TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.IV (1990)

Geneviève Bouillet

Sur des faits géologiques mentionnés par quelques Pères de l'Eglise et leur utilisation apologétique.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 7 mars 1990)

Bien que ne s'intéressant pas aux faits géologiques en tant que tels, et négligeant leur aspect scientifique, certains Pères de l'Eglise en ont noté quelques-uns, soit par goût pour la nature (tel Saint Basile), soit par un reste de curiosité profane (tel Saint Augustin), soit, chez la plupart d'entre eux, pour les exploiter en vue d'un but apologétique.

Voyons comment ils signalent des phénomènes géologiques externes et internes, la présence de fossiles, et quelles conséquences ils tirent de ces observations.

I. PHENOMENES GEOLOGIQUES.

A.- Phénomènes externes.

Saint Augustin note les chutes de météorites (La Cité de Dieu, Livre III, Ch. XXXI) : «Qu'il pleuve de la terre, de la craie, des pierres (de véritables pierres, et non de la grêle, à laquelle on donne souvent ce nom), voilà des accidents qui peuvent causer de graves dommages.»

Saint Basile se plait, dans sa correspondance, à décrire les aspects de la nature. Il évoque, dans une épître à Saint Grégoire de Nazianze (Lettres, Tome I, 1ère partie, Lettre XIV), le paysage de la région de Pont, aux portes de Néocésarée, où il s'est établi : il compare finement aux rivières de plaine le torrent de la montagne, dont «de profonds ravins déchirent le sol ... ; sur son flanc, le fleuve, qui tombe d'un escarpement, est lui-même un mur continu et infranchissable ... Le plus rapide dans son cours des fleuves que je connaisse, il prend un aspect quelque peu sauvage grâce à la roche voisine, sous laquelle il se répand et se roule en un profond tourbillon.» Et il oppose ce courant impétueux à un fleuve de la plaine de Thrace, le Strymon : «Celui-ci, qui coule paresseusement, se transforme en un marais et même, par suite de sa tranquillité, cesse presque d'être un fleuve.»

Arnobe signale la destruction «du genre humain par les déluges des eaux» (Adversus gentes, Livre I, IV).

Citant le traité «De Mundo» d'Apulée, Saint Augustin note que «des déluges ont noyé des régions entières» (La Cité de Dieu, Livre IV, Ch. II) ; plus loin (ibid. Livre XVIII, Ch. X), il décrit le déluge de Deucalion comme une catastrophe limitée dans l'espace : «En ce temps-là, sous le règne de Cranaùs, successeur de Cécrops, selon Varron, ou, selon Eusèbe et Jérôme, sous celui de Cécrops même, arriva le déluge de Deucalion, appelé ainsi parce que lui-même régnait dans les régions où se produisit le plus fort de 1'inondation ; mais ce déluge ne s'étendit pas jusqu'en Egypte, ni jusqu'aux lieux voisins. » En effet, Eusèbe (Chroniques, Livre I) relate longuement le déluge des Chaldéens, d'après Alexandre Polyhistor (Ch. III, 1,2), d'après Abydène (Ch. VII, 1) et d'après Bérose (Ch. XI, 1) ; il remarque la similitude entre ce déluge et celui des Hébreux (Ch. XVI, 12). Mais il oppose le récit biblique, qui signale la «ruine complète des humains», aux récits grecs (Ch. XVI, 1) : le grand déluge d'Ogygès aurait eu lieu, affirme-t-il, environ 1200 ans après celui de Noé, et celui de Deucalion, moins important, 250 ans après celui d'Ogygès. Paul Orose (Histoires, Livre I, Ch. III, VII et IX) signale l'ampleur différente des déluges : sous Noé, «la terre entière étant recouverte, le ciel se confondait avec la mer, le genre humain fut entièrement détruit» , (à part les justes sauvés dans l'arche) ; en revanche, le déluge d'Ogygès «se produisit en Acharie, 1010 ans avant la fondation de Rome, et dévasta presque toute la province» ; quant à celui de Deucalion, «en 590 avant la fondation de Rome, ... un débordement des eaux emporta la majorité des peuples de Thessalie.» Sans discuter les datations, notons que les récits grecs ne font pas état d'un déluge universel, mais d'inondations locales.

