reconnaître que la remise en contact de Deprat et de ses accusateurs, Mansuy et Colani spécialement, aurait été délicate !].

Le 8 décembre, dans la foulée et dans un bel élan de solidarité [suggéré par Lantenois, lettre à Jacob, 4-12-1919], "les six membres de la section de Minéralogie de l'Académie des Sciences, MM. Barrois, Douvillé, Wallerant, Termier, Louis de Launay, Haug" écrivent au ministre et au Gouverneur général qu'ils se rangent "à l'unanimité à l'avis exprimé" dans la lettre de Lacroix-Douvillé-Termier : "Il nous paraît regrettable de rétablir dans des fonctions de géologue à Hanoï M. Deprat qui a été convaincu de fautes graves contre la probité scientifique."

Le Président de l'ex-"Commission des Savants", E. de Margerie, est appelé à la rescousse. Dans une lettre du 25-11-1919 adressée au ministre et qu'il fait co-signer à Chudeau, L. Bertrand, Cayeux [lettre dont ce dernier adresse copie au Gouverneur général, le 10 décembre], on lit:"vous permettrez à mes collègues et à leur Président, Monsieur le Ministre, de protester de toute leur énergie contre le retour éventuel de ce fonctionnaire [= Deprat] en Indochine", ajoutant : "Ma conscience d'honnête homme se révolte contre les mesures criminelles d'un individu que nous considérons tous comme un imposteur et un faussaire, et qui ne mérite plus, désormais, que d'être voué au mépris public." L'expression "mesures criminelles" -qui rejoint le "Landru" de Lantenois- prouve que M. de Margerie, et cela dans une lettre à un ministre en exercice, a vraiment perdu le contrôle de lui-même. Parallèlement à ces lettres de hiérarques, Lantenois se démène pour obtenir le licenciement de Deprat : lettres au Gouverneur général (4 et 8-12-1919), à Lochard, son successeur à la direction des Mines, à Jacob (4-12-1919), ... Le thème en est : "La colonie doit se débarrasser coûte que coûte de M. Deprat." (lettre du 19-12-1919 à Pasquier, alors directeur du Cabinet du Gouverneur général et directeur du personnel à Hanoï, dont Lantenois semble ignorer ... qu'il est favorable à Deprat !).

4. Hésitations et cafouillages de l'administration (octobre 1919 à septembre 1920).

Devant le nombre et le poids de ces interventions, le Ministère hésite à renvoyer Deprat en Indochine, ce qui serait la suite normale de la décision du ministre [qui avait renoncé à faire comparaître Deprat devant une Commission d'enquête, en s'appuyant sur l'amnistie du 26 octobre 1919]. Une note de la main même du ministre (12-1-1920) indique : "je prescris maintien géologue Deprat en France".

Le Ministère a en effet décidé de retourner le problème de la décision "à l'envoyeur", c'est-à-dire au Gouverneur général de l'Indochine. Mais celui-ci se fait tirer l'oreille. Dans une note de l'Inspecteur général Boutteville (4-10-1920), au sujet de Deprat, on lit: "M. Maurice Long [= le Gouverneur général qui a succédé à Sarraut] n'ayant pas répondu à cette communication [qui devait dater de fin 1919 ou début 1920] un premier rappel lui a été adressé par câblogramme du 26 juillet dernier. Je lui en fais envoyer un second ce jour même."


Marie Charles Xavier Boutteville (1856-1924, corps des ponts et chaussées) entra comme major de promotion (premier dans le classement) à Polytechnique en 1876. La photo le montre en uniforme de polytechnicien, avec le grade de sergent-major correspondant à son classement de major.
(C) Collections Ecole polytechnique. Copie interdite.

Quant à Deprat, établi avec sa famille à Nevers, il attend les événements. En novembre 1919, il adresse "une demande de congé régulier auquel il avait droit" [plus de 10 ans de séjour ininterrompu à la colonie], qui embarrasse. "Le printemps [1920] tout entier s'écoula sans que Deprat reçut, en dehors de ses mandats de solde, la moindre instruction des bureaux, ni une réponse à sa demande de congé."

A en croire Deprat ["Les Chiens", p.319], il reçut (le 16 juillet) un ordre de partir pour l'Indochine ... le 7 juin. Exprimant par lettre sa surprise aux bureaux, une réponse télégraphique (arrivée le 18) lui prescrivit d'embarquer à Marseille le 20 au matin. "Dorpat calcula qu'ils [lui et sa famille] arriveraient, en partant une demi-heure après, et en supposant qu'il y eût un train, deux heures après l'appareillage."

Ces cafouillages étaient-ils voulus pour mettre Deprat dans la situation d'être accusé de n'avoir pas obtempéré aux ordres du ministère ? C'est possible, car -à la demande de congé régulier formulée 8 mois auparavant -et qu'il dit avoir réitérée en juillet- le directeur du personnel du ministère se décide à répondre (30-7-1920) ... par un refus [Deprat aura par arrêt du Contentieux de Hanoï, le 6-7-1927 une indemnisation à ce titre]. Il demande à ses services d'écrire à Deprat que "par mesure de bienveillance [sic], je serais disposé, si l'intéressé en exprime le désir, à lui accorder un congé d'un an sans solde, à compter du 15 juillet dernier, date à laquelle il aurait dû embarquer [c'est nous qui soulignons]. Vous voudrez bien aviser M. Deprat de ce qui précède. J'ajoute que, dans le cas où ce dernier croirait devoir refuser le dit congé [curieuse faveur !], il conviendrait d'en rendre compte sans délai au Département [ministériel]." De toute manière, on fait comme si Deprat était en abandon de poste, car plus aucune solde ne lui est payée, à compter du 1-7-1920 [menacée d'être condamnée, l'administration, -fin 1924, soit quatre ans après- se décidera à payer ce qu'elle doit à Deprat].

5. La réorganisation du Service géologique de l'Indochine.

Comment donc se débarrasser de Deprat ? Un moment Lantenois (lettre à Pasquier, 19-12-1919) suggère une mise à la "retraite à vingt ans de service", "sur un rapport de ses supérieurs dans l'ordre hiérarchique, constatant qu'il n'est plus propre au service dans la possession." Suggestion qui fut sans suite, car André Lochard -successeur de Lantenois- et Charles Jacob -nouveau Chef du Service géologique-, malgré toute la bonne volonté qu'ils manifestent à satisfaire l'Inspecteur général, ne peuvent guère motiver un tel rapport qu'en faisant appel au texte de la "Commission des Savants", simple consultation sans valeur légale, au surplus suivie par l'amnistie du 26 octobre 1919, ayant arrêté toute procédure disciplinaire.

La solution est enfin trouvée ... par la réorganisation complète du Service géologique. C'est ainsi que le Gouverneur général Long signe le 11-11-1920 (Journal Off. de l'Indochine du 13-11-1920) un arrêté :

Art. 1 : "Le cadre des géologues [...] de la Circonscription des Mines est supprimé.

Art. 2 : "Le Service géologique est assuré, sous la direction et le contrôle du Chef de la Circonscription des Mines, par un chef de service, un conservateur du Musée, des assistants et préparateurs...

Art. 10 : "les géologues dont l'emploi est supprimé par application du présent arrêté seront licenciés dans les conditions prévues aux articles 7 et 18 du décret du 2 mars 1910 sur la solde..."

Cet article 10 ne s'applique qu'à Deprat et à Mansuy, géologues. Leur sort est scellé, toujours par arrêtés du 11-11-1920 :

- "M. Mansuy est nommé [...] conservateur du Musée du Service géologique" [celui-ci devant être Dr. ès-Sc. d'Etat, une dérogation lui est accordée] ;

- "M. Deprat, géologue de 3e classe du cadre permanent des travaux publics, est licencié par suppression d'emploi. M. Deprat recevra une indemnité de licenciement égale à six mois de sa solde d'Europe."

Il faut noter que, dans le brouillon (au crayon) d'un mémorandum [Arch.Ac.Sc, fonds Jacob, dossier Colani], dont le destinataire n'est pas précisé, Ch. Jacob écrit : "pour régler l'affaire Deprat le cadre du Service géologique a été transformé. Malgré qu'on m'ait affirmé que cette transformation fût le seul moyen de liquider par suppression d'emploi Mr Deprat, couvert par la loi d'amnistie, je me suis élevé contre une telle méthode administrative de régler une affaire disciplinaire. Mr l'Ingénieur en Chef des Mines [Lochard] avec qui j'ai eu des explications fort vives à ce sujet, pourrait témoigner de mon opposition à la procédure adoptée. On a passé outre à mes observations...". Dont acte ! Mais le même Jacob écrivait à Lacroix (10-9-1920) : "L'affaire Deprat n'est administrativement pas réglée, la solution du reste n'en est point aisée car l'individu est couvert par la loi d'Amnistie, qu'il s'agit de tourner" [sic].

Ainsi le rideau tombe-t-il sur Jacques Deprat, géologue.

Plus habile ou moins écœuré, Deprat aurait cependant pu revenir à flot. En 1921, son ami le capitaine Laval -chargé de vendre sa maison d'Hanoï- aurait vu Charles Jacob, "ton successeur, un homme charmant. [...] Il m'a dit qu'on voulait malgré tout, malgré ton attitude qui t'aliéna plusieurs membres de la commission de Paris, te donner une chaire en France. Tu dois aux tiens de refréner ton amour-propre, et en homme repentant, il faut t'adresser à eux pour que cette situation te soit donnée." ["Les Chiens", p.330]. On peut supposer que Termier ait été derrière cette offre déguisée, dont le seul résultat fut que Deprat ... rompit avec son ami d'enfance Laval, coupable d'avoir douté de son intégrité...

Plus tard (fin 1922 ?), on aurait offert à Deprat "inopinément, une grosse situation pécuniaire, mais dans laquelle il était avéré qu'il devrait renoncer à l'oeuvre [littéraire] nouvelle." Selon Mme Alice Deprat-Tissier (comm. or., 1989), il s'agissait d'un poste de professeur de géologie à Constantinople, que Deprat refusa, après beaucoup d'hésitations.

Et que faut-il penser enfin du post-scriptum d'une lettre de J. Fromaget à Ch. Jacob (16-11-1932) : "Pasquier [= le Gouverneur général] favorable au retour de Deprat comme chef de service fait étudier par ses bureaux une demande de ce dernier tendant à sa réintégration." Réalité (la situation financière des Deprat était devenue précaire) ou simple bruit, qu'aucune autre lettre de Fromaget à Jacob n'évoque plus ?

6. Séquelles du drame (1921-1927).

Deprat avait engagé divers pourvois, dont la conclusion finit par arriver, décevante.

A) Pourvois en Conseil d'Etat : Dès 1918, il avait déposé -par le canal de Me Chabrol, avocat- deux pourvois, contre les arrêtés [17 et 18-2-1918] qui l'avaient suspendu de sa fonction de Chef de Service et rétrogradé. Son argumentation portait : a) sur la composition à ses yeux illégale de la Commission d'enquête ; b) sur l'impossibilité d'avoir pu être assisté par un défenseur ; c) sur le fait que des pièces sans rapport avec l'instance [= les lettres de Termier contre Deprat, adressées à Lantenois] avaient pu être communiquées aux membres de la Commission.

Le 4 novembre 1921 (arrêtés n° 65.961 et 66.797), le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, rejetait les pourvois de Deprat, "contrairement aux conclusions prises par M. le Commissaire du Gouvernement Corneille [c'est nous qui soulignonsl à la séance du 28 octobre". Il est vraisemblable que de fortes pressions avaient été exercées par le Ministère des Colonies. Une décision positive, un an après le licenciement de Deprat, était difficilement imaginable, bien que -sur le fond- les conclusions du Maître des Requêtes Corneille lui aient été favorables...

B) Requête au Contentieux administratif de l'Indochine : En 1921, Deprat aurait chargé un avocat de préparer un dossier et de déposer une instance en indemnisation. Un an et demi après, il apprend que cet avocat n'a rien fait ni voulu faire. Le dossier est confié à un second avocat, Me Berthelot, à Hanoï, qui engage l'affaire le 22 octobre 1923. Il s'agit d'une requête en dommages et intérêts, basée sur l'argumentation que les services financiers n'ont pas versé à Deprat des sommes importantes qu'ils lui devaient (pour l'année 1920) et que son licenciement a été fait illégalement. L'administration tente d'abord de faire déclarer la requête irrecevable. En vain : elle s'affole alors. Alors que l'instance est en cours, une dépêche (n° 1418, Cabinet du ministre) du 15-10-1924 invite le service colonial à Marseille "à payer d'urgence Deprat géologue licencié [...] solde et accessoires dus période 1-7 à 20-12-1920, mandat 6181,50 F." D'urgence, 4 ans après...

Quant aux autres demandes, l'affaire suit son cours jusqu'à la décision, en date du 6-7-1927, donc environ huit ans après les faits... Le Gouvernement général est condamné à payer le montant du congé refusé à Deprat le 30-7-1920 (13.000 F et intérêts). Mais ce dernier est débouté des autres demandes (reversement des retenues sur solde en vue de retraite ; perte des droits à la retraite ; perte de situation acquise ; préjudices variés) et ... condamné aux dépens. On peut supposer que ceux-ci et les frais d'avocat absorbèrent la somme arrachée à l'administration, qui ne s'en tira ainsi pas trop mal, mais n'est-ce-pas coutumier?

VIII. A HANOÏ, de février 1919 à juillet 1926

Au Service géologique, la vie va se dérouler sans Deprat et sans Lantenois, mais l'ombre du proscrit plane, lourdement.

A) Charles Jacob, nouveau Chef du Service géologique.

Un nouveau Chef de Service va arriver de France : le fringant Charles Jacob (1878-1962), géologue à la forte personnalité, jusque là aux armées, s'est fait mettre en congé de la chaire qu'il occupe depuis 1912 à Toulouse. Issu de la "ruche grenobloise" de Wilfrid Kilian, ce normalien a manifesté ses talents dans une thèse de paléontologie stratigraphique sur le Clansayesien.

Comme en 1908 pour Deprat, c'est Termier qui a été l'agent recruteur: "Mr Lantenois se fait fort d'obtenir, pour le nouveau titulaire, des appointements de 20.000 F par an, tous frais de tournée réglés à part. Vous savez que les publications du Service ont brillamment commencé ; qu'il y a à Hanoï de fort belles collections ; que la stratigraphie tonkinoise est déjà bien connue grâce à MM. Deprat et Mansuy ; que la tectonique de tout le haut pays est curieuse et compliquée. C'est un champ d'études magnifique, et qui peut tenter un travailleur comme vous et séduire un esprit original et hardi comme le vôtre." En substance, Termier [lettre du 5-2-1918] promet à Jacob un nid doré où il va pouvoir s'installer à la place de Deprat. Mais le projet est différé : "Deprat se défend avec acharnement, en contre-attaquant et en accusant Mansuy de nous avoir envoyé [à Douvillé, Lacroix et lui, Termier] des fossiles d'Europe afin de nous faire croire que lui, Deprat, est un imposteur. Cela ne peut évidemment tromper personne, mais cela oblige sans doute le Gouverneur à une grande prudence [...] A vous, très amicalement." [Termier à Jacob, 31-3-1918].

Jacob arrive cependant à Hanoï le 31 janvier 1919 par l'Amérique et le Japon. Lantenois lui "fait les honneurs d'Hanoï et du Service géologique." La première impression de Jacob (brouillon d'une lettre à Termier, 8-2-1919) "n'est pas mauvaise", laboratoires bien installés, gens bien disposés : mais "l'affaire Deprat n'est point liquidée [...] Elle est partie dans la métropole, où il faut qu'on aboutisse [...] Je n'ai pas à prendre parti [sic]. Je me borne simplement à constater que si Deprat n'est pas révoqué, s'il pouvait revenir ici, le Service géologique aurait vécu." C'est le langage de Lantenois, qui a donc convaincu Jacob et va frapper sur le clou en lui envoyant de Saigon (14-2-1919) une longue missive pleine de conseils : il insiste en particulier pour que le Service géologique reste rattaché aux Mines, et que Jacob évite de le voir absorbé dans un "Institut scientifique" en gestation.

C'est seulement 10 mois plus tard que Jacob rend compte à Termier (brouillon d'une lettre du 27-12-1919) de son activité, en le chargeant de mettre au courant Lantenois qui, manifestement, l'a lassé. Il lui conte ses déboires : malgré l'appui amical mais peu efficace de Lochard (Mines), Constantin (directeur des Travaux Publics) défavorise les géologues ; "dans le Service même, le vieux personnel, aigri par l'affaire Deprat [il s'agit de Mansuy et Colani, car Margheriti et Dussault sympathisent avec Jacob], ne m'a pas accueilli ni secondé avec toute la franchise que j'aurais pu désirer". A l'issue des premiers mois de terrain, Jacob, très surpris, se persuade qu'il a bien affaire à un pays de nappes, comme Deprat l'a écrit. Il ajoute [ce paragraphe, biffé, n'a sans doute pas été reproduit dans l'original de la lettre à Termier !] : "Mais je me réserve de pouvoir lire les travaux de Deprat, de trouver des charriages en Indo-Chine, car je suis venu progressivement à l'idée qu'il y en avait. Et surtout, tant que j'y serai, j'entends mener à ma guise l'activité du Service, tout en ménageant l'intime liberté de M. Mansuy..."

Jacob ne s'en oppose pas moins formellement à l'éventuel retour de Deprat : "ce malheureux individu ne peut revenir chez nous, quelle que soit l'opinion à intervenir ultérieurement sur l'intérêt de certains de ses travaux." [même texte]. Quant à Mansuy, avec lequel il est "au moins officiellement dans de bons termes", mais qui manifestement supporte mal la tutelle d'un chef de service, de 21 ans son cadet, Jacob le propose à son tour pour la Légion d'Honneur, malgré "l'atmosphère viciée" qu'il entretient au Service.

Jacob et son élève Bourret (arrivé comme son patron en 1919) vont sans retard consacrer un mémoire [1920] à une sévère "vérification" des travaux que Deprat a effectués dans le N du Tonkin en 1915-1916.

On peut éprouver des doutes sur la portée de leurs critiques quand on saura que, dans l'extrême N du Tonkin, Jacob et Bourret -tous deux néophytes en géologie asiatique- ont passé moins de 45 jours [op.cit., cf. p.7] à examiner une zone où Deprat a, avec certitude, séjourné environ 3 mois en 1915 avec Giraud (B.S.G.I., 1918, V, 1) et environ la moitié des 4-5 mois de sa mission 1916 (lettre de Deprat à Lacroix, 23-10-1916). Evidemment Jacob dispose des levers originaux de Deprat et de son grand mémoire, imprimé mais interdit de diffusion, sur "les terrains paléozoïques dans le Haut-Tonkin et le Yunnan" [1916]. Un tel échenillage ("disposition forgée de toutes pièces", "précision fantaisiste et déconcertante", ...) est aisé en matière structurale (Jacob n'y échappera pas lui-même de la part des ses propres disciples !) sans que soit à craindre la réplique d'un adversaire mis dans l'impossibilité de répondre.

Avant son départ, en 1922, Ch. Jacob exposera, avec sa clarté coutumière, ce qu'il trouva en Indochine en 1919 et les faits d'observation qui lui permettent de proposer un nouveau cadre structural. Il aura, en 3 ans de présence, effectué "environ 5 mois de tournées." Ainsi faut-il relativiser le reproche fait à Deprat d'avoir "sur l'intervalle de sept années [1909 à 1916], dont environ vingt-huit mois de tournées" réalisé une "œuvre [qui], tout en témoignant de beaux efforts et de sagaces découvertes, embrassait avec précision une étendue bien considérable pour un pays neuf, déclaré compliqué, exploré en bien peu de temps." [Jacob, 1921, cf. p.11] : sur 7 ans (l'année 1913 a été consacrée au Congrès du Canada et au Japon), cela signifie que Deprat a consacré 4 mois au terrain par an (contre moins de 2 par an pour Jacob). Mais il est exact que les descriptions de Deprat -observateur remarquable mais trop rapide- donnent souvent une impression fallacieuse de "fini", alors qu'il s'agit d'itinéraires de reconnaissance.

