TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.III (1989)

François ELLENBERGER
La première coupe historique du stratotype d'Etampes, dressée par Lavoisier en 1767.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 22 février 1989)

Le stratotype international de l'étage Stampien a été défini par les gisements fossilifères et la coupe (synthétique) des terrains des environs immédiats d'Etampes (Essonne). Or ce stratotype jouit d'un privilège unique, jusqu'ici méconnu : c'est d'avoir été déjà décrit, de façon remarquable, en plein XVIIIème siècle, sous la forme d'une coupe lithostratigraphique d'une surprenante exactitude. Exactitude qui s'expliquera mieux si l'on sait que sa construction est due au grand Antoine-Laurent de Lavoisier en personne, mettant en oeuvre avec rigueur les observations de Jean-Etienne Guettard, lui-même natif d'Etampes.

Chacun sait que Guettard a été un pionnier majeur en matière de cartes géologiques. Entre 1746 et la décennie 1760, il s'est contenté de cartes illustrant des mémoires, tantôt locales, tantôt régionales. Se défiant (à l'excès) de toute synthèse qui déboucherait sur une stratigraphie générale et donc une chronologie des formations du sous-sol, il avait choisi de construire ses cartes "minéralogiques" avant tout par la superposition d'un semis de symboles graphiques sur un fond planimétrique. Très soucieux, tout comme son maître principal, Réaumur, des applications utilitaires, ce procédé mettait de suite en évidence la localisation de multiples matières du sous-sol présentant un intérêt économique ; ce qui n'excluait nullement de signaler aussi la présence d'objets d'intérêt purement scientifique, tels que des coquilles, bois et ossements fossiles. Ennemi résolu des systèmes, Guettard a cependant regroupé en "bandes" bien distinctes les matières du sous-sol, à une grande échelle, selon la prédominance marquée de certaines d'entre elles (bandes "sablonneuse", "marneuse" et "schiteuse" par exemple, sur la carte de 1746 de ce que nous nommerions aujourd'hui le bassin anglo-parisien et son pourtour hercynien). Par contre, les cartes plus locales ne tentent aucun regroupement quelconque. De toutes façons, les "bandes" demeurent des constatations d'ordre purement empirique.

Vers le début de la décennie 1760, un ambitieux projet commença à mûrir. Il ne s'agissait rien moins que de publier un Atlas mineralogique de la France, devant comprendre 214 feuilles à l'échelle de 1/180 000 environ (dimensions 23 x 33,7 cm) ; 45 furent effectivement publiées. Un premier jeu de feuilles relatives à la région parisienne furent gravées dès 1767 ; parmi elles, celle qui nous intéresse ici, la feuille n° 55 : Carte minéralogique des environs de Fontainebleau, Estampes, et Dourdan. En ce qui concerne le vallon d'Etampes, elle n'apporte rien de nouveau par rapport à la Carte minéralogique de l'élection d'Estampes accompagnant le mémoire de Guettard de 1753 sur lequel nous reviendrons. Une certaine nonchalance préside au report des symboles (ce n'est pas Guettard personnellement qui s'en chargeait) : c'est ainsi que le symbole "grès" est souvent reporté carrément sur le plateau et non dans l'à-pic qui le délimite (seule précision topographique des deux cartes). Il est à noter que, selon Guettard, la carte est due à "Mr. Chardon, bourgeois d'Estampes".

L'excellente étude de Rhoda Rappaport sur l'historique de l'Atlas nous apprend dans quelles circonstances Lavoisier fut un temps le collaborateur de Guettard.

Rhoda RAPