TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XXII (2008)

Hans Stille : sur les " phases de plissement ", les " géosynclinaux "
et la géotectonique des Carpates

Mircea Sandulescu

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (communication écrite)

Résumé.
Hans Stille (1876-1966) a été un des promoteurs de quelques grands concepts géologiques du XXe siècle, parmi lesquels celui de " phase de plissement " et celui de " géosynclinaux ". Il a distingué deux divisions majeures du temps géologique : le Protogàikum et le Neogàikum, la dernière étant divisée en ères géotectoniques, chacune comprenant plusieurs " phases tectoniques ". L'extension de ces phases au monde entier est discutable. Les géosynclinaux représentaient pour Stille des zones mobiles, situées sur les continents, dans des régions qui ont subi des " régénérations " (" remobilisations ") de la croûte. Dans les Carpates, Stille distingue deux zones géosynclinales séparées par un " arrière-pays " (" Rückland "). Les " phases " cimmériennes sont mises en evidence dans les Carpates. Un modèle " précurseur " pour la genèse des volcanites néogènes est proposé, lié à un sous-charriage (" Unterfahrung " ?) de l'avant-pays.

Mots-clés : phases tectoniques - géosynclinal - Carpates - Rückland - volcanisme néogène - XXe siècle.

Abstract.
Hans Stille (1876-1966) was one of the defenders of some important geological outlooks of the 20th century, such as the concept of "folding phases" or of "geosynclines". He distinguished two major divisions of the geological time: the Protogàikum and the Neogàikum. He divided the last one in Geotectonic eras, each of them being divided in different "tectonic phases". The worldwide extension of these "phases" is disputable. The geosynclines represented for Stille mobile zones, seated within the continents, in areas where the crust was "regenerated" ("remobilized"). In the Carpathians, Stille considered two geosynclinal areas separated by the "Rückland". He stressed out the existence of the Cimmerian tectonic phase in the Carpathians. He proposed a "forerunner" genetical model for the Carpathians Neogene volcanics, connected to the underthrusting ("Unterfahrung") of the Foreland.

Key words: tectonic phases - geosynclinal - Carpathians - Rückland - Neogene volcanics - 20th century.

 

Hans Stille est né le 8 octobre 1876, à Hanovre (Allemagne), y est mort le 26 décembre 1966.

Il a fait ses études à Göttingen, avant de devenir géologue au Service géologique de Prusse (1899-1908). Il fut ensuite (1908-1912) professeur à la Technische Hochschule de Göttingen puis occupa la chaire de géologie de l'université de Leipzig jusqu'en 1932, puis dans celle de l'université de Berlin (1932-1950). Il a également dirigé l'Institut allemand de Géotectonique jusqu'en 1946. Géologue de grande valeur, Hans Stille a marqué la géologie européenne mais aussi celle de l'Amérique du Nord par quelques grandes synthèses. Membre de l'Académie des sciences de Berlin, il était membre d'honneur étranger de l'Académie roumaine, membre correspondant de l'Académie des sciences et associé étranger de la Société géologique de France.

Fig. 1. Hans Stille (1876-1966).

Le nom de Hans Stille est lié à quelques grands concepts géologiques du XXe siècle, parmi lesquels celui de " phases de plissement " et celui de " géosynclinaux ". Il a largement détaillé ce dernier dans sa synthèse sur la tectonique de l'Amérique du Nord (1940) dans laquelle il développa les conceptions de mio- et eugéosynclinaux. C'est toujours à Hans Stille qu'on doit le regroupement général en deux " classes " des structures tectoniques reconnues sur les continents : de type " alpin " (structures complexes dominées par les chevauchements et les charriages) et de type " germanique " (dominées par la fracturation, généralement produite par la distension). Dans la première moitié des années 1940, il fit plusieurs visites géologiques dans les Carpates, aussi bien dans les Carpates roumaines que dans les Carpates de Pologne et de Slovaquie. À la suite de ses observations, et en se fondant sur une excellente connaissance de la littérature géologique de ces pays, il a publié, en 1953, le volume Geotektonische Werdegang der Karpaten (Évolution géotectonique des Carpates) dans lequel il fait une analyse synthétique de l'ensemble de cette chaîne " alpidique ", utilisant ces conceptions fondamentales sur les " géosynclinaux " et sur les " phases de plissement ".

