TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XIII (1999)

Jean Gaudant
Analyse d'ouvrage Claudine Cohen :
L'Homme des origines - Savoirs et fictions en Préhistoire.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 24 novembre 1999)

Claudine Cohen
L'Homme des origines - Savoirs et fictions en Préhistoire.
Editions du Seuil (Collection "Science ouverte"), Paris, 1999, 312 p., 149 F.


Sous ce titre renversant - le thème du livre porte pour partie sur les origines de l'homme -, l'auteur du Destin du mammouth nous invite cette fois à une plongée vers « les mythes du premier homme » et à une analyse historique de » l'invention des races humaines ».

Le livre s'ouvre sur un chapitre consacré aux « infortunes de "l'homme témoin du déluge" », référence obligée au fameux opuscule publié en 1726 par Johann Jakob Scheuchzer, le célèbre diluvianiste zurichois. Or, Cuvier allait démontrer en 1809 que cet « homme» n'était... qu'une salamandre géante ! On regrettera au passage que, dans une liste des diluvianistes anglais et suisses apparaisse un certain Jean-Antoine de Luc. Il s'agit évidemment de Jean-André dont le frère se prénommait Antoine ! Un peu plus loin (p. 34), la figure reproduisant une planche de Scheuchzer sur laquelle est dessiné un « épi d'orge » est étrangement titrée « Fossiles des schistes d'Oningen », alors qu'on y reconnaît une fougère de la flore houillère et deux rameaux de Sphénophytes (Annularia et Sphenophyllum) que l'on n'aurait aucune chance de récolter dans ce gisement miocène ! Par la suite, l'auteur rappelle fort opportunément que Cuvier, qui a si brillamment réinterprété «l'homme témoin du déluge», était convaincu de l'impossibilité de trouver des restes humains dans les alluvions anciennes qui renferment des restes de mammouths et de rhinocéros laineux. Marcel de Serres, Paul Tournai puis Boucher de Perthes démontreront le contraire. Bientôt, la prise de conscience de la durée de l'histoire humaine conduira à distinguer en 1865 Paléolithique et Néolithique.

Dans le second chapitre, l'auteur s'intéresse aux « seuils de l'humanité » car, au XIXe siècle, s'est répandue l'idée que l'homme aurait émergé de l'animalité. Charles Darwin puis Heckel imaginent donc les étapes d'une évolution susceptible d'avoir conduit à l'homme moderne. Toutefois, lorsqu'on découvre en 1856 le crâne de Néanderthal, on préfère l'attribuer à un individu aberrant ou pathologique plutôt qu'à l'un de nos ancêtres. Un débat s'ouvre entre les partisans de Darwin, qui conçoivent l'évolution du vivant comme un processus hasardeux, et les tenants d'une orthogenèse métaphysiquement orientée. Mais la découverte des Australopithèques en 1925 déplace l'intérêt vers l'Afrique qui, dès lors, est considérée comme un berceau potentiel de l'humanité. Peu à peu les critères de l'humain sont reconsidérés et les pithécanthropiens, découverts à la fin du XIXe siècle, sont intégrés au genre humain sous le nom Homo erectus. Beaucoup plus tard (en 1960) une espèce à la fois plus ancienne et beaucoup plus primitive est découverte : Homo habilis. En raison de la taille réduite de sa boîte crânienne, il fallut donc abandonner le volume cérébral comme critère de l'humain au bénéfice de la faculté de façonner des outils... jusqu'à ce qu'on découvre que les grands singes aussi savent utiliser et même confectionner des outils très simples. Un autre critère eût pu être le langage... mais celui-ci ne laisse évidemment aucune trace fossile !

Autant ce second chapitre apporte d'utiles informations sur l'enchaînement des conceptions relatives à l'émergence de l'espèce humaine, autant l'intérêt du chapitre suivant, intitulé de façon provocatrice « Sexe et érotisme dans la préhistoire », paraît problématique car le lecteur est rapidement conduit à s'interroger sur le bien fondé des interprétations déduites de l'étude de l'art rupestre. Comme on s'en doute, une forte part de subjectivité est à mettre au compte de la personnalité des exégètes : Georges Bataille a bien peu de chances d'y rejoindre l'abbé Breuil ! Et lorsque l'auteur fait état des travaux de Leroi-Gourhan qui proposait de dériver des symboles de plus en plus abstraits à partir de figurations sexuelles avérées ou supposées, on se dit qu'en préhistoire l'imagination prend parfois bel et bien le pouvoir, ce que confirme le rapprochement suggéré par un autre spécialiste, entre les figurations féminines sur lesquelles les organes sexuels sont avantageusement représentés, et les photos du magazine Play Boy !

