TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VIII (1994)

Jean ROMAN
Les vicissitudes des oursins fossiles de la collection Lamarck

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 2 mars 1994)

Il y a 250 ans, en 1754, naissait Lamarck. Il est donc tout à fait d'actualité de traiter de quelque chose qui le touche de près, à savoir sa collection.

Lamarck n'est plus à présenter. Il s'est intéressé à des questions très diverses, mais ici on s'attachera au spécialiste des invertébrés, à l'auteur de l'"Histoire naturelle des Animaux sans vertèbres". Nous envisagerons l'une des bases de cet ouvrage monumental, c'est-à-dire la collection qu'il a constitué et dont il s'est servi pour son élaboration. Dans ce traité de zoologie en sept volumes, paru de 1815 à 1822, sont décrits tous les invertébrés actuels et fossiles connus à l'époque.

GENERALITES

Le destin de la collection Lamarck en général est assez bien connu. Et d'abord pourquoi y a-t-il une collection Lamarck ? Aujourd'hui, les collections qu'un chercheur du Muséum amasse au cours de sa carrière sont ipso facto la propriété de cet organisme. Il n'en était pas de même à l'époque de Lamarck ou, plus tard à l'époque de d'Orbigny, pour ne citer que les plus grands noms.

A la mort de Lamarck, en 1829, sa collection d'invertébrés, qu'il avait conservée jusqu'au bout, fut acquise par le prince Masséna, Duc de Rivoli. Ce dernier ne s'intéressait qu'aux Mollusques et surtout aux belles pièces d'ornement. Il garda donc les mollusques et fit don au Muséum des échinodermes, des polypiers, des spongiaires et des bryozoaires. La collection de mollusques fut acquise ultérieurement par Benjamin Delessert, l'inventeur des Caisses d'épargne. En 1869 ses héritiers offrirent sa collection sans succès au Muséum, puis ils en firent don à la ville de Genève. Cette partie de la collection Lamarck se trouve donc aujourd'hui au Muséum d'Histoire naturelle de Genève.

Venons en maintenant aux échinodermes, restés au Muséum. Parmi eux, nous examinerons le sort des oursins et plus spécialement celui des oursins fossiles. Pourquoi s'intéresser aux oursins fossiles ? Parce qu'ils ont été séparés de ceux de l'époque actuelle et qu'ils ont finalement échoué au Laboratoire de Paléontologie, après certaines péripéties. Ce sont ces péripéties ou ces vicissitudes que je vais essayer de retracer ici.

Mais auparavant il convient de faire connaître cette collection d'oursins fossiles un peu plus concrètement.

Quelle est l'importance numérique de la collection d'oursins fossiles de Lamarck ? A défaut d'un catalogue remontant à l'époque de Lamarck, la consultation de l'"Histoire naturelle des animaux sans vertèbres" peut nous donner une idée du contenu de cette collection. La partie relative aux "Radiaires Echinodermes" paraît en 1816 dans le tome III. A propos de chaque espèce d'oursins Lamarck dit s'il possède un échantillon de cette espèce : on trouve ainsi la mention "Mon cabinet" s'il s'agit de sa collection personnelle ou bien "MUS. n°..." s'il s'agit de la collection du Muséum.

Lamarck a décrit 142 espèces d'oursins dans l'"Histoire naturelle des Animaux sans vertèbres", dont 57 espèces fossiles (incidemment, comparons ces nombres aux 10000 espèces d'oursins admises aujourd'hui, dont 9000 fossiles). Sur les 57 espèces fossiles de l'"Histoire naturelle des Animaux sans vertèbres", 43 figurent selon lui dans sa collection, dont 9 qui proviennent de l'ancienne collection du Jardin du Roi (devenu en 1793 le Muséum d'Histoire naturelle).

La collection Lamarck, dans son état actuel, renferme 125 spécimens, constituant 57 lots ou échantillons, certaines espèces étant représentées par plusieurs individus. Naturellement, son contenu ne coïncide pas exactement avec ce qui est indiqué dans l'"Histoire naturelle des Animaux sans vertèbres".