Jacob se donnera toutefois l'élégance de reconnaître incidemment l'importance des résultats de "M. Deprat, qui le premier a parlé de charriages en Indochine" [Jacob, 1922, cf. p.11], qui est l'auteur de la "belle découverte" du Cambrien du haut Tonkin, et dont les interprétations géomorphologiques restent pertinentes.

Les observateurs extérieurs féliciteront Jacob de ses exposés lumineux sur l'Indochine. Son ami Émile Argand [1922, cf. p. 198] ira jusqu'à écrire : "Dans l'Indochine française, l'admirable synthèse de M. Jacob a révélé, tout récemment, d'immenses nappes charriées", oubliant volontairement le nom, prioritaire, de Deprat. Mais ... Perronne, correspondant de Jacob, lui écrit (26-7-1922) que le professeur Gregory, de Glasgow, qu'il vient de "cornaquer" dans le Yunnan, "était au courant de l'affaire Deprat [...] et m'a dit que vos vues semblent être celles de votre prédécesseur"... Quant au géographe Jean Brunhes, il écrit de Hong-Kong à Jacob (12-4-1923) après avoir visité le Tonkin : "Vous avez confirmé par de la précision loyale et développé avec une ampleur nouvelle des idées jusque là contestées", ce qui est, de facto, un éloge .. de Deprat.

Lantenois ne comprendra jamais que Jacob reconnaisse certains mérites à l'œuvre de son prédécesseur. Un échange de lettres éclaire le débat entre les deux hommes. Le 21-1-1920, Lantenois -constatant que Deprat n'est pas encore chassé de son poste- veut le déconsidérer publiquement. Il propose d'adjoindre au "Catalogue" paléontologique de Mamsuy [1919], s'il n'est pas encore imprimé, le texte suivant : "La Direction du Service géologique de l'Indochine [...] a le devoir de déclarer que tout ce qui a été écrit au sujet de ces fossiles [= les Trilobites contestés] dans les Mémoires du Service doit être coimsidéré comme nul et non avenu. Elle déclare également, dans l'intérêt supérieur de la Science, qu'il ne faut pas se fier à l'exactitude des cartes géologiques jointes aux Mémoires du Service n°..., sur le Yunnan, la Rivière Noire et le Tonkin septentrional." Lantenois ajoute : "C'est une exécution en règle et il n'y pas, je crois un mot de trop. Et si vous le voulez, nous signerons : Jacob, Professeur de géologie à l'Université de Toulouse, Chef du Service géologique de l'Indochine - Lochard, Ingénieur en Chef des Mines, Chef de la Circonscription des Mines de l'Indo-Chine - Lantenois, Inspecteur général des Mines, ancien Chef de la Circonscription des Mines de l'Indo-Chine". Il est certain que Jacob et Lochard n'ont eu aucune envie de s'associer à ce brûlot, mort-né !

Jacob répond sans retard (fin février ?). Nous connaissons la substance du refus qu'il doit opposer à son pesant mentor, car celui-ci, le 12 avril, lui fait part de son mécontentement : "La partie de votre lettre qui concerne Deprat m'a un peu surpris, je ne vous le cache pas. Vous me dites qu'il ne faut pas condamner en bloc toute son œuvre, que le temps vous permettra de séparer l'ivraie du bon grain, qu'il y a des parties de ses observations qui sont très bonnes..." [...] Je vous réponds : Toute l'œuvre de Deprat est frappée de suspicion légitime. Nous avons, en effet, la certitude que toute sa vie scientifique a été une imposture. Tous ses travaux sont entachés de faux..." Jamais, jusqu'à sa mort, Lantenois ne variera d'un pouce dans son appréciation d'un homme que pourtant, de 1908 à 1914, il avait porté aux nues.

B) Dernières années de Mansuy en Indochine.

Mansuy n'a pas besoin des ordres de Lantenois pour accabler son ancien ami Deprat. Un de ses derniers travaux géologiques sera son "Catalogue des fossiles recueillis depuis 1908 jusqu'en 1919 en Indochine" [1919]. Le nom de Deprat y est totalement occulté, à la fois dans le texte et dans la bibliographie, alors que "la découverte et les récoltes [des fossiles d'Indochine] sont dues dans l'ordre d'importance à M. Deprat, à M. le Cdt Dussault, ..." [Jacob, 1921, cf. p.6]. On soulignera que, si l'on met à part les dix Trilobites supposés apocryphes (auxquels il ne fait aucune allusion - 7 d'entre eux ont pourtant été décrits et figurés par lui...), Mansuy n'a pas réussi à trouver d'autres cas litigieux parmi les milliers de fossiles rapportés par Deprat.

Atteint par la retraite (il va avoir 65 ans), Mansuy quitte Haïphong le 9-8-1921 afin de rentrer "définitivement" en France, nanti d'un an de congé. Le Gouverneur général Long (21-6-1921) -guidé par la plume complaisante de Jacob- lui exprime les regrets de son départ et ajoute : "découvrant par votre seule pénétration de savant une imposture inouïe, qui devait rencontrer d'abord beaucoup d'incrédules, vous n'avez pas hésité à vous exposer aux pires calomnies pour rétablir dans son intégrité la Vérité Scientifique.." Mansuy répond le lendemain, qu'il a "l'intention de consacrer le reste de sa vie à la science [..] quand je travaillerai, en France, ...". Il se replie chez sa soeur, Marie-Eugénie veuve Coupier, à Valence (Drôme), âgée de 71 ans mais, selon Colani [1938] : "Il s'y ennuya beaucoup, aucun aliment pour ses besoins intellectuels. Une idée fixe le hanta bientôt, revenir en Indochine pour s'y consacrer à la Préhistoire."

Une fois que Jacob a tourné le dos, quittant la colonie (juin 1922), Lantenois obtient de Lochard, son successeur à la direction des Mines, l'octroi d'un contrat de 2 ans à Mansuy "sous l'autorité directe du Directeur des Mines", ceci afin de ne pas le placer sous les ordres du Cdt Dussault, qui, de 1922 à 1925, sera chef par intérim du Service géologique. Malgré ses efforts, Mansuy n'arrivera pas à cumuler sa retraite et sa nouvelle solde qui dépassait le chiffre, alors mirobolant, de 30.000 F par an (un Professeur de Faculté débutant touchait environ 5.000 F). Il fera donner en 1924 "l'artillerie" complaisante de membres (toujours les mêmes !) de l'Académie des Sciences, via son protecteur le professeur Verneau, du Muséum, pour obtenir le renouvellement de son contrat jusqu'en 1926.

L'annonce du retour de Mansuy en décembre 1922 avait désagréablement surpris, au Service. Le fidèle factotum Margheriti apprend à Jacob (lettre du 27/7/1922) "la nouvelle ébouriffante [...] Je suis encore à me demander si je ne suis pas sous l'influence d'un cauchemar". Quant à Etienne Patte, polytechnicien ex-capitaine d'artillerie coloniale devenu géologue [1891-1987 ; X 1912] (le futur Doyen de Poitiers), il écrit à Jacob (3-8-1922) : "Nous envisageons [...] avec anxiété le retour de M.". Toutefois, curieusement, Mansuy -se cantonnant dans un bureau avec sa vieille amie Colani, à faire de la préhistoire- découragera ses censeurs. Il est devenu un vieil homme : "Sa santé s'altérait, il devenait d'une nervosité extrême. Par bonheur, un dérivatif le sauva, il avait pris chez lui des petits enfants orphelins [...]. Il avait pour eux les sentiments d'un grand-père affectueux..." [Colani, 1938]. Quant à Patte, il écrira à Jacob, sans charité extrême : "Le pauvre homme baisse beaucoup intellectuellement" (18-9-1923) et il va s'en aller -le 10-7-1926 d'Haïphong- "après avoir copieusement bafouillé" (20-2-1926). Le coup de pied final est porté par le doux Margheriti (lettre à Jacob, 21-3-1926): "Il paraît se confirmer que M. Mansuy et sa digne associée [= Colani] vont quitter définitivement Hanoï au cours du printemps ... quel débarras pour le Service...". C'était certainement l'écho des sentiments de l'Ingénieur en Chef Lochard et du nouveau Chef du Service géologique, le jeune Ingénieur au Corps des Mines Fernand Blondel.

C) L'extraordinaire demoiselle Colani.

Madeleine Colani (1866-1943) fournirait à elle seule un bon sujet de roman. Cette "toute petite personne rétrécie, d'aspect timide, toujours approbatrice ["Les Chiens", p. 160] avait, en 1914, commencé à hanter le Service géologique et était une familière de la famille Deprat. De cette "collaboratrice bénévole, très assidue" [idem, p. 167], Deprat demande la titularisation au Service géologique dans les termes suivants [in Saurin, 1944] : "ses titres, intéressants, le sont cependant moins que la personnalité scientifique de M. Colani. Elle est douée à un remarquable degré de l'esprit de recherche scientifique." Sa nomination est acquise le 6-9-1917. Entre temps, l'affaire Deprat a commencé. Très liée avec Mansuy, Colani entre dans le jeu de Lantenois. Elle va accabler Deprat lors de l'enquête Habert.

C'est une personne d'une énergie farouche : institutrice à Hanoï à 32 ans, elle passe, à la faveur de séjours à Paris, son baccalauréat à 36 ans, sa licence ès-Sciences à 42, une thèse d'université de Botanique à 48, et sa thèse d'Etat de Paléobotanique en 1920, à 54 ans. Alors s'opère un changement d'activité : "M. Ch. Jacob [...] nous a chargée de revoir les quatre mémoires sur les Fusulinidés du Yunnan, de l'Indochine et du Japon", écrit-elle dans l'introduction de l'énorme ouvrage [1924] qu'elle réussit à faire imprimer in extenso, malgré les gémissements de Lochard. Ce mémoire est consacré à une féroce exécution de Deprat. De celui-ci, dont le nom n'est cité qu'une fois, par la seule référence infrapaginale de ses travaux, M. Colani critique tout, mis à part le style "souvent original et parfois brillant" (p.59). "Les résultats qui y sont consignés auraient, s'ils n'étaient pas inexacts, une importance capitale" ; la structure et la classification proposées "ne sont confirmées ni par l'examen des photographies ni par celui des préparations" [de Deprat] ; des 3 genres nouveaux, "un seul peut être conservé", "des 52 espèces nouvelles, 11 espèces [...] et 8 formes peuvent "n'être pas écartées", "leur distribution stratigraphique est donc à rejeter, au moins en très grande partie". Et Colani se gausse enfin implicitement de la phrase de Deprat (C.R.Ac.Sc, 1914, t.158, p.209) selon qui "les horizons à Fusulinidés ont [pour le Paléozoïque] la même valeur que les horizons à Nummulites, à Orthophragmines ou à Lépidocyclines" [pour le Tertiaire]. Un peu plus tard, J. Gubler [1935 b], reprendra cette critique, en écrivant en particulier que "la valeur des Fusulinidés a été surestimée, en ce qui concerne le Permien au moins". Quand Gubler cite le nom du proscrit -une seule fois dans son mémoire- c'est pour dire : "Deprat a essayé le premier d'établir une chronologie [...] Son essai ne répond pas, semble-t-il, à la réalité."

Il faut attendre Fromaget qui, pourtant fidèle disciple de Jacob, osera écrire en 1941 : "... J. Deprat de son côté décrivait les fusulines dans quatre mémoires remarquables". Lantenois était, il est vrai, mort en 1940...

Justice peut être maintenant rendue à Deprat à ce titre. Ses préparations originales ont été retrouvées par J. Sigal dans un tiroir du Collège de France : elles avaient été expédiées d'Indochine (lettre du Gouverneur général à Jacob, 30-6-1933) pour être mises "à la disposition de M. Jean Gubler" "dans un laboratoire officiel", à la Sorbonne, et transférées au Collège de France plus tard. M. Lys en a repris l'étude. Les conclusions du mémoire qu'il vient d'écrire sont fort nettes : dans le travail de Deprat, vieux de 80 ans, on reste stupéfait de la qualité des descriptions et des figurations ; ses 3 genres sont universellement admis maintenant, ainsi que "27 nouvelles espèces (dont certaines sont des critères de biozones, connues et reconnues mondialement et choisies comme très valables par des auteurs japonais, chinois, russes, de notoriété incontestable." [Lys, Cah. Micropal, mém. en prépar.].

Mlle Colani, sous des abords timides, était une personne redoutable du fait des protections dont elle jouissait, en tant que fille du pasteur Timothée Colani, qui avait été le collaborateur de Gambetta : ministres ou gouverneurs généraux, Paul Doumer, Marius Moutet, Albert Sarraut, parmi d'autres, l'appuient inlassablement, pour faire reculer sa mise à la retraite d'année en année : de 1922 à 1929, malgré les rapports défavorables et les protestations de ses chefs de service (Lochard, Blondel, ...). Jusqu'à sa mort (Hanoï, 1943), M. Colani déploiera une énergie sans faille dans des recherches préhistoriques, où elle avait pris le relais de Mansuy.

IX. PARUTION DE "LES CHIENS ABOIENT" (1926) ET SES SUITES

1. Édition de l'ouvrage.

1921 : Les Deprat sont repliés à Nevers. Leur situation est précaire, le résultat de leurs requêtes au Contentieux de Hanoï et au Conseil d'Etat bien incertain... Ils n'ont aucune fortune hormis leurs économies et le produit de la vente de leurs biens de Hanoï. La belle-famille leur assure un logement et une petite rente. Ils vivent très repliés, avec un petit cercle d'amis. Deprat qui a décidé, après beaucoup d'hésitations, de tenter, à 41 ans, une carrière littéraire, médite et accumule les thèmes d'étude. Il a reconstitué un cadre extrême-oriental et apparaît parfois costumé comme un lettré chinois, avec une barbe éparse.

En 1924, paraît à Paris, aux "éditions du Chevalier", son premier roman, "Les Conquérants", récit cruel des moeurs minières au Tonkin vers 1910 : des amis des Deprat, M. et Mme Léon Libert, ont subventionné l'ouvrage. Récit un peu maladroit mais qui met à Deprat le pied à l'étrier : Albin-Michel le réimprime. C'est le début d'une collaboration entre cette importante maison d'édition et "Herbert Wild", pseudonyme que va utiliser Deprat -"Wild", le "Sauvage" qu'il est devenu- dans son œuvre littéraire.

Ce qui nous importe ici, c'est son deuxième ouvrage, autobiographique, "Les Chiens aboient" [1926] dans lequel Deprat clame son innocence et accable ses accusateurs, dont il trace des portraits peu flatteurs : Lantenois ("Tardenois"), "homme merveilleusement bon" pour Termier mais qu'il voit maintenant "sot, vaniteux et méchant" (p.207), "vil, sans moralité, bassement envieux" (p.215), "plat devant les puissants [...], capable des mesquineries les plus déplaisantes". Mansuy ("Mihiel"), "intelligent ... remarquablement", mais aux "pensées basses, égoïste, envieux", exemple d'un "homme qui se venge sur les autres d'avoir été humilié" dans sa jeunesse, révolutionnaire devenu bourgeois rancunier. Les comparses d'Hanoï, Jean Giraud ("Guéralde"), hâbleur, médisant, fainéant ; Madeleine Colani, incarnation de la "cousine Bette", vieille fille étriquée à l'énergie farouche. Et la plupart des "maîtres parisiens" (si l'on excepte Bergeron, Lacroix et, avec des nuances, Cayeux) ne sont pas épargnés, pas plus qu'ils ne l'épargnèrent, lui, Deprat.

Ce n'est pas le lieu d'analyser cet ouvrage. "La rédaction [...] fut une chose cruelle pour mon mari qui en sortit épuisé : revivre une deuxième fois ce qui l'avait déchiré." (Mme Deprat, doc. familial). Après l'avoir lu un grand nombre de fois, afin d'en bien saisir les clés et de pénétrer les pensées de l'auteur -qui se met en scène doublement ("Lebret", le clairvoyant qui met vainement en garde "Dorpat", le naïf), je suis convaincu que sur le plan des faits rapportés -en particulier les scènes où paraissent des témoins (car pour les monologues ou pensées qu'il prête aux autres, c'est œuvre d'imagination)- et après avoir confronté "Les Chiens aboient" avec les nombreux autres documents retrouvés, le récit de Deprat peut être généralement tenu pour fiable. Mettons de côté d'évidentes exagérations et un petit nombre d'erreurs, en particulier pour la période 1919 à 1921 où, isolé en province et ruminant sa rancœur, Deprat ne pouvait qu'imaginer ce qui se passait loin de lui.

"Les Chiens aboient" ne fut pas un grand succès de librairie : paru en 1926, l'ouvrage s'était (au relevé de mars 1932) vendu à 2470 exemplaires, mais on peut gager que, dans ce chiffre, il y avait maints tonkinois et maints géologues... Le bruit a couru du rachat de nombre d'exemplaires par Lantenois : cela n'est pas établi.

2. Réactions des "victimes" de l'ouvrage.

Quoi qu'il en soit, les deux "victimes" principales assistèrent, à Paris -où Mansuy venait de s'installer, au 13 bis rue Campagne Première, tout près de Lantenois, qui habitait 160 Bd Montparnasse-, à la sortie de l'ouvrage.

Si l'on ne peut qu'imaginer les réactions de Mansuy, homme secret et qui écrivait peu, celles de Lantenois peuvent être retracées par le menu, tellement l'homme s'est répandu. C'est cependant "M. de Margerie, Correspondant de l'Institut, Directeur du Service Géologique de l'Alsace et de la Lorraine, Ancien Président de la Société Géologique de France et de la Commission Centrale de la Société de Géographie", le premier, qui part à la contre-attaque (lettre du 21-1-1927) : il demande au Ministre des Colonies "de couper court à une campagne mensongère dont l'effet moral dans les laboratoires et nos Facultés, aussi bien que dans les milieux coloniaux ne saurait être que très fâcheux."

Le 8 mars suivant, c'est au tour de Lantenois, bardé lui aussi de ses titres, d'écrire au ministre, Léon Perrier. Après avoir fait les mêmes remarques indignées que De Margerie, il demande qu'"une note [qu'il a rédigée] soit insérée dans le Bulletin du Service Géologique de l'Indochine, pour faire connaître, avec motifs à l'appui, aux lecteurs du Bulletin [...] que l'œuvre scientifique de Deprat en Indochine est tout entière frappée de suspicion légitime [...] et que ses cartes géologiques doivent être tenues comme fausses... [...] Il y a eu tromperie du Monde Scientifique par un Géologue imposteur"... et elle doit être dénoncée par le Service géologique "qui s'est associé involontairement à cette tromperie."

C'est pourquoi le ministre adresse le 25 mars (dépêche n° 270) au Gouverneur général de l'Indochine un message qu'il conclut par : "... il conviendrait de procéder à l'insertion demandée par M. Lantenois.." Le Gouverneur consulte l'Ingénieur en Chef Lochard, qui rédige un rapport [non retrouvé] où il expose les raisons pour lesquelles cette insertion n'est pas souhaitable. Le Gouverneur refuse donc la demande de Lantenois, en avisant le ministre (30-6-1927). Celui-ci (25-8-1927) répond qu'il "apprécie toute la portée des arguments développés" pour cette décision qui "évite d'ouvrir le champ aux polémiques et, éventuellement, à des actions judiciaires," et qu'il va prochainement en entretenir Lantenois.

Toutefois, le Secrétaire Général Monguillot -au nom du Gouvemeur-avait envoyé à Lantenois une lettre (30-6-1927) destinée à atténuer les effets du refus d'insertion qui avait été signifié à l'Inspecteur général : "Après avoir pris connaissance de ces odieuses calomnies et des basses injures qui les accompagnent, j'ai pensé que je devais apporter ici, au nom de la Colonie, le témoignage de la haute estime et je dirai, pour vous et pour M. Mansuy, de l'admiration dues à des hommes qui ne furent mus que par le souci d'accomplir, sans défaillance, les devoirs de leur charge, si pénibles qu'ils fussent, et par la volonté passionnée de servir le noble idéal d'une vérité scientifique lavée des souillures passées et mise au-dessus de toute nouvelle atteinte." Le Gouverneur essaye de "dorer la pilule" en donnant à entendre que l'ouvrage a "soulevé peu d'attention dans la Colonie" : ce qui est en contradiction avec les termes d'un rapport du directeur des Mines et de l'Industrie en Indochine, autour de 1940, selon lequel "la Colonie fut secouée par ce fâcheux épisode [la parution des "Chiens aboient"], dont administration et salons locaux faisaient encore des gorges chaudes trente ans plus tard."