Après l'histoire de la paléontologie humaine, l'auteur en vient à évoquer celle de l'anthropologie et du développement du concept de races, une section curieusement éclatée en trois chapitres dont les deux premiers qui traitent respectivement de l'anthropologie du Telliamed et d'un essai de classification raciale de la population de l'île de Saint-Domingue par Moreau de Saint-Méry (1796) apparaissent comme des développements indépendants par rapport au troisième, qui traite des « origines de la diversité humaine », ce qui nuit à la cohérence de l'ensemble. On regrettera en outre que l'auteur n'ait pas su éviter de mêler le débat sur l'existence - ou non - de races humaines à ses implications morales et politiques. En effet, que certains groupes sociaux ou partis politiques soient, hélas, tentés d'exploiter les thèses de Gobineau sur l'inégalité des races humaines, ne doit pas interférer avec l'examen serein de la notion de « race ». Il convient en effet de séparer radicalement les concepts de l'exploitation néfaste que certains peuvent être tentés d'en faire.

Dans ce chapitre, l'auteur définit l'anthropologie physique comme une raciologie dont l'objectif inavoué serait d'établir une échelle progressive des races humaines. Or, pour rationaliser les études, et faire accéder l'anthropologie physique au rang de science, plusieurs méthodes craniométriques utilisant des mesures du crâne et de la face, ainsi que certains angles crâniens furent proposées. Il va de soi qu'une telle méthodologie ne modifiait en rien les données du problème. Bientôt s'ouvrit le débat entre monogénisme et polygénisme, deux thèses opposées selon lesquelles les races auraient pris naissance à partir, soit d'une souche unique, soit de souches indépendantes. Certains, comme Maupertuis et Buffon, admettaient que les races résultent d'une dégénérescence à partir d'autres races. Au XIXe siècle, c'est l'idée d'unité de l'humanité qui est remise en question, ce qui permet d'accréditer l'idée d'une inégalité des races. Un débat s'engage également à propos des vertus possibles du métissage dont les effets qualifiés de désastreux sont cependant dénoncés par certains : les préjugés de chacun y jouent évidemment un rôle non négligeable.

Avec La descendance de l'Homme, Darwin (1871) exprime l'idée d'une espèce humaine « protéenne ou polymorphique », ce qui ne l'empêche pas d'admettre l'existence de « races inférieures ». Peu après, se développera la théorie de l'eugénisme en laquelle Francis Galton verra un moyen de « donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes ». D'autre part, la diversité des types humains accrédite l'idée d'une haute antiquité de l'homme, au point que Cari Vogt (1865) proposait d'enraciner directement les trois grandes races humaines dans les espèces actuelles de grands singes. Un siècle plus tard, les néanderthaliens, seront considérés comme une simple sous-espèce d'Homo sapiens et l'idée d'un possible métissage entre les deux sous-espèces sera admise par certains. Enfin se posa la question du berceau de l'humanité que Montandon tenta d'éluder avec sa théorie de l'hologenèse (1933) selon laquelle l'humanité serait née simultanément en divers points de l'Ancien Monde, les races s'étant individualisées à partir d'un stade préhumain. Toutefois, Weidenreich posait le débat en termes de polycentrisme et de monocentrisme, les tenants du monocentrisme en arrivant à imaginer que l'homme moderne serait apparu dans l'Afrique subsaharienne entre -100 000 et -200 000 ans.

Le livre se termine par trois chapitres d'orientation plus littéraire, consacrés aux « fictions de la préhistoire » où est prise en compte l'influence exercée par l'anthropologie sur l'ouvre de Victor Hugo et l'exploitation des thèmes préhistoriques comme sources d'inspiration romanesque. On peut toutefois se demander ce que vient faire ici le chapitre sur « Bouvard et Pécuchet paléontologues » car il n'est question dans ce livre ni de l'origine de l'homme, ni de celle des races humaines.

En conclusion, voici un livre utile bien que quelque peu irritant par sa composition trop hétérogène. On regrettera également le choix fait par l'auteur de s'adresser en priorité au grand public, ce qui est évidemment incompatible avec une étude en profondeur des thèmes traités.