TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.V (1991)
Bernard GEZE
Présidents à gratter

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 27 novembre 1991)

Tout président de la Société géologique de France est évidemment "persona grata" auprès de ses électeurs. Il en résulte que, lors de son décès, il peut être assuré d'une notice nécrologique parfaitement élogieuse. Avec le recul du temps, on a cependant le droit d'égratigner légèrement l'image officielle, suivant l'exemple d'une émission radiodiffusée qui présente actuellement chaque semaine une "personne à gratter".

Une telle démarche m'ayant été suggérée, je parlerai de deux douzaines de nos anciens présidents, aujourd'hui disparus, avec lesquels j'ai eu plus ou moins de rapports depuis 1936, date de mon admission à la SGF. Je suivrai l'ordre des dates de leur présidence pour les présenter selon mon bon plaisir, tout en reconnaissant volontiers que l'on peut avoir sur eux des opinions totalement différentes et tout aussi valables que les miennes.

Emmanuel de Margerie avait été président en 1899 et 1919. Il demeurait très fidèle aux séances de la Société et s'était longtemps assis au deuxième rang des chaises dans la salle de la rue Serpente. Ce deuxième rang était celui des candidats à l'Institut, juste derrière le premier rang qu'occupaient les membres titulaires de cette respectable assemblée. Tout le monde appelait Margerie "le candidat perpétuel", car l'Académie des Sciences ne manifesta aucun enthousiasme pour l'accueillir. Il y entra tout de même, je crois bien la septantaine passée, lorsqu'on pensa qu'il n'occuperait pas trop longtemps le fauteuil envié.

C'était un petit bonhomme, sec et chafouin, mais d'une délicieuse politesse très "vieille France". Il avait tenu à me féliciter chaudement le jour où j'avais présenté les résultats de ma mission de 1939 dans les grands volcans du Cameroun. Cependant, il avait explosé lorsque j'avais suggéré que la "ligne du Cameroun" était un fossé tectonique en train de s'ouvrir entre Afrique occidentale et Afrique centrale, qui commençaient peut-être à dériver l'une par rapport à l'autre, conformément aux vues de Wegener pour d'autres régions. Adversaires et défenseurs de la mobilité des continents s'empoignèrent avec virulence pendant deux ou trois séances de la Société, ce qui réjouit fort le groupe des jeunes géologues assis sur les tables du fond de la salle, où ils marquaient les points pour ou contre leurs divers grands patrons.

A vrai dire, Margerie n'était guère géologue puisqu'il n'avait jamais fait de terrain ni de travaux réellement personnels, mais il lisait tout et retenait tout. La plus belle histoire à cet égard m'a été contée lorsque j'étais assistant au Collège de France. Mon maître Paul Fallot cherchait vainement depuis des mois une référence oubliée. Il avait fouillé toutes les bibliothèques et questionné tous ses confrères sans succès, lorsqu'il songea à Margerie. Ce dernier, après un instant de réflexion, conseilla : "Vous devriez regarder dans le Bulletin du Geological Survey des Nouvelles Galles du Sud ; je crois dans l'année 1913, page 383, en note de bas de page". Et c'était vrai ! [Notez que pour ma part je ne garantis pas cette référence car ma mémoire n'est pas à la hauteur.]

Le pauvre Margerie, qui se vantait du fait que n'étant pas bachelier il était tout de même arrivé à l'Institut, mourut complètement ruiné par la publication à compte d'auteur du gigantesque volume "Critique et Géologie" où l'on ne trouve guère ni critique, ni géologie, mais seulement la reproduction de l'abondant courrier échangé par lui avec toutes les notabilités géographiques et géologiques du monde entier. Il avait pensé sans doute édifier ainsi un monument à sa propre gloire, mais l'expérience montra que personne ne s'y intéressait et je crois que la plus grande partie de l'édition finit au pilon. Peut-être que les historiens y trouveraient tout de même aujourd'hui quelques documents utiles ?

Lucien Cayeux (Président en 1907 et 1935). A la différence du précédent, Cayeux était un grand bonhomme, grand par la taille et l'allure, grand aussi par sa réputation de créateur de la pétrographie sédimentaire. Il avait été pendant trente ans professeur de géologie à l'Institut National Agronomique, où il avait laissé un souvenir impérissable. Lorsque je fis sa connaissance, je ne soupçonnais évidemment pas que je serais l'un de ses successeurs, que j'y battrais même de deux ans son record de longévité enseignante dans la même fonction, et aussi que j'occuperais un jour son "fauteuil" à l'Académie d'Agriculture.

Plus qu'à la SGF, c'est dans son laboratoire du Collège de France que je sympathisais respectueusement avec lui. Je lui avais fait part des résultats de mes recherches dans le Quercy, où j'avais exploré quelque deux-cents cavités karstiques ayant contenu du phosphate de chaux, mais aussi la célèbre "faune des phosphorites" de l'Eocène supérieur et de l'Oligocène, sans parler des sables et argiles sidérolithiques que j'avais longuement analysés. Aussi, en 1938, eut-il la gentillesse de présenter ma première note à l'Institut, dans laquelle j'exposais des idées nouvelles sur la genèse de ces dépôts.

S'il se montrait naïvement fier de son bel habit vert et de son épée d'académicien, ce petit travers était fort excusable quand on songeait qu'il avait très modestement commencé sa vie comme instituteur de campagne et que c'était par son seul travail qu'il s'était élevé au tout premier rang de la géologie mondiale. Je lui suis redevable d'avoir compris par son exemple qu'au jour de la retraite il convenait de se retirer sans avoir la velléité de régenter ses successeurs, donc de ne pas occuper une pièce dans son ancien laboratoire, même si on vous l'offrait généreusement. Pour sa part, Cayeux a terminé sa vie le jour de ses 80 ans dans le petit village dont il avait été plébiscité maire, ce qui lui a assuré des regrets unanimes.

Je crois enfin utile de préciser que notre confrère André Cayeux de Sénarpont, récemment disparu, n'avait aucun lien de parenté avec Lucien Cayeux. Probablement lassé d'être pris pour le fils de celui-ci, et d'être traité de "petit Cayeux", il eut la sagesse de prendre dans la plupart de ses écrits le nom de André Cailleux, ce qui évitait toute confusion et lui permettait d'acquérir une réputation vraiment personnelle.

Alfred Lacroix (Président en 1910, 1922 et 1930). Personnage puissant, à la barbe carrée pointée vers ses éventuels contradicteurs, Lacroix fut longtemps l'un des dictateurs de la science française. C'est dans l'atmosphère studieuse et sévère de son laboratoire de minéralogie du Muséum qu'il m'accueillit au moment où je travaillais, avec Elisabeth Jérémine, sur les matériaux ramenés des volcans du Cameroun. Chaque fois que nous séchions un peu sur une plaque mince, il venait à notre secours et, sur son vieux microscope Nachet, nous déterminait d'un regard le minéral récalcitrant.

D'une façon plus détendue, il m'invita à lui soumettre le volume que j'avais rédigé, en me recevant dans la délicieuse maison campagnarde, entourée d'un grand jardin, dont il était propriétaire en plein Paris, rue Jean Dolent [Inutile de dire qu'elle est aujourd'hui remplacée par de grands immeubles de rapport...]. Dans sa bibliothèque, il me montra le rayon, long de plusieurs mètres, où se trouvaient ses oeuvres personnelles, non seulement des "classiques" comme sa Minéralogie de la France et la Minéralogie de Madagascar, ou les énormes volumes sur la Montagne Pelée et sur le volcan de la Réunion, mais aussi les volumes historiques que sa femme l'avait aidé à rédiger. Avec un bon sourire, il me souhaita d'en faire si possible une même longueur de rayonnage (ce que je n'ai pas approché de loin).