B.- Phénomènes internes.

Ces "déluges" peuvent être causés par des pluies torrentielles provoquant le débordement des cours d'eau, mais ils pourraient avoir une origine interne : des raz-de-marée consécutifs à des séismes. Arnobe note, sans précision d'ailleurs (Adversus gentes, Livre I, Ch. IV), que «des villes très importantes furent recouvertes par les flots de la mer.» Saint Cyprien (Correspondance, tome II, Lettre LXXV) reçoit une lettre de Firmilien, évêque de Césarée, qui lui rappelle qu'«il y a environ 22 ans, dans le temps qui suivit le règne de l'empereur Alexandre» (Alexandre Sévère, au Illème siècle), «... des tremblements de terre, en grand nombre et à de courts intervalles, renversèrent bien des édifices dans la Cappadoce et le Pont ; des villes même s'abîmèrent englouties dans des crevasses du sol.»

Saint Augustin, citant directement Apulée, note que «d'affreux tremblements de terre ont entr'ouvert le sol et englouti des villes avec leurs habitants» (La Cité de Dieu, Livre IV, Ch. II).

Dans ce même passage, il évoque aussi les phénomènes volcaniques : «Du sommet de l'Etna des flots de lave brûlante, débordant du cratère, ont roulé le long des pentes, à l'allure d'un torrent», et, dans «La Cité de Dieu» (Livre III, Ch. XXXI), il écrit : «Nous lisons chez les historiens que la lave enflammée de l'Etna coula depuis le sommet de la montagne jusqu'à la plage voisine et échauffa tellement la mer que des rochers furent calcinés et la poix des navires fondue ... Une autre fois, une éruption analogue ensevelit la Sicile sous une telle abondance de cendres, que les maisons de Catane recouvertes, écrasées, s'écroulèrent.»

II. LES FOSSILES.

On trouve aussi chez les Pères de l'Eglise des observations concernant les fossiles (nous verrons plus loin l'utilisation qu'ils en font).

Ainsi, Saint Augustin (La Cité de Dieu, Livre XV, Ch. IX) dit avoir vu lui-même «sur le rivage d'Utique, avec plusieurs témoins, une molaire humaine si grosse que, en la coupant en morceaux, de la taille de nos dents, il semblait que l'on en eût pu faire cent.»

Saint Hippolyte (Réfutation de toutes les hérésies, I, 14, 5-6) s'est intéressé à un passage de Xénophane de Colophon, qui fait remonter les fossiles jusqu'à l'Océan primordial : «Xénophane dit qu'il y eut mélange de la terre avec la mer. Il pense aussi qu'avec le temps elle se libéra de l'élément humide, affirmant avoir de telles preuves, parce que, au milieu de la terre et des montagnes, on trouve des coquillages, et il dit aussi qu'à Syracuse, dans les carrières, il a trouvé l'empreinte d'un poisson et de phoques, et, à Paros, une empreinte de sardine dans l'épaisseur de la pierre, et à Mélitos des plaques de toutes sortes d'êtres marins. Et cela, dit-il, se produisit lorsque tout était submergé autrefois, et l'empreinte se dessécha dans la boue.»

Eusèbe (Chroniques, Livre I, Ch. XVI) assure avoir fait «l'observation personnelle de certains poissons trouvés à notre époque en altitude sur les sommets mêmes du Liban les plus élevés : car certains ouvriers, qui en extrayaient des pierres de construction en taillant dans les montagnes, trouvèrent différentes espèces de poissons de mer, qui avaient été solidifiés avec le limon dans les cavités en haut des montagnes, et il arriva qu'ils restèrent jusqu'à présent, à la manière des salaisons.»

Paul Orose (Histoires, Livre I, Ch. III) signale «les pierres, que nous voyons habituellement sur des montagnes écartées, hérissées de coquillages et d'huîtres, et souvent même creusées par les eaux.»