Hans Stille a été l'un des grands promoteurs, sinon le créateur, de ce qu'on peut appeler l'" échelle géotectonique du temps géologique " (Fig. 2). Peut-on considérer Hans Stille comme un géologue ayant pratiqué une géologie globale ? Certainement oui. D'ailleurs ceux qui considèrent que l'expression " tectonique globale " s'applique seulement à l'actuelle " tectonique des plaques " font une grave erreur. Aussi bien Eduard Suess, qu'Émile Haug, Émile Argand, Rudolf Staub et Hans Stille, ont fait de la " tectonique globale ", bien que tous ces auteurs n'aient pas soupçonné l'existence des plaques lithosphériques.

Fig. 2. Échelle géochronologique des ères géotectoniques et des phases de plissement (d'après Hans Stille, 1924).

De même, en reprenant la conception de Dana suivant laquelle : " un continent une fois formé reste un continent ", de même qu'" un bassin océanique une fois formé reste un bassin océanique ", Wegener soutenait que les masses continentales et les bassins océaniques gardent un volume permanent mais que les continents peuvent se déplacer latéralement.

Stille était un faux " fixiste ", si on peut employer l'étiquette de fixiste pour un géologue qui acceptait les grands processus de charriage et la " fragmentation " des continents ! Le " fixisme " de Stille consistait dans sa manière globale de voir les continents et les océans. En effet, il a publié en 1948 une note, malheureusement peu connue, sur les océans et continents primaires (" Urozeane und Urkontinente "), dans laquelle il reprend le concept qu'il avait proposé depuis longtemps, selon lequel les océans, qu'il nommait " cratons profonds " (" Tiefkratone "), ne changent ni de volume, ni de surface et que leur croûte n'est pas déformée, tandis que les continents - les " cratons élevés " (" Hochkratone ") - situés entre les océans, ont été plusieurs fois déformés suivant les cycles ou les ères géotectoniques (Fig. 2).

D'ailleurs il était normal, en son temps, d'observer que la croûte des océans n'était pas déformée, ou l'était très peu, tandis que sur les continents on distinguait de nombreuses chaînes plissées de différents âges. Ces chaînes étaient, suivant Stille, le résultat de la déformation des géosynclinaux pendant plusieurs cycles ou " ères tectoniques " ou de " plissements ". Après l'achèvement d'un cycle tectonique et la genèse d'une chaîne plissée suivait, sur le continent, une " régénération " d'une autre partie du " Hochkratone ". Et un nouveau géosynclinal commençait sa vie. Un exemple de cette image que Stille a créée peut être illustré dans sa division de l'Europe en Paléo-Europe (les Calédonides), Méso-Europe (les Hercynides ou Variscides) et Néo-Europe (les Alpides) (Fig. 3). Sur cette esquisse est marquée aussi la " Ur-Europa ", c'est-à-dire la " Très Vieille Europe " où il associait l'océan Atlantique (un " Ur-Ozean ") aux terrains précambriens de la Fennosarmatia, partie occidentale de ce qu'on appelle aujourd'hui le craton de l'Europe orientale, avec une croûte continentale typique.

Mais Stille saisit, cependant, quelques particularités des chaînes plissées, résultant de la déformation d'un géosynclinal. En analysant les chaînes orogéniques de différents âges, il s'est rendu compte que les géosynclinaux ont eu plusieurs " stades de développement ". Le " stade initial " était caractérisé, pour Stille, par le développement des ophiolites qu'il nommait des " initialites ". Dans ces conditions, présenter éventuellement Stille comme un précurseur de la tectonique des plaques serait déformer de manière regrettable les conceptions d'un savant qui considérait les océans comme inamovibles !

Mais les coïncidences continuent : au magmatisme " synorogénique ", qui se déroulerait pendant les phases de déformation les plus importantes du géosynclinal, succéderait le " magmatisme subséquent " qui regroupe plus ou moins les manifestations du magmatisme calco-alcalin, qu'on sait aujourd'hui être généré par la subduction de la croûte océanique.

Fig. 3. Divisions géotectoniques de l'Europe et de l'océan Atlantique (d'après Hans Stille, 1924).

Hans Stille a également adopté, surtout dans les considérations qu'il a développées sur la géotectonique du continent nord-américain, les distinctions du géologue américain Marshall Kay en distinguant des " eugéosynclinaux " (zones internes des géosyclinaux, plus profondes, avec des ophiolites applées par lui " initialites " et des formations turbiditiques correspondant aux flyschs) et des " miogéosynclinaux " situés vers les parties externes avec des formations, toujours marines, mais de moindre profondeur, voire quelquefois épicontinentales. Les notions d'" externe " et d'" interne " étaient définies par rapport à l'" Avant-pays ", les zones " externes " étant plus proches de celui-ci que les zones " internes ". Ces schémas, acceptés par lui et développés dans les années 1920 et 1930 ont été un peu oubliés dans sa synthèse des Carpates, qui sera analysée plus loin.

Revenant sur la conception de Stille concernant l'histoire d'un géosynclinal, il faut remarquer aussi que, pour lui, il y avait une première étape (ou époque), celle de l'" évolution ", dominée par les affaissements et/ou subsidences accentuées, puis une étape (ou époque) de " révolution ", dominée par les déformations tectoniques les plus importantes que le géosynclinal a subies. En régle générale Stille acceptait que l'étape de révolution ait été plus ancienne dans les eugéosynclinaux que dans les miogéosynclinaux.

Dans son livre Grundfragen der vergleichenden Tektonik (Problèmes majeurs de Géotectonique comparée), Hans Stille a présenté sa conception de ce qu'on peut appeler le " synchronisme mondial " des phases de déformation (plissement). Dans son schéma de division des temps géologiques, il distingue d'abord deux divisions majeures : le " Protogàikum " (la période géotectonique ancienne) et le " Neogàikum " (la période géotectonique récente) (Fig. 2). Il situait la limite entre ces deux mégadivisions géotectoniques du temps géologique à 825 Ma, ce qui, sur les échelles actuelles, se situe dans le Protérozoique supérieur. Stille voyait ce moment comme marqué aussi par une importante fracturation des continents : la " Fracturation algomienne ". N'oublions pas que les océans existaient pour Stille là ou ils se trouvent actuellement.

La période géotectonique récente (" Neogàikum ") a été divisée par Stille en plusieurs ères géotectoniques, chacune étant précédée par une " régénération " (Fig. 2). Et l'on revient ici aux géosynclinaux, car chaque régénération a comporté la naissance d'un nouveau géosynclinal - sur les continents - avec toutes ses périodes spécifiques de développement, dont la première était celle des " initialites " (lire : ophiolites). Je tiens a souligner une nouvelle fois que je ne vois pas en Hans Stille un précurseur de la tectonique des plaques (cf. supra), mais celui-ci a eu l'intuition de saisir les principales étapes de l'évolution d'une chaîne orogénique et l'âge " initial " des ophiolites, qui sont actuellement - nous le savons aujourd'hui - représentées dans des parties plus ou moins limitées et discontinues de la chaîne, par les sutures ophiolitiques ; qui groupent les unités tectoniques résultant de la déformation des croûtes océaniques.

Chaque ère géotectonique est divisée, suivant Hans Stille, par des phases de plissement ou phases tectoniques. La fréquence de ces phases semble croître avec le temps. C'est cependant une image déformée pour plusieurs raisons :

Stille a jugé utile de classer les phases tectoniques suivant leur intensité. Il a distingué quatre ordres de grandeur (Fig. 2), mais on ne sait pas très bien si cette distinction s'applique à l'intensité de la déformation ou au développement spatial de celle-ci.

