TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VII (1993)

François ELLENBERGER
Adresse présidentielle

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 1er décembre 1993)

Mes chers confrères,

Empêché de participer à notre Assemblée générale, je tiens néanmoins à vous exprimer en cette nouvelle année toute ma reconnaissance pour votre attachement fidèle à notre Comité. Il s'est acquis désormais une réputation de sérieux qui déborde de nos frontières, et ses Travaux font autorité. Tous ensemble, nous avons oeuvré avec succès pour donner à l'Histoire de la Géologie dans notre pays toute la place qu'elle mérite dans le cortège des sciences tant naturelles qu'humaines. Grâce en soit rendue en premier lieu à la petite équipe qui, autour de Jean Gaudant, ne ménage pas sa peine pour organiser nos séances et pour publier nos travaux. Et, bien sûr, un très grand merci à ceux de nos membres qui nous font bénéficier de précieuses communications orales ou écrites. Et à ceux qui prennent de leur temps pour venir les écouter, irremplaçable encouragement.

Incidemment, j'ai le plaisir de vous annoncer que le second tome de mon Histoire de la Géologie sort enfin de presse, à son tour, venant après les ouvrages de nos amis Gabriel Gohau et Goulven Laurent, livres exemplaires qui font honneur à notre pays. Le champ d'études est si vaste, d'une richesse si inépuisable, que nous ne serons jamais de trop à l'explorer et le déchiffrer, en nous épaulant mutuellement, en nous complétant selon nos moyens propres, en profonde amitié.

Puis-je vous faire part dès maintenant de quelques-unes (parmi bien d'autres) des réflexions suscitées par mes longues études ?

La Géologie moderne naît en bloc sous nos yeux, entre 1800 et 1825 ou 1830, et n'aura plus ensuite qu'à s'étoffer toujours davantage, en un développement additif continu, relevant désormais sans doute plus de l'historique que de l'histoire proprement dite : car les bases nouvelles sont une fois pour toutes acquises d'emblée (l'immensité de la durée des temps géologiques ; la succession de multiples mondes vivants différents au cours du temps, l'Homme venant en tout dernier ; en conséquence, la méthode décisive de datation paléontologique des couches, clé d'une véritable histoire de la Terre ; le plutonisme et la transformation des masses rocheuses au cours des orogenèses successives).

Cette grande et subite éclosion d'il y a deux siècles, comment s'explique-t-elle ? Voilà l'une des principales questions que je me suis efforcé d'explorer. Affaire des plus complexes, encore à débattre. Le rôle des hommes, en particulier, doit être pesé avec soin. A coup sûr, il y a eu des personnages majeurs : mais inséparables de leur contexte. Concentrer exclusivement nos efforts sur quelques "pères fondateurs" allégués, aboutit à une historiographie biaisée (ex. : survalorisation du rôle de Charles Lyell, promu promoteur de l'Actualisme, doctrine en fait florissante en France ou ailleurs cinquante ans plus tôt). Tant de choses mûrissaient simultanément, à l'avance et de longue date, grâce à tant d'acteurs ! Il importe aussi de mettre en lumière l'oeuvre d'une poignée de pionniers précoces qui ont agi en authentiques géologues-nés, faisant preuve d'une surprenante acuité de vision. J'y vois l'indice que la géologie, celle de terrain (pour moi la seule vraiment digne de ce beau nom !), est largement un art, un don inné.

Une autre vaste interrogation porte sur le statut exact qu'il convient d'attribuer aux recherches et aux réflexions sur la terre du siècle et demi qui précède, où tout se prépare. Avant toute chose, l'historien doit adopter une attitude de respect envers les auteurs du passé. Avant de les juger, commençons par les lire, dans le texte, avec attention et l'esprit libre de tout préjugé. Piteuse histoire, que celle qui se complaît à gloser avec commisération ou ironie, de seconde ou troisième main le plus souvent, sur les erreurs grossières de nos devanciers, sur leurs égarements théoriques, leur inféodation servile aux dogmes bibliques, etc. - Je prendrai juste un exemple : le nom du grand naturaliste zurichois Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733) n'est jamais cité que pour son "Homme témoin du Déluge" (en fait une insolite salamandre fossile géante mal conservée) : mais qui donc a daigné s'intéresser bien plutôt à ses vrais apports en Paléontologie, notamment sur les Ammonites (voir plus loin) ? Ricaner des seules bévues naïves de cet homme, c'est s'abaisser soi-même. Tous ces auteurs passés agissaient, eux, avec sérieux, en fonction de leur propre contexte culturel : prenons-les donc nous aussi au sérieux. S'ils ont erré, démêlons la logique de leur erreur : car ces hommes étaient de bonne foi. A leur place, nous aurions fait comme eux. Mais l'une des croix de l'historien, c'est bien de tenter sans trop d'illusions d'éradiquer les visions historiographiques fallacieuses qui refont périodiquement surface, quasi-indéracinables, entretenues dans le public par une vulgarisation bâclée.