Isidore de Séville (Etymologies, Livre XIII, Ch. XXII) reprendra d'ailleurs presque textuellement à son compte cette observation, en décrivant seulement ces pierres comme «pétries» (concretos) au lieu de «hérissées» (scabros) de coquillages et d'huîtres.

III. CONSEQUENCES DE CES OBSERVATONS.

A.- Toutes ces observations, se rapportant aux phénomènes géologiques ou aux fossiles, conduisent les Pères de l'Eglise à se poser des questions sur l'évolution de la création.

Saint Augustin (Confessions, Livre XII, VI, 6) pressent une transformation des êtres : «Je dirigeai mon attention sur les corps eux-mêmes ; je méditai plus profondément sur cette instabilité qui les fait cesser d'être ce qu'ils étaient, et commencer d'être ce qu'ils n'étaient pas. Je soupçonnai que ce passage d'une forme à une autre forme se faisait par je ne sais quoi d'informe, et non par un néant absolu ... C'est la mutabilité même des choses muables qui est susceptible de recevoir toutes les formes que prennent successivement les choses muables.»

Avec plus de précision, Eusèbe (Chroniques, Livre I, Ch. II, 4), citant Bérose, écrit qu'«autrefois il y eut un temps où toute la terre était occupée par les ténèbres et les eaux ; et il y avait là aussi d'autres bêtes, dont certaines s'étaient produites d'elles-mêmes, mais cependant utilisaient les formes d'êtres nés de vivants antérieurs.»

La face de la terre aussi évolue, bien que certains auteurs suivent exactement la Bible sur la question de la fixité des limites de la terre et de la mer.

Ainsi, Clément d'Alexandrie (Le Protreptique, Ch. I, 5, 1) compare le monde à une harmonie, où Dieu a «soumis la dissonance des éléments à la discipline de l'accord ... S'il a laissé la mer déchaînée, il lui a, du moins, interdit d'empiéter sur la terre, et la terre flottante, à son tour, il l'a solidifiée et l'a plantée comme une borne en face de la mer.»

Tel n'est pas l'avis de Saint Augustin (La Cité de Dieu, Livre IV, Ch. II) ; adoptant le point de vue d'Apulée, il note que «toutes les choses terrestres sont sujettes à des changements, à des vicissitudes, et à l'anéantissement ... D'anciens continents ont été changés en îles par l'invasion de flots étrangers ; d'autres, abandonnés par la mer, sont devenus accessibles à pied sec. »

Lactance (Divinae Institutiones, Livre VII : De vita beata, Ch. III) évoque les phénomènes variés qui modifient les paysages : «Je pourrais énumérer combien de fois, secouées par de brusques mouvements, les terres, ou bien s'ouvrirent par des failles, ou bien descendirent dans l'abîme, combien de fois des villes et des îles, submergées par les flots, disparurent dans les profondeurs, combien de fois des étangs inondèrent des champs fertiles, combien de fois des cours d'eau et des mares s'asséchèrent, combien de fois des montagnes même, ou bien s'effondrèrent d'un coup, ou bien furent nivelées comme des plaines ; un feu latent et naturel consuma même de très nombreuses régions et de très nombreuses bases de montagnes.»

Tertullien (Apologétique, XX, 2) remarque que «la terre engloutit des villes, les mers dévorent des îles», et plus loin (XL, 3 et 4), il cite des catastrophes précises : «Nous avons lu que les îles d'Hiéra et d'Apaphè, et de Délos, et de Rhodes, et de Cos s'abîmèrent dans les flots avec des milliers de personnes ... Un tremblement de terre mit aussi à sec le golfe de Corinthe et la violence des flots détacha la Lucanie de l'Italie, et la mit à part sous le nom de Sicile.»

B.- Cette évolution de la terre pose la question des durées.

Eusèbe (Chroniques, Livre I, Préface et Ch. II, 8), en comparant assez laborieusement les chronologies des Chaldéens et des Hébreux, par décompte des générations, se moque des «histoires stupides des Egyptiens et des Chaldéens. En vérité, ceux-ci croient qu'ils ont embrassé pour leur époque plus de quarante myriades d'années (- 400 000 ans).»