Sa position de secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences lui facilitait bien des choses. Il m'en fit bénéficier en m'accordant le premier des trois prix dont l'Institut me jugea digne au cours de ma carrière géologique. Il fut aussi mon parrain pour l'Union géodésique et géophysique internationale, dans la section qui s'appelait alors d'Hydrologie scientifique et dans celle de Volcanologie, dont je fus plus tard longuement président. Je lui dois donc beaucoup de reconnaissance car ces désignations, comme celles qui m'ont été accordées ultérieurement, dans les Unions internationales de Géologie et de Géographie, m'ont permis bien des fois d'obtenir les subventions nécessaires pour des missions lointaines ou des congrès un peu partout dans le monde.

On a parfois reproché à Lacroix d'avoir créé trop de noms de roches et de minéraux, ce qui est assez vrai ; mais il convient de se rendre compte qu'il représentait encore idéalement au sein du Muséum l'optique des premiers naturalistes, consistant à recueillir des échantillons, à les décrire, à les nommer et à les classer. L'idée d'expliquer la genèse des objets étudiés, à coup d'hypothèses simplificatrices parfois géniales, mais souvent gratuites, n'est venue que plus tard.

Son décès ne fut porté à la connaissance de ses confrères, des innombrables organismes qu'il dirigeait ou patronnait et du public que plusieurs jours après son enterrement. Dans un court communiqué à la presse, il s'en excusait auprès de tous en disant qu'il n'avait pas voulu qu'une cérémonie ait apporté une gêne aux travailleurs scientifiques et qu'il serait heureux qu'ils aient seulement une petite pensée pour lui au sein de leurs laboratoires. Cette émouvante discrétion d'un très grand maître n'a malheureusement pas toujours servi d'exemple, comme nous le verrons plus loin.

Bien qu'ayant été occasionnellement accueilli dans leurs bureaux à l'Ecole Normale, au Muséum et à la Sorbonne, je n'ai eu que peu de rapports avec Léon Bertrand (Président en 1918), Paul Lemoine (Président en 1923 et 1936) et Léonce Joleaud (Président en 1928).

Du premier, dont l'oeuvre pyrénéenne, plus imaginaire que réaliste, avait été sauvagement détruite, on avait trop oublié qu'il avait tout de même effectué quelques travaux utiles. Je me souviens d'une séance à la SGF où, devant l'hilarité générale à la suite d'un exposé sur les Alpes maritimes, il avait crié désespérément : "Et pourtant, les sous-charriages ça existe !" Il a fallu 50 ans pour que plus personne n'en doute ... mais à l'époque ses "bons amis" arguaient du fait qu'il était borgne pour expliquer sa vision très personnelle du terrain.

Le second (Lemoine), connu pour ses études sur Madagascar et sur le Bassin parisien, venait de scandaliser toute la communauté scientifique en écrivant un long article, inséré dans un volume consacré à l'Evolution des êtres vivants, où il déclarait qu'il ne s'agissait là que d'une théorie sans fondement et dont on pouvait parfaitement se passer. Comme il était affligé d'un faciès assez grimaçant, ses excellents confrères en profitaient pour faire remarquer qu'il suffisait de le regarder pour être persuadé au contraire que Darwin avait raison en laissant entendre que l'homme descendait du singe !

Le troisième (Joleaud), dont j'ai subi les cours de paléontologie en Sorbonne, était hélas un bien médiocre enseignant pour cette discipline. Il a fallu plusieurs années pour que j'apprenne qu'il avait travaillé en Algérie, remarquablement pour son époque. Sachant que j'étais agronome, il m'avait un jour proposé d'étudier les sols salins de la plaine du Chéliff, ce qui était fort intéressant et qui a plus tard été réalisé par notre confrère Boulaine. Mais j'avais décliné cette offre car j'étais déjà fortement engagé dans les levés sur la Montagne Noire, que m'avait confiés mon maître montpellierain Marcel Thoral.

Pierre Teilhard de Chardin (Président en 1926). Je crois avoir vu le père Teilhard pour la première fois dans la salle de la SGF, où, quelques années après son retour de la "Croisière jaune" (Mission Citroën-Centre Asie), il était en mesure de compléter les notes préliminaires déjà publiées en 1933. Grand, mince et souriant, ce Jésuite très distingué nous avait fait une conférence enthousiasmée et enthousiasmante sur la géologie de l'immensité chinoise.

Je l'ai revu plus longuement à l'Institut Agronomique, où il venait rendre visite à mon patron Lamare, son vieux complice dans la prospection de l'Ethiopie et du Yemen. Tous deux étaient d'accord pour condamner ce pirate de Henri de Monfreid, non pas parce qu'il gagnait sa vie en vendant du haschich et des esclaves noirs aux riches Arabes, mais parce qu'il les avait échoués sur un banc récifal au milieu de la Mer Rouge qu'il prétendait bien connaître ! En ce qui me concerne, Teilhard avait marqué une vive sympathie en apprenant que j'avais lu sa thèse sur les chats des phosphorites du Quercy et parce que je savais assez de préhistoire pour pouvoir discuter valablement sur les ancêtres de l'homme, dont il avait étudié les gisements à Java, en Chine, puis en Afrique du Sud.

J'ai aussi un peu assisté aux adieux qu'il était venu faire à mon autre patron, Paul Fallot, avant de partir aux Etats-Unis où lui étaient accordés des moyens de travail dont il ne pouvait disposer chez nous. Le Collège de France lui avait pourtant offert en quelque sorte la succession de la chaire de l'abbé Breuil ; mais le Général de l'ordre des Jésuites, sur demande papale, sans condamner explicitement ses théories sur l'évolution de l'homme et la future convergence des rameaux humains vers un point oméga définitif, venait de lui interdire tout enseignement public. Sa foi profonde l'avait obligé à s'incliner, mais j'ai eu le sentiment qu'il en était très malheureux. Manifestement, aussi bien pour lui-même que pour toute l'humanité, le père Teilhard a passé son existence à chercher désespérément des raisons d'espérer...

Il semble à peu près évident que ce triste épisode a inspiré l'histoire du père jésuite Jean Télémond et du pape Cyrille le Pontife dans le célèbre roman paru en 1963 "Les souliers de Saint Pierre" de l'auteur australien Morris West, fort bien informé de ce qui s'était passé et se passerait au Vatican.

Charles Jacob (Président en 1931). Le pire des pignoufs, le dictateur féroce, le maître incomparable, suivant les opinions de ses détracteurs ou de ses thuriféraires (les "Jacobites"), Jacob n'a laissé aucun géologue indifférent devant lui pendant les années de son règne en Sorbonne. Pour ma part, si je n'ai guère eu à l'apprécier favorablement, je lui ai cependant toujours reconnu de très grandes qualités professorales. Après mes années d'élève à l'Agro et de service militaire, j'ai suivi le cycle complet de ses trois années d'enseignement de la stratigraphie, alors que j'avais obtenu le certificat de licence désiré dès la première année. Dans un cours soigneusement préparé, il avait l'art d'empoigner son public au point qu'un de mes amis chimistes me dit un jour que pour se distraire, faute de cinéma, il allait écouter Jacob !