Monguillot ajoute : comme il semblerait cependant qu'en France "certains savants, insuffisamment informés, ont été troublés par l'audace des accusations d'Herbert Wild", le Gouverneur autorise Lantenois à diffuser sa lettre et les documents l'accompagnant (le rapport de la "Commission des Savants" de 1919 en particulier), mais "voulant éviter le scandale renouvelé d'un débat public, sans doute désiré par autrui, sur des faits couverts au reste par la loi d'amnistie du 24 octobre 1919, il doit demeurer entendu que ces quatre pièces (dont la lettre du Gouverneur] ne seront pas publiées et ne feront l'objet que de communications d'un caractère strictement privé, adressées à titre personnel à des personnalités du monde savant, à qui je demanderai de vouloir bien les considérer comme telles, de n'en faire état dans aucune publication et de s'abstenir de les mettre à la disposition du public en les classant par exemple dans la Bibliothèque d'un Etablissement scientifique."

Tout ceci mérite commentaire :

1) Le texte de la note dont Lantenois demandait insertion dans un "Numéro spécial" du Bulletin du Service géologique de l'Indochine a été retrouvé dans un tiroir du Collège de France. Comportant 11 pages dactylographiées, il divulgue les conclusions confidentielles (1919) de la "Commission des Savants" et la composition de celle-ci, précise l'accusation portée sur chacun des Trilobites incriminés, rappelle comment Mansuy et Lantenois ont été amenés à accuser Deprat, et fait appel in fine au témoignage de Charles Jacob.

2) M. de Margerie ne pensait pas que l'intervention du ministre en sa faveur puisse être contrariée par ses subordonnés. Dans une lettre à Lacroix (Strasbourg, 15-4-1927), il écrit : "Avez-vous été au courant de la dernière phase de l'Affaire Deprat ? (devenu romancier avec son livre "Les Chiens aboient"). Grâce à l'énergie de Mr Lantenois, heureusement secondé par le Ministre des Colonies, nous avons obtenu qu'une Note complète et détaillée remettant les choses au point, paraisse là même où ce misérable faussaire avait imprimé ses mensonges - les publications du Service Géologique de l'Indochine. Cela arrêtera, une fois pour toutes, ses impudentes calomnies."...

3) Les craintes exprimées dans la lettre du Gouverneur général de voir le débat porté sur la place publique étaient justifiées. Dans un document familial, Mme Deprat écrit : Lantenois "essaya de combattre l'effet produit par "Les Chiens aboient". Ce fut la dernière lutte. Elle nous fit espérer d'être attaqués devant les tribunaux (puisque l'administration se retranchait derrière l'amnistie). Hélas, Lantenois n'osa pas."

Lantenois ne s'avouera pas battu. Joints à une lettre à Jacob (20-9-1927) -qui va devenir le grand maître de la Géologie à la Sorbonne-, il "envoie -comme à plusieurs géologues- les "tracts" [sic] relatifs à l'affaire Deprat" [ce doit être le texte de sa note refusée à Hanoï, et les documents que le Gouverneur général l'autorise à communiquer, en privé]. Passant outre à la demande formelle de ce dernier, il avise Jacob qu'il a écrit "une publication à la Société géologique de France. J'ai préparé une Note où je vise deux points : 1° dégager définitivement et solennellement, en quelque sorte, la responsabilité de Mansuy, 2° montrer l'usage sensationnel que Deprat a fait des trilobites apocryphes. Cela on ne le sait pas" [et pour cause !]. "On est trop porté à croire qu'il y a eu de sa part un coup de tête, une fantaisie inexplicable [...] Si la Commission du Bulletin n'accepte pas ma Note, je l'éditerai à mes frais. D'après le résumé, vous vous rendrez compte que Deprat ne peut tenter le moindre procès. Il a d'ailleurs à son acquit "Les Chiens aboient" qui pourraient lui jouer un mauvais tour, s'il entamait le procès." [Lantenois ne s'aperçoit pas qu'il inverse les rôles !].

Mais la tentative tourne court. Trois jours plus tard (le 23-9-1927), Lantenois prévient Jacob : "Comme suite à l'envoi de mon "tract" sur D, je dois vous faire connaître qu'après une conversation avec M. Lambert, Président de la Société géologique" [et ... ex-président de tribunal, donc juriste], "j'ai définitivement renoncé à mon idée de demander l'insertion d'une note au Bulletin de la Société sur les trilobites apocryphes. Je déposerai sur le bureau de la Société une Note que je ferai tirer au miméographe en 150 exemplaires et que je distribuerai à titre privé et aux Bibliothèques" [c'est nous qui soulignons : Lantenois veut passer outre à l'interdiction explicite du Gouverneur général de l'Indochine, mais l'a-t-il fait?].

En conséquence, le 7 novembre suivant, Lantenois présente un texte, qui fut inséré au Compte-rendu sommaire de la Société [1927 b] "Remarques sur les travaux du Service géologique de l'Indo-Chine". Il y déclare déposer la note [celle dont il avait renoncé à demander l'impression ?], résume l'affaire des "trilobites apocryphes", évoque les conclusions de la Commission des Savants innocentant Mansuy, ainsi que "la nécessité de purger les publications du Service de graves et singulières erreurs" d'un géologue [Deprat, dont il évite de citer le nom]. Et il achève ce texte étonnant [dont la plupart des affirmations ont été par la suite contredites par les découvertes de J. Fromaget et d'E. Saurin] par cette phrase : "La même observation [la nécessité de n'utiliser les travaux "du géologue susvisé" qu'avec une extrême circonspection] s'applique à la Note parue [en 1917] dans laquelle l'auteur s'est attaché à établir la prétendue communication des mers du Yunnan et d'Indochine avec les mers d'Europe aux époques cambrienne, ordovicienne et gothlandienne (voir p.296 et suivantes du Bulletin). "

Phrase malheureuse, car sur ces points les observations de Deprat annoncent prophétiquement ce que les découvertes récentes viennent d'établir sans ambiguïté. C'est la dernière, et malchanceuse, publication scientifique d'un ingénieur qui, avec persévérance, a toujours voulu passer à la fois "comme mineur et comme géologue" (lettre de Lantenois à Jacob, 20-9-1927).

X. LE SORT DES PROTAGONISTES DU DRAME

1. Honoré Lantenois, Inspecteur général des Mines, deviendra un personnage considérable après son installation à Paris (1919). Vice-Président du Conseil des Mines, il organise les multiples cérémonies qui, à Briançon, à St Etienne et à l'Ecole des Mines de Paris, vont suivre la disparition (1930) de Pierre Termier. Promu Commandeur de la Légion d'Honneur (1931), il continue après sa retraite à surveiller les affaires d'Indochine tout en devenant Conseiller technique pour les Mines, à Rabat. Il disparaît pendant l'hiver 1940, frappé de congestion sur un trottoir du Bd Montparnasse [fide E. Raguin], Paris étant alors occupé par l'Ennemi. Aucune notice ne semble avoir évoqué sa mémoire. Il n'avait jamais cessé sa croisade contre Deprat.

Dans un texte inédit (Corr.Fromaget, Arch.Ac.Sc), Jacob évoque "Lantenois pataugeant toujours dans les histoires Deprat", ceci peut-être la suite d'une lettre de J. Fromaget (Hanoï, 28-11-1930) : "M. Lantenois mécontent que je ne veuille pas dénigrer systématiquement les travaux de Deprat et espérant que G. n'hésiterait pas à le faire, ce dont [sic] il se trompe certainement, harcèle constamment M. Lochard pour qu'il le favorise à mon détriment."

Autre preuve de cet acharnement : l'histoire du Pia Ouac. Ce sommet du N du Tonkin, entouré de belles minéralisations, avait été considéré comme un culot granitique par Lantenois. Deprat [1917 c], ravi de mettre l'Ingénieur en défaut, affirme que le Pia Ouac est une masse exotique. Lantenois est furieux, et le reste 10 ans après. Lacroix, ayant visité le secteur, écrit à Lantenois. Celui-ci saisit la balle au bond (lettre à Lacroix, 19-4-1928) : "Vous voulez bien me parler du Pia Ouac et me dire que vous me citerez. J'insiste particulièrement auprès de vous pour que vous vouliez bien également citer Deprat, qui a consacré sa dernière note à l'Institut [...] au prétendu charriage du Pia Ouac. Il a dit que le granite était écrasé et reposait sur un substratum mylonitique. Zeil et moi avions, a-t-il écrit, grossièrement méconnu ces mylonites. Il me semble qu'une rectification scientifique s'impose et venant de vous [il souligne deux fois !], elle aurait une portée considérable. Je vous la demande expressément..." Lacroix [1933] n'en fera rien, et ne citera ni Deprat ... ni Lantenois : entre temps il avait compris que le problème du Pia Ouac était loin d'être réglé... En effet si Bourret [1922, cf. p.22] avait retrouvé l'idée de Lantenois, tout en y voyant une "question délicate de la géologie indochinoise", Fromaget [1941, cf. p.83] était revenu, lui, à une interprétation proche de celle de Deprat.

2. Henri Mansuy, rentré en France définitivement en août 1926, va s'établir à Paris. C'est un homme vieilli et amer, pratiquement sans famille, qui ne se manifestera plus guère. Comme pour se donner bonne conscience, les pontifes de la géologie d'alors lui avaient cependant attribué honneur sur honneur. Déjà lauréat (avril 1917) du prix Fontannes de la Société géologique, Mansuy est propulsé en janvier 1920 à une Vice-Présidence de cette association. Pierre Termier en prenait -pour la seconde fois- la présidence, succédant à Emmanuel de Margerie. Celui-ci brosse un panégyrique de Mansuy (C.R.somm.S.G.F., 1920, p.17), dont la désignation, "d'une transparente éloquence", apportera, va ajouter Termier, "à ce travailleur si méritant et si modeste l'encouragement et la consolation dont il avait besoin dans une heure douloureuse de sa vie". On peut penser que c'est surtout Deprat qui connaissait alors une telle heure douloureuse...

A la création de l'Académie des Sciences Coloniales (1922-23), dont Lacroix préside la 4e Section, et dont l'anthropologiste Verneau est membre, Mansuy sera le seul géologue nommé Correspondant. Plus tard, lors de l'Exposition Coloniale de Paris (1931), il obtiendra un Grand Prix de la Section Scientifique.

Enfin, le 20 mars 1935, Mansuy présente sur papier timbré une longue plaidoirie afin d'être promu Officier de la Légion d'Honneur. Lantenois la transmet le 30 mars avec une lettre dithyrambique. Un rapport de 7 pages du Dr Verneau, contresigné par Lacroix, par Douvillé et par Lantenois, appuye cette demande, qui sera suivie d'effet le 1er juillet 1936.

Un an plus tard, le 21-10-1937, Mansuy décédera à l'hôpital de Suresnes, dans sa 81e année. C'est Lantenois qui expédiera les faire-part de décès de son "ami et ancien collaborateur". Il "n'a pas cessé d'avoir avec lui les relations les plus cordiales" [Colani, 1938]. Entre deux hommes d'origine et de catégorie sociale aussi différentes, une telle amitié -certainement cimentée par la haine de Deprat- surprend. Et l'on ne trouve pas d'explication aisée à la réponse que fit Lantenois à une demande de Lacroix : celui-ci, pour sa collection d'autographes [conservée à l'Académie des Sciences], sollicitait un document de la main de Mansuy. Et Lantenois de répondre (15-11-1937) : "je dois vous faire connaître que je ne possède aucune lettre de lui..."

3. Jacques Deprat a "disparu" en 1925 : il est devenu "Herbert Wild". Une nouvelle existence a commencé pour lui, celle d'homme de lettres. Il va, avec les siens, vivre successivement à Nevers, à Moulins et Yzeure, enfin, à partir de 1929, à Pau, où ses amis Jourdan lui offrent d'abord asile avant qu'il ne loue une grande villa, avenue de Trespoey. Sa vie, dès lors, se partagera entre l'écriture et la montagne, et des deux côtés, il excellera. L'analyse de son œuvre et de sa vie d'alors n'a pas à être faite ici. Elle a cependant été examinée, afin de mieux cerner les pensées, les motivations, l'activité de cet homme. Disons immédiatement que cette étude et tous les témoignages de ceux qui -jeunes- connurent le quinquagénaire Herbert Wild, concordent : cet homme, au caractère ardent, intransigeant, très -trop!- sûr de lui, d'une intégrité morale incontestée, n'a rien du faussaire qu'aurait été, aux yeux de beaucoup, Jacques Deprat.

Son œuvre littéraire fut publiée, pour l'essentiel, par Albin Michel : 13 ouvrages, dont deux posthumes, édités avec des succès variés, et -pour certains- traduits en plusieurs langues. Les thèmes en sont variés, mais la psychologie des personnages est la préoccupation essentielle de l'auteur : mœurs minières ("Le Conquérant", 1924), mœurs universitaires ("Les Corsaires", 1928, et "Le Jubilé du Professeur Mendax", 1930 : "Mendax" semble être un pastiche composite de Haug, Termier et Léon Bertrand), aventures dramatiques survenues dans la mer de Chine ("Le Capitaine du Faï-Tsi-Long", 1935), en Corse ("Le regard d'Apollon", 1927) ou dans les Hautes Pyrénées ("La paroi de glace", 1937, posth.), luttes entre nations se terminant par la guerre aéro-chimique ("Le retour interdit", 1929), destin extraordinaire de l'aventurier galicien Trebitch Lincoln ("Le dernier avatar de Sambor Rutland", 1932), vie ignominieuse de "Monsieur Joseph" (1936, posth.). Mais c'est surtout l'Asie orientale qui inspire Herbert Wild : il examine le choc des hommes et des cultures, dans un passé lointain ("L'Ambassade oubliée", 1931) ou lors de la Révolution Chinoise ("Le Colosse endormi", 1927), le problème du métissage ("L'Autre Race", 1930) et la dénonciation de la brutalité des Occidentaux (recueil de nouvelles : "Dans les replis du Dragon", 1926). Parmi ces titres, outre "Les Chiens aboient" (1926) qui concerne la vie de Deprat et le milieu géologique du début du 20e siècle, se détachent "le Colosse endormi", qui lui valut en 1931 le Grand Prix des Français d'Asie -où le jury le préféra à l'André Malraux de "La Voie Royale"-, et "l'Autre Race", le mieux vendu de ses ouvrages, qui fut cité pour le prix Goncourt (1930). Soit comme récitant soit comme intervenant sous divers pseudonymes, l'auteur nous fait connaître sa philosophie de la vie, influencée par la sagesse bouddhique. A côté de ces ouvrages, Herbert Wild publiait essais et nouvelles dans divers journaux ("Le Temps", "Les Débats", "Gringoire", "La Dépêche Coloniale", "La Revue hebdomadaire" ...) et faisait des tournées de conférences, car il possédait un remarquable art de conteur. Ainsi la famille d'Herbert Wild pouvait-elle subsister. Malgré son isolement farouche en province, H. Wild fut l'ami de certains littérateurs connus des années 20 et 30, Claude Farrère, Léon Treich, Abel Bonnard, Paul Chack, Henri Pourrat, et celui de l'orientaliste Albert de Pouvourville.

Le montagnard enfin. Laissons-le parler (lettre à Joseph Voisin, 1934) : "Cet été, beaucoup d'escalades difficiles, des " premières". J'ai fait quatre-vingt deux cimes cet été, dont vingt-neuf au-dessus de 3000 m [...], une course de vingt-sept heures dont vingt-cinq en action, pendant laquelle nous avons fait trois pics passant chacun trois mille mètres, avec de difficiles escalades." Aussi, quand, le jeudi 7 mars 1935, Herbert Wild fera une mortelle glissade au pic de Pétragème, sur le versant aragonais des Aiguilles d'Ansabère, sa vie suscitera-t-elle dans les journaux et les revues pyrénéistes de nombreux articles rappelant ses exploits. Premier de cordée, Robert Ollivier -qui avait 20 ans quand Wild, second de cordée, en avait 50 à 54- a évoqué (Bull.Pyr., 1935, n°216, p.63-66) le montagnard qui "visita tous les massifs de la chaîne, depuis la vallée d'Aspe jusqu'au Mont Routch". "Doué d'un cran formidable, d'une souplesse extraordinaire pour son âge, il fut toujours le compagnon résolu que tout montagnard rêve d'avoir à ses côtés". "Compagnon infatigable, qui ne connaissait -ou ne laissait voir- aucune défaillance ni physique, ni morale, Wild était au refuge, ou au campement, le plus charmant des camarades". "D'ailleurs son enthousiasme, en face des spectacles sublimes de la montagne, avait quelque chose de tellement contagieux, que je n'ai jamais mieux goûté qu'auprès de lui la beauté des sites pyrénéens." Et, auprès des survivants de ces courses que j'ai pu rencontrer, Herbert Wild a laissé le souvenir inoubliable d'un homme pur.


Les aiguilles d'Ansabère, où Jacques Deprat trouva la mort
Cliché Lacassaigne, juin 1972

XI. LES APPRÉCIATIONS SUR DEPRAT, GÉOLOGUE, APRÈS 1926

Dans le milieu géologique, la lecture des "Chiens aboient" n'a pu avoir qu'un impact limité, du fait qu'en 1919 la quasi-totalité des grands maîtres des Sciences de la Terre s'était retrouvée, comme un seul homme, pour condamner Deprat. Il était de ce fait impensable que la moindre voix discordante puisse se faire entendre, bien que certains témoignages donnent à penser que l'opinion des géologues, à Hanoï comme en France, ait été profondément divisée. Tout au plus l'ouvrage d'"Herbert Wild" put-il réussir à faire déconsidérer Mansuy, le "traître", et Lantenois, son abusif porte-parole, sans pour autant innocenter Deprat.

Il est par contre acquis que, dans le milieu littéraire qui était devenu celui d'"Herbert Wild", et sans doute chez beaucoup de lecteurs ignorants du dossier géologique, le cri d'innocence de Deprat trouva des échos favorables. De même, à Hanoï, tous ceux qui n'avaient pas apprécié Lantenois furent prêts à accepter la peinture fort noire que le roman donnait de l'ingénieur.

1. L'opinion de Charles Jacob. Les jugements ultérieurs sur l'affaire ont cependant été très influencés par l'opinion de Charles Jacob que souvent l'on considère, à tort, comme responsable de la condamnation de Deprat. Tout au plus peut-on lui assigner le rôle, il est vrai ingrat, d'exécuteur plus ou moins réticent des hautes œuvres de Lantenois.

Que pensait donc Jacob, au fond de lui-même, sur son prédécesseur ? Ecrits imprimés et correspondance permettent d'affirmer qu'il le pensait coupable -tout en insistant sur le caractère limité de la fraude-mais qu'il appréciait à leur juste valeur l'intelligence de Deprat et l'importance de ses découvertes.

Deux échanges de courrier, en 1927 et en 1935, permettent de bien connaître l'avis de Jacob.

En 1927, Maurice Lugeon vient de lire "Les Chiens aboient". Il paraît avoir accepté la version de Deprat, avec lequel il a correspondu pendant la guerre de 14-18. Il en fait part à son ami Jacob, lequel réagit. C'est à cette réaction que va répondre une deuxième lettre de Lugeon à Jacob (Lausanne, 28-1-1927), la seule conservée, écrite dams le style sans élégance du Maître de Lausanne : "Venons-en au nommé Deprat - Avant de recevoir votre lettre, j'avais été regarder vos travaux sur l'Indochine et vraiment il y a bien des faits que l'on ne peut attribuer à de simples erreurs [ceci doit signifier : Deprat a déformé volontairement certains faits]. On a le sentiment que Dorpat est vraiment un homme de grand talent, disons "merveilleusement intelligent" [c'est l'impression que Deprat, alias "Dorpat" veut, selon Lugeon, faire passer de lui-même dans le roman] - A moins de considérer son défaut d'imagination comme congénital, il me semble qu'on aurait pu faire quelque chose et le mener à bien [cette phrase sibylline veut-elle dire que Deprat aurait pu proposer une version plus crédible pour sa défense ?]. Il n'en reste pas moins que Tardenois ne me plaît guère [Jacob a souligné cette phrase, concernant Lantenois, comme s'il l'approuvait] dans cette affaire et la sympathie que j'avais pour le paléontologue de Hanoï [= Mansuy] est un peu déchue. - Mais tournons la page et ne parlons plus de cette triste affaire. C'est mon vieux fond d'honnête homme qui m'avait tant remué, je dirai presque ému." [Le côté humain de Lugeon apparaît là].

Beaucoup plus tard, en 1935, lisons les lettres de l'ingénieur Albert Bordeaux, que Jacob a accueilli à Hanoï vers 1920. Au cours de ses enquêtes minières (c'est un spécialiste de l'or), il a mesuré la valeur des travaux de Deprat dont il écrira, à une date inconnue (fide Mme Deprat, in litt.) : "Ses livres sont à la base de toutes recherches minières et scientifiques en Indochine." Probablement par la lecture des "Chiens aboient" et par l'avis de son frère le romancier et académicien Henry Bordeaux, il s'était convaincu de l'innocence de Deprat, qu'il a manifestement connu.

Quand il apprend la mort tragique de celui-ci, il pressent la gêne dans laquelle va se débattre sa famille. Il écrit à Jacob (de Concise par Thonon, 25-3-1935), devenu un personnage considérable à Paris, professeur à la Sorbonne et académicien, pour qu'il intervienne auprès de la "Société des Amis des Sciences" afin d'obtenir une pension "pour Mme Herbert Wild" : "Cher Monsieur et Ami -, Vous connaissez sans doute l'accident qui a causé tout récemment la mort d'Herbert Wild dans les Pyrénées [...] J'ai eu l'occasion de vous parler de lui et je me souviens de votre impression qu'en somme on a fort exagéré ce qui s'était passé en Indo-Chine. D'autre part, c'est un homme de haute valeur, qui était très estimé de M. Termier, et qui a fait preuve d'une grande énergie en acceptant son destin plutôt cruel, et en se mettant résolument à entreprendre une nouvelle carrière - Il était sur la voie d'un succès de plus en plus grand. Prix des Français d'Asie, estimé du Gouverneur Pasquier, dont je connais les lettres, traduit en plusieurs langues, d'une conversation extraordinaire et attachante". Et Albert Bordeaux pose à Jacob la question : "Croyez-vous que nous puissions demander une pension pour Madame Herbert Wild ? Jacques Deprat ? La demande, présentée par vous, écarterait, je crois, les objections. Et ce serait une réparation du tort énorme, peut-être même de l'injustice, que lui a causé le retrait de son poste en Indo-Chine..."

On connaît la réaction, semble-t-il négative, de Jacob à cette suggestion par une seconde lettre d'Albert Bordeaux (Concise, 31-3-1935) : "Laissez-moi seulement de courtes réflexions. Je vois bien un peu la cause de cette erreur d'H. Wild. Il a voulu soutenir par des faits une hypothèse qui lui tenait à cœur, se disant que les preuves viendraient bien à leur tour. Il aurait pu, même dû, le reconnaître, s'il ne s'agissait que d'un tout petit nombre [de cas]. Il y a eu une énorme antipathie de quelqu'un contre lui. - N'a-t-on pas dit de Cuvier qu'il avait introduit quelques faux os dans ses reconstitutions ? Mais il a eu raison après. Et il y en aurait d'autres - Enfin la sévérité a été grande, une carrière brisée..."

Ainsi, en 1935, au soir de sa vie, Jacob reste-t-il convaincu de la faute de Deprat, même s'il en minimise l'ampleur ; et Bordeaux accepte -ou feint d'accepter- celle version.

2. Une phrase de P. Termier. On relèvera qu'Albert Bordeaux mentionne que "Deprat était très estimé de Termier". Cette affirmation doit se baser sur une phrase singulière qu'on peut lire dans "La Vocation de Savant" (1929), dernier ouvrage, au fort retentissement, où l'illustre savant a réuni les textes de diverses conférences. Dans l'une d'elles, donnée à Lausanne le 2 septembre 1928, -"Récentes impressions de voyage"- Pierre Termier évoque sa chère Corse : "Cette distinction des deux Corses est pressentie depuis plus de trente ans. Dès 1896, Emile Haug proposait de regarder les schistes cristallins de la région orientale comme le prolongement des Schistes lustrés du Piémont ; et, dès 1905, Jacques Deprat émettait l'hypothèse d'un traînage de la région orientale sur la région occidentale, hypothèse basée sur le fait bien curieux, observé par lui, de l'existence, entre les deux régions, d'une large zone d'écrasements, d'une zone où le granite de Corse occidentale est écrasé ou laminé, et transformé en cette roche granitique un peu spéciale, que mon ami Eusèbe Nentien avait, longtemps auparavant, appelée protogine. Les idées se sont précisées en 1908..." Que doit-on tirer de ce texte ? Au minimum, que Termier reconnaissait toujours la maîtrise scientifique de Deprat. Davantage encore ? que celui-ci - dont rien n'imposait, 10 ans après son bannissement, de prononcer le nom -méritait indulgence voire réhabilitation ? Nous ne pouvons aller jusque là, ne sachant pas si la pensée complexe de cet homme bourré de scrupules a été clairement exprimée, à la fin de ses jours, sur ce douloureux épisode...

3. Attitude des émules de Jacob en Indochine. Le bref passage (1919-1922) de Jacob en Indochine a assuré la résurrection du Service géologique, que la guerre entre Lantenois et Deprat avait fait sombrer. Des anciens du Service encore présents, nous savons que Mansuy et Colani ont été de féroces accusateurs de Deprat, qui n'écrivent même plus le nom du proscrit. Le Cdt Dussault, que liait à Deprat une solide amitié, de l'avis général homme loyal et droit - un "honnête homme et un travailleur" dira Fromaget après sa mort (lettre à Jacob, 23-5-1934) -, a dû être ébranlé par l'accusation. L'admiration qu'il témoignait à Deprat, il la reporte sur le séduisant Jacob, mais il ose cependant, dans un travail publié en 1919 [B.S.G.I., VI, 4] maintenir ses remerciements à son ancien chef de service. Plus décevante est l'attitude de Margheriti, le factotum ami intime des Deprat : dans ses 37 lettres à Jacob, de juin 1922 à 1927, où il renseigne fidèlement ce dernier sur l'activité et les potins du Service, le nom de son ancien ami ne vient sous sa plume qu'une fois (15-3-1924), et encore pour souligner des erreurs que, selon Dussault, aurait commises Deprat. Ce "cœur de lièvre" a témoigné d'un même dévouement à ses chefs successifs, de Lantenois à Jacob via Deprat.

Rapidement, l'ancien personnel du Service va passer la main. Mansuy regagne la France en 1926, Colani, Margheriti et Dussault prennent leur retraite respectivement en 1927, 1929 et 1930. La relève va être assurée par Bourret, Patte, Fromaget, Gubler, la direction du Service étant, de 1925 à 1929, assurée par le jeune Ingénieur au Corps des Mines Fernand Blondel. Dans un rapport de synthèse, œuvre de ce dernier, on lit [B.S.G.I., 1929, XVIII, 6] : "Il a fallu attendre jusqu'à 1921 où, à la suite des travaux des collaborateurs du Service Géologique, mon éminent prédécesseur M. Jacob a donné une carte au millionième du nord de l'Indochine". Mais il faut se souvenir que Deprat avait préparé depuis 1916 une telle carte qui, selon Mansuy (lettre à Lacroix, 21-8-1916) -peu suspect de complaisance- "sera très probablement publiée en 1917", prévision que la mise en accusation de Deprat empêchera de voir réalisée. Ce qui permettra à Mme Deprat, après la mort de son mari, d'écrire [in litt.] : "La carte d'Indochine faite par lui [Deprat] a été publiée par ses successeurs, sans qu'on parle de lui, en lui volant ses documents."

René Bourret, ancien géomètre au Cadastre, choisi comme Assistant au Service Géologique par Jacob, a comme tâche d'étudier le NE du Tonkin. Il lui arrive [Bourret, 1922] de citer Deprat, dont il conserve les options allochtonistes. Par contre le capitaine Patte [1927], introduit à Hanoï par Lantenois, s'en abstient soigneusement. Découvrant (lettre à Jacob, 25-3-1927) un Trinucleus dans le NE du Tonkin, il se garde bien de rappeler que la citation par Deprat de formes de ce genre, en particulier dans le N du Tonkin (Tr. ornatus) avait été jugée impossible par Mansuy et par Douvillé. Quant à Jean Gubler (1935 a), arrivé en 1930, il est d'une grande sévérité dans le jugement des travaux de Deprat sur les Fusulinidés dont il rejette les trois genres nouveaux Neofusulinella, Palaeofusulina et Yabeina — que la postérité considérera comme tout à fait valables — ainsi que la plupart des espèces qui, sauf exception, sont toujours utilisées aujourd'hui, un nombre important servant à définir des biozones actuelles du Permien.

4. L'évolution de l'opinion de Fromaget sur Deprat. Justin Fromaget (1886-1956), ancien ingénieur au chemin de fer du Yunnan, rejoint Jacob à Hanoï. Dans sa thèse [1927] sur la chaîne annamitique, presque totalement en dehors de la zone étudiée par Deprat, il lui arrive de citer celui-ci, mais il ne fait pas allusion aux Trilobites contestés de Nui-Nga-Ma, bien qu'il trouve, lui-même, beaucoup plus à l'Ouest, un Dalmanites cf. socialis. Ce n'est qu'en 1933 — il approche de la cinquantaine — que Fromaget est enfin mis à la tête du Service géologique, réduit à une simple section du Service des Mines. C'est un homme de terrain, d'une activité débordante, impatient, manquant de souplesse avec les jeunes ingénieurs des mines qui le coiffent hiérarchiquement, exprimant son mécontentement du comportement, lointain, de Lantenois, et de celui, plus proche, de Lochard, à son égard.

A cette époque, Fromaget, riche de dix années de recherches, a pu se faire une idée assez précise des travaux de Deprat. Il l'exprime dans son courrier à son maître Jacob. Le 5-7-1933, il fait allusion à un géologue qui "a l'intention de demander le témoignage de 3 membres de l'Institut [Jacob sera l'un d'eux!] sur l'opportunité de se faire accorder un délai supplémentaire pour finir ses travaux [sur le Cambodge]. On n'a pas fait cet honneur à Deprat qui était pourtant un géologue d'une valeur certaine...". Le 21-5-1937, amèrement déçu par le comportement de ses supérieurs, il ira jusqu'à écrire : "Une nouvelle affaire Deprat va surgir je le crains, car je suis à bout." Ainsi Fromaget semble-t-il penser que "l'affaire" avait été montée contre Deprat pour l'éliminer.

On ne s'étonnera donc pas que, dans l'ouvrage fondamental qui, au bout de vingt ans de recherches, va constituer son testament scientifique — "L'Indochine française, sa structure géologique, ses roches, ses mines et leurs relations possibles avec la tectonique" [B.S.G.I., 1941, cf. p. 1-3] —, Fromaget souligne les mérites de Deprat sur plusieurs sujets : 1, les travaux au Yunnan qui, "conduits d'abord par H. Lantenois, avec H. Counillon, H. Mansuy [...] puis, à partir de 1909, par J. Deprat, furent couronnés de beaux succès" ; 2, les "quatre mémoires remarquables" de ce dernier sur les Fusulinidés, dont M. Colani fit révision "dans un gros mémoire auquel on ne peut reprocher que d'avoir été écrit avec trop de partialité" [Fromaget s'exprime par litote, car Colani est toujours vivante, à Hanoï] ; 3, "les suggestives études [de Deprat] sur la structure du Nord du Tonkin et sur les zones plissées et charriées de la basse et de la moyenne Rivière Noire" ; 4, les travaux sur "les roches de l'Indochine [qui] ont fait l'objet de nombreuses études dont les principales sont dues à MM. J.Deprat, Ch.Jacob, R.Bourret et surtout au Prof. A.Lacroix", en particulier les "beaux exemples" de granites orthogneissifiés donnés par Deprat [op.cit., p.71-72].

On s'explique ainsi la phrase par laquelle Fromaget fait débuter son mémoire : "Je dédie cet ouvrage [...] à tous ceux qui ont consacré le meilleur de leur vie à la Géologie d'Indochine, H.COUNILLON, J.DEPRAT, H.MANSUY et L.DUSSAULT...". Cette phrase est clairement destinée à faire cesser l'ostracisme dans lequel, jusque-là, Jacques Deprat avait été maintenu par la collectivité géologique.

5. L'opinion en France. L'avis de Charles Jacob, qui succède en 1928 à Emile Haug dans la grande chaire de Géologie de la Sorbonne et qui, jusqu'à sa retraite en 1948, va être le véritable chef de la géologie en France, influencera longuement les géologues francophones. Le cas le plus net -et le plus attristant- est celui de Fournier, professeur à Besançon, qui eut Deprat pour élève (1898 à 1900) puis pour collaborateur (1904-1908). Ses rapports avec lui avaient toujours été excellents. On imagine donc qu'il aurait pu avoir des doutes sur la culpabilité de Deprat. Il n'en est rien. Dans une lettre adressée à Jacob (21-5-1931), Fournier écrit : "Enfin c'est aussi sur mes conseils et sous ma direction [le bon Fournier exagère !] que Deprat avait entrepris l'étude de l'Indo-Chine : vous connaissez mieux que moi ses travaux et s'il a sombré dans une aventure déplorable, j'estime pourtant que c'était un bon géologue et qu'il restera de bonnes observations dans son œuvre qui est considérable mais sur l'ensemble de laquelle ses procédés incorrects et profondément blâmables jettent malheureusement une suspicion générale."

Il aurait été intéressant de connaître l'opinion écrite d'un homme à l'intransigeante droiture tel que Paul Fallot. Dans son considérable courrier adressé à Jacob (654 lettres conservées, de 1910 à 1955), le nom de Deprat n'apparaît qu'incidemment, même pendant le séjour de Jacob à Hanoï, ce qui prouve que celui-ci ne lui parlait guère de "l'affaire" ... On en est réduit au souvenir des doutes que Fallot (il avait lu les rapports d'accusation) exprima oralement au Collège de France vers 1950 et qu'il renouvela au Maroc devant Renaud du Dresnay : "Monsieur, je ne veux pas parler d'une affaire qui a profondément divisé les géologues de ma génération. Néanmoins sachez que, s'il avait été un faussaire, un homme aussi intelligent que Deprat n'aurait pas laissé d'étiquette sur des échantillons achetés..." (in litt., 12-11-1989).

Le premier géologue qui ait affirmé dans un travail imprimé l'innocence de Deprat semble avoir été Raymond Furon [1955, cf. p. 172] : "Après un séjour épuisant, 9 ans sans pouvoir rentrer dans la Métropole du fait de la guerre, J.Deprat, en butte à la médisance et à la jalousie des médiocres, renonça à la géologie. On rend maintenant hommage [?allusion à Fromaget, 1941] aux travaux de cet homme étonnant...". Telle est probablement l'opinion qui entraîna Arthur Birembaut [1963, cf. p.1125] à écrire : "En butte à la jalousie conjuguée d'un haut fonctionnaire [= Lantenois] et d'un subordonné [= Mansuy], qui placèrent dans ses récoltes de faune des fossiles provenant d'Europe, Deprat fut contraint d'interrompre une carrière scientifique qui s'annonçait brillante". Cette opinion reproduit la thèse d'"Herbert Wild" dans "Les Chiens aboient" : nous l'estimons insoutenable, ce qui ne veut pas dire pour autant que Deprat soit coupable.

NOTRE CONCLUSION

Le lecteur trouvera, dans l'Annexe de cet article, l'examen détaillé et la discussion de tous les chefs d'accusation lancés contre Deprat. On peut affirmer aujourd'hui que ce dossier est fort léger. Il est fondamentalement basé sur l'idée, actuellement reconnue comme inexacte, que des formes cambro-ordoviciennes de Trilobites définies en Europe ne peuvent pas être retrouvées en Asie orientale. En outre l'examen, cas par cas, de chacun des dix exemplaires contestés amène également à émettre un doute, parfois formel et toujours sérieux, sur le caractère "frauduleux" de leur récolte. L'argument minéralogique qui détermina la condamnation -l'identité des grès de Nui-Nga-Ma à rutile et anatase avec des grès ordoviciens de Bohême, les uns et les autres à Trinucleus et à Dalmanites- n'a plus, aujourd'hui, la valeur que Lucien Cayeux lui accordait en 1918.

De surcroît, si Deprat avait réellement commis un tel acte, on ne comprendrait pas pourquoi -sa réputation nationale et internationale était de longue date largement acquise- ni comment : il aurait fallu que, dès 1909, il médite son futur forfait avant de quitter la France et que, de 1910 à 1916, il "saupoudre" de loin en loin ses authentiques et considérables récoltes, de ces pièces amenées d'Europe... Si Deprat avait montré des signes de dérangement mental, ou témoigné d'un comportement cynique, ou facétieux, dans le reste de son existence — que de très nombreux témoignages, écrits ou oraux, permettent de biea analyser—, passe encore !

Mais tout indique que Jacques Deprat était un homme d'une très vive intelligence —personne, même pas Lantenois, n'en a disconvenu—, d'une grande exigence morale et manquant certainement de fantaisie.

Le malheur a voulu que cet homme trop sûr de lui, incapable de compromis, prompt aux enthousiasmes, très "personnel" et intrinsèquement dominateur, se soit heurté, sans qu'il en ait conscience, au vieux solitaire, vaniteux, envieux et soupçonneux, ne supportant aucune autorité hiérarchique ou scientifique mais le masquant sous un masque flagorneur, qu'était Mansuy : ex-anarchiste partagé entre la haine du bourgeois et l'envie de profiter de son statut -au demeurant paléontologiste sérieux, travailleur et de qualité-. Quant à Lantenois, bien que possédant un caractère apparemment bonhomme, il ne supportait pas qu'on conteste sa position hiérarchique ; sincèrement désireux d'aider les géologues, il imaginait et affectait d'être des leurs, tout en gardant les réflexes de l'ingénieur au Corps des Mines : au total un personnage hésitant et ambigu, qui fut pour son ami Mansuy un allié résolu et implacable, que Deprat avait blessé dans sa vanité et son honneur. Ne doit-on pas aussi, dans l'exagération des comportements de tous ces hommes, faire la part de l'influence d'un climat extrêmement éprouvant et de l'ambiance d'un milieu colonial refermé sur lui-même et traversé de mille tensions ?

Nous ne croyons pas paradoxal de mettre également au crédit de Deprat la défense extraordinairement maladroite qui fut la sienne, et l'"impossible" argumentation qu'apparemment de bonne foi il réunit pour, à son tour, accuser Mansuy de forfaiture. A certains moments, Deprat, cependant homme d'un courage physique hors-pair, donne l'impression, devant ses juges, d'un total affolement. Il n'avait pas compris qu'il était par avance condamné sans appel, à partir de la minute où le très respecté professeur Douvillé, Inspecteur général des Mines et Membre de l'Académie des Sciences, eut prononcé son verdict : les Trilobites contestés viennent d'Europe. Ceux qui auraient pu et dû être les défenseurs de Deprat, Pierre Termier et Alfred Lacroix, furent convaincus par le diagnostic de leur collègue académicien. Profondément blessés par ce qu'ils estimèrent être une attitude cynique et provocante de leur disciple, ils se muèrent en procureurs : "entre les deux hommes dont il fallait bien, de toute nécessité, que l'un fût un faussaire" (lettre au Ministre des Colonies du 17-11-1919), ils firent leur choix contre celui, Deprat, dont la défense présentait d'évidentes contradictions, qu'ils prirent pour des mensonges.