Il s'avère que fort souvent ces mêmes auteurs passés nous ont fait part des règles générales méthodologiques auxquelles ils entendaient se plier : presque toujours, ce sont des préceptes permanents de logique inductive baconienne, en général irréprochables dans leur formulation (qu'ils les aient toujours correctement appliquées est une autre affaire). Le plus curieux est que nous ne percevons nulle rupture épistémologique dans ces déclarations d'intention, tout au long de la période qui va de 1660 à 1845. Scientifiques à l'arrivée, ces attitudes ne l'étaient-elles donc pas aussi au départ ? R. Hooykaas a déjà insisté sur la différence entre le "scientifiquement correct" de jadis et le "scientifiquement exact" d'aujourd'hui.

Il apparaît aussi, en examinant les choses à fond, que l'expression "Théorie de la Terre" n'a pas été bien comprise. On la limite volontiers aux systèmes biblico-géologiques de ce nom, échafaudés par des auteurs imbus d'apologétique, enivrés par la séduction même de leurs constructions a priori, qui prétendaient tout expliquer sans grand souci des faits concrets. Or, on découvre à un mûr examen un autre versant des choses : de génération en génération, même des auteurs fondamentalement empiriques et adversaires des systèmes déclaraient vouloir, par leurs travaux, contribuer à l'établissement de "la théorie de la Terre", proposée comme l'idéal collectif à poursuivre en commun. Le moment venu, "la" théorie de la Terre est tout simplement devenue la Géologie sous son angle théorique (la Géognosie d'origine minière lui donnant pour une part sa méthode d'analyse pragmatique des bâtis du sous-sol).

Et du reste, avant de ridiculiser les Théories de la Terre de jadis, demandons-nous plutôt dans quelle mesure nous ne sommes pas à notre insu piégés nous-mêmes dans nos propres systèmes monolithiques de pensée. L'Homme ne change pas, et ses conduites varient peu à travers les âges. Rien de plus instructif à ce titre que de fouiller dans les archives de notre science naissante, pour y observer comme à nu les pratiques mentales, sources de piétinement et de fausses routes. Non pas uniquement pour plaindre nos devanciers de leur cécité, de leurs faiblesses : mais aussi pour discerner, comme dans un miroir tendu, les conduites similaires, les errements des générations suivantes, y compris la nôtre (si légitimement fière de ses immenses progrès). Le catalogue complet serait fort long. Donnons simplement quelques exemples de ces errements récurrents.

D'âge en âge, nous avons retrouvé chez un grand nombre d'auteurs cette cause majeure de stagnation, sans doute la plus pernicieuse de toutes : la méconnaissance inexcusable de la bibliographie (mais qui de nous aujourd'hui n'en est pas coupable ?). Tout le développement de la géologie en a été retardé. Ainsi, pour ne citer qu'un cas parmi une foule d'autres : dans les glorieuses années 1820-1840, un effort extraordinaire est fait pour diffuser et rassembler toute l'actualité, mais en oubliant par trop les travaux antérieurs. Les géologues aux prises avec les difficiles problèmes du Tertiaire parisien se battaient entre eux de façon stérile, alors que Lavoisier avait donné vingt ans plus tôt la solution complète de l'affaire avec son modèle prophétique incluant (transcrits en langage moderne), les changements latéraux de faciès, les lentes transgressions et régressions, etc.