Notre premier accrochage eut lieu, d'une façon assez normale, à l'oral de l'épreuve de licence. Je ne sais trop comment il m'avait conduit à parler de la "dalle à Thersitées" qui recouvre les gisements de phosphate marocains et il me demanda quelle était la taille de ce Gastéropode. A ma réponse que la coquille pouvait atteindre sept centimètres, il m'opposa si violemment qu'elle ne dépassait jamais trois centimètres que je n'ai pas osé lui préciser que, pendant six mois, je venais d'en dégager à l'acide pour mon maître Arambourg et que je savais ainsi mieux que lui de quoi il s'agissait !

Bien entendu, j'ai eu avec lui d'autres démêlés plus sérieux. Le pire, bien que sans éclat, fut à l'occasion de ma thèse de doctorat d'état, qui m'avait demandé dix ans de travail. Le texte dactylographié et les nombreuses figures étaient restés dans son bureau pendant six mois sans qu'il les regarde. A mon souhait de prévoir tout de même ma soutenance avant la fin de l'année scolaire, en Juin 49, il me répondit qu'il allait partir pour une tournée dans le Pacifique et que l'on en reparlerait donc en Novembre ou Décembre. Vraiment furieux , je repris mon manuscrit et allais immédiatement le soumettre à Louis Barrabé, professeur de Géologie appliquée, qui d'ailleurs connaissait la Montagne Noire beaucoup mieux que Jacob. Il l'accepta immédiatement et fit le nécessaire pour qu'un mois après je puisse être docteur, avec deux membres de l'Institut dans mon jury (Jean Piveteau et Paul Fallot). Le premier réussit à me faire inscrire quinze jours après sur la liste d'aptitude aux fonctions de maître de conférences (ce qui était exceptionnel comme rapidité à cette époque) et le second me fit bénéficier d'un prix de l'Académie des Sciences. Je crois qu'ils étaient tous ravis de jouer un bon tour à leur très estimé collègue, en lui montrant que l'on pouvait parfaitement se passer de lui.

A sa décharge, je dirai qu'il était en proie à tellement de solliciteurs dans son labo de la Sorbonne que ses réactions pénibles s'expliquaient un peu. J'ai eu l'occasion de le rencontrer une fois dans les Pyrénées orientales, où je campais près de Montlouis avec femme et enfants. Lui se reposait dans son chalet de montagne en relisant Buffon et il nous y invita d'une façon charmante. Bien plus, il ne fut pas offusqué lorsque je lui demandais des nouvelles de la subvention devant me permettre de prendre part au Congrès international de Géologie de Mexico : grâce à lui, je la reçus même avant mon départ, ce qui mérite d'être souligné.

A la SGF où il venait assez souvent, il était rare lors des élections que quelques plaisantins ne lui donnent des voix pour le poste de Vice-Secrétaire, traditionnellement réservé à un débutant dans le métier. De telles manifestations inoffensives étaient motivées, en réponse à la phrase historique qu'il aurait dite après sa nomination à Paris : "Quarante ans, professeur à la Sorbonne, membre de l'Institut, ça c'est une carrière !!!".

A son enterrement, les cinq Académies étaient présentes et le faire-part qu'il avait dû soigneusement préparer comportait, si j'ai bonne mémoire, une trentaine de lignes de titres, fonctions, distinctions et décorations. Je crois bien n'avoir jamais constaté ailleurs un égocentrisme et un orgueil posthumes comparables.

Léon Lutaud (Président en 1933). Voici encore un enseignant tout-à-fait remarquable, mais qui était, lui, d'une grande modestie. Dans son laboratoire de Géographie physique et Géologie dynamique, il enseignait la géomorphologie et la tectonique, qui étaient presque ignorées en Géologie générale. J'allais l'écouter par plaisir, puisque je n'avais pas besoin du certificat de licence qu'il accordait. D'ailleurs il suffisait d'être présent une heure sur trois, car dans le premier tiers de chaque cours il résumait ce qu'il avait dit antérieurement et dans le dernier tiers il annonçait ce qu'il exposerait plus tard. J'ai suivi aussi beaucoup d'excursions qu'il savait organiser avec un rare talent et j'ai hanté son laboratoire où avaient lieu constamment des échanges de vues très libres. La gestion des locaux était entre les mains de Mme Boisse de Black du Chouchet (BBC pour les initiés) qui venait de soutenir sa thèse sur le Détroit de Rodez, ce qui m'intéressait car je m'aventurais occasionnellement dans les réseaux karstiques souterrains de cette région, en liaison avec les spéléologues du Rouergue.

C'est avec une semblable orientation de travail que j'ai eu, en 1938, le plus de rapports directs avec Lutaud. Il avait accepté que je soutienne chez lui ce que l'on appelait alors une thèse de diplôme d'études supérieures, que j'avais rédigée sur l'hydrogéologie et la morphologie de la bordure sud-ouest du Massif Central, c'est-à-dire essentiellement les Causses du Quercy et le dôme de la Grésigne. Je me souviens surtout qu'il m'avait demandé qui je voulais avec lui dans mon jury. Devant mon hésitation, il me demanda si je n'étais pas en mauvais termes avec l'un ou l'autre des examinateurs possibles. Sur ma réponse négative, il leva les bras aux cieux en s'écriant : "Mais à quoi voulez-vous arriver, mon pauvre ami, si vous n'avez pas d'ennemis !" Cette boutade est plus profonde qu'il n'y paraît et j'ai pu apprécier plus tard sa justesse, tout au moins dans les milieux universitaires...

Albert Michel-Lévy (Président en 1934). Moins "puissant et solitaire" que son père Auguste, baptisé "Moïse" par ses contemporains, Albert avait néanmoins le bel aspect d'un noble chef de tribu. Son allure un peu rigide s'expliquait par le fait que, grand blessé de la guerre de 1914, sa colonne vertébrale était, paraît-il, boulonnée sur une plaque métallique. Les guerres furent d'ailleurs cruelles pour cette famille puisque le seul fils d'Albert, comme son père Ingénieur agronome et forestier, en voie de tourner au géologue, fut tué en 1940.

Je fus assez longuement l'élève de Michel-Lévy, d'abord pour la licence, où son cours de pétrographie était un modèle de précision, puis dans une sorte de petit cours de spécialisation, où avec l'aide de Mme Jérémine il enseignait à trois ou quatre privilégiés les finesses de l'étude pratique des roches. A ce moment, ses recherches personnelles portaient sur la cristallisation des minéraux à haute température et à haute pression, cette dernière étant obtenue grâce à des explosions qui ébranlaient les caves de la vieille Sorbonne. Quand une de ces déflagrations se produisait pendant un cours de Jacob, celui-ci rassurait immédiatement l'auditoire en disant : "Ne vous troublez pas ; ce n'est qu'un pet du professeur Michel-Lévy !".

Je lui suis redevable d'une aide non négligeable pour la mission au Cameroun que je mettais sur pied depuis 1938 avec trois camarades entomologistes de l'Agro et du Muséum. Les crédits obtenus de ce grand organisme, ainsi que du British Museum, étaient très insuffisants, malgré les efforts du professeur René Jeannel. Jacob ne voulait rien entendre pour nous appuyer auprès de la Caisse des Sciences. Par contre, Michel-Lévy, qui d'abord voulait m'empêcher de risquer ma vie dans ce pays de sauvages et de bêtes dévorantes, me fit allouer finalement une généreuse subvention par l'Association Internationale de Volcanologie, dont il était alors président.