Stille distinguait cinq ères tectoniques, assyntienne, calédonienne, varisque et néoidique, chacune précédée par la régénération d'au moins une partie des chaînes plus anciennes. Le sens de cette régénération n'est pas très explicite chez Hans Stille puisque les différentes chaînes (voir géosynclinaux) se sont développées dans des parties différentes des continents, qui étaient pour lui inamovibles. Il est vrai que certains éléments de la chaîne ou des chaînes plus anciennes sont inclus dans la chaîne plus jeune. Donc la régénération était une remobilisation (partielle ?) d'une certaine partie de la croûte continentale, mais pas de l'ensemble du continent. C'est de cette manière que Stille a pu distinguer la Paléo-, la Méso- et la Néo-Europe (Fig. 3). Pour Hans Stille, la remobilisation était contemporaine de l'activité magmatique ophiolitique. De là à considérer que la remobilisation peut être assimilée à l'ouverture océanique c'est une autre histoire, d'autant plus que Stille considérait les océans comme des océans primitifs (" Urozeane ").

Malgré les contradictions évidentes par rapport aux conceptions actuelles de la tectonique des plaques, l'idée de " régénération " des terrains plus anciens dans des chaînes plissées plus jeunes reste une idée positive pour l'étude de l'histoire des chaînes orogéniques. Ainsi, peut-on mieux expliquer les immenses nappes de charriage, dans des chaînes " néoidiques " comme les Alpes, les Carpates, l'Himalaya etc., qui sont constituées par des masses de roches métamorphiques précambriennes et/ou paléozoïques, surmontées par une couverture sédimentaire mésozoïque relativement moins importante ! C'est la grande différence entre les terrains métamorphiques impliqués dans les structures complexes de certaines chaînes orogéniques et les cratons (plate-formes). D'ailleurs les valeurs des âges radiométriques soutiennent cette affirmation, marquée par les rajeunissements des âges des métamorphites impliquées dans les structures alpines (" néoidiques "). Il faut aussi préciser que certains terrains anciens impliqués dans la structure des chaînes plus jeunes que celles-ci, appartiennent aux marges continentales, déformées, des océans correspondant à la chaîne considérée.

Si l'on tient compte des progrès réalisés dans la datation des formations géologiques, notamment grâce aux études micropaléontologiques et palynologiques, on peut affirmer, sans peur de faire une grande erreur, que le " synchronisme " des déformations sur la Terre (continents et/ou océans) n'existe pas dans le sens où Hans Stille l'a envisagé. Ce n'est pas sa faute, c'est celle des progrès des sciences de la Terre !

Il y a certainement des périodes pendant lesquelles la Terre a " bougé " plus fortement. On peut citer, parmi les époques les plus récentes : à la fin du Trias, au Crétacé moyen, à la fin du Crétacé ou à l'Éocène supérieur et au Miocène inférieur. Il ne s'agit que de quelques exemples. Mais de là à synchroniser, à l'échelle mondiale, l'âge des déformations, cela ne peut être fait qu'avec une marge d'erreur de quelques millions d'années. Je ne crois d'ailleurs pas que Hans Stille ait considéré autrement ses " phases ", même s'il a écrit un chiffre sur chacune de ses divisions (Fig. 2).

Il y a un autre schéma de Hans Stille, qui a également été soutenu plus tard, par d'autres géologues : il consiste à hiérarchiser les phases de plissement dans les différentes cycles (ou ères) tectogénétiques. Pour chaque cycle Stille distinguait trois groupes de phases : préliminaires (qu'on pourrait aussi dénommer précurseurs), principales et finales (Fig. 4). Une des plus importantes critiques qu'on peut formuler à l'encontre de cette hiérarchisation est que si le schéma s'applique à certains segments des chaînes plissées il ne s'applique pas à certains autres. Ainsi, pour les chaînes cimmériennes les phases dites préliminaires sont des phases principales et il y a peu ou pas de phases véritablement préliminaires, ni de phases finales. Pour les Appalaches, une partie (interne) de la chaîne est principalement déformée pendant le Calédonien, les phases hercyniennes (appalachiennes) étant des phases " finales " ! Dans d'autres chaînes, comme les Carpates orientales, il y a des phases " préliminaires " d'âge " cimmérien " qui précèdent la phase principale ! Toujours dans les Carpates, les phases nommées styriennes ancienne et nouvelle ont déterminé des transports tectoniques (nappes) importants, et ne sont pas du tout " finales " dans les zones externes comme le pensait Stille.

Fig. 4. Hiérarchisation des " phases de plissement " de Stille (compilation de l'auteur).