Plus qu'un épisode de la picrocholesque lutte entre Géologues et Ingénieurs au Corps des Mines -à laquelle certains ont voulu la ramener-, "l'affaire Deprat" illustre la fable du Pot de Terre et du Pot de Fer, ou la leçon des "Animaux malades de la Peste" : "selon que vous serez puissant ou misérable, le jugement de cour vous fera blanc ou noir". Le "jugement de cour", ce fut en l'espèce celui des puissants de l'époque, princes de la Science et même -pour certains- du coeur, hiérarques de l'Académie des Sciences, du Corps des Mines, de l'Université, de la Société géologique qui surent influencer politiciens et Administration coloniale : tous sincèrement convaincus d'avoir affaire à un faussaire et heurtés par le hautain refus des perches qu'ils lançaient à ce jeune et brillant savant, prêt à sombrer pavillon haut, plutôt que de reconnaître un crime qu'il savait n'avoir pas commis.

Si l'on voulait —en dépit de l'argumentation présentée ici— qu'un coupable existe bien, pourquoi pas Mansuy ? Il pouvait —et devait normalement— posséder des pièces de comparaison venant d'Europe. Mais il nous semble exclu qu'il soit l'auteur de telles fraudes : il faudrait lui attribuer un machiavélisme exceptionnel, concrétisé dès la minute où Deprat débarque en Indochine, et supposer un extraordinaire aveuglement de ce dernier, incapable de s'apercevoir —avant leur figuration dans les Mémoires du Service géologique— du remplacement des fossiles par lui recueillis par d'autres, qu'aurait introduits Mansuy pour le perdre. Cette interprétation n'est pas raisonnable.

Nous concluons donc qu'il n'y a pas eu de "crime", et donc pas de "coupable". Mais cela n'excuse en rien ceux dont l'acharnement aveugle a conduit un innocent -qui aurait dû devenir une gloire de la Science française- dans la situation d'un proscrit, déshonoré auprès des siens.

Et ce n'est pas sans mélancolie que l'on songe que les acteurs de ce drame singulier sont morts, tous, dans la certitude de la culpabilité et du machiavélisme de leurs adversaires.

POSTFACE

Ce travail a été mené dans une perspective d'histoire des sciences, à partir de documents, imprimés ou -pour beaucoup- manuscrits et inédits, et de quelques témoignages directs "de moralité". En pareil domaine, le degré de certitude est affaire de jugement personnel. Aussi peut-on estimer que cette enquête mériterait certains compléments.

En France, il faudrait rechercher les pièces du dossier, peut-être seulement égaré, sur lequel Deprat avait basé sa défense. Un appel est donc lancé à ceux qui pourraient posséder des documents inédits ou en avoir eu connaissance.

D'autre part, et surtout, il serait souhaitable que des géologues patients et compétents en problèmes du Paléozoïque tentent de retrouver, dans le Nord du Vietnam et au Yunnan, les sites précis dont proviendraient les espèces contestées, afin d'établir par des méthodes modernes l'âge des couches fossilifères et —si la chance s'en mêle— de recueillir de nouveaux exemplaires de Trilobites à cachet européen.

Un telle retombée constituerait un facteur encore plus déterminant pour restaurer la mémoire de ce géologue, de toute manière tout à fait exceptionnel, qu'a été Jacques Deprat.

ANNEXE
EXAMEN DU DOSSIER D'ACCUSATION SUR LES TRILOBITES

A. DONNÉES D'ENSEMBLE

1. Nombre de Trilobites contestés : Il s'agit de dix échantillons au total, se rapportant à neuf espèces. Les récoltes de fossiles de Deprat -dont tout le reste n'a pas été contesté- concernent des milliers d'échantillons, en particulier entre 100 et 200 espèces de Trilobites d'âge cambrien à silurien, représentés par de très nombreux individus. Pour la seule campagne de 1916 dans le Haut-Tonkin et le Yunnan voisin, il s'agissait d'environ 2500 restes fossiles. Ceci permet de relativiser l'ampleur de la "fraude".

2. Déterminations : Sept exemplaires contestés auraient été récoltés de 1910 à 1915 : 1 en 1910, 2 + 3 en 1912, 1 en 1915. Ils ont été déterminés, décrits et figurés au fur et à mesure par le paléontologiste Mansuy, respectivement en 1912, 1913 et 1915.

Les trois derniers Trilobites auraient été recueillis par Deprat en 1916. Aussitôt déterminés par Mansuy, qui communiqua tout de suite leur diagnose à Deprat, ils firent l'objet de description et de figuration [épreuves d'essai du M.S.G.I., 1916, vol.V, fasc. 1 et 4] par Mansuy. Mais après l'examen de ces formes par Douvillé, fin 1917, Mansuy supprima toute mention et figuration de ces Trilobites dans les volumes définitifs qui ont été diffusés. Ce sont ces derniers fossiles qui ont joué le rôle de détonateurs dans l'"affaire".

3. Sort des Trilobites contestés : Des dix échantillons, un (le Trinucleus de Nui-Nga-Ma) a été retrouvé en 1989 dans un tiroir du laboratoire de géologie du Collège de France, à Meudon, par Jacques Sigal. En outre, deux autres Trilobites d'Indochine, liés à l'"affaire", mais non comptés avec les "10 officiels" (ils seront de ce fait qualifiés ici d'échantillons surnuméraires A et B), ont été découverts dans le même tiroir.

Quant au sort des 9 autres échantillons litigieux, nous l'ignorons. Dans une lettre du 25-11-1919 au ministre des Colonies -qui souhaitait les récupérer, pour les renvoyer à Hanoï ?- E. de Margerie, président de la "Commission des Savants", affirme ignorer ce qu'ils sont devenus ("ils ont dû être rendus à leurs propriétaires respectifs", ce qui est assez sibyllin !). De cela, il résulte en particulier que l'on ne sait plus rien des trois Trilobites finalement non figurés, liés à la campagne 1916 de Deprat.

4. Age des Trilobites : Il irait du Cambrien (éch. n° 9 et 10) à l'Ordovicien (éch. n° 1, 2 et 3, 7, 8) et au "Gothlandien" (= Silurien actuel: éch. n° 4 à 6).

5. Sites des fossiles : Les éch. 1, 2-3, 7 proviennent de lieux bien précisés par Deprat, et se plaçant sur (ou au voisinage) de chemins ou routes. Le site des éch. 4 à 6 est moins précis ("vallon de Lang-Chiet"). Celui des éch. 8 à 10 n'est pas connu : le mémoire où Deprat devait l'indiquer a été imprimé [M.S.G.I., vol.V, fasc.3, 1916] mais sa diffusion a été interdite par Lantenois. Un exemplaire (au moins) avait cependant échappé à la destruction : en effet E.Saurin, dernier chef du Service géologique de l'Indochine, cite cet ouvrage dans le Lexique Stratigraphique International "Indochine" [1956].

B. EXAMEN DE CHACUN DES TRILOBITES CONTESTÉS

TRILOBITE n° 1 : Dionide formosa (Ordovicien sup. ; Yunnan occidental, S de la Chine)
- Site : col de Tsin Chouéi [fide fig.14 in Deprat, M.S.G.I, 1912, 1,I,1, p.62-64], près du col de Si-Yang-tang, au N d'Eul-long-si-chou.
- Date de la récolte : entre déc. 1909 et fin avril 1910.
- Conditions de la récolte : J. Deprat était seul géologue présent. "Ce fossile incriminé fit partie d'un lot de fossiles du Yunnan recueillis au cours d'étapes, mis en caisse en cours de route et ayant passé quelques minutes seulement sur le terrain entre mes mains. Ces caisses furent remises à M. Mansuy à la fin d'avril 1910, et quelques jours plus tard je repartais pour le Yunnan, M. Mansuy partit en France, en emportant les fossiles, sans que je les revisse, étant toujours en Chine. Il m'adressa la liste de ses déterminations dans lesquelles il m'indiqua la présence d'un Dionide formosa à Si-Yang-Tang au Yunnan..." [Deprat, note à Habert du 3-7-1918].

- Textes imprimés où D. formosa est cité.

Commentaires :

a) Il est clair que les textes de Deprat et de Mansuy, à l'époque excellents amis, ont été rédigés en étroite relation. Le bénéfice de la citation du D. formosa peut être considéré comme au moins aussi grand pour Mansuy que pour Deprat.

b) Aucun texte ne permet d'établir si d'autres débris de Trilobites, non figurés, ont été trouvés, ou non, dans le même gisement.

c) La détermination du D. formosa a été faite à Hanoï par Mansuy, sans aucun doute. En effet, ce fossile est cité dans la note présentée à l'Académie le 19-9-1910, et Mansuy ne quitta Haïphong que le 10-9-1910 pour arriver à Marseille environ 5 semaines plus tard. Il dut amener avec lui à Paris les fossiles de la Mission du Yunnan pour achever leur étude à l'Ecole des Mines entre octobre 1910 et octobre 1911. Deprat précise [avant-propos du M.S.G.I., 1912, p.IX] : "L'étude des faunes recueillies [...] a été faite avec une grande compétence par mon collaborateur et ami M. Mansuy, guidé par les précieux conseils de M. H. Douvillé."

d) L'échantillon de D. formosa a été jugé suffisamment intéressant par Douvillé pour être "resté déposé dans les Collections de l'Ecole des Mines à Paris jusqu'en 1919..." [Lantenois, 1927 a]. On remarquera que les affinités bohémiennes, explicitement et immédiatement notées par Deprat comme par Mansuy, et implicitement entérinées par Douvillé, n'ont soulevé pour ce fossile aucun doute (quant à sa provenance) durant sept ans.

e) Cet échantillon a été supposé apocryphe, non pas lors de l'accusation initiale portée par Mansuy en mars 1917, mais plus tard. Mansuy ne semble pas y avoir pensé immédiatement. Quand il l'a envisagé, c'est manifestement en fonction des termes de sa propre description du fossile en 1912 et non pas à la suite d'une révision de l'échantillon, conservé à Paris. Ces doutes de Mansuy ont dû être communiqués à Douvillé. Ce dernier -après avoir réexaminé la pièce, à Paris- écrira : "Nous avons eu l'idée d'examiner de la même façon le bel exemplaire de Dionide formosa " (in lettre du 3-11-1917, arrivée à Hanoï le 4-3-1918, de Lacroix-Douvillé-Termier). Mais, comme l'écrit Deprat (note à Habert, 3-7-1918) : "J'ai les plus fermes raisons d'être assuré qu'ils n'ont eu cette idée qu'à la suite d'une communication télégraphique de M. Lantenois..."

f) J.L. Henry (Rennes) nous a écrit (16-1-1990), après avoir examiné la figuration de D. formosa par Mansuy : "L'exemplaire figuré est effectivement très proche de l'espèce de Bohême. Toutefois, les rides des cocca génaux sont ici peu marquées. Mais ces structures sont ténues, et leur "absence" pourrait résulter, soit de la conservation, soit de la manière dont le Trilobite a été éclairé lors de la prise de vue. Le genre Dionide est connu au Kazakhstan et en Chine, mais les espèces sont différentes."

Conclusion :

La présence d'Ordovicien au Yunnan occidental présentait en 1912 une certaine importance, qu'il faut cependant relativiser (comme l'ont fait Deprat et Mansuy) car des couches du même âge avaient été découvertes antérieurement par v. Richthofen à quelques centaines de kilomètres plus au N, dans la province voisine du Seu-Tchoan.

Les doutes émis par Lantenois (1927a) sur le caractère "très problématique" de la présence de l'Ordovicien au Yunnan doivent être ramenés à leur juste valeur par la remarque du grand géologue japonais T. Kobayashi (Jap.J.Geol.Geogr., XIX, 1944, cf. p.108) : "It is known at present that a great display of fossiliferous Ordovician formations exists in western Yunnan"...


Le trilobite numéro 2 : Trinucleus "ornatus"

TRILOBITES n° 2 et 3 : Trinucleus "ornatus" et Dalmanites "cf. caudata" (Ordovicien supérieur - Nui-Nga-Ma près Ben-Thuy, Nord-Annam).
- Site : colline isolée au milieu de rizières, sur les rives du Song-Ca, près de la route de Vinh à Ha-Tinh.
- Date de la récolte : Mars ou début Avril 1912. J. Deprat était seul géologue lors de cette campagne.

- Textes imprimés de Deprat relatifs à ce gisement

- Historique des événements liés au site de Nui-Nga-Ma.
Une extrême confusion a entouré la discussion sur le gisement de Nui-Nga-Ma. Deprat (observations sur le terrain) et Mansuy (déterminations) ont l'un et l'autre varié dans leurs dires. L'existence même des grès-quartzites de la coupe de Deprat [1912 b] a été un moment niée. Reprenons donc l'historique des événements, à partir du moment (mars 1917) où Deprat est accusé de falsifications par Mansuy et Lantenois.

1. Se cabrant sous l'accusation et, se jugeant atteint dans son honneur, Deprat refuse de composer avec Lantenois. Toutefois, ayant programmé une mission de 3 semaines (env. 20 mars - 10 avril) dans le N de l'Annam, il y part. Dans "Les Chiens" (p.219), il affirme avoir trouvé à son lieu de destination, Ha-Tinh, une lettre de Lantenois dont il cite ce passage : "Je vous prie de vous rendre aux rochers de Dong-Lé [lire : Nui-Nga-Ma], à l'endroit où vous avez autrefois recueilli deux fragments de fossile. Si vous rapportez un échantillon de la même espèce, je considérerai comme terminée l'affaire dont nous avons parlé l'autre jour. Allez-y, ceci est un ordre de service." Un tel message a bien existé car Deprat y fait allusion dans une lettre à Lacroix (15-11-1918) ainsi que le Conseiller Habert, dans son Rapport (1918).
Deprat va donc sur place ("un samedi" de fin mars), et voici son compte-rendu : "Dans un travail publié cinq ans auparavant, il (c'est "Dorpat" qui parle) avait très exactement [Deprat est coutumier de telles exagérations !] indiqué l'endroit de sa trouvaille : une surface dénudée restreinte, près d'un petit pagodon. il y retourna par acquit de conscience, convaincu qu'il ne retrouverait rien de semblable [comme fossiles !]. Il fut par suite, d'abord légèrement surpris quand il aperçut à terre, au même endroit, parmi les morceaux de roche errants, sorte de collection disparate entraînée par les courants littoraux d'une mer disparue [le romancier, écrivant pour un public non géologue, veut dire : les galets d'un conglomérat] un morceau de grès" [avec] "un fragment d'une espèce offrant, à vue, des analogies probables avec la première forme" [l'une de celles trouvées en 1912].
- "De retour à Ha-Tinh, il ["Dorpat"] écrivit à Tardenois [lire : Lantenois] : "J'ai trouvé un nouvel échantillon. Mais comme il s'agit de galets, je n'attache aucune importance à cette trouvaille. Cependant, d'après les termes de votre lettre je pourrais m'en prévaloir. En tout cas, je tiens l'incident pour clos. Jusqu'à présent, je ne me suis prêté à vos injurieuses injonctions que par déférence administrative." Ces termes, rapportés de mémoire par Deprat -il n'est pas certain que, à Ha-Tinh, il ait gardé le double de sa lettre !-, traduisent en tout cas son attitude indignée.
Ce nouveau fossile ("éch. surnuméraire A") a été retrouvé au Collège de France. Selon J.L. Henry (in litt., 26-2-1990), il s'agit d'un pygidium, malheureusement incomplet, de Dalmanitina (D.)socialis : "la segmentation des lobes latéraux (largeur et profondeur relative des sillons pleuraux et interpleuraux) est exactement celle que l'on observe chez l'espèce de Bohême (Formation de Letna)." Les Dalmanitidés rapportés de Nui-Nga-Ma (s.l.) par Deprat sont donc au nombre de trois.

2. Arrêtons-nous un instant pour remarquer que la mémoire de Deprat l'a trahi. En effet, en 1912, il avait écrit avoir trouvé les deux premiers fossiles -contestés par la suite- dans un quartzite situé sous "poudingues triasiques transgressifs". Sa nouvelle récolte de 1917 provient par contre d'un élément de ces conglomérats, Deprat ne parlant plus de quartzites en place. Devant la "Commission des Savants" qui, en 1919, à Paris, le jugera, il aurait admis "que la partie de la coupe du Nui-Nga-Ma relative à de soi-disant quartzites, prétendus fossilifères, a été inventée de toutes pièces..."
Voici l'explication possible de cette apparente contradiction. En 1912, les deux premiers fossiles ont été récoltés au Nui-Nga-ma : Deprat y dessine [1913, fig.1, p.25] des quartzites sous les conglomérats triasiques. En 1917, il ne retrouve pas ces quartzites quand il se rend "près d'un petit pagodon", mais il note seulement les conglomérats (avec un élément contenant le nouveau fossile). Or Deprat avait, en 1912, indiqué un "petit pagodon" à 3 km au S du Nui-Nga-Ma, "au Nui Quinh-Lâm" et il dessine une coupe (fig.2, p.25) montrant que les conglomérats "triasiques" reposent directement sur des gneiss sans qu'ici des quartzites apparaissent entre ces deux termes.
Il est donc vraisemblable qu'en 1917, Deprat — affaibli psychologiquement et physiologiquement— soit allé sur ce second site (où, dorénavant, le drame va continuer à se jouer), ne retrouvant pas les quartzites —et pour cause, puisqu'ils n'y existent pas !— mais y rencontrant son nouveau fossile.

3. Entre mars et août 1917 (date de l'expédition secrète des premiers Trilobites à Paris), Deprat obtient de revoir l'échantillon de Trinucle du Nui-Nga-ma. Il soupçonne (déjà) Mansuy d'avoir opéré des substitutions. Dans la note à Habert (3-7-1918), il écrit : "Quoique depuis 7 ans (1911) je n'ai pas manié cet échantillon, je ne le reconnais pas pour le mien", du fait de la nature de sa gangue. Ce texte, rempli d'inexactitudes aisées à rectifier, témoigne encore du trouble profond de Deprat : c'est en 1912 (et non 1911), six ans (et non sept) auparavant, qu'il avait rapporté ce Trinucle, et il ne peut pas y avoir eu substitution, l'échantillon figuré par Mansuy (1913) ayant été photographié par Deprat. C'est bien celui qui a été envoyé à Douvillé, et que nous avons retrouvé au Collège de France. La mémoire de Deprat est clairement défaillante et l'accusation contre Mansuy, dans ce cas au moins, ne tient pas.

4. Un point mystérieux subsiste. Il est certain que Lantenois est allé, seul, dans la région du Nui-Nga-Ma pour vérifier les dires de Deprat. Il en a conclu à l'inexistence des fameux quartzites fossilifères, et cela l'amena à se persuader que tout ce qu'avait écrit ou dit Deprat était du pur roman. La date de cette visite n'est pas certaine : cela présente une certaine importance puisque Deprat, dans "Les Chiens" (p.303) accusera l'Ingénieur en Chef d'avoir déposé sur place le troisième fossile — considéré par la suite par Douvillé comme d'origine européenne, lui aussi— quatre jours avant que lui, Deprat, ne se rende à Nui-Nga-Ma ! Disons immédiatement que cette accusation nous semble peu crédible.
De toute manière, Lantenois est allé sur place : selon Deprat, quatre jours avant sa propre visite de mars 1917 ; selon Lantenois, soit en "septembre" [fide rapport Habert], soit en "octobre" -date très douteuse-(Lantenois, 1927 a). On ne peut pas exclure d'ailleurs qu'il y soit allé à deux reprises.

- Conclusions :
On peut être défavorablement impressionné par les contradictions apparentes de Deprat. Mais de puissants arguments permettent de rejeter les accusations portées contre lui :
1) Les quartzites existent bel et bien dans la région de Nui-Nga-Ma. Près de 40 ans après l'affaire Deprat, le dernier chef du Service géologique de l'Indochine, E. Saurin [1956, cf. p.80], écrira : "Près de Ben-Thuy, port de Vinh [...], J. Deprat a signalé, du Nui-Nga-Ma, des quartzites blancs-jaunâtres contenant Trinucleus ornatus et Dalmanites cf. caudata. L'existence de ces quartzites a été niée par H. Lantenois. Cependant, j'ai pu observer personnellement, en compagnie de J. Fromaget, qu'il existe bien des quartzites sporadiques sur le granite du Nui-Nga-Ma ; nous n'y avons pas trouvé de fossiles." Fromaget [1927, cf. p. 277] avait déjà noté que, dans le massif du Nui-Nga-Ma, les poudingues triasiques, "près de la pagode de Tam Xuan Thuong [...] s'appuient sur une faible épaisseur de grès schisteux et feldspathiques qui les sépare du granite." Et pourtant Fromaget, disciple de Charles Jacob, était à cette époque incité à critiquer Deprat...
2) La présence de Trinucleus ornatus (devenu Tr. goldfussi !) et de Dalmanites cf. caudata (devenu D. socialis !), formes d'Europe, fut considérée, en 1917, par Mansuy, qui jusque-là ne s'en était pas ému, comme invraisemblable en Extrême-Orient. Cet argument est sans valeur. En effet J. Fromaget [1927, cf. p.49 et 77] a découvert dans la même grande unité structurale —la chaîne annamitique— mais beaucoup plus à l'W, dans la province de Cammon, au Laos, un "jeune individu de Dalmanites cf. socialis BARR., forme de l'Ordovicien de Bohême...". Il est même possible —ironie du sort !— que cet exemplaire ait été soumis à Mansuy qui, présent à Hanoï jusqu'en juillet 1926, a [op.cit., p.9] fait bénéficier Fromaget de ses conseils et de ses connaissances paléontologiques...
Et, pour faire bonne mesure, 15 ans plus tard, dans la même chaîne, Fromaget [1941, cf. p.21] découvrira Trinucleus cf. ornatus, autre forme européenne, au N du Tran-Ninh, au SE de Ban-Ban.
Ainsi les deux espèces "européennes", contestées à Nui-Nga-Ma, ont été retrouvées par Fromaget, dans la même chaîne annamitique. Si, comme il est probable, elles proviennent -à Nui-Nga-Ma- de galets dans le "Trias", elles peuvent avoir été empruntées à des affleurements autres que les quartzites de Nui-Nga-Ma même, et venir de plus ou moins loin.
La phrase de Lantenois (1927 a) -"D'après les experts, les trilobites 2 et 3 proviennent du Mont Drabow (Bohême)"- apparaît ainsi dérisoire.

TRILOBITES n° 4 à 6 : Dalmanites longicaudatus "var. orientalis", Acidaspis quadrimucronata, Cyphaspis cf. convexa ("Gothlandien", SW du Tonkin)
- Site : bassin de la Rivière Noire, "vallon de Lang-Chiet".
- Date de la récolte : selon la note de L. Cayeux [Comm. des Savants, 1919], au cours d'une mission de Deprat en juin 1912.
- Textes de Deprat :
• Dans une note présentée à l'Ac. des Sciences par Douvillé le 17-2-1913 "Sur les terrains paléozoïques de la Rivière Noire", J. Deprat [1913 b] écrit : "Près de Lang-Chiet [...] j'ai recueilli de très beaux échantillons d'un Acidaspis, de deux espèces de Cyphaspis et d'un Dalmanites non encore déterminés spécifiquement, mais étroitement alliés et sans doute même identiques, autant qu'il me semble à cette heure, à des formes gothlandiennes de Dudley ou bohémiennes." On soulignera que ces attributions, 8 mois après la découverte, sont apparemment de Deprat lui-même.
• Dans le mémoire explicatif, évidemment postérieur, Deprat [1913 a, cf. p.7] donne une coupe, tectoniquement complexe, du vallon de Larag-Chiet où un mince horizon de "grès verdâtre fin" à Acidaspis quadrimucronata MURCH., Cyphaspis cf. convexa MANSUY [sic], Dalmanites longicaudatus MURCH. var. orientalis C.REED, serait suivi, en série inverse (mais le contact est-il normal ?) par un complexe "gothlandien" riche en Madréporaires [dont l'âge a été ultérieurement reconnu comme dévonien, fide Saurin, 1956]. Deprat insiste à nouveau sur les affinités des Trilobites de Lang-Chiet avec des espèces (tel Ac. quadrimucronata) ou de Bohême.
- Textes de H. Mansuy :
Les déterminations ci-dessus se retrouvent dans Mansuy [1913 b, cf. p. 12-14 et pl.I], qui décrit en détail ces Trilobites.
1) Le genre Dalmanites est représenté par un "individu presque entier, dont le pygidium est mutilé à son extrémité, [échantillon] déformé par pression, surtout dans sa partie antérieure." - "Ce Trilobite, après une attentive comparaison, paraît identique aux individus du même genre, décrits et figurés par le Prof. Cowper Reed, du Silurien de [...] Birmanie supérieure." - "Nous ajouterons qu'au point de vue stratigraphique, il y a concordance absolue entre les observations de M. La Touche en Birmanie et celles de M. Deprat au Tonkin, relativement à l'âge des grès à Dalmanites."
On s'étonne donc que, dans le rapport Habert [1918], il soit indiqué qu'après "un nouvel examen plus approfondi", Mansuy estime que cette forme est un Dalmanites longicaudatus, type de l'espèce, qui, elle, a été définie ... en Europe. Et Mansuy [fide Habert] aurait ajouté : "Aucun paléontologiste ne s'étonnera de ces changements de détermination qui sont fréquents." On peut n'être, dans ce cas particulier, qu'à moitié convaincu, d'autant plus que Lantenois [1927 a] passera totalement sous silence cette singulière modification d'opinion...
2) Acidaspis quadrimucronata est représenté, écrit Mansuy, par "un individu dont la joue mobile gauche est détruite" et par "une joue mobile droite, isolée" (non figurée). Mansuy ajoute : "Nous devons la détermination de ce Trilobite à M. H. Douvillé, Membre de l'Institut." C'est une "espèce du calcaire de Dudley."
3) Quant au très petit exemplaire de Cyphaspis, "M. H. Douvillé a reconnu des affinités [avec] Cyphaspis convexa CORDA, beaucoup plus récent (Etage G de Bohême)."
Un second individu, également figuré par Mansuy mais "en mauvais état tout à fait indéterminable, paraît appartenir au même genre." Cet exemplaire ("éch.surnuméraire B") a été retrouvé en 1989 au Collège de France. J.L. Henry (Rennes) y a reconnu um Cyphoproetus que, sur photographie, R.M. Owens (Cardiff, in lin., 16-3-1990) est tenté d'identifier à C. depressus BARRANDE, ajoutant que ce spécimen pourrait aisément provenir du Silurien terminal de Dudley ou du district de Malvern (Pays de Galles), l'espèce ayant toutefois été définie ce Bohême.

- Commentaires et conclusions :
1) Un point important ressort du Rapport Habert [1918] : "l'identification des fossiles de Lang-Chiet n'est pas douteuse. C'est Mr Deprat, lui-même, qui les a photographiés au lendemain de son retour de sa tournée dans cette région, et c'est lui-même qui a envoyé les photographies de ces échantillons à Mr Douvillé pour détermination. Les photographies sont reproduites dans les mémoires du Service et il est établi que les fossiles incriminés sont les originaux de ces photographies."
2) Les affinités européennes des "Cyphaspis" et de l'"Acidaspis", déjà notées par Douvillé, paraissent incontestables. On notera cependant que l'éminent paléontologiste ne s'est pas étonné, quand Deprat lui a expédié les photographies de ce matériel en 1913, de trouver de telles formes en Indochine. Ce n'est qu'en 1917 qu'alerté par Lantenois et Mansuy, il décida qu'elles "provenaient de Dudley".
Dans sa défense [note à Habert, 3-7-1918], Deprat écrit : "Je ferai remarquer comme un point très important que M. Douvillé indique, dans une lettre [de 1913] que j'ai remise à M. le Conseil [sic] Habert, que l'échantillon [de Cyphaspis cf. convexa] rappelle une forme de Bohême. M. Mansuy, cinq ans après avoir décrit ce fossile [...] indique avec précision dans son accusation le gisement du calcaire de Dudley (Angleterre), que confirmèrent après examen attentif [en 1917] les savants de France" [lire : Douvillé]. Ces messieurs ont mis cinq ans pour s'étonner du lieu de provenance de ces Trilobites !
3) Une singulière querelle naquit au sujet de la gangue de ces fossiles. Formée de "grès vert" selon Deprat [1913], elle serait faite d'un "calcaire gris-bleu" de type Dudley, dans le commentaire (fide Deprat, note à Habert, 3-7-1918) que Mansuy joignit à l'envoi secret (en 1917) de ces fossiles à Douvillé. A l'époque, Deprat voyait dans ce commentaire une preuve en faveur de son idée d'une substitution (par Mansuy !) de fossiles d'Europe à ses propres espèces d'Indochine. Plus simplement, on peut y voir une maladresse d'expression de Mansuy, pour inconsciemment ?- appuyer la ressemblance qu'il souhaitait avec les calcaires de Dudley ! Il n'y a en effet pas de raison de douter de la nature gréseuse de cette assise de Lang-Chiet.
4) Aucune nouvelle étude ne semble avoir été opérée de la zone de Lang-Chiet (jusqu'en 1956, au moins). Ch. Jacob écrit [B.S.G.I., 1921, cf. p. 147] : "Nous n'avons pas parlé de Lang-Chiet : les Trilobites qui y ont été cités ne sont pas Indochinois." L'exécution est expéditive, en l'absence de tout essai de vérification sur place.

TRILOBITE n° 7 : Trinucleus ornatus (Ordovicien du Haut-Tonkin).
- Site : Piste de Dong-Van à Chang-Poung ("gisement de la montée du Song-Nho-qué à Chang-Poung").
- Date de la récolte : entre juin et aoûî 1915, Deprat étant accompagné de Jean Giraud, Géologue principal, récemment arrivé en Indochine.
- Textes de J. Deprat :
1) Deprat donne une description détaillée du secteur [1915 a, cf. p.101-102] : la piste qui, se dirigeant vers l'WSW, unit le poste de Chang-Poung, situé à la frontière avec la Chine, et le poste de Dong-Van, 80 km plus à l'W, montre une puissante succession, affectée d'un pendage moyen vers l'W. Deprat y a fait la découverte du Cambrien moyen et supérieur du Haut-Tonkin, qui fait suite à des termes plus anciens affleurant en territoire chinois (SE du Yunnan).
Le sommet de la "série de Chang-Poung" montre des alternances de schistes jaunes marneux et de calcaires qui ont révélé à Deprat le gisement, d'âge Cambrien supérieur, dit "du Ponceau", à "Ptychaspis Walcotti". En continuité vient au-dessus la "série alternance de bancs de calcaires oolitiques, de schistes calcschistes rouges : Deprat estime qu'elle représente l'Ordovicien inférieur, A sa suite, un ensemble schisto-calcaire (env. 50 m) comporte un horizon de schistes noirs micacés (1,5 m) où Deprat cite "Trinucleus ornatus STERNB. [...] trilobite de l'étage d 3 de Bohême".
Il rapproche cette découverte de celles de l'Annam (Nui-Nga-Ma) et du Yunnan occidental (site à Dionide formosa). Il rappelle que cette dernière espèce provient d'"un calcschiste micacé noir surmontant une série de marnes et de calcschistes marneux bariolés, très analogues à ceux de la série de Lou-Tçia", du Haut-Tonkin.
2) Dans une note présentée à l'Ac. des Sciences par Douvillé le 14-2-1916, Deprat cite, dans le Haut-Tonkin, des "grès gris micacés surmontant une série de marnes avec des bancs calcaires et contenant Trinucleus ornatus Sternb. parfaitement conservé." On remarquera que les "schistes noirs micacés" [1915 a] sont ici qualifiés de "grès gris micacés"... La rédaction du mémoire de Deprat montrait déjà diverses imperfections : difficiles correspondances entre le texte et les figures, confusions dans les appellations des séries... Six ans de travaux ininterrompus, sans retour en métropole, sous un climat éprouvant, peuvent l'expliquer. Dans une lettre à A. Lacroix (7-6-1917), Deprat révèle qu'à la fin de l'hiver 16-17, il ne pesait que 46 kg...
- Texte de H. Mansuy [1915, cf. p.2-5 et pl.I] :
Mansuy fait précéder la description du Tr. ornatus d'un exposé stratigraphique. "L"horizon inférieur [par rapport au "Gothlandien" à Favosites, Spirifer tonkinensis, ...] est bien daté par Trinucleus ornatus Sternb., caractéristique des schistes d 3 de l'Ordovicien de Bohême. L'unique individu recueilli de cette intéressante espèce, au Tonkin, est identique au type européen. Au Yunnan, ce sont les mêmes schistes gréseux (ces schistes paraissant d'ailleurs ne différer aucunement par leur composition, leur coloration et leur faciès, des schistes 3 de Bohême) qui ont donné antérieurement à M. Deprat Dionide formosa Barrande, synchronique, en Europe, de T. ornatus."
Plus loin, Mansuy décrit "l'individu entier, légèrement déformé par pression" de Tr. ornatus : "Cet individu est identique, par tous ses caractères, au type européen de Trinucleus ornatus Sternberg ; les spécimens décrits et figurés par Barrande, des schistes noirs d 3 de l'Ordovicien de Bohême, n'en diffèrent par aucune particularité."
Ajoutons que J.L. Henry (Rennes, m litt., 16-1-1990) écrit, au sujet de l'identification de ce fossile, sur la planche de Mansuy : "Je ne peux me prononcer, la conservation semble médiocre."
- Commentaires :
1) Le 11-6-1927, l'Ingénieur en Chef Lochard a fait une déclaration destinée à appuyer Lantenois, à la suite de la parution des "Chiens aboient". Il révèle que, vers la fin de l'année 1915, à Hanoï, il a assisté au déballage d'une partie des fossiles du Haut-Tonkin rapportés par Deprat. Il souligne que les Trilobites, "de types spéciaux à l'Extrême-Asie", "tous très aplatis, brisés et déformés, [étaient] enchâssés dans une roche en plaquettes, de couleur claire."
"M. Deprat nous annonça ensuite qu'il allait nous montrer un fossile particulièrement intéressant, qu'il appelait familièrement "sa petite punaise" : "un échantillon équarri d'une roche noire enveloppé d'ouate", en l'espèce le Tr. ornatus, "espèce classique, en excellent état de conservation."
Lochard dit avoir été frappé par la différence entre l'état du Trinucle et celui des autres Trilobites (sans alors en tirer de conclusions!). En fait, son étonnement étonne : le Trinucle provient d'un niveau tout différent et fort éloigné de Trilobites cambriens.
2) Lantenois [1927 a] affirme que Mansuy eut, quand Deprat lui remit ce Tr. ornatus fin 1915, un doute sur son authenticité : "Le mémoire paléontologique de M. Mansuy [...] laisse percer ce doute". L'on jugera, en lisant le texte de Mansuy (voir plus haut), si l'affirmation de Lantenois est fondée ou non : cela ne nous paraît évident.
3) Un argument apparemment péremptoire a été avancé contre Deprat par Ch. Jacob [Jacob et Bourret, 1920, cf. p.30-31]. En suivant à son tour la piste de Chang-Poung à Dong-Van pour vérifier les dires de Deprat, Jacob découvre, dans la série monoclinale plongeant vers l'W, un nouveau gisement de "Ptychaspis walcotti", fossile cambrien, dans des schistes rosés situés "à 1 km en distance horizontale au-dessus du gisement [de Deprat] du Ponceau", et donc stratigraphiquement au moins à 500 m au-dessus de ce dernier. Jacob et Bourret [cf. fig. 6] affirment que ce nouveau gisement cambrien "se trouve, en tout cas [...] au-dessus des couches qui auraient fourni [à Deprat] le Trinucleus ornatus, reconnu d'origine étrangère."
Une analyse précise des textes montre que Jacob a commis une grave erreur d'interprétation. En effet, Deprat distingue de bas en haut une "série de Chang-Poung" (qui lui a fourni, à sa partie supérieure, les Trilobites cambriens "du Ponceau") et une "série de Lou-Tçia", épaisse d'environ 500 m [cf. Deprat, 1915, fig.59] non datée mais -ajoute-t-il (imprudemment !)- "qui représente avec certitude l'Ordovicien inférieur puisqu'elle est comprise entre le Cambrien supérieur et l'Ordovicien moyen fossilifère" [en l'espèce l'horizon à Trinucleus].
Or Jacob a trouvé, vers le milieu de la "série de Lou-Tçia" de Deprat, son nouveau gisement de Trilobites cambriens. Il a donc ainsi prouvé que l'attribution à l'Ordovicien, par Deprat, de la moitié inférieure, au moins, de la série de cette "série de Lou-Tçia" était inexacte.
Mais, contrairement à ce que Jacob affirme, les couches à Trinucles de Deprat sont certainement loin au-dessus (environ à 500 m stratigraphiquement) du gisement cambrien que lui, Jacob, a découvert: la confrontation de la coupe de Deprat [1915, fig. 59 -où la base de la "série de Lou-Tçia" n'est indiquée que par un pointillé, mal visible !-] avec celle de Jacob et Bourret [1920, fig.6] est éloquente. Toutefois, Jacob a une atténuation de responsabilité : la rédaction et la figuration de Deprat sont relativement confuses.
Il n'en reste pas moins que l'argument péremptoire de Jacob contre Deprat tombe.
4) La présence de Trinucleus ornatus dans la région n'est d'ailleurs pas un argument pour que ce fossile soit apocryphe et vienne d'Europe. Ultérieurement, en effet, dans l'E du Tonkin, le gisement de Nam-Ho, dans le massif du Bac-Son, aurait fourni Tr. aff. ornatus [Saurin, 1956, cf. p.79-80]. En tout cas, E. Patte (lettre à Jacob, 25-3-1927) annonce à son maître : "Je suis retourné voir l'Ordovicien de Na Ri (ancien Gothlandien) ; j'ai trouvé Trinucleus." On lit aussi, dans E. Patte [1927, cf. p.28] la citation de "Trinucleus ou Ampyx".
5) De toute manière, l'affirmation de Lantenois (1927 a) -qui ne connaissait pas la région- selon lequel "il n'y a pas d'Ordovicien dans la région considérée", car "le dévonien semble reposer directement sur le cambrien" -à ses yeux, le Tr. ornatus de Deprat est un faux- doit être rejetée. Saurin [1956, cf. p.60] rappelle qu'à l'E de Chang-Poung, la "série de San-Kian-Tchai" de Deprat [1915a] est authentiquement datée de l'Ordovicien inférieur, ce fait pouvant "permettre de maintenir la validité [de la série de Lou-Tçia] proposée par Deprat."
Rien ne permet donc de suspecter sérieusement l'origine réelle de la "petite punaise" (Tr. ornatus) de Deprat !

TRILOBITE n.8 : "Calymene cf. Aragoi " (même zone du Haut-Tonkin que le fossile n°7).
Dans une note présentée à l'Ac. des Sciences le 15-1-1917 par Douvillé, Deprat [1917 b] écrit qu'au-dessus des "grès micacés à Trinucleus ornatus [...] un horizon supérieur [lui] a fourni, dans [sa] dernière exploration [été 1916], une espèce intéressante, un Calymene probablement identique à Calymene Aragoi M.R., espèce typique de l'Ordovicien moyen de Bretagne."
Selon Lantenois [1927 a], ce Trilobite aurait été "déposé" au Service géologique, à Hanoï, en juin 1916. Cette affirmation -qui ne peut émaner que de Mansuy, Lantenois n'étant revenu en Indochine qu'en février 1917- mérite d'être examinée. En effet, dans une lettre adressée à Lacroix, écrite de Yunnan-fou et datée du 23-10-1916, Deprat indique qu'après 4 mois et demi de route, il arriva à Ha-Giang (N du Tonkin) vers le 20 septembre. Ceci prouve qu'il avait quitté Hanoï début mai 1916. Ses récoltes n'ont donc pas été "déposées" à Hanoï mais expédiées à Mansuy dans des caisses, selon toute vraisemblance en empruntant la voie fluviale de la Rivière Claire.
A l'heure actuelle, nous ne pouvons pas aller plus loin, ce fossile ayant disparu. Il avait dû être décrit et figuré par Mansuy dans un mémoire paléontologique en préparation [1916] : Douvillé avait reçu les épreuves des planches de ce travail ainsi que le fossile contesté. Dans une lettre à Lacroix (14-5-1918), il indique une référence qui doit correspondre à celle du Calymene cf. Aragoi : "vol. V, fasc. 4, pi. IV, fig. 4". Dans l'édition définitive de ce mémoire de Mansuy toute mention (description et figuration) du fossile a disparu.
La localisation précise du gisement de Deprat ne peut pas non plus être fixée. Elle ne pourrait l'être que si un exemplaire du mémoire de Deprat [M.S.G.F., 1916, "V", "3", fide Saurin, 1956] -interdit de diffusion par Lantenois- pouvait un jour être retrouvé.