Cela explique pourquoi, en 1943, j'ai tenu à soutenir sous sa responsabilité la thèse de doctorat d'Université pour l'obtention de laquelle j'ai utilisé le volume venant d'être imprimé dans les mémoires du Muséum. Nous étions à Toulouse, où Michel-Lévy s'était réfugié lorsque les Allemands avaient interdit aux Juifs toutes les fonctions d'enseignant dans la moitié nord de la France qu'ils occupaient. A la Sorbonne, Jacob avait réussi à démontrer que sa famille était exclusivement catholique au moins depuis le 15ème siècle ; mais il va sans dire que Michel-Lévy ne pouvait et ne voulait pas user de tels arguments pour rester en place.

Je lui dois aussi une reconnaissance certaine pour l'aide qu'il m'a apportée au début de ma véritable thèse de doctorat d'Etat sur la Montagne Noire où il avait personnellement étudié la région du Mendie et où il s'entendait avec mon premier maître montpelliérain Marcel Thoral pour lutter contre la tentative d'annexion territoriale de l'école de Clermont-Ferrand, c'est-à-dire Jung et Roques. Je me souviens d'ailleurs de séances assez homériques à la SGF où, avec une admirable politesse, Jung et Michel-Lévy s'envoyaient mutuellement de féroces vérités sur la valeur nulle qu'ils accordaient à leurs théories respectives sur le métamorphisme !

Louis Barrabé (Président en 1942 et 1952). J'ai dit plus haut comment il vint gentiment à mon secours en présidant ma soutenance de thèse de doctorat d'Etat. Je dois ajouter qu'il m'avait auparavant accueilli dans son laboratoire de l'Ecole Normale Supérieure, où il m'avait fait part de ses travaux sur la nappe des Corbières quand je lui présentais mes premières observations sur les failles et les chevauchements possibles dans les garrigues montpelliéraines. C'est aussi dans son laboratoire que je fis la connaissance d'un jeune agrégé-préparateur du nom de François Ellenberger...

Toujours souriant et plein de bienveillance, Barrabé était malheureusement handicapé par une demi-paralysie des jambes. Le bruit courait qu'il s'agissait de la conséquence d'un mauvais café, généreusement offert par des pétroliers anglais ou américains, qui, lors d'une mission à la Martinique, avaient voulu l'empêcher de trouver d'éventuels gisements français. Sur le terrain, il faisait preuve de beaucoup de courage en avançant péniblement, avec l'aide d'une canne qui ne lui évitait pas pourtant de broncher souvent. Je me souviens notamment de l'avoir retenu dans mes bras au Mexique, où nous contemplions tous deux des dépôts volcaniques énigmatiques, dont personne ne savait alors qu'il s'agissait d'ignimbrites.

C'est seulement après son décès que j'ai appris son appartenance aux cercles "rationalistes" et à la haute hiérarchie de la franc-maçonnerie. Contrairement à pas mal de ses coreligionnaires, il n'était ni arriviste, ni sectaire. Je crois qu'il fut un "honnête homme" dans toute l'acceptation du terme.

Jacques Bourcart (Président en 1943). Brillant second de Léon Lutaud à la Géographie physique de la vieille Sorbonne, Bourcart, avec sa voix rauque et son bafouillage, pour ne pas dire son bégaiement, fut certainement le plus mauvais enseignant et l'esprit le plus confus qu'il m'ait été donné d'approcher. Mais, très curieusement, il avait le plus grand succès auprès de ses élèves car, en dehors de ses cours, il tenait son bureau grand ouvert pour toutes les discussions et échanges de vues imaginables. Il grouillait d'ailleurs d'idées et en faisait bénéficier généreusement tout son entourage.

Cela présentait pourtant quelques inconvénients. J'ai entendu un jour un de ses disciples désespéré, venant avouer un an de travail sans résultat. Comme Bourcart demandait qui avait bien pu donner un sujet d'étude aussi farfelu, l'élève fort surpris lui déclara: "Mais c'est vous, Monsieur !". A quoi, sans le moindre complexe, Bourcart répondit : "C'était complètement idiot ; vous n'auriez jamais dû m'écouter !".

Personnellement, je l'ai eu comme examinateur à l'oral du certificat de Physique du Globe, mais j'ai surtout profité de sa bienveillance à Villefranche-sur-Mer où il m'accorda de loger dans le laboratoire d'Océanographie, quand je levais les nouvelles feuilles à 1/50.000 de Nice et de Menton. Après les journées épuisantes dans toute la zone côtière, c'était un havre reposant, surtout en alternant avec le travail dans les montagnes de l'intérieur. Il crut aussi de son devoir de me présenter sur le terrain ses idées sur le Pliocène et le Quaternaire de la région ; mais je me suis heureusement borné à retenir que les vignobles trop peu connus d'Aspremont livraient, près de Nice, un vin blanc méritant le respect.

Au lendemain de la guerre, Bourcart parada assez longuement dans un bel uniforme d'officier libérateur de la France. Pourtant, il fut plus tard l'un des rarissimes élus à l'Institut qui refusa de se voir offrir une épée d'Académicien. Il accepta seulement un marteau de géologue d'honneur, ce qui confirma auprès de tous ses idées sympathiquement originales.

Pierre Lamare (Président en 1944). Il fut mon patron à l'Agro pendant près de 10 ans et je n'ai jamais eu à me plaindre de lui car il me laissait une très grande liberté. Il faut dire que si, dans ses débuts, il s'était très attaché à son enseignement, il n'en était plus de même vers la fin où il s'était à peu près brouillé avec le directeur de notre maison et, ce qui est plus grave, également avec les élèves. En conséquence de quoi, il allait le moins possible dans son laboratoire, qui devenait déjà le mien.

Les étudiants n'étaient pourtant pas bien méchants avec lui et se bornaient dans les "revues", qui étaient alors à la mode dans toutes les grandes écoles, à faire des astuces avec son nom, disant par exemple : il ne faut pas pousser Lamare à bout, ni envoyer Lamare au diable, après avoir vu la façon dont Lamare est chaussé. En tout cas, le jour où la chaire de Géologie de Bordeaux fut libérée par la disparition du charmant Daguin (l'avion le ramenant de la Guadeloupe à Paris avait sombré dans l'Atlantique) Lamare sauta sur l'occasion pour se faire nommer en province, près du Pays Basque où il poursuivait ses travaux. Je dois avouer que j'en fut fort heureux, puisque grâce à ces circonstances je pus devenir professeur titulaire, après concours, à l'âge de 38 ans.

Toujours fort discret sur sa vie privée, Lamare m'invita cependant chez lui pour moudre pendant trente minutes, avec la finesse désirable, un peu de café d'authentique Moka, dont il recevait chaque année quelques kilos de l'émir de Sanaa, capitale de l'Arabie heureuse, où il avait eu pas mal d'aventures, tout en faisant un excellent travail de reconnaissance géologique. Une seule fois, il fut très jaloux de moi, pendant la triste époque de l'occupation entre 1940 et 1945, un jour où nous venions de percevoir nos cartes d'alimentation. En tant que Professeur, il n'avait eu droit qu'à la carte courante, qui permettait tout juste de ne pas mourir de faim, alors que mon titre de Chef de Travaux m'avait automatiquement fait bénéficier de la carte de travailleur de force, qui était un peu plus généreuse. Je n'allais quand même pas, par esprit de justice, expliquer que les travaux pratiques à l'Agro ne fatiguaient pas plus que l'enseignement !