Si la tentative de " mondialisation " des phases de plissement peut être éventuellement acceptée - avec des modifications de principe -, la hiérarchisation des phases dans un " cycle tectogénétique " est largement variable. On peut donc dire que si les phases se laissent éventuellement mondialiser, c'est moins vrai pour les cycles. Cette conclusion est pleine d'humour noir, puisque, de nos jours, les cycles orogéniques sont beaucoup plus utilisés que les phases de Hans Stille !

La géotectonique des Carpates

La synthèse que Hans Stille a donnée des Carpates dans Der geotektonische Werdegang der Karpaten (La genèse géotectonique des Carpates), parue en 1953, a été, paraît-il, l'une de ses dernières grands synthèses, avant sa mort en 1966. Il avait parcouru le terrain des Carpates de Slovaquie et de la Pologne jusqu'en Roumanie, au début des années 1940. Il fut accompagné sur le terrain, par quelques-uns des meilleurs géologues de cette époque, parmi lesquels on peut citer : Dimitri Andrusov en Slovaquie, Henry Swidzinski en Pologne, George Murgeanu, Theodor Krautner et Alexandre Codarcea en Roumanie.

Hans Stille distinguait dans les Carpates trois domaines principaux : les Internides, les Externides et l'" Arrière-pays " (" Rückland "). Les Externides concernent, ce qu'on nomme actuellement la Zone des flyschs carpatiques. Pourtant les Internides et le " Rückland " - qui couvrent l'ensemble des Zones internes des Carpates - ont une délimitation difficile à comprendre du point de vue géologique (Fig. 5).

Fig. 5. Esquisse géotectonique des Carpates (d'après Hans Stille, 1953, pl. I).

Légende de la figure 5 :
    Séries post-oligocènes
    Volcanites tertiaires jeunes

Externides
    Flyschs parautochtones des Carpates nord-occidentales
    Flysch médians et marginaux des Carpates nord-occidentales ;
    Flyschs externes en Roumanie
    Groupe de nappes de Magura

Internides
    Piénides (+ klippes de Maramurech)
    Flysch interne des Carpates roumaines
    Tatrides et Granides ; Gétides des Carpates du Banat ;
    Région géosynclinale des Apuseni ;

Zone interne cristallino-mésozoïque des Carpates roumaines ;
    Gémérides des Carpates nord-occidentales
    Danubien des Carpates du Banat

Rückland
    Limite entre les Internides et le Rückland
    Rückland transcarpatique


La présentation de la géotectonique des Carpates est faite en trois parties : C'est dans la première partie que Hans Stille a développé la notion de " Rückland ", qui semble être assimilée - ceci n'est pas très clair - à un massif médian (" Zwischengebirge "). Il y a beaucoup de contradictions dans la séparation de ce " Rückland ".

D'abord, le fait que ses limites (Fig. 5) divisent des unités majeures - comme la nappe gétique ou les Carpates orientales centrales (" Zone cristallino-mésozoïque ") - qu'on considérait comme des unités homogènes. Il semble qu'il ait voulu souligner l'absence (dans le " Rückland ") ou la présence (dans les Internides) de la couverture sédimentaire mésozoïque. Il range toutefois dans le Rückland les monts Bukk (Fig. 5) constitués par d'importantes formations permiennes, triasiques et jurassiques. En réalité l'absence de couverture sédimentaire mésozoïque dans la plupart du " Rückland " de Stille, est déterminée par des érosions post-éocrétacées et, surtout, cénozoïques. Il faut aussi tenir compte du fait que dans les années 1940 on ne disposait pas encore des informations géologiques obtenues par les forages profonds réalisés sur les soubassements des dépressions néogènes de Transylvanie et de Pannonie ( ?), qui ont rencontré des formations mésozoïques de lithofaciès différents.

Le " Rückland " était limité vers l'extérieur par les Externides et les Internides - ce qui reste des actuelles Zones internes - qui constituaient un géosynclinal et, vers le sud par les " orthogéosynclinaux " de Bihor et du Mures (Bihar et Maros de la Fig. 5).