TRILOBITES n° 9 et 10 : "Ptychoparia striata " et "Ellipsocephalus Hoffi" (Cambrien "moyen" ; série de Tien-fong, Yunnan sud-oriental)
1) Faits de terrain.
Dans une note à l'Académie des Sciences présentée le 11-12-1916 par Douvillé, Deprat [1916] énumère la succession -sur une épaisseur totale qu'il estime à 8 km (épaisseur exagérée selon T. Kobayashi, J.Jap.Geogr.Geol., 1944)- des nombreux horizons cambriens qu'il vient de découvrir dans le SE du Yunnan et le Haut-Tonkin voisin. Il écrit, triomphant : "J'ai rapporté une quantité énorme de Trilobites cambriens, souvent entiers et dans un bel état de conservation", et en donne une première, et impressionnante, liste. Il précise : leur "étude [...] est activement entreprise par mon savant ami M. Mansuy".
Pour ce qui nous intéresse, retenons que, dans le Cambrien moyen, Deprat distingue, sous la "série de Chang-Poueg", développée au Tonkin, la "série de Tien-fong", affleurant en territoire chinois.
Dans cette série, à des grès de base succèdent "des calcschistes noirs avec bancs gréseux et grauwackes remplis de : Obolus chinensis Walc, Acrothele cf. Matthewieryx Walc, Anomocare minus Dames, Conocoryphe nov. sp., Conocephalina Emmerichi Barr. Un mince horizon de calcaires noirs superposé contient de magnifiques échantillons de Ptychoparia striata Emmerich (génotype) et Ellipsocephalus Hoffi Bronn..."
Dans la conclusion de la note, Deprat ajoute : "Ces nouvelles découvertes confirment l'affinité étroite avec les faunes du Cambrien du Chang-Toung et de Mandchourie. Om remarquera le caractère épisodique curieux marqué par l'apparition momentanée de formes telles que Ellipsocephalus Hoffi, Ptychoparia striata et Conoceph. cf. Emmerichi dans cette série." Ces trois espèces ont en effet été définies en Europe.
2) Discussion.
Trois mois après que Mansuy ait communiqué à Deprat ces déterminations, à la fin février 1917 Lantenois débarque à Haïphong. Mansuy, jusqu'alors silencieux, le persuade que Deprat a introduit frauduleusement les trois espèces cambriennes "européennes" indiquées ci-dessus dans ses récoltes du Yunnan-Tonkin.
A- La question de "Conoc. Emmrichi." L'origine de cette forme a d'abord été contestée par Mansuy, qui a, dans un second temps, abandonné son accusation sur ce point.
Voici la version de Deprat ("Les Chiens aboient", p. 231). Il précise à Lantenois : "Un fait grave : l'échantillon [...] dont j'ai le souvenir très net parce qu'il fut recueilli lors de mon dernier voyage et parce qu'il provient d'une couche spécialement riche en fossiles, était accompagné d'un bloc plein des mêmes empreintes, détaché par le Laotien [il s'agit du préparateur de Deprat, Oun-Kham, alias "Hin-boun"] qui m'accompagnait. Il faut que ce bloc se retrouve."
Il dut être retrouvé puisque, "le lendemain", Lantenois aurait écrit à Deprat : "Nous avons retrouvé le bloc signalé. Nous nous empressons de reconnaître que l'argument est en votre faveur et que l'échantillon est de provenance asiatique indubitable. Toutefois l'affaire doit être tirée au clair pour les autres échantillons."
Cette version est vraisemblable. En effet Lantenois [1927 a], dans un passage se rapportant aux trois fossiles cambriens contestés, écrit : "On notera que le troisième fossile, Conocephalites cf. Emmerichi, que M. Deprat avait déclaré lui-même avoir recueilli dans un banc différent "du mince horizon de calcaires noirs" précité est un fossile authentique d'Indochine que M. Mansuy avait cru devoir, d'abord, comparer à une forme européenne, mais qu'il a ensuite décrit, après une discussion serrée, comme une espèce entièrement distincte de la forme européenne, en indiquant les motifs précis de ce changement."
On trouve effectivement dans Mansuy [1916 a, cf. p.29] la description de Conokephalina nov. sp. : "C'est cette espèce qui a été signalée, en premier lieu [Mansuy se garde bien de citer le nom de Deprat ...] sous le nom de Conokephalina (Conocephalites) cf. Emmrichi BARRANDE après examen d'un unique individu (pl.IV, fig.5). L'étude de nouveaux exemplaires de cette forme (pl.V, fig.2) a montré qu'elle ne présente que d'assez lointaines affinités avec C. Emmrichi BARR., tandis qu'elle offre la plus étroite resemblance avec les espèces du même genre du Cambrien extrême-oriental."
La lecture de ce passage provoque une certaine gêne. L'exemplaire tenu initialement pour C. emmrichi par Mansuy est (la figuration en témoigne) un bel échantillon : on a peine à croire Mansuy quand il affirme que cette forme, au second examen, n'a que d'"assez lointaines affinités avec C. Emmrichi". Comment expliquer son erreur lors du premier examen ? Même si Mansuy a eu raison en voyant dans ces fossiles des représentants d'une espèce nouvelle, providentiellement "asiatique", on remarquera qu'il esquive ses responsabilités dans la détermination initiale de l'espèce. On gagerait que, si le bloc cité par Deprat comme "plein des mêmes empreintes" n'avait pas été retrouvé, l'accusation aurait été maintenue pour ce Trilobite, également.
B- Le problème de "Pt. striata" et d'"Ell. Hoffi". Nous estimons qu'il n'est pas sérieux de les supposer introduits frauduleusement. Bien sûr, les deux échantillons ont disparu. Leurs descriptions et figurations par Mansuy [1916 a, impression initiale —sur épreuves—, "vol.V, fasc.1, pl.III, fig.1" et "pl.V, fig.4" : fide lettre de Douvillé à Lacroix, du 14-5-1918] n'ont pas été maintenues dans l'édition finale de ce mémoire. Et l'interdiction de diffusion par Lantenois du mémoire de Deprat sur le Haut-Tonkin ["1916", fide Saurin, 1956] empêche également de savoir le point précis de récolte et, du même coup, la situation de toute la riche faune —non contestée !— du Cambrien des confins sino-tonkinois recueillie par Deprat en 1916...
Néanmoins, un faisceau d'arguments ne semblent pas laisser de doutes sur le caractère "autochtone" de ces deux Trilobites contestés.
1) Ces deux espèces n'ajoutent rien d'important à la datation de la "série de Tien-fong". Immédiatement au-dessous et au-dessus de l'horizon qui les aurait fournies, abondent les Trilobites, à cachet asiatique (donc non contestés !), permettant de bien fixer l'âge de ces niveaux.
2) On sait maintenant qu'au Cambrien inférieur et au Cambrien supérieur, certains Trilobites (mêmes genres et parfois mêmes espèces) se rencontrent à la fois en Europe occidentale et dans le SE de l'Asie [cf. Pillola, C.R.Ac.Sci.Paris, t.310, série II, 1990, p.321-328 ; Feist et Courtessole, Ibidem, t.298, série II, 1984, p.177-182].
3) Enfin -et surtout- les écrits de Deprat apportent un argument que nous jugeons péremptoire. En 1913 (M.S.G.I. II, II, cf. p.4) il écrivait -malencontreusement d'ailleurs- : "Il n'a jamais été rencontré encore en Indochine rien qui puisse faire croire à l'existence de sédiments cambriens fossilifères. Il est incontestable que les dépôts cambriens encore si épais dans la région de Lin-ngan au Yunnan doivent passer en Indochine, mais là [c'est nous qui soulignons] ils sont totalement transformés en gneiss et en micaschistes par le métamorphisme intense." Et il répète cette affirmation sous une autre forme dans un second mémoire [1913 c, cf. p.67].
Deprat se montrait imprudent en affirmant aussi péremptoirement, en 1913, que le Cambrien fossilifère ne pouvait pas passer en Indochine, puisque c'est lui-même qui, en 1915, le découvrit dans le Haut-Tonkin. Mais, si Deprat avait eu dans des "réserves secrètes" (depuis 1909 !) des fossiles cambriens d'Europe disponibles pour opérer une fraude, il n'aurait évidemment pas écrit les phrases ci-dessus rapportées.

C. DISCUSSION D'ENSEMBLE ET CONCLUSIONS

Nous nous sommes attaché à l'examen, cas par cas, des Trilobites contestés. Il en ressort, pour des motifs variés, le peu de vraisemblance qu'il s'agisse de faux. La "Commission des Savants" ne s'est pas livrée, et pour cause, à un tel examen : 1) il aurait fallu qu'un rapporteur compétent essaye de s'y retrouver dans un dossier fort compliqué ; ces messieurs, au faîte de leur carrière, n'en avaient certainement ni le temps, ni le goût, ni (le vieux Bergeron mis à part) la compétence ; 2) certains des arguments énumérés plus haut avaient déjà été avancés par Deprat ; ils mettaient en cause les tergiversations de Mansuy dans ses déterminations et, surtout, le fait que Douvillé —alors âgé de 73 ans— n'avait affirmé l'origine européenne de ces fossiles, dont certains avaient été déterminés par lui, que de longues années après, et en fonction de l'opinion de Mansuy ; il y avait un grave risque de mettre en cause la haute autorité de Douvillé, influent Membre de l'Institut.

Le fond du problème est contenu dans l'état d'esprit qui régnait à l'époque. Le cheminement de la pensée de Mansuy est décrit par Lantenois [1927 a] : "M. Mansuy, se référant aux travaux classiques du Savant américain Walcott sur le Cambrien, considérait comme inadmissible et, à tout le moins, comme invraisemblable que l'on put trouver en Asie des espèces de trilobites du Cambrien d'Europe." On retrouve, presque mot pour mot, l'argumentation de l'accusation qu'en 1917 Lantenois (lettre du 18-7-1917), porte-parole de Mansuy, adressait à Deprat...

Cette opinion, générale à cette époque, a été endossée par Charles Jacob (dont la compétence, en ce qui concerne le Paléozoïque, fort fraîche, datait de son arrivée en Indochine en 1919). Il écrit en effet [1921, cf. p.6] : "C'est M. Mansuy qui, après de longues et minutieuses comparaisons, a eu le mérite et le courage de faire naître le doute, en reconnaissant l'impossibilité de la présence de certains fossiles fournis comme recueillis en Extrême-Orient."

Nous savons aujourd'hui que ce type d'arguments doit être manié avec précautions. Il est maintenant établi que le Sud-Est de l'Asie et l'Europe occidentale appartenaient, au Paléozoïque inférieur, à la même grande province faunistique, correspondant à la bordure nord du Gondwana. Deprat l'avait fort bien envisagé dans sa réponse du 19-7-1917 à Lantenois (fide Rapport Habert) : "De ce que jusqu'à ce jour [en 1918!] on n'a jamais trouvé d'espèce européenne dans le cambrien d'Indochine, il n'est pas permis de conclure qu'on n'en trouvera jamais." Il ajoutera, dans sa note (qui ne paraîtra pas) expédiée à la Société géologique le 24-8-1918, que le Cambrien moyen des confins sino-tonkinois comporte des couches contenant, à côté de Trilobites asiatiques, "une abondance énorme d'individus du genre Conocoryphe qui apparaît tout à coup, se maintient dans une épaisseur de 80 m de couches [...] puis disparaît totalement. Ce genre était jusqu'à présent totalement inconnu en Asie.

Examinons, pour finir, certains autres arguments développés rapport du "Comité des Savants" : "En ce qui concerne les incriminés, la Commission a été, tout d'abord, défavorablement impressionnée du fait que tous ces fossiles sont de premier choix, échantillons de Musée, recueillis en exemplaire unique, leur gangue présentant un aspect très différent des autres spécimens de provenance régionale." Ce passage reproduit quasi textuellement le texte, inspiré par Mansuy, du Rapport Habert (1918).

1) "Fossiles de premier choix". Cet argument doit être relativisé. Sur les sept fossiles figurés par Mansuy, les n° 1 (D. formosa), 5 (Ac. quadrimucronata) et à un moindre degré le n° 7 (Tr. ornatus du Tonkin) sont de belles pièces. Quant aux exemplaires n° 2 (Trinucleus d'Annam) et 3 (Dalmanites), ils sont fragmentaires, respectivement un céphalon et un pygidium, ce qui peut expliquer les appellations successives que Mansuy leur attribua. De même l'ex. n° 4 (Dalm. longicaudatus), "déformé par pression" (Mansuy), a fait l'objet de variations d'attribution. Les exemplaires n° 6 ("Cyph. cf. convexa") et l'éch. surnuméraire B ("Cyph. sp. ?"), sont, le premier médiocre, le second "indéterminable". L'exemplaire surnuméraire A, de Nui-Nga-Ma (Daim. sp.) est fragmentaire et mal conservé. Quant aux Trilobites 8 à 10, dont nous ne savons plus rien, Deprat lui-même note leur "bel état de conservation" mais c'était le cas de beaucoup d'autres exemplaires du Cambrien du Yunnan sud-oriental et du Haut-Tonkin voisin [voir les figurations par Mansuy, 1916 a]. Et bien des Trilobites cambriens recueillis par Mansuy lui-même et figurés dans son mémoire sur le Yunnan occidental étaient eux aussi "de premier choix".

2) Fossiles recueillis "en exemplaire unique". Cette critique, en soi plus recevable, mérite d'être examinée avec soin. Elle est cependant inexacte pour les Dalmanites de Nui-Nga-Ma (trois fragments, au total) et les Cyphaspis de Lang-Chiet (2 ex.).
De plus, nous sommes dans l'impossibilité de bien juger du nombre réel de restes recueillis dans chaque cas : l'exemple de Nui-Nga-Ma, -où si un Dalmanites a été figuré, trois au moins en proviennent- incite à la prudence. Ce que l'on peut dire est que Mansuy a figuré (n° 1 à 7) un seul exemplaire de chaque espèce déterminée, mais nous ignorons le nombre réel de débris de chaque espèce qu'il peut avoir eu en mains, sans avoir jugé bon d'en faire état : à cet égard, on notera que Mansuy note incidemment que l'Ac. quadrimucronata figuré était accompagné d'une "joue mobile droite" (non figurée) de la même espèce.

D'autre part, la critique serait recevable dans le cas de fossiles provenant de régions d'accès facile. Mettons à part le cas de Nui-Nga-Ma en Annam (mais les fossiles proviennent vraisemblablement d'éléments d'un conglomérat) et de Lang-Chiet dans le SW du Tonkin, où Deprat [1913 a, cf. p.5] cite : "de très belles coupes [...] auxquelles j'ai consacré le plus de temps possible". Partout ailleurs, dans le Haut-Tonkin et en Chine du Sud-Ouest, les conditions de travail au début du 20e siècle n'étaient pas celles de l'Europe occidentale : Deprat, cartographe essentiellement préoccupé de problèmes généraux et structuraux, effectuait des itinéraires de reconnaissance, avec escorte armée. Il se déplaçait à grande allure sans pouvoir longtemps séjourner sur place. Son agilité et sa résistance physique extraordinaires, dont attestent les courses en haute montagne pyrénéenne qu'il mènera à 50 ans passés, permettent d'expliquer la considérable somme d'observations, il est vrai rapides et de ce fait parfois fragiles, qu'il accumula.

Les recherches de fossiles étaient faites par Deprat et par ses aides. Les caisses d'échantillons étaient envoyées à Mansuy, à Hanoï, par caravanes ou par voie d'eau. Tout se faisait très vite. Deprat ("Les Chiens aboient", p. 187) rapporte une conversation qu'il aurait eue, l'été 1916, avec le commandant du poste de Dong-Van : "Le capitaine Vergny [= probablement le cap. Fr. Magnin] à cheval sur une chaise, fumait sa pipe en les regardant. "Pourquoi, dit-il, envoyez-vous des blocs entiers? - Le bloc sèche, répondit Dorpat, et se débite mieux plus tard. Les empreintes sont à l'abri à l'intérieur. Mais il faut naturellement que la couche soit très riche. - Vous expédiez ainsi des fossiles que vous n'avez pas vus? - Naturellement. Mon collaborateur [lire : Mansuy] va les dégager, les déterminer..."

Un point est certain : pour Deprat, les macrofossiles qu'il recueillait avaient pour seul but de dater les terrains traversés. Il n'avait ni le temps ni l'intention d'exploiter les innombrables gisements fossilifères qu'il rencontrait. Il n'aura de préoccupations de paléontologiste que pour les Fusulinidés auxquels il consacrera quatre mémoires.

3) Nature de la gangue, d'un "aspect très différent des autres spécimens de provenance régionale". Ces différences alléguées sont difficiles à évaluer. Elles l'étaient tout autant pour le trio Lacroix-Douvillé-Termier ou pour la "Commission des Savants". Aucun des auteurs de critiques, à commencer par Mansuy et par Lantenois, ne connaissait les secteurs incriminés, hormis -cas de Lantenois- le secteur de Nui-Nga-Ma : et là, les fameux "quartzites" -dont ce dernier niait l'existence et dont pourraient provenir deux des Trilobites contestés- existent bel et bien.

Les juges parisiens n'auraient pu émettre d'avis à ce sujet que s'ils avaient eu sous les yeux d'autres matériaux provenant avec certitude de chacun des niveaux fossilifères incriminés : ce qui n'était pas le cas (il aurait d'ailleurs fallu que Deprat -l'inventeur des gisements- garantisse l'origine de tels échantillons de comparaison : or les envois à Douvillé ont été faits à son insu, Lantenois l'a reconnu, in Rapport Habert, 1918). La déclaration tardive de l'ingénieur Lochard soulignant, 12 ans après les événements, la différence entre la gangue noire au Trinucle contesté et la couleur claire de la roche des autres Trilobites "de types spéciaux à l'Extrême-Asie", ne signifie rien : le premier est de l'Ordovicien ; les autres, du Cambrien, ont été recueillis 1 ou 2 km plus bas stratigraphiquement que le premier.

Il y a un point que la "Commission des Savants" n'a pas pris en compte mais qui était sous-entendu dans ses conclusions. Lantenois [1927 a] l'exprime avec vigueur. "Les gangues de ces Trilobites [contestés] présentaient des compositions lithologiques similaires de celles des mêmes fossiles se rencontrant dans certains gisements classiques d'Europe : - schistes ordoviciens (noirs), ou cambriens (noirs verdâtres) de Bohême ; calcaires gris-bleus, gothlandiens, du Dudley (Angleterre)." Sur ce dernier point, celui des Trilobites de Lang-Chiet, nous nous contenterons de rappeler que Deprat (et Mansuy lui-même, en 1913) parlaient d'une gangue de grès (verdâtres), et non de "calcaires gris-bleu" (voir exposé sur les Trilobites n° 4 à 6, paragraphe 3 des commentaires). Et, sur un plan plus général, des études modernes montrent qu'entre la Sardaigne et le Sud de la Chine, en particulier au Cambrien inférieur, les similitudes sont non seulement fauniques, mais "s'étendent même aux séquences lithologiques" [G.L. Pillola, C.R.Ac.Sci.Paris, t.310, s. II, 1990, p.321-328 ; F.Debrenne et Z.W.Jiang, Bull.Soc.géol.Fr., (8), V, 1989, p.819-828].