Je n'ai revu plus tard Lamare qu'en 1958, lors de la réunion extraordinaire de la SGF dans les Pyrénées orientales. Il y explosa de rire en entendant Marcel Casteras présenter les témoins d'une nappe de charriage, alors que ce même auteur, disciple et continuateur de Jacob à Toulouse, avait établi sa réputation en récusant tous les recouvrements anormaux antérieurement décrits dans l'ensemble de la chaîne. Lamare me confia en outre son opinion d'après laquelle tous les géologues ayant travaillé dans les Pyrénées avaient fini fous ou gâteux. Une telle vision fut hélas à peu près prémonitoire pour lui, d'après ce que j'ai appris de ses dernières années à Bordeaux.

Paul Fallot (Président en 1945). Je considère comme l'un de mes principaux titres de fierté rétrospective d'avoir été choisi par Fallot comme son Assistant pendant dix ans au Collège de France. Homme d'une correction parfaite et d'une grande noblesse de caractère, il fut pour moi un maître bienveillant, quoique parfois assez strict dans ses exigences. Par exemple, un jour où j'avais tardivement accédé à une de ses demandes, il me précisa fermement que lorsqu'il souhaitait quelque chose il fallait que ce fût fait immédiatement, sauf lorsqu'il disait que ça ne pressait pas, auquel cas on pouvait à la rigueur remettre au lendemain...

Né de parents aisés, qui le défrayèrent de tout souci financier quand il fit ses premières études sur la Sierra de Majorque, il ne fut pourtant jamais ce que l'on appelle un "fils de famille", mais au contraire un très grand travailleur jusqu'à son dernier jour. C'est après qu'il eût lancé les premières bases de l'Ecole de Géologie de Nancy qu'il fut appelé au Collège de France. A certains égards, on peut estimer que ce fut là un regrettable avancement. En effet, alors qu'il avait eu auparavant le plaisir de former un grand nombre d'élèves, il n'en eut plus que fort peu à Paris et il les orienta seulement vers l'étude du Sud de l'Espagne et de l'Afrique du Nord, puisque c'était le sujet qu'il devait enseigner. Parmi ceux-ci, j'ai pourtant la satisfaction morale de lui avoir amené deux Ingénieurs agronomes et mon cousin Michel Durand Delga, qui a largement prolongé son oeuvre dans ces mêmes régions.

Pour les vingt heures de cours annuelles auxquelles sont tenus les professeurs au Collège, il travaillait d'arrache-pied au moins pendant six mois dans son laboratoire, à la suite de trois mois de terrain pour des observations nouvelles. Le résultat était assez décevant : sans en arriver au cas de l'un de ses collègues qui venait en taxi pour faire son cours et payait une heure de stationnement à son chauffeur en le priant de bien vouloir chaque fois lui servir d'auditoire, il y eut parfois des séances où ne se rencontraient que trois ou quatre fidèles. C'est uniquement lorsque, débordant le règlement, il enseigna de la Tectonique générale que la salle de cours fut vraiment remplie.

Grâce à lui, dans le Collège, j'ai eu l'occasion d'approcher un grand nombre de personnalités éminentes, notamment parmi ses confrères de l'Institut ou parmi ceux qui auraient bien voulu en être. J'ai déjà cité le père Teilhard. Je songe aussi au duc de Broglie, qui fit la causette avec moi avec une parfaite amabilité et qui fut très intéressé par ce que l'on m'avait enseigné au certificat de Physique du Globe en Sorbonne. Une autre fois, et sans savoir à ce moment à qui je parlais, il m'est arrivé de contrer victorieusement Joliot-Curie, qui voulait nous engager dans une grève dont l'objectif antigouvernemental était un peu trop évident.

En dehors d'excursions qu'il dirigeait tout autour de la Méditerranée occidentale, Fallot et moi nous sommes trouvés sur mon terrain de la Montagne Noire ; puis je lui dois d'avoir été accroché aux levés dans les Alpes maritimes à une époque où l'Université de Nice n'existait pas encore. Mais c'est bien avant que nous avions fait réellement connaissance, lorsque en 1939 le Capitaine de réserve Fallot ayant été chargé par le GQG d'organiser un service géologique, il m'avait porté sur la liste des huit officiers-géologues qui devaient être affectés aux Etats-Majors du Génie de nos huit Armées. Des Alpes, où quoique simple Lieutenant je remplissais pratiquement les fonctions de Chef de Bataillon, je fus alors envoyé sur le front du Nord-Est à Metz. Malgré quelques études intéressantes, j'avoue y avoir été plutôt démoralisé devant l'incompétence totale de la plupart des chefs auxquels j'ai eu affaire, mais ceci est une autre histoire...

Si, dans sa vie publique, Fallot ne faisait jamais la moindre allusion politique ou religieuse, dans le privé il ne cachait pas ses opinions très "trône et autel". Reçu chez lui, j'ai pu admirer dans sa bibliothèque les oeuvres complètes de Charles Maurras et entendre certains de ses invités parler de la H.U. (la Haute Université... pour ceux qui ne l'auraient pas appris). Malgré cela, il était aussi au mieux avec des prêtres comme le truculent père Bergounioux (de Toulouse) qui n'hésitait pas à dire que certains de ses contemporains "sombraient dans le pire mysticisme" et qui scandalisait délicieusement ses ouailles dans des prédications qui lui étaient fort demandées. Pour ma part, je me suis alors "royalement" amusé !

André Demay (Président en 1946). Doté d'un faciès de chimpanzé et d'une voix de chanteur à la Chapelle Sixtine, Demay n'en fut pas moins Inspecteur général et Professeur de géologie à l'Ecole des Mines de Paris. On doit d'ailleurs lui reconnaître que, par ses travaux de microtectonique, il fut l'un des précurseurs de l'actuelle structurologie, même si ses descriptions de nappes cévenoles ne déchaînèrent pas une approbation unanime.

Cette mauvaise langue de Marcel Thoral, auquel je dois en grande partie ma vocation de géologue, racontait volontiers que les brillants polytechniciens sortis premier et second d'une promotion de l'Ecole des Mines, ayant dû choisir une carrière, le premier, qui était Demay, s'était orienté vers la plus noble, c'est-à-dire la Géologie aux Mines de Paris, tandis que le second était devenu professeur de Technique minière à Saint-Etienne. Il ajoutait que, d'après ses renseignements, ce second s'était singularisé en apprenant réellement son métier...

Comme, par déférence, j'étais allé présenter à Demay mes premières observations dans les Cévennes méridionales, Thoral m'avait conseillé vivement de me méfier et m'avait raconté l'affreuse journée passée avec lui sur le terrain. Demay ne cessait de parler en exposant ses idées plus géniales les unes que les autres. A un moment où ils se reposaient en s'asseyant sur des rochers, Thoral excédé fit remarquer à Demay que, pour que sa dernière conception fût exacte, il leur fallait se trouver sur des grès. "Bien sûr" dit Demay. Thoral explosant s'écria : "Je regrette ; vous avez le cul sur du calcaire !" "Ah, vous croyez ?" répondit Demay qui, pas troublé du tout, expliqua que cela le ramenait donc tout simplement à sa théorie n°3, dont la démonstration était ainsi faite...

