TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1977)

Georgette LEGEE
Etienne GEOFFROY ST HILAIRE ET LA PALEONTOLOGIE DES VERTEBRES

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 10 mars 1977)

L'histoire de la paléontologie est subordonnée à celle de l'anatomie comparée. Ces deux sciences sont nées à la fin du XVIIIè siècle et au début du XIXè. En France, les principaux artisans de ces recherches sont Georges Cuvier, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire et Ducrotay de Blainville.

Le XVIIè siècle, avec la création des académies, avait essentiellement recueilli les matériaux qui devaient servir plus tard à des études générales. Claude Perrault et Duverney avaient publié, sous la protection de Louis XIV, des Mémoires pour servir à l'histoire naturelle des animaux (1676). Au XVIIIè siècle, ces matériaux avaient déjà permis des comparaisons (Vicq d'Azyr, Daubenton, Camper). Le XIXè siècle voit l'élaboration des lois de l'organisation. L'anatomie devient philosophique. Georges Cuvier publie ses Leçons d'anatomie comparée (1800-1805), Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, sa Philosophie anatomique (1818-1822).

De l'application de ces lois aux ossements fossiles est née la paléontologie des vertébrés. Les premières lois ont été énoncées par G. Cuvier, créateur de la paléontologie des vertébrés. Les lois énoncées par E. Geoffroy Saint-Hilaire en font le créateur de la paléontologie évolutive, car elles vont lui permettre d'établir des liens entre les vertébrés disparus et les animaux actuels, liens qui prouveront la mutabilité des espèces refusée par G. Cuvier. Les études embryologiques d'E. Geoffroy Saint-Hilaire et d'Augustin Serres, créatrices de nouvelles lois de l'organisation, vinrent aussi éclairer les observations paléontologiques. Enfin, la tératologie elle-même a fourni des arguments à E. Geoffroy Saint-Hilaire en faveur de la paléontologie évolutive.

Nous allons voir comment E. Geoffroy Saint-Hilaire a eu recours à toutes ces lois dans l'étude des fossiles auxquels il s'intéressa, c'est-à-dire dans l'étude des restes qualifiés de "crocodiles fossiles" par G. Cuvier.

Les lois de l'organisation appliquées à la paléontologie des vertébrés

G. CUVIER avait fait revivre deux lois déjà énoncées par Aristote : la loi de subordination des caractères et celle de la corrélation des formes (cf. Histoire et Nature, n° 3). Cette dernière surtout lui avait permis de reconstituer un grand nombre d'animaux fossiles d'après les restes épars. En particulier, il avait reconstitué les mammifères du gypse de Montmartre. Des sabots sont associés à des dents à table d'usure (ou, à la rigueur, à des dents à tubercules émoussés comme celles du porc) ; des griffes correspondent à des dents tranchantes de carnivores, pointues d'insectivore, râpeuses de rongeurs, etc...

E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE utilise évidemment ces lois. D'ailleurs, le point de départ de ses observations est, en général, le travail que l'on peut qualifier de "préparatoire" de G. CUVIER. En particulier, il utilise les planches publiées par G. CUVIER, dans ses Recherches sur les ossements fossiles (1812). Mais il va discuter les conclusions de CUVIER en se basant sur ses propres lois, si bien mises en évidence dans sa Philosophie anatomique, lois tirées de l'anatomie comparée, de l'embryologie et de la tératologie, en faisant appel aussi à certaines lois d'A. SERRES.

Trois lois importantes constituent la théorie des analogues d'E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE :

Il faut y ajouter une loi tirée de la tératologie : les monstruosités reproduisent souvent des cas normaux dans d'autres groupes zoologiques.

Application à l'étude des crocodiles fossiles

Pendant la campagne d'Egypte, E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE avait eu l'occasion d'observer et d'étudier minutieusement les caractères des crocodiles actuels et en particulier leur ostéologie. On comprend dès lors l'intérêt qu'il manifesta pour l'étude des crocodiles fossiles.