Saint Augustin interprète plus librement la tradition, par exemple au sujet des six jours de la création (La Cité de Dieu, Livre XX, Ch. VII, 1), en citant Saint Pierre, (Epitre II, 3, 8) : «Devant Dieu, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour.» D'ailleurs, Dieu est hors du temps (La Cité de Dieu, Livre X, Ch. XII) : «Ses dispositions ordonnent comme déjà actuels les moments à venir ... ; c'est par le même acte qu'il connaît ce qui doit se faire ou connaît ce qui est fait ... et ce sont ses ordres qui s'accomplissent dans le temps, en référence à sa loi éternelle.»

CONCLUSIONS.

A.- Toutes les observations faites par les Pères de l'Eglise entrent dans un cadre d'inspiration religieuse. Ils utilisent volontiers la méthode qui consiste à combattre les païens et les hérétiques par des arguments scientifiques, c'est-à-dire sur leur propre terrain.

Des catastrophes géologiques se sont produites avant l'avènement du christianisme, donc elles ne sont pas imputables à celui-ci. Lorsqu'il cite les déluges, les embrasements, les raz-de-marée, Arnobe ajoute après chaque exemple : «N'est-ce pas avant nous ?» (Adversus gentes, Livre I, IV). Même argument chez Tertullien (Apologétique, XL, 3) : «Je vous le demande : avant Tibère, c'est-à-dire avant l'avènement du Christ, combien de calamités ne désolèrent pas la terre et les cités !»

Lorsque Lactance, comme on l'a vu plus haut, décrit les changements dans la face de la terre, c'est pour combattre la conception stoïcienne selon laquelle Dieu et le monde sont confondus sous le même terme de Nature : Dieu serait donc «mortel, puisque nous voyons que ses membres sont périssables» (Divinae Institutiones, Livre VII, Ch. III).

Quant aux fossiles, ils sont invoqués comme preuves de la véracité de la Bible. L'énorme molaire décrite par Saint Augustin a dû, selon lui, «avoir appartenu à quelque géant.» La Bible, en effet, évoque un peuplement de la terre par des géants (Genèse, VI, 4).

Les poissons fossiles du Liban sont, dit Eusèbe, la preuve que «le déluge s'éleva au-dessus des plus hautes montagnes», et c'est grâce à eux que «fut conservé pour nous le témoignage de l'antique récit» (Chroniques, Livre I, Ch. XVI). Paul Orose signale également (Histoires, Livre I, Ch. III) que des historiens rapportant le déluge de Noé invoquent le témoignage de gens, même ignorants du fait, qui l'ont «appris en conjecturant d'après 1'indice et l'interprétation des pierres» contenant des fossiles, que l'on remarque sur des montagnes.

B.- On peut cependant noter une amorce d'esprit scientifique chez quelques auteurs.

Saint Augustin rend hommage à l'intelligence des savants : «Je me rappelais maintes conclusions exactes déduites par eux de l'observation du monde créé» (Confessions, Livre V, III, 6).

Saint Basile prône la méthode expérimentale dans les sciences de la nature (Correspondance, Tome I, Lettre XXXVIII) : «Pour les objets qui apparaissent aux yeux, l'expérience a toujours paru meilleure que l'explication rationnelle de leur cause.»

Et n'est-ce pas déjà l'idée déterministe qu'exprime Arnobe lorsqu'il écrit (Adversus gentes, Livre I, Ch. VIII) : «Et si la matière primitive, qui a été séparée en quatre éléments des choses, contenait, incluses dans ses plans, les causes de tous les malheurs ? ... Et si, à des époques fixées, se produisaient des changements alternés des choses, et si, comme dans les marées, tantôt les événements favorables montaient, et tantôt descendaient ?»

Ainsi, le devenir du monde serait fatalement (dans toute l'acception du terme) programmé dès sa création...

BIBLIOGRAPHIE.