En tout cas, dès que mon travail commença à être connu à la SGF, Demay, qui avait cessé depuis dix ans d'aller dans le région du Vigan, y revint très activement pour me contrer. Plein d'illusion et espérant que, si nous pouvions conserver des interprétations différentes, il ne serait pas mauvais que nous fussions du moins d'accord sur les faits, je lui proposais une journée commune sur le terrain. Hélas, il me fallut bien constater, au cours d'une dizaine d'heures fort pénibles, que Thoral n'avait rien exagéré. Je réussis à demeurer moins grossier que lui, mais ne pus m'empêcher à la fin de demander à Demay, en présence d'un accident majeur ignoré de lui, s'il savait ce qu'était une faille et s'il en avait jamais vu une...

Ma thèse sur la Montagne Noire et les Cévennes méridionales devait être imprimée dans les mémoires de la Carte géologique, mais au dernier moment il me fut précisé qu'elle ne pourrait sortir avant six ou sept ans, raison pour laquelle je la fis éditer par la Société géologique. Mais, avant sa parution, le Service de la Carte livra un énorme volume signé Demay, dans lequel il utilisait froidement mes documents et citait notamment la magnifique faille qu'il venait de découvrir et dont la présence expliquait pas mal d'anomalies de la région viganaise. Heureusement pour moi, je ne lui avais pas communiqué tous mes levés, ce qui me permit assez facilement de montrer ultérieurement ses lacunes et ses erreurs.

Lorsqu'il organisa en 1950 une réunion extraordinaire de la SGF au Vigan, malgré ma répugnance, j'estimais devoir m'y rendre pour défendre mon travail. Demay qui, contrairement à toutes les traditions, s'était nommé Président de la réunion en même temps que son Directeur, refusa sur le terrain le moindre crochet risquant de montrer des aspects qui ne lui convenaient pas. La discussion en séance de clôture se termina de façon brutale lorsque le grand géologue suisse Eugène Wegmann se leva en entraînant toute l'assistance après avoir déclaré : "Nous ne savons pas qui a tort ou raison et n'y comprenons plus rien. Allez Gèze, venez avec nous boire un coup au café d'en face... et restons entre hommes !" Derrière nous, dans son fauteuil présidentiel, Demay fut abandonné seul et en larmes. Ce fut atroce...

J'ignore s'il y eut ou non un lien avec l'aventure précédente, mais il est de fait que Demay, admis à faire valoir ses droits à la retraite, ne vécut plus que très peu d'années et sans se manifester à nouveau dans les milieux géologiques.

J'ai peu à dire des Présidents suivants : René Abrard (1947) et Pierre Pruvost (1948 et 1963). Le premier, qui fut le successeur de Lemoine au Muséum, était d'une extrême discrétion et d'une grande politesse. Je me souviens surtout de séances à la Société où il eut à discuter fermement avec son contradicteur Chavan pour d'obscures questions de classification de coquillages du Lutétien. On apprécia notamment la phrase : "Mon cher confrère, vous êtes d'une mauvaise foi révoltante !" Pour ma part, je crois n'avoir échangé avec lui que des vues beaucoup plus calmes sur le Callovien des Grands Causses, qu'il avait occasionnellement étudié avec mon ami Agalède.

Quant à Pruvost, successeur de Jacob et connu de tous pour sa divulgation du phénomène de subsidence, il fut un maître délicieusement sympathique, modifiant agréablement l'atmosphère de la géologie à la Sorbonne. J'avais auparavant fait sa connaissance dans le Boulonnais, lors d'une excursion qu'il dirigeait en tant que professeur à Lille. Je n'oublie pas notamment une lyrique description du panorama vers les falaises de Douvres depuis le cap Gris Nez, où le seul inconvénient était que nous nous trouvions dans un brouillard très britannique, laissant au plus une visibilité de quelques mètres !

Camille Arambourg (Président en 1950). La rumeur publique a prétendu, probablement avec raison, que cet Ingénieur agronome de Paris était devenu géologue et paléontologiste parce que dans les vignes dont il dirigeait l'exploitation pour ses parents, en Oranie, se trouvait un admirable gisement de poissons fossiles du Sahélien (Miocène terminal d'Afrique du Nord). La guerre de 14-18 le conduisit en Macédoine où, en tant que Chef de Bataillon de réserve, il faisait creuser des tranchées pour la défense de Salonique en plein gisement de mammifères du même âge, baptisé ici Pontien ; et c'était bien entendu un pur hasard si ces tranchées exploitaient au mieux le gisement. En tout cas, ce fut la marine française qui transporta toute une collection de blocs dont une riche faune à Hipparion fut extraite dans les caves du Muséum de Paris.

Ces historiettes expliquent la carrière d'Arambourg, d'abord comme professeur à l'Ecole d'Agriculture de Maison Carrée, près d'Alger, puis à l'Institut agronomique de Paris, enfin à la chaire de Paléontologie du Muséum. Dans ces deux dernières fonctions, il fut pour moi un maître et un patron pour lequel je ne saurais manifester trop de reconnaissance. Lorsque j'étais son élève, ce mince et souriant enseignant était l'un des rares à n'avoir jamais été "chahuté" par la centaine d'étudiants braillards de ma promotion. Bien plus, il provoquait l'admiration générale car il venait juste de revenir d'une grande mission fort risquée sur les rives de l'Omo, entre Kenya et Ethiopie ; on savait qu'il y avait fait autant de découvertes minéralogiques, stratigraphiques et tectoniques que paléontologiques et qu'il avait ensuite eu droit à une somptueuse réception par le "roi des rois", Haïlé Sélassié, empereur d'Abyssinie.

En 1936, époque où il était presque impossible de trouver une situation, il avait fait créer pour moi à l'Agro un poste de Préparateur temporaire, bien modeste en réalité, mais qui me mit le pied à l'étrier. Il m'obtint ensuite une subvention pour des fouilles paléontologiques dans les gouffres à phosphate du Quercy. Enfin, en 1950, avec l'aide de son ami Louis Dubertret, il me fit charger de mission par le gouvernement libanais pour réaliser la première carte de reconnaissance des sols de ce petit pays sympathique, dont je crois bien être actuellement l'un des rares français (et même des libanais) à connaître la totalité.

En 1965, lors de la remise de son épée d'Académicien, dont le pommeau figurait la carte de ses grandes découvertes allant de la Somalie au Maroc et de l'Iran au Tchad, avec allusion à sa "Genèse de l'Humanité", j'eus l'honneur de le féliciter au nom de ses anciens élèves agronomes. Auparavant, j'avais eu le plaisir de lui rendre un peu de ce qu'il avait fait pour moi en poussant son fils, mon élève à l'Ecole nationale d'Agriculture de Montpellier, dans la voie de la Recherche agronomique où il poursuivit une brillante carrière d'entomologiste.

Jean Goguel (Président en 1951). Je crois bien que mon premier souvenir de notre confrère, récemment disparu alors qu'il paraissait toujours d'une jeunesse inaltérable, est celui de sa soutenance de thèse en Sorbonne, qui date, sauf erreur, de 1937. Il avait brillamment exposé la structure des Alpes de Haute-Provence, avec une surabondance de listes de fossiles aussi bien que de coupes et de blocs-diagrammes assez inhabituelle à cette époque, si bien que Jacob, en bon Normalien ne ratant pas l'occasion, avait manifesté sa surprise de voir un travail de naturaliste fait par un Polytechnicien.