Autre méfait chronique : le flou du vocabulaire. Ce peut être en matière de concepts, et c'est un piège tendu à l'historien mal documenté : ainsi pour les vocables "Révolutions" (violentes chez un Cuvier, lentes et douces chez Lamarck) ; - ou "Créations" (surnaturelles pour certains, matérialistes chez d'autres) ; etc. Mais c'est en minéralogie, et encore plus en paléontologie, que le manque d'une terminologie scientifique précise a été dommageable. On peut, hélas ! dire que jusqu'à l'introduction d'une rigoureuse nomenclature binomiale par la génération de Lamarck et Cuvier, tous les efforts méritoires en matière de figuration et description de fossiles sont restés stériles, en retardant la prise de conscience du fait capital de la succession chronologique des faunes.

Autre méfait grave, de fond, éternel : le vertige délicieux d'élaborer des hypothèses simplificatrices, d'échafauder des systèmes unicausaux. Il n'a cessé de piéger même les plus grands. Les exemples pullulent. Quelquefois, cela a marché, jusqu'au triomphe (la loi de l'attraction universelle ; la datation paléontologique des couches : clefs uniques, magiques, ouvrant d'un coup toutes les portes). Le plus souvent, c'était l'enlisement qui était au bout (Buffon et ses courants marins qui, à la fois, déposaient la matière des couches et y modelaient le relief ; Gottlob Werner et la superbe vision neptuniste, qui expliquait simultanément tant de choses, etc.). Et qu'il aurait été beau et satisfaisant pour l'esprit que tout fût, à la fois, expliqué, soit par l'unique abaissement de la mer, soit par le seul basculement de l'axe des pôles, soit encore par le tout-puissant refroidissement inexorable du globe !

Qu'il est difficile, en tout temps, de se résoudre à déclarer : "Tout bien pesé, la solution m'échappe !". Ne préfère-t-on pas n'importe quelle explication à ce simple aveu, où gisent pourtant les progrès à venir ? Félicitons à ce titre les De Sauvages, les De Saussure, entre autres, d'avoir ouvert pour l'avenir toutes grandes des portes fécondes, en léguant des questions lucides plutôt que des solutions prématurées, hasardeuses. Toute science commence par des interrogations béantes.

Piège encore, assez paradoxal à nos yeux modernes, que celui de l'actualisme abusif. Il a quelquefois pu se révéler non moins traître que le catastrophisme a priori ; mieux : il a pu y conduire. Ainsi, les meilleurs observateurs face aux paradoxes de l'héritage glaciaire (formes du terrain, dépôts superficiels variés, etc.), inexplicables par les "causes actuelles", ont fort logiquement cru sensé d'extrapoler au-delà de toute mesure la puissance de ces agents avérés que sont les eaux sauvages (les "torrents" de Boulanger, la "grande débâcle" de De Saussure, etc.). On se condamne à ne rien comprendre au néo-catastrophisme diluvien du début du XIXème siècle si l'on méconnait la logique de cette résurgence, imposée en son temps par une meilleure connaissance des réalités du terrain.

Il y a eu parfois d'instructifs conflits entre le laboratoire et le terrain (il y en aura d'autres, jusqu'à nos jours). Ainsi sur le granite ; il ne fond pas complètement dans le creuset, et se refroidit en une sorte de verre : puissant argument logique a contrario en faveur de son origine aqueuse (idée à demi-vraie, notons-le : le magma granitique originel est riche en eau). L'analyse chimique du basalte l'a identifié formellement au "Trapp", sédiment allégué : Bergmann, le meilleur "géochimiste" de l'époque l'affirme. Qu'importent alors les dires des naturalistes de terrain ? Même De Saussure se convertit à ces certitudes prématurées assénées par la science "dure" du temps. Qui, ayant progressé, sera si bénéfique vingt ans plus tard avec James Hall.