Enfin, les faciès de schistes noirs ou noir-verdâtre, gangue de la plupart des fossiles contestés, sont fort banals, où que ce soit, dans le Paléozoïque ancien.

4) Argument d'ordre minéralogique. De sa visite de vérification dans la région de Nui-Nga-Ma, fin mars 1917, Deprat avait ramené un nouveau Trilobite (qui s'avère être un Dalmanites socialis, selon J.L.Henry) qu'il confia à l'Administrateur Conrandy, lors de la visite de la Commission ad hoc, en février 1918. Autant Deprat soupçonnait (à tort d'ailleurs) Mansuy d'avoir substitué des fossiles d'Europe aux Trilobites que lui, Deprat, avait récoltés en 1912, autant il a affirmé que ce nouveau Trilobite avait bien été recueilli par lui en 1917.

E. de Margerie, président de la "Commission des Savants", chargea L.Cayeux d'étudier au microscope la gangue de ce Dalmanites. Celui-ci reconnut qu'il s'agissait d'un "quartzite - grès phylliteux à anatase" et à rutile. Du fait que dans certains échantillons de comparaison (Dalmanites fournis par Douvillé et venant authentiquement du Mont Drabow, en Bohême), Cayeux avait trouvé la même association minéralogique "d'un type tout à fait exceptionnel", il en conclut : "Et la vérité m'oblige à déclarer, sans réserve, que le moins que l'on puisse dire du quartzite-grès à Dalmanites, rapporté de Nui-Nga-Ma en 1917 [...] c'est qu'il y a toute probabilité pour qu'il vienne de Bohême."

Cette conclusion finale de Cayeux appelle les remarques suivantes :

a) Cayeux, à cette époque, était considéré en France, à juste titre, comme le grand maître de la pétrographie sédimentaire. Les lames minces des échantillons incriminés, retrouvées au Collège de France, ont été soumises au BRGM (Orléans) par l'intermédiaire de M. Ph. Rossi : Mme Beny (laboratoire de Spectrométrie Raman) a reconnu que la détermination de Cayeux, pourtant faite sur des cristaux extrêmement petits, était exacte, du point de vue de la présence d'anatase et de rutile.

b) La lecture du rapport de Cayeux montre cependant que les choses sont un peu moins nettes que sa conclusion n'y paraît :

- Les deux débris taillés dans l'échantillon de Nui-Nga-Ma "diffèrent sensiblement entre eux", en particulier par leur teneur relative en rutile.

- Des six échantillons de comparaison du Mont Drabow (Bohême), tous formés de quartzite-grès phylliteux (ce qui est banal), Cayeux en a retenu seulement deux, dont le microfaciès était analogue à celui d'une des lames de Nui-Nga-Ma, en éliminant de son raisonnement les quatre autres, qui devaient s'en différencier notablement.

- Cayeux précise cependant : "Tout bien considéré, les échantillons de l'Ecole des Mines [venant du Mt Drabow et fournis par Douvillé] ne sont identiques à aucun des deux fragments de quartzite-grès du Nui-Nga-Ma auxquels je les ai comparés."

- Mais il ajoute : "Cela étant, les deux morceaux de quartzite à Dalmanites [du même échantillon] du Nui-Nga-Ma sont loin d'être vraiment identiques entre eux..."

- "En conséquence, il n'est nullement nécessaire que deux roches soient reconnues identiques en tous points, pour affirmer qu'elles ont une origine commune." On ne peut s'empêcher de qualifier ce raisonnement de sophisme, ou -au moins- de juger abusif l'emploi du verbe "affirmer" !

c) Cayeux, certainement honnête mais imprudent, précise : "C'est la première fois que j'observe une roche de cette espèce". Cela prouve que l'expérience de Cayeux dans ce type de roches était limitée. Le pr. J.J. Chauvel, directeur du laboratoire de Pétrographie Sédimentaire de l'Université de Rennes, a bien voulu nous donner son opinion sur les fameux quartzites à anatase : "Je ne pense pas que les caractères de la gangue des échantillons soient un argument de "condamnation". En effet les grès à minéraux lourds (rutile, zircon, tourmaline, anatase etc.), fréquents dans les faciès intertidaux et/ou de tempêtes, ont presque toujours la même composition minéralogique. Ceci est encore plus vrai pour les séries cambro-ordoviciennes qui remanient des socles précambriens riches en roches magmatiques et métamorphiques. Lors du remaniement seuls les minéraux lourds restants sont conservés, si bien que le cortège a tendance à s'uniformiser.."

A. Autran (Orléans) nous a également confirmé que l'anatase était un produit de décomposition banal des éléments titanes contenus dans les ferro-magnésiens (biotite, hornblende) des roches métamorphiques de haut grade, soumises à rétromorphose dans le faciès "Schistes Verts".

Que conclure, sinon que les arguments qui ont servi à condamner Jacques Deprat étaient singulièrement légers. Ils n'ont acquis leur poids que du fait de l'intervention sans nuances des maîtres de la géologie française d'alors.

D. SI DEPRAT AVAIT ÉTÉ COUPABLE...

Posons-nous maintenant la question : pourquoi, quand et commemm Deprat aurait-il réalisé son forfait ?

Pourquoi ? A part Lantenois (1927 a), qui a prétendu que Deprat avait fait un usage "sensationnel" des fossiles contestés —on ne peut guère le soutenir que pour les deux formes de Nui-Nga-Ma—, personne n'a réussi à comprendre le but de la fraude supposée. Ce ne peut être pour acquérir une réputation qui est, dès avant 1913, largement établie: en France, où les grands patrons de la Géologie (Aug. Michel-Lévy, Lacroix, Douvillé, Termier) connaissent bien Deprat et l'apprécient fort, où l'Académie des Sciences et la Société de Géographie lui ont décerné des prix ; â l'étranger également, sa nomination comme Vice-Président du Congrès du Canada (1913) en témoigne. Allait-il compromettre sa marche vers les plus hautes destinées par des agissements de gamin irresponsable ? On a peine à le croire, et l'analyse de tout le reste de sa vie semble l'exclure.

Quand et comment ? Nous avons la certitude que Deprat, arrivé au Tonkin en juin 1909, en est reparti en février 1919, sans revenir entre temps en Europe. Le supposer faussaire oblige à envisager : 1) soit qu'il amène les fossiles avec lui en 1909 ; 2) soit qu'il se les fasse envoyer.

1) Premier cas : lors de son engagement, négocié en France, Deprat ignorait évidemment les terrains qu'il devait rencontrer, et les énigmes d'âge qu'ils pouvaient lui réserver, d'autant plus que les zones dont il allait entreprendre l'étude étaient pratiquement inconnues et vierges. Il ne savait même pas que son premier travail allait concerner le Yunnan. C'est en effet seulement le 1-4-1909 que Lantenois propose au Gouverneur général [dossier G.G. 33218] le principe d'une telle mission : Deprat, embarquant à Marseille le 23 mai, n'a guère pu être prévenu avant son départ. On ne comprend donc pas pourquoi, étant donné la large palette des formations représentées en Indochine, il aurait choisi d'emporter spécialement des fossiles du Paléozoïque ancien. Et cela, d'autant plus qu'il n'avait jusqu'alors aucune particulière attirance pour les terrains primaires, ses spécialités étant la pétrographie et la tectonique alpine. Peut-on penser raisonnablement, en outre, qu'un jeune géologue, s'expatriant pour de nombreuses années, évidemment chargé du bagage multiple que va nécessiter l'installation aux antipodes de toute une famille (avec deux petites filles) , comment penser qu'il va avoir l'idée de se charger d'une collection de fossiles d'Europe qu'il lui aurait fallu soit acheter soit dérober dans des collections et qui ne peut qu'ajouter un excédent de bagage non négligeable ? Comment imaginer qu'il ait transporté ces échantillons en vue d'une fraude tout à fait problématique et qu'il ait réussi à les dissimuler chez lui des années durant, sauf à supposer que sa famille et ses familiers aient été complices de ses agissements frauduleux, car on ne peut pas envisager que ces fossiles aient été entreposés au Service géologique même où Mansuy, Dussault, Margheriti où les techniciens auraient pu les remarquer...

2) Ou bien les fossiles lui ont été envoyés, une fois que Deprat a pu juger après les premières explorations quels étaient les niveaux à dater dans les séries du Paléozoïque (cela exclut cependant le cas du Dionide formosa, récolté en Chine lors de la première mission). Mais qui aurait pu acheter, à sa place, en France, la série de fossiles nécessaires ? Toute sa proche famille est avec lui à Hanoï. Il est difficile d'envisager qu'il ait eu un ami géologue, suffisamment intime et potentiellement "complice", pour opérer le choix et l'achat des pièces (au moment de "l'affaire", cela se serait immanquablement su) : Bresson, Fournier, Giraud (qui deviendra son ennemi), Piroutet (avec qui il est déjà en froid), tels sont ses amis ou relations de jeune géologue. Bien sûr, il a pu passer commande chez un marchand de minéraux et fossiles, tel Nérée Boubée à Paris : il est cependant invraisemblable que, lors de son procès et du tapage qui s'ensuivit dans le milieu géologique, cette commande n'ait pas été révélée, ni que l'arrivée d'un tel envoi soit passé inaperçue dans une ville ne comptant guère que 2000 européens, s'observant étroitement...

Les insinuations les plus absurdes eurent libre cours quand Deprat fut devenu un proscrit. Le bruit courut -Deprat accuse "Bornier" (= Termier) de l'avoir colporté- "qu'on avait trouvé, sur les fossiles incriminés, les étiquettes de marchands de fossiles" ["Les Chiens", p.332]! Effectivement, vers 1945, un tel bruit courait encore à Paris... Et, dans un rapport fait par un haut fonctionnaire il y a peu d'années sur l'historique des Services des Mines et de Géologie d'Indochine, on peut lire : "une commission composée de notoriétés internationales [sic] vient de démontrer que les échantillons trouvés par Deprat proviennent du seul gisement de tels trilobites connu dans le monde, en Hongrie [sic], et que le lot ressemble étrangement à celui qui a été subtilisé au Musée de Prague quelque temps auparavant [peu de temps avant ? : or Deprat est en Indochine depuis 1909, et il n'a jamais auparavant mis les pieds en Europe centrale]. Naturellement le coupable est renvoyé et cette affaire impose de ne pas tenir compte des travaux qu'il a publiés dans les Mémoires et Bulletins du service, comme le note Fernand Blondel dans l'historique qu'il publiera en 1932.."

Les chiens étaient vraiment lâchés... On les espère muselés !

REMERCIEMENTS.

Ce travail a demandé de nombreuses aides. La lecture d'un exemplaire des "Chiens aboient", aimablement prêté par le Pr. Bernard Gèze (Paris), accompagné des clés des principaux personnages, a constitué le détonateur de l'entreprise. Jacques Sigal (Vincennes) a recherché et retrouvé au Collège de France (lab. de Géologie, Meudon) les documents de base que le Pr. Laporte, Administrateur du Collège, nous a autorisé à utiliser : les copies des rapports de la "Commission des Savants" (1919) ayant condamné Deprat, quelques Trilobites du procès et la collection de lames minces où figurent les nombreuses espèces de Fusulines définies par Deprat. Maurice Lys (St Cloud) a re-examiné, durant une année, ce considérable matériel, sur lequel il a rédigé un mémoire où il rend hommage au micropaléontologiste injustement calomnié qu'a été également Jacques Deprat.

Jean-Philippe Lefranc (Montpellier), qui s'intéressa autrefois à "l'affaire", m'a fourni une documentation précieuse sur l'oeuvre d'"Herbert Wild". Yves Bouyssou (Igny), ancien directeur commercial chez Albin Michel, a bien voulu consulter les archives de cette maison d'édition.

Pour la période "avant l'Indochine", m'ont aidé : M. et Mme François Leclerc et le Dr Guy Lefebvre, cousins de Jacques Deprat ; les Pr. Jean Thiébaut et Yves Rangheard (Besançon). Je dois également remercier MM. Cl. Picard, directeur de l'Ecole française d'Athènes, E. Kolodny (Aix-en-Provence) et Chr. Genre (Poitiers) pour la période "grecque", Ph. Rossi (Orléans) pour la période "corse", le Doyen M. Roques (Clermont-Ferrand) pour des renseignements sur J. Giraud.

Pour la période 1925-1935 -celle d'"Herbert Wild", homme de lettres et pyrénéiste-, j'ai obtenu les témoignages de MM. Pierre Sadde (Moulins), Jean Davasse et Robert Olivier (Pau), de Mme Castaing (Belair) et de Mlle P.Lacassaigne (Biarritz) qui, dans leur jeunesse, ont bien connu Herbert Wild.

En ce qui concerne la période cruciale, "indochinoise", j'ai obtenu des renseignements et avis de Philippe Janvier et du Pr. Léonard Ginsburg (Muséum, Paris), du Pr. Tong-Duy-Thanh (Hanoï), du Pr. Hubert Pélissonnier (Ec. des Mines, Paris) eî -par lui- du Pr. Eugènugènee Raguin et de l'Inspecteur général au Corps des Mines J.J. Desrousseaux (Paris), de MM. Renaud du Dresnay (Rabat), Eric Fourcade (Paris), du Pr. JJ. Chauvel et de Jean-Louis Henry (Rennes) qui m'ont renseigné respectivement sur les "minéraux lourds" et sur les Trilobiles contestés. Le Père Henri Fontaine, des Missions Etrangères (Paris), excellent connaisseur de la géologie du Sud-Est asiatique, m'a donné de précieux avis. MM. Philippe Langlet (Rambouillet) et P. Brocheux (Paris) m'ont orienté pour les recherches sur la vie en Indochine au début du 20e siècle. Le Pr. Xavier Le Pichon (Collège de France) ne nous a pas ménagé son appui, sur ce sujet touchant à la Géologie du Vietnam, sujet qui lui est cher.

Ensuite, et surtout, Madame Alice Tissier (Devay), fille de Jacques Deprat, m'a accordé une dizaine d'entretiens et communiqué des documents familiaux (textes inédits, lettres, photographies, ...), grâce auxquels la personnalité de son père a pu être bien cernée.

En l'état actuel des recherches, le courrier reçu par ce dernier et son dossier personnel sur "l'affaire" -qui se trouvent peut-être encore dans la région de Pau- n'ont malheureusement pas été retrouvés. Cependant les nombreux documents d'Archives d'Aix-en-Provence et de l'Académie des Sciences ont permis, en fait, de les remplacer.

Aux Archives d'Outre-Mer (Dir., J.F. Maurel), j'ai reçu une aide considérable de Mlle Vachier, après avoir obtenu une dérogation de M. Favier, Directeur Général des Archives de France, pour pouvoir consulter les dossiers (confidentiels jusqu'à l'an 2000) sur J. Deprat. A l'Académie des Sciences (Conserv., Mme Demeulanaere-Douyère), Mme Pourret m'a aimablement orienté. A la Société géologique de France, enfin, dont la riche bibliothèque a été longuement consultée, Mme Ozanne, Mme Morhain et Mme Frideling ont été d'une obligeance sans égale.

Le Conseil de la Société géologique, sur l'initiative des présidents, les Pr. Jean Didier (1989-1990) et Claude Babin (1991), a décidé enfin de mettre en route le processus tendant à la réhabilitation de Jacques Deprat, qu'une décision regrettable avait, en 1919, exclu de la Société.

Last but mot least, j'ai bénéficié de la part de mes anciens collaborateurs de l'ex-laboratoire de Géologie Méditerranéenne de l'Université de Toulouse, de l'amical et efficace coup de main pour la frappe (A. Majesté-Menjoulas), la lecture (S. Baudelot) et le traitement final (Ph. Olivier et Ch. Cavaré) de ce manuscrit. A tous, un grand merci.


Claude Deprat, fille de Jacques, devant la tombe de son père au cimetière d'Ansó (Haut Aragon, Espagne)

RÉFÉRENCES

Sigles utilisés : = E. S .G.I. (Bulletin) et M.S.G.I. (Mémoires), Service géol. de l'Indochine ; -"Les Chiens" = H. Wild, Les Chiens aboient (1926).

DOCUMENTS D'ARCHIVES.

Archives de l'Académie des Sciences (Paris).

- Dossiers académiques : L. Bertrand, M. Boule, L. Cayeux, H. Douvillé, E. Haug, A. Lacroix, E. de Margerie, P. Termier, ...

- Fond Alfred-Lacroix, Correspondance : Dossier Deprat, avec en particulier le Rapport Habert, et "Note concernant les Trilobites incriminés du Service géologique", 8 p., non datée mais jointe à la lettre du 15-11-1918 ; Dossiers H.Douvillé, J. Giraud, Lantenois, Mansuy, De Margerie.

- Fond Charles-Jacob, Correspondance : l'affaire Deprat est analysable surtout dans les dossiers Deprat, 34 pièces, et Lantenois, 8 pièces ; voir aussi dossiers Maurice Blondel, A. Bordeaux, Colani, Fournier, Fromaget, J. Giraud, J. Gubler, Alfred Lacroix, André Lochard, Maurice Lugeon, Mansuy, Margheriti, Etienne Patte, Perronne, Pierre Termier.

- Archives Nationales (Arch. Contemporaines, Fontainebleau) : Dossier Légion d'Honneur de H. Lantenois (n° 62506-1).

- Archives Nationales (Paris) : Dossier A. Lochard [extrait de F/14/11636] ; Dossier Légion d'Honneur de M. Mansuy (série LH).

- Archives d'Outre-Mer (Aix-en-Provence). Dossiers [confid.] Deprat : Min.Col., EE II, 2637 (6) ; Gouv. Gén., n°s 2795, 2941, 33.218, 36.680, 60.236 ; Indoch. (nouveau fonds, carton 478, dossier 4163) ; Corr. Minist. en 1919, B 21 (140) et B 21 (141) -;

Dossiers Lantenois : Min.Col., EE II, 2634 ; Gouv. Gén., n° 36.786.
Dossiers Mansuy : Gouv. Gén., n° 36.126 et 32.372.
Dossiers Colani : Gouv. Gén., n° 36.650 ; Min.Col., EE II, 3606 (10).
Dossiers Counillon : Gouv.Gén., n° 36.661 ; Min.Col., EE II, 614 (10).
Dossiers J. Giraud : Gouv. Gén., n° 36.736 ; Min.Col., EE II, 177 (4).
Dossiers Margheriti [confid. : extraits] : Gouv. Gén., n° 36.821 ; Min.Col., EE II, 2707 (18).

Archives départementales du Doubs (Besançon). Dossier admin. d'Amédée Deprat.

Archives de l'Université de Besançon. Dossier univers. de Jacques Deprat.

Collège de France, Laboratoire de Géologie (Meudon, 1990) :

"Rapport de la Commission spéciale désignée par le Conseil de la Société Géologique de France sur la demande de M. le Ministre des Colonies (lettre du 28 mars 1919)", daté du 4-6-1919, 5 p. dactyl. ; "Rapport (annexe) sur l'étude comparée du quartzite à Dalmanites, rapporté par M. Deprat du Nui-Nga-Ma, en 1917, et des quartzites siluriens du Mt Drabow, Bohême", par L. Cayeux, daté du 24-5-1919, 5 p. dactyl.

[Avec l'accord de M. l'Administrateur du Collège de France, des copies de ces documents, ainsi que les fossiles liés à l'affaire Deprat, viennent d'être déposés à l'Institut de Paléontologie du Muséum National d'Histoire Naturelle, à Paris].

Société Géologique de France. Comptes-rendus de la Commission du Bulletin (5-1-1918 ; 4-11-1918 ; 18-11-1918) et du Conseil de la Société (9-12-1918 ; 13-1-1919 ; 24-2-1919 ; 8-4-1919 ; 4-11-1919). Archives, "Affaires Deprat" : Rapport Habert (1918) ; Rapport de la "Commission Spéciale" (= Comm. des Savants, 1919] ; plus quatre lettres relatives à l'affaire.

_________________

Sur le site des Annales des mines (Collection Gérer et comprendre), voir aussi :
L'affaire Deprat dans le tourbillon des changements de gouvernance, par Jean Behue-Guetteville (2007)

_________________

Numérisé et mis sur le web par Robert Mahl (2010).

_________________