Ensuite, c'est surtout dans les locaux du vieux Service de la Carte géologique, attenant à l'Ecole des Mines, que j'ai eu affaire au Sous-Directeur, puis Directeur, Goguel. Gravissant assez vite les échelons traditionnels de Collaborateur auxiliaire, puis adjoint, enfin principal, j'eus avec lui maintes occasions d'échanger des vues sur les terrains voisins, où lui et moi levions des contours dans le Midi de la France. Comme nous avions tous deux l'esprit tourné vers la géologie vraiment générale, allant de la géophysique et de la minéralogie jusqu'à la paléontologie et la préhistoire, en passant par la stratigraphie et la tectonique, nous nous sommes retrouvés dans d'innombrables réunions en salles ou sur le terrain, tout autour du monde. Indépendamment de la responsabilité d'une vingtaine de cartes, je lui suis d'ailleurs directement redevable de missions aux Antilles, en Polynésie et en Malaisie. Enfin, lors de la création du Bureau de Recherches géologiques et géophysiques (plus tard minières), il me demanda de faire démarrer un petit Service de Spéléologie qui fonctionna pendant un quart de siècle, avant d'être frappé par des réductions budgétaires, ainsi que son complément dans une Commission consultative du C.N.R.S.

L'audience internationale de Goguel était facilitée par sa bonne connaissance de l'Anglais. Cependant, je ne résiste pas au plaisir de raconter que, lors d'une conférence faite par lui dans cet idiome, alors moins international qu'à l'heure actuelle, un ancien chef du Geological Survey britannique, assis près de moi dans l'assistance, me demanda d'une façon apparemment tout-à-fait naïve, et en parfait français : "Mais quelle langue parle donc ce Monsieur ? Je n'en comprends pas un mot..."

Comme on pouvait le prévoir, Goguel manifesta plusieurs fois son désir d'être accueilli à l'Académie des Sciences. Mais ses nombreuses hautes responsabilités ne lui avaient pas fait que des amis et la maffia normalienne, se montrant plus puissante que celle de polytechnique, réussit à contrer sa candidature. Je suis sûr qu'il avait suffisamment d'esprit pour comprendre finalement qu'il valait mieux pour lui faire partie de ceux dont on se demandait pourquoi ils n'étaient pas membres de l'Institut, plutôt que de ceux dont on se demandait pourquoi ils en étaient.

Jean Jung (Président en 1953). En dehors des séances de la SGF où il défendait ses idées relatives au métamorphisme des roches (voir ectinites, embréchites, etc.), j'ai rencontré d'abord Jung dans une belle excursion organisée autour de Clermont-Ferrand lorsqu'il y était professeur, puis à l'occasion d'un véritable concile de militaires en 1940.

En tant qu'officier-géologue, j'avais dû faire un rapport sur un projet d'aérodrome en pleine Woëvre, dans une zone où il y avait bien 150 mètres d'épaisseur d'argiles imperméables et pas de vallées nettement creusées. Ma conclusion était que le terrain pourrait peut-être servir pour des hydravions, mais jamais pour des avions. Elle fut plutôt mal jugée par les responsables du travail, qui provoquèrent une réunion contradictoire. Devant une brochette de colonels et commandants d'Aviation fort excités, se trouvait près de moi un autre jeune Lieutenant de réserve du Génie, spécialiste du drainage, qui confirma que même avec des drains tous les 50 centimètres il ne pouvait garantir l'assèchement du terrain. Jean Jung, curieusement mobilisé civil et affecté à l'Université de Strasbourg, avait aussi été convoqué, mais il ne dit pas un mot. La conclusion officielle, tirée par le plus ancien colonel d'Aviation, fut : "Vous avez peut-être raison, mais nous n'avons pas tort ; de toute façon les travaux commencés vont continuer pendant plusieurs années et à ce moment nous aurons gagné la guerre depuis longtemps". C'est ce jour là que j'ai commencé à avoir des doutes sur cette dernière affirmation. Quant à Jung, il vint ensuite me dire paternellement : "Mon cher Gèze, il ne faut pas vous inquiéter ainsi ; ce n'est pas votre métier ; laissez-les donc faire". Je crois lui avoir répondu assez sèchement que je n'avais aucun plaisir à être militaire, mais que puisque je l'étais, il convenait de faire mon devoir aussi correctement que possible. Nous nous sommes quittés plutôt froidement.

Peu de mois après, ayant heureusement reçu l'ordre de repli vers Toulouse au bon quart d'heure pour ne pas être fait prisonnier, l'Etat-Major auquel j'appartenais quitta précipitamment les environs de Metz. Nous disposions tous des cartes devant nous conduire jusqu'à Berlin, mais j'étais le seul à posséder des cartes de France. C'est donc moi, le plus jeune de tous, qui pris le commandement d'un convoi de 200 officiers et soldats passablement démoralisés. Et je fus alors reconnaissant à Jung de nous avoir guidés dans l'excursion géologique mentionnée plus haut, car parvenus dans la Limagne alors que l'avant-garde allemande étais déjà à Clermont-Ferrand, je réussis à nous sortir de ce guêpier par de petites routes latérales ignorées de l'ennemi, mais dont j'avais gardé la souvenance.

Plus tard, Jung devint professeur de géologie à la Sorbonne. Son premier soin, pour faire de la place à ses échantillons de roches, fut de vider les tiroirs des collections classiques. Je l'appris d'abord par Louis Dubertret, qui venait de trouver en vrac dans les poubelles toute une série de types d'Ammonites, notamment ceux qui avaient été décrits à partir de ses envois du Liban. Pour ma part, je n'ai pas su retrouver les types de Trilobites de la Montagne Noire appartenant à la collection Jules Bergeron ; je crains qu'ils n'aient subi le même sort. La venue de Jung fut incontestablement l'une des pires catastrophes éprouvées par la vieille Sorbonne.

Louis Glangeaud (Président en 1958). Bienveillant et râleur, parfois génial et souvent fou, Glangeaud marqua son époque en avançant des conceptions nouvelles dans tous les domaines de ses études, en Algérie, dans le Bordelais, les volcans d'Auvergne et le Jura, avant de sévir à Paris comme successeur de Lutaud et Bourcart en Géographie physique et Géologie dynamique. Il donna d'ailleurs un tel développement à son laboratoire que celui-ci ne s'en remit pas, mais éclata franchement après son transfert dans les locaux de Jussieu.

Je crois que c'est comme volcanologue que j'ai d'abord eu affaire à lui. Nous avons rédigé ensemble les statuts de l'Association internationale de Volcanologie lors d'une réunion à Helsinki. Je lui ai succédé comme Vice-président lors d'une autre réunion à Toronto, où il provoqua un incident diplomatique en allant se plaindre auprès de l'ambassadeur de France parce que les Canadiens n'avaient pas voté pour lui. Il fallut expliquer longuement à l'ambassadeur que Glangeaud, étant en fin de mandat, ne pouvait être réélu et que les votants avaient bien pris le soin de conserver pour un Français une place dans le bureau de l'Association...

A Paris, il me demanda pendant une vingtaine d'années d'assurer pour ses étudiants de Paris VI des cours d'Hydrogéologie et de Pédologie conduisant à des troisièmes cycles de spécialités ; mais j'évitais autant que possible de le rencontrer car il sombrait de plus en plus dans la maladie de la persécution : tous ses voisins le surveillaient en permanence, même avec des longues vues ; son téléphone était évidemment sur table d'écoute ; les présidents De Gaulle, puis Pompidou, lui en voulaient personnellement, etc.