Lorsqu'il commence ses travaux plusieurs restes fossiles étaient connus : le gavial des schistes calcaires de Monheim en Franconie décrit par Sommering, espèce qu'il considère comme inconnue et nomme crocodilus priscus ; les gavials de Merk et de Collini reproduits par Faujas de St Fond ; ceux de Bauder, d'Hugi, etc...; le crocodile de Boll dans le Wurtemberg, conservé au cabinet royal de Dresde. En Normandie, d'importantes découvertes avaient été faites : gavials du Havre et de Honfleur, puis les crocodiles du calcaire de Caen. Ces derniers furent trouvés : dans les carrières d'un village nommé Allemagne au Sud de Caen; près d'un faubourg de Caen, appelé Vauxelle ; et à Cuilly, village situé à 12 Km au sud de Caen, sur la route de Falaise. Des dessins, faits par Cordier, furent envoyés à E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE, par Lamouroux, professeur à la faculté des Sciences de Caen, Eudes Deslongchamps, étudiant en médecine, participa aux découvertes des ossements. E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE se rendit sur place en 1830, puis, plus tard, en 1837.

Les travaux de CUVIER sur les crocodiles fossiles furent le point de départ de ses observations, mais il signale l'incompréhension de CUVIER pour l'ostéologie de l'arrière crâne des crocodiles, et donne une nomenclature des os du crâne, basée sur sa théorie des analogues, qui diffère de celle de CUVIER (cf. les planches du même crâne données par chaque auteur).

Comme CUVIER, il distingue des organes dominateurs qui sont ici :

A propos du canal nasal, il écrit : "Il est de l'essence d'un organe qu'une modification profonde de ses parties rend propre à plusieurs usages, d'être disposé à beaucoup de variations". Or, le canal nasal sert à la fois d'organe d'olfaction et de conduit ou organe de respiration. Par rapport aux autres reptiles, ce conduit s'amplifie chez les crocodiles et devient un long sinus. Il se forme des arrières narines qui précèdent la formation des palatins. Ce "fait crocodilien" ne se retrouve pas sur le crâne du calcaire de Caen qui possède un canal cranéo-respiratoire et un palais de dimension moyenne. L'apparition du palais est un caractère de mammifère.

Quant aux rochers, ainsi qu'aux os tympaniques, chez les crocodiles, ils arrivent à se souder entre eux et avec des os voisins ce qui donne un volume considérable au système auriculaire. Ce "caractère crocodilien" se retrouve chez les fossiles de Caen. CUVIER avait dit à propos du crocodile : "ni la caisse du tympan (énostéal), ni le rocher (rupéal) ne suffisent à loger la cavité tympanique et le labyrinthe". GEOFFROY SAINT-HILAIRE répond : "toutes choses sont dans le crocodile convenablement quant à leurs os respectifs... toutes se suffisent conformément à leur destination analogique". L'application du principe des connexions fait entrer l'exception dans la règle.

D'autre part, il conclut : l'association de ces deux caractères, système auriculaire volumineux (caractère crocodilien) et canal cranéo-respiratoire et palais moyens (affinité avec les mammifères), suffit pour établir une famille nouvelle : les téléosauriens (c'est-à-dire sauriens à un assez haut degré de perfection).

Deux autres caractères ambigus des téléosauriens sont : - la présence d'écaillés imbriquées (et non placées côte a côte comme chez les crocodiles) formant cuirasse, d'où affinité d'une part avec les poissons, d'autre part avec les pangolins ; - les caractères des dents et leur position latérale qui suppose l'existence de lèvres extensibles comme celles de l'ornithorynque, de la baleine ou de l'hipopotame.

Les écailles imbriquées suggèrent à E. GEOFFROY SAIIMT-HILAIRE l'existence d'une vie marine pour les téléosauriens, et par suite, il pressent que les membres, non encore retrouvés, doivent être des nageoires, ce qui fut vérifié plus tard.

D'après leur dentition, ces animaux devaient être herbivores, comme les lamentins et les dugongs. De plus, des cristaux de quartz et de feldspath émoussés, retrouvés parmi les ossements, font supposer que ces pierres ("broquettes", etc..) proviennent de l'estomac du teleosaurus, pierres avalées sur des plages lointaines aux côtes rocheuses non calcaires. On trouve, en effet, chez plusieurs herbivores de tels "cailloux" dans leur estomac.

Parmi les téléosauriens, E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE va pouvoir distinguer plusieurs genres, en particulier les genres teleosaurus et steneosaurus. Les dents de ce dernier diffèrent peu de celles des gavials qui sont carnivores.