Bien d'autres réflexions me viennent. La place manque ici. Au XVIIIème siècle, les idées stagnent souvent. Comment distinguer ce qui est influences de ce qui est récurrences ? Et comment apprécier à leurs justes valeurs les rôles respectifs de l'observation et de l'hypothèse ? Eux-mêmes s'interrogeaient à ce sujet. Certains (tel Nicolas Desmarest) ont sévèrement jugé ceux (tel Guettard) qui se contentaient par trop d'accumuler les données, pour elles-mêmes. D'autres ont théorisé abusivement, chacun le sait. Mais chez ces faiseurs de systèmes, la différence de valeur est parfois énorme (à mes yeux) entre leurs élucubrations et leur oeuvre descriptive concrète. Or, c'est celle-ci qui a vraiment servi la science. John Woodward, J.-J. Scheuchzer, De Maillet naturalistes, pour moi, valent tellement mieux que leurs systèmes abstraits, et Cuvier que son Discours !

Je termine. La science est curiosité, tourment de l'esprit, lutte, cheminement parfois épuisant. Mais elle est aussi amour, et une incomparable source de joie. Bonheur indicible d'avoir enfin trouvé, d'avoir découvert, d'avoir compris, d'avoir vu. Sachons partager et savourer à notre tour cette joie en lisant avec une lucide piété ces oeuvres du passé, imprimées avec tant de soin, lettre après lettre, à la main, sur un merveilleux papier chiffon qui défie les ans (alors que tant de publications plus récentes tombent littéralement en miettes). La Géologie est la résurrection du passé de la Terre et de la Vie. Et son histoire à elle, c'est aussi la résurrection de ces hommes, ces frères, qui l'ont rêvée, qui l'ont édifiée, qui nous ont transmis le flambeau. Que sa flamme ranime en nous un enthousiasme neuf : la Géologie est si belle !

François ELLENBERGER

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Johann-Jakob SCHEUCHZER et les Ammonites

J.-J. Scheuchzer (1672-1733) était en son temps connu dans toute l'Europe savante, et avait de très nombreux correspondants épistolaires ; parmi eux John Woodward, dont il adopte la vision de la Terre, entièrement "dissoute" puis resédimentée lors du Déluge. Les organismes fossiles datent de cette catastrophe et en sont les témoins palpables (cela contre la thèse de la génération spontanée minérale dans les roches). L'auteur, médecin-chef de la ville de Zurich, avait réuni d'importantes collections, et a publié de nombreux ouvrages, où s'exprime par le texte et par l'image (belles gravures) sa double ferveur envers le Créateur et envers toutes ses créatures, fossiles compris. Il a notamment décrit et figuré un grand nombre d'Ammonites (149 selon d'Archiac), avec beaucoup de méthode. Les critères de classement sont : - Présence ou absence d'une carène ; - coquille lisse ou "striée" ; - tours comprimés, épais, arrondis, etc. ; - "stries" (côtes) simples, bifurquées, trifurquées, etc. ; - minces, larges ; élevées ou basses ; arrondies ou en forme de toit ; etc. ; - présence ou absence de tubercules ; - etc. - Chaque diagnose en latin est accompagnée d'un commentaire en allemand, précisant l'origine ; référence est faite aux descriptions d'autres auteurs. (Mais pas de nom binomial standard).

En voici deux exemples (tirés de Helvetia stoicheiographie..., 1718, et de Physica sacra, 1731 (notre traduction).


A gauche : "Corne d'Ammon à arête dorsale (= carène), faisant faiblement saillie sur le pourtour externe entre deux sillons, les spires quasiment divisées sur toute leur longueur par une sorte de dépression, stries (côtes) simples, ondulées en forme de S, allant jusqu'au bord externe, en faible relief sur la surface plane latérale (des spires) ; quatre tours ; diamètre 4 pouces 1/2, largeur de la spire extérieure un pouce 2 lignes, épaisseur 10 lignes". - Origine : Whitby (Yorkshire), couleur noire, parfois restes du test. - (= Très certainement Hildoceras bifrons selon H. Torrens, in litt.).

A droite : "Corne d'Ammon dont l'arête dorsale est constituée de petites arêtes en faible saillie, un peu épaisses et noueuses, côtes simples plus épaisses au début et à la fin, se dirigeant droit vers la marge (= le bord externe du tour), où elles s'élèvent en tubercules, et de là réfléchies vers la tête de la pierre". - (= Identifiée comme Cardioceras (Vertebriceras) vertébrale, typique de l'Oxfordien moyen, zone à Plicatilis, selon H. Tintant, in litt.).