Lorsqu'il fut élu à l'Institut, il commença à inonder les Comptes rendus de l'Académie des Sciences de notes plus philosophiques que géologiques, si bien qu'elles furent finalement refusées par le Secrétaire perpétuel. Ne pouvant admettre une telle décision, Glangeaud ne mit plus les pieds au Quai Conti. Il se laissa d'ailleurs mourir peu de temps après, avec la certitude que le monde entier était contre lui. Triste fin d'un homme qui eut une incontestable valeur.

Albert F. de Lapparent (Président en 1960). Petit-fils d'Albert de Lapparent, qui fut à la fin du 19è et au début du 20è siècle l'un des très grands noms de la géologie mondiale, l'abbé de Lapparent lui succéda à la tête du laboratoire de géologie de l'Institut Catholique de Paris où il fonda l'IGAL (Institut Géologique Albert de Lapparent), pépinière d'excellents praticiens.

Petit homme mince et d'une laideur sympathique, il séduisait en quelques minutes par sa parole plaisante, ainsi que par son enthousiasme d'enseignant clair et savant. Il m'invita souvent à prendre part aux excursions qu'il organisait avec talent, aussi bien dans sa région de thèse en haute Provence que dans l'ensemble du Bassin parisien. Il me demanda aussi de venir, de temps à autres, faire au bénéfice de ses élèves des causeries fort libres sur les sujets les plus variés.

C'est sur sa suggestion que j'ai été invité en 1956-57 par le Service géologique de ce qui était alors l'Afrique Equatoriale Française à prendre part à une très importante mission dans le Tchad et le Tibesti. Grâce à lui, j'ai donc pu en camion, à chameau et à pied, cartographier l'admirable montagne volcanique, grande à peu près comme la totalité de notre Massif central où je crois que se trouve la plus extraordinaire collection de caldeiras géantes et de cratères d'explosion, sans parler des dômes rhyolitiques, des cônes et coulées basaltiques et des épandages ignimbritiques, que l'on puisse voir sur notre planète.

L'abbé de Lapparent est mort beaucoup trop tôt d'un arrêt du coeur consécutif à la fatigue d'un voyage en Suisse. A la cérémonie, fort discrète, de son enterrement, se sont retrouvés les représentants de toute la géologie française, sans distinction de religions ou de partis politiques. Ainsi apparut clairement qu'avec sa largeur de vues et sa bienveillance, l'abbé ne s'était fait que des amis.

Raymond Furon (Président en 1961). Le souvenir de ce confrère trapu et boiteux mais souriant me ramène à mes débuts parisiens. Avec d'autres camarades attachés comme lui au laboratoire de géologie du Muséum, notamment Henri Agalède et Robert Laffitte, tandis que je venais de l'Agro, nous nous retrouvions souvent pour déjeuner dans un modeste restaurant de la rue Monge. Furon était largement notre doyen, mais il était enchanté de discuter avec nous et nous racontait pas mal d'histoires vécues. C'est en partie à lui que je dois d'avoir connu la triste aventure détaillée dans le livre "Les chiens aboient", de Herbert Wild, avant d'avoir retrouvé au Collège de France le tiroir renfermant les échantillons litigieux, recueillis par Jacques Deprat en Indochine et étudiés par Lucien Cayeux pour un procès assez inique, qui ne fut guère à la gloire de la SGF.

A cette époque, Furon, revenu de Téhéran où son salaire de professeur ne lui avait même pas été payé, n'avait qu'une situation assez précaire. Quoique pas plus fortunés que lui, nous le plaignions d'être obligé de rédiger de nombreux livres, à coup de fiches de lectures, pour gagner péniblement sa vie. Plus tard, cependant, nous nous sommes aperçus que ces livres étaient fort bien faits et d'une incontestable utilité. Nous fûmes tous heureux pour lui que sa carrière ait pu honorablement s'achever comme professeur à l'Université de Paris VI.

Marcel Roubault (Président en 1966). Avec une voix éraillée, parfois hargneuse et toujours tonitruante, Roubault fut à la SGF le porte-parole de l'équipe René Perrin et Marcel Roubault voulant nous convaincre de l'existence dans les minéraux de réactions à l'état solide, qui entraînaient la poursuite du métamorphisme hercynien à travers toutes les couches géologiques, notamment dans l'édifice alpin. Il y eut des séances de discussions homériques, par exemple celle où Maurice Lugeon, le maître incontesté de la géologie suisse, vint exprès pour dire qu'il mourrait en croyant encore à la discordance du Trias sur le socle cristallophyllien...

En 1953, Roubault fit connaître sa candidature à la présidence de la SGF, ce qui était une façon de procéder inhabituelle à l'époque. Bien plus, il diffusa dans toute la France un texte expliquant que cette vieille société était totalement ramollie, mais qu'il se chargerait de lui infuser un sang nouveau après l'avoir profondément réformée. Il semble que cette énergique profession de foi ait fait l'unanimité contre elle et que divers petits groupes se soient entendus pour avancer mon nom contre celui de Roubault. Je n'étais ni Normalien, ni Polytechnicien, et seulement jeune professeur à l'Agro, ce que l'on était en droit de juger parfaitement neutre et inoffensif...

Je n'appris cette savante combinaison que le matin du Lundi des élections, par une lettre de mon ami zurichois Rudolf Trümpy. Il me disait son étonnement de ne pas avoir reçu de réponse à une lettre antérieure, mais se l'expliquait en pensant que j'étais extrêmement occupé par ma candidature à la présidence de la SGF ; il ajoutait d'ailleurs gentiment que par le même courrier il avait déjà voté pour moi ! Je fus carrément furieux et prêt à donner ma démission à la SGF, en voyant qu'on m'avait manoeuvré sans avoir au moins obtenu mon accord de principe. Je téléphonais aussitôt, pour leur demander conseil, à mes anciens patrons Camille Arambourg, Lamare, Fallot, et même au Montpelliérain Marcel Thoral qui était devenu Lyonnais depuis quelques années. Tous me conseillèrent de ne rien casser et de me laisser faire... Voilà pourquoi Roubault dut subir un stage de 12 ans de purgatoire avant de parvenir au panthéon des présidents de notre vénérable société !

Je crois qu'il mit plusieurs années avant de bien vouloir admettre mon innocence, mais enfin nous finîmes par nous retrouver en bons termes dans divers congrès. Sa grande réussite comme directeur de l'Ecole de Géologie de Nancy, son élection à l'Institut, une atteinte à une jambe l'obligeant à marcher péniblement, s'additionnèrent pour calmer sa virulence initiale.

Quant à ma virulence personnelle, c'est avec le souvenir de cet excellent ami-ennemi qu'elle se terminera, en même temps que toutes les égratignures dans la collection de nos vieux tableaux de la famille géologique à laquelle je demeure profondément attaché.

Post-scriptum. Notre président François Ellenberger vient d'avouer sa responsabilité dans la manoeuvre "anti-Roubault" dont il a été question ci-dessus. Je devrais bien demander qu'il soit au moins condamné à une heure de piquet en compagnie du squelette du Megatherium de l'Ecole Normale... mais, après 38 ans, il y a largement prescription. Je soulignerai donc, au contraire, combien cette manoeuvre fut une preuve d'estime à mon égard et lui confirmerai notre vieille amitié, cimentée au cours d'âpres discussions sur le terrain grésignol et négrimontain.