Après ces généralités, venons-en plus précisément aux vicissitudes qu'ont connues ces oursins fossiles.

PREMIERE PERIODE : L'APOGEE

Lamarck meurt en 1829. Bientôt les oursins avec d'autres invertébrés entrent dans les collections du Muséum. Nous trouvons un peu plus tard une trace de ces oursins ou plutôt un témoignage de leur existence et de l'intérêt qu'ils ont suscité. En effet, Louis Agassiz, le célèbre naturaliste de Neuchâtel, spécialiste des poissons et des oursins nous en parle en 1838. L'ambition d'Agassiz était d'égaler en quelque sorte l'illustre Cuvier et de faire pour les Invertébrés une oeuvre comparable à celle de Cuvier pour les vertébrés. Agassiz avait conçu le projet d'un grand ouvrage sur les Echinodermes, sous la forme de "petites monographies embrassant chacune un groupe naturel et formant ainsi des touts [sic] complets [...] qui se lieront en dernière analyse par les considérations générales qui termineront cet ouvrage". Il écrit cela en 1838, deux ans après la publication d'un premier article sur les echinodermes intitulé "Prodrome d'une monographie des Radiaires ou Echinodermes". Il précise : "Je me rendis à Paris peu de temps après la publication de mon Prodrome [...] pour y étudier la collection d'Echinodermes du Muséum, la plus considérable qui existe en Europe". Un peu plus loin il écrit : "J'y retrouvai surtout les originaux de presque toutes les espèces de Lamarck, portant pour la plupart encore des étiquettes de sa main" et il ajoute : "Grâce au zèle persévérant de M. Valenciennes (Valenciennes était, après de Blainville, le successeur de Lamarck dans la chaire d'Histoire naturelle des Mollusques, des Vers et des Zoophytes) cette classe de Rayonnés est maintenant en progrès d'arrangement dans les galeries du Muséum" et plus loin il note : "Les exemplaires sont montés d'une manière très ingénieuse et propre à mettre en évidence les caractères des espèces".

Un peu plus tard il y a de nouvelles allusions à la collection d'oursins du Muséum et par conséquent ipso facto aux oursins de la collection Lamarck qui y sont inclus. En effet Agassiz en 1846 fait paraître, en collaboration avec Edouard Desor, la première livraison de son "Catalogue raisonné des familles, des genres et des espèces de la classe des Echinodermes". Dans l'introduction il écrit : "M Valenciennes ayant bien voulu mettre à ma disposition [...] les immenses matériaux renfermés dans les galeries du Jardin du Roi [...] & pu comparer ainsi directement, avec les espèces des galeries de zoologie, celles des galeries de géologie et celles de l'Ecole des Mines [...]. En sorte que pendant plusieurs mois il y a eu à Paris un congrès d'Echinides, renfermant des exemplaires types de presque toutes les espèces décrites jusqu'à ce jour [...]". Le collaborateur d'Agassiz, E. Desor, fait également allusion à ce séjour à Paris. Il écrit en 1858 (p. XVII) : "C'était au printemps de 1846. L'été fut consacré par nous à comparer la magnifique collection du Jardin des Plantes [...]". Remarquons qu'en dépit des propos dithyrambiques d'Agassiz ou de Desor, il n'est plus fait allusion aux oursins de la collection Lamarck en tant que tels.

DEUXIEME PERIODE : LE DECLIN

Il semble que, dès lors, un certain déclin d'intérêt pour les oursins de la collection Lamarck va se produire. On ne trouve plus que de rares allusions à ces oursins. Ainsi d'Orbigny, l'auteur de la "Paléontologie française", dit incidemment, dans le volume consacré aux Echinodermes des terrains crétacés, publié, pour la partie parue de son vivant, de 1853 à 1856 (voir p. 106), qu'il a pu "étudier les types de Lamarck déposés au Muséum d'Histoire naturelle de Paris". Cotteau, l'un des plus grands spécialistes des oursins fossiles, mort en 1894, ne semble jamais avoir consulté la collection Lamarck. En revanche, son successeur en quelque sorte et l'autre grand spécialiste français des oursins fossiles, Jules Lambert, mort en 1940, a dû voir quelques spécimens de la collection Lamarck car, à propos d'une espèce de Lamarck (Ananchytes subglobosus) il écrit en 1903 : "D'après certains cartons du Muséum, on a groupé sous ce nom neuf moules en silex [...]". Mais peu de temps après, en 1909, Landrieu, dans son ouvrage magistral, fait connaître l'état de la collection Lamarck. Il écrit en parlant des types de Lamarck, c'est-à-dire des spécimens que Lamarck a eu entre les mains : "Jusqu'à ce jour ces échantillons étaient relégués sous les combles, dans un désordre inexprimable". Il ajoute toutefois : "Monsieur le Professeur Joubin (Joubin étant titulaire de la chaire "Mollusques et Zoophytes") a entrepris le dépouillement de ces collections". "Il compte les classer et les grouper [pour] ouvrir une salle Lamarck". Comment concilier cette assertion avec ce qu'écrivait quinze ans auparavant (pour le centenaire de la création du Muséum national d'Histoire naturelle) Edmond Perrier, le prédécesseur de Joubin ? Edmond Perrier assurait en effet : "Le Muséum ... possède [...] dans ses propres collections un grand nombre de types décrits ou déterminés par Lamarck. Ces types [...] ont été soigneusement recherchés et mis en relief lors de leur installation dans les nouvelles galeries de Zoologie" (inaugurées en 1889, l'année du premier centenaire de la Révolution française).

TROISIEME PERIODE : LA RENAISSANCE

Donc un regain d'intérêt se manifeste à ce moment pour la collection Lamarck. Le même Landrieu écrit dans son ouvrage de 1909 "Les collections de Lamarck après bien des péripéties sortent de l'ombre et reprennent dans les musées la place qu'elles n'auraient jamais dû perdre". C'est en effet vers cette époque que paraît le "Catalogue illustré de la collection Lamarck. Première partie. Fossiles", publié à Genève par les soins de Clerc et Favre (191O). Il s'agit naturellement de la partie de la collection Lamarck conservée au Muséum d'Histoire naturelle de Genève.

On peut rappeler que certains "types de Lamarck" provenaient de la collection Defrance, qui devint la propriété du Musée d'Histoire naturelle de Caen. A cette époque, le professeur de géologie de l'Université, Alexandre Bigot, donna tous ses soins à ces types de Lamarck (Dangeard, 1955). Malheureusement ces collections ont été détruites au cours de la dernière guerre.

Quant aux types de Lamarck appartenant au Muséum, ils étaient alors entreposés dans une pièce spéciale dépendant de la galerie de Zoologie, la salle Lamarck. La plupart des échantillons étaient à l'abri de la poussière dans des boîtes hermétiques. Ces types de Lamarck étaient donc en sécurité. Ils bénéficiaient d'une reconnaissance officielle, puisqu'ils étaient mentionnés dans l'Annuaire du Muséum. On peut trouver dans l'édition de 1953 de celui-ci, à la rubrique "Malacologie" (c'était le nom de la chaire autrefois créée pour Lamarck), parmi les "Collections particulières de la Chaire" la mention de Collections historiques d'Echinodermes (dont [la collection] Lamarck).

Les oursins fossiles de la collection Lamarck avaient-ils trouvé le "havre de paix" dans lequel ils auraient pu demeurer au cours des siècles à venir ? Il n'en est rien.

QUATRIEME PERIODE : LE DERNIER VOYAGE

Comme on le sait, la galerie de Zoologie du Muséum est restée fermée au public depuis 1965, jusqu'à ce que l'on envisage sa rénovation. Mais, auparavant, il fallait enlever les immenses collections qui y étaient entreposées : 1.150.000 spécimens, paraît-il ! On a donc créé une zoothèque souterraine pour les recevoir, mais les oursins fossiles de la collection Lamarck n'y avaient pas leur place. La zoothèque fut inaugurée en 1986. C'est alors que fut mis au point le projet d'une galerie de l'Evolution, qui aurait dû ouvrir en 1993, pour le bicentenaire de la création du Muséum d'Histoire naturelle.