Au genre teleosaurus appartiennent le gavial de Monheim, les gavials reproduits par Faujas de St Fond, ceux du Havre, etc.

Au genre steneosaurus appartiennent les restes trouvés à Quilly, un fossile de Honfleur, le crocodile fossile du cabinet de Genève.

Ainsi, comme de BLAINVILLE, E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE est enclin à faire des crocodiles un ordre spécial (émydosauriens de BLAINVILLE) qu'il divise ainsi : 1- Téléosauriens 2- Lépithériens 3-Crocodiliens.

Il conclut : les grands sauriens de Caen attribués jusqu'ici aux crocodiles à long museau (gavials) étaient marins ; intermédiaires entre ichtyosaures et crocodiles, ils ont commencé d'exister lorsque les ichtyosaures allaient disparaître. Toutefois, ajoute-t-il, je n'entends pas conclure qu'il n'existe nulle part de vrais crocodiles fossiles ; les grands sauriens trouvés dans les platrières de Montmartre, dans l'argile plastique d'Auteuil, dans la craie de Meudon, dans les marnes d'Argenton, le gravier de Castelnaudary, les lignites de Provence, au Mans et à Beaufort, se rapprochent des crocodiles à museau court ou caïmans. D'ailleurs, ces distinctions zoologiques permettent une meilleure compréhension de la stratigraphie : chaque animal se trouve restitué à sa période séculaire comme à son rang zoologique. Les téléosauriens appartiennent aux formations jurassiques, les vrais-crocodiles fossiles à des formations plus récentes.

E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE envisage toute la portée de l'établissement de la famille nouvelle des téléosauriens. La géologie comme la zoologie va devenir "philosophique". Pour les zoologistes, "le système organique des sauriens se trouve rapproché de celui des mammifères par un chaînon qui lie ce qu'on croyait toujours séparé"; pour les "géologistes", "un être intermédiaire, occupant le milieu d'un large intervalle, est acquis par la résurrection d'un animal perdu". La série zoologique se complète en chaînons intermédiaires au moyen de genres fossiles.

E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE envisage alors un vaste tableau évolutif montrant comment les formes animales ont été insensiblement remplacées par d'autres au cours des siècles.

"Les animaux vivant aujourd'hui, proviennent par une suite de générations et sans interruption des animaux perdus, du monde antédiluvien". Il insiste sur les notions de "faits différentiels" et de "modificateurs".

Il reconnait deux sortes de faits différentiels :

Ces deux principes en lutte perpétuelle permettent "l'unité dans la variété" reconnue par Leibniz.

Au premier rang des excitations vitales, E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE place le phénomène de la respiration : "par l'intermédiaire de la respiration, tout se règle... car par la respiration toutes les conditions diverses de l'organisation sont atteintes". En effet, dit-il, "qu'il soit admis que le cours lent et progressif des siècles donne successivement lieu à des changements de proportion des divers éléments de l'atmosphère, c'en est une conséquence nécessaire, l'organisation les a proportionnellement éprouvées".

Une modification survenue dans la nature de l'air, un appauvrissement en oxygène, peut rendre la respiration impossible pour certains systèmes d'organes. Il faut alors que se crée un autre arrangement. E. GEOFFROY SAINT-HILAIRE cite Lamarck, et aussi Pascal, à propos de l'influence des circonstances extérieures sur la constitution originelle des êtres organisés.

Une modification de milieu peut d'ailleurs être fatale si l'organisation ne se modifie pas, de même qu'une monstruosité viable en milieu utérin, ne l'est plus en milieu aérien. Les idées foisonnent dans son esprit : épigénèse, loi de SERRES, néoténie... confirment sa paléontologie évolutive. Ses convictions s'affirment en ces termes à propos de téléosauriens : "C'était d'autres espèces que celles de notre monde actuel, d'autres formes que réalisait le système organique d'alors et il le faut bien dès qu'alors c'était un autre monde ambiant qui s'y appliquait, un autre monde par la nature différente des agents physiques et des milieux, dont le concours est indispensable et entre comme élément dans toute chose organisée. Il est inévitable d'admettre ces résultats ; ils sortent des faits".

Lorsque l'ordre des choses a changé, les organismes anciens n'auraient pu s'en accommoder. L'évolution s'est faite par une "succession de faits différentiels engendrés les uns des autres".

L'anatomie comparée a permis de suivre ces faits différentiels.