Fig. 6. Domaines géosynclinaux et de " Rückland " dans les Carpates (d'après Hans Stille, 1953, fig. 3). B : Bucegi ; D : Dâmbovicioara ; Gil. Pr. : Promontoire de Gilau ; H : Dépression de Hatzeg ; Z.M. : Zone de Maramurech ; P : Mts. Persani ; P. Pr : Promontoire de Poiana Rusca ; Rd. : Mts. Rodna.

On peut se demander ce qui a déterminé Hans Stille à utiliser la terminologie d'" orthogéosynclinal " (géosynclinal véritable), uniquement dans les Monts Apuseni. Il semble qu'il prenait en compte pour cela la présence, dans ce segment carpatique, de roches magmatiques basiques et ultrabasiques (" initialites ", c'est-à dire nos ophiolites) ! Pourtant il avait déjà adopté la terminologie de Marshall Kay concernant les eugéosynclinaux et les miogéosynclinaux. Devrait-on considérer comme " géosynclinaux véritables " les seuls eugéosynclinaux ? En même temps il admettait l'existence de géosynclinaux à l'extérieur du " Rückland " (Fig. 6). Ceux-ci étaient-ils moins " ortho " ? On constate aussi que, pour les " orthogéosynclinaux " des Monts Apuseni, Stille envisageait une déformation (tectogenèse) principale d'âge crétacé, tandis que pour le géosynclinal externe il admet deux déformations importantes : tout d'abord des tectogenèses crétacées puis, surtout dans la Zone des flyschs, des tectogenèses miocènes.

Est-ce que Hans Stille a renoncé, dans son analyse de la géotectonique des Carpates, aux eugéosynclinaux et aux miogéosynclinaux ? On pourrait, à la rigueur, assimiler l'orthogéosynclinal à un eugéosynclinal. Mais il n'est pas évident que le géosynclinal externe des Carpates (Fig. 6) puisse être considéré un miogéosynclinal, dans le sens où Stille l'a défini dans son Einführung in der Bau Nord Amerikas (1940).

Il faut aussi remarquer que Hans Stille a distingué, dans son Geotektonische Werdegang der Karpathen (1953), un autre type de géosynclinal, dans l'Avant-pays des Carpates : le " Sondergeosynclinal " qui, par déformation, a généré les Sarmatides (Fig. 7). Il s'agit de chaînes plissés à la fin des déformations hercyniennes, qui sont le " locus tipicus " des déformations cimmériennes. Les progrès faits dans la connaissance de la géotectonique des chaînes péri-pontiques montrent que, vraisemblablement, les chaînes plissées de la Dobrogea septentrionale et de la Crimée méridionale - avec leurs prolongements dans le Grand Caucase - ont été générées par la déformation compressive assez importante d'un aulacogène (rift majeur intracontinental). On peut quand même conclure que le dogme des géosynclinaux a été fortement nuancé par Stille lui-même.

Fig. 7. L'éperon valaque et les Sarmatides dans l'avant-pays carpatique. Ap : Apusénides ; Dd : Dobroudja ; J :Monts d'Istrandja (Strandja) ; L : Lysagora. Les petites flèches marquent les vergences principales (d'après Hans Stille, 1953, fig. 26).

Une importante contribution de Hans Stille pour son époque consiste dans le fait qu'il a soutenu l'existence de tectogenèses cimmériennnes dans les Carpates ; il les situait dans la catégorie de " phases préliminaires ". En réalité, dans les années 1940 on connaissait peu de choses sur des vraies discordances cimmériennes dans les Carpates.

Pourtant Stille a saisi le fait qu'il existe des lacunes stratigraphiques ou d'érosion à la fin du Trias et que, dans le Jurassique inférieur, se sont produits d'importants changements de lithofaciès, par rapport au Trias. Il a interprété toutes ces données comme des arguments pour soutenir l'existence de déformations tectoniques à la fin du Trias, mais aussi à la fin du Jurassique, et a établi des corrélations chronostratigraphiques avec les " phases " cimmériennes connues dans la Dobroudja septentrionale, la Crimée méridionale et le Caucase.

On sait actuellement :

Pour conclure cette brève analyse des conceptions de Hans Stille relatives à la géotectonique des Carpates, il faut présenter sa remarquable vision de l'ambiance géotectonique, telle qu'il l'a imaginée pour expliquer la genèse des magmas des éruptions et intrusions néogènes (Fig. 8 et Fig. 9) ; surtout de ceux des Carpates orientales et occidentales.

Fig. 8. Sous-poussée et volcanisme tertiaire dans les Carpates orientales (d'après Hans Stille, 1953, fig. 29). Échelle horizontale approximativement 1/3 000 000. Les petites flèches signifient la montée du Sial fondu provenant de la zone de fusion du Sial (en noir), vers la surface ; Schm. : profondeur de la fusion du Sial.

Fig. 9. Volcanisme et sous-poussée dans les Carpates nord-occidentales (d'après H. Stille, 1953, fig. 30). Échelle horizontale autour de 1 :3 000 000. Les petites flèches signifient la montée du Sial fondu provenant de la zone de fusion du Sial, vers la surface ; UI : Sous-charriages anciens (surtout " autrichiens ") : UII : Sous-charriages jeunes (surtout saviques) ; II : Sous-charriages secondaires à l'intérieur des flyschs.

Dans sa construction, Hans Stille a accordé une importance particulière au " sous-charriage " (" Unterschub ") de l'Avant-pays. Il a marqué sur son esquisse générale trois directions de " sous-charriages " : hébridienne, podolienne et valaque (Fig. 5). Ce sont surtout les " sous-charriages " podolien et hébridien qui ont généré des magmatites néogènes. Le " sous-charriage " valaque a plutôt déplacé une partie de la plateforme Moesienne : l'éperon valaque (" Valachischer Sporn ") vers et sous les Carpates méridionales. Suivant Hans Stille l'avant-pays, sous-charrié, est descendu à une profondeur ou le Sial - juste au-dessus du Sima - a été " fondu " (" Verschmelzung ") et les magmas ainsi générés sont montés pour donner naissance aux chaînes volcaniques.

Ce qui est remarquable dans cette théorie, c'est que Stille mettait en valeur le raccourcissement de la croûte, ce qui pour un fixiste des " Urozeane " et " Urkontinente " apparaît comme un progrès conceptuel remarquable. Cependant, il ne s'agit pas, dans le modèle proposé par Stille, de ce qu'on connaît actuellement comme étant la subduction océanique puisqu'il s'agit, des deux côtés ( ?), de croûtes continentales. Mais l'image est plus que troublante et peut être interprétée comme une prémonition. D'ailleurs, la subduction continentale a été acceptée, dans certaines conditions spécifiques, dans plusieurs chaînes orogéniques.

Remerciements.

L'auteur tient à remercier respectueusement et amicalement le professeur Michel Durand-Delga, membre d'honneur de l'Académie roumaine pour ses précieuses remarques concernant la forme et le contenu de cette note et aussi Mme Dr. Monica Dumitrascu de l'Institut de géographie de l'Académie roumaine pour l'assistance scientifique apportée à l'illustration de cette note.

Références

  1. ANDRUSOV, D. (1965). Aperçu général sur la géologie des Carpathes occidentales. Bull. Soc. géol. France, (7), VII, p. 1029-1062.
  2. AUBOUIN, J. (1965). Geosynclines. Elsevier, Amsterdam, 335 p.
  3. DUMITRESCU, I. (1962). Géologie structurale, Ed. Didact. Pedag., (en roumain), Bucarest, 292 p.
  4. SANDULESCU, M. (1974). Essai de synthèse structurale des Carpathes, Bull. Soc. géol. France (7), XVII, (3), p. 299-358.
  5. SANDULESCU, M. (1984). Géotectonique de la Roumanie. Éd. Tech., Bucarest (en roumain), 336 p., 2 pl.
  6. STILLE, H. (1924). Grundfragen der Vergleichenden Tektonik. Borntraeger, Berlin, 443 p.
  7. STILLE, H. (1940). Einführung in der Bau Amerikas. Gebrüder Borntraeger, Berlin, XX + 717 p.
  8. STILLE, H. (1948). Ur- und Neuozeane. Abh. deutsch. Akad. Wiss. Berlin, math.-nat. Kl., 1945-1946, (6), 69 p.
  9. STILLE, H. (1953). Der geotektonische Werdegang der Karpaten, Beih. Geol. Jb., 8, 239 p., 1 pl., Hannover.