Qu'allaient devenir les oursins fossiles de la collection Lamarck, au milieu des travaux de transformation de l'ancienne galerie de Zoologie ? En 1992, grâce à l'action de Jean-Claude Fischer, alors Professeur au Laboratoire de Paléontologie du Muséum, les oursins fossiles de la collection Lamarck ont pu être transférés en Paléontologie, où j'ai eu l'honneur et la joie de toucher à ces documents d'une valeur inestimable.

CONCLUSION

Quel est l'intérêt de cette collection d'oursins fossiles ? Elle a d'abord un intérêt historique, qui est celui de tout objet ou document d'une certaine ancienneté. L'intérêt est d'autant plus grand si l'objet est unique, s'il n'en existe pas d'équivalents. Or, c'est le cas de l'holotype d'une espèce fossile. On rejoint là l'intérêt scientifique, qui s'attache à tous les spécimens-types, c'est-à-dire les spécimens ayant donné lieu à la création d'espèces nouvelles, dont ils sont pour ainsi dire les étalons. Effectivement la consultation de la collection Lamarck m'a permis de rectifier certaines erreurs et d'expliquer certaines incohérences.

Je terminerai sur un résultat un peu paradoxal des vicissitudes qu'ont connues ces oursins fossiles. Il est en effet paradoxal que, dans la collection Lamarck, les espèces fossiles soient séparées des espèces de l'époque actuelle. En effet un des grands mérites de Lamarck, parmi beaucoup d'autres, a été justement de montrer que les fossiles devaient être intégrés parmi les formes vivantes, les deux étant indissociables (voir notamment Laurent, 1987).

Ouvrages cités

Agassiz L., 1838 - Monographies d'Echinodermes vivans et fossiles. Préface. Neuchâtel, aux frais de l'auteur, p. I-VIII.

Agassiz L. & Desor E., 1846 - Catalogue raisonné des familles, des genres et des espèces de la classe des Echinodermes. Ann. Sci.nat., (3), Zool., t. 6, p. 305-374. Annuaire du Muséum national d'Histoire naturelle pour l'année 1953. Paris, Editions du Muséum, 172p.

Bruguière J.-G., 1791 - Tableau encyclopédique et méthodique des trois règnes de la nature, contenant l'helminthologie ou les vers infusoires, les vers intestins, les vers mollusques, etc. 7ème livraison. Paris, Panckoucke, VIII + 82 p., 171 pi.

Clerc M. & Favre J., 1910 - Catalogue illustré de la collection Lamarck. Première partie. Fossiles. Muséum d'Histoire naturelle de Genève, 22 p., 117 pi.

Dangeard L., 1955 - Alexandre Bigot (1863-1953). Bull. Soc. géol. France, (6), t. 4 (1954), p. 341-372.

Desor, E., 1858 - Synopsis des Echinides fossiles. Paris, Ch. Reinwald, LXVIII + 490 p.

Lamarck J.-B., 1815-1822 - Histoire naturelle des animaux sans vertèbres. Paris, Déterville. 7 vol. - Tome 3 (1816). Radiaires, Vers, Crustacés, Insectes, 586 p.

Lambert J., 1903 - Description des Echinides crétacés de la Belgique. I. Etude monographique sur le genre Echinocorys. Mém. Mus. roy. Hist. nat. Belgique, t. 2, 151 p.

Landrieu M., 1909 - Lamarck, le fondateur du transformisme, sa vie, son oeuvre. Mém. Soc. zool. Fr., vol. 21 (1908), XII + 481 p.

Laurent G., 1987 - Paléontologie et évolution en France 1800-1860. Paris, C.T.H.S., XIV+ 553 p.

Orbigny A. d', 1853-1856 - Paléontologie française. Terrains crétacés. Tome sixième, contenant les Echinodermes. Paris, V. Masson, 599 p.

Perrier E., 1893 - Lamarck et le transformisme actuel. In Centenaire de la fondation du Muséum d'Histoire naturelle. Paris, Imprimerie nationale, p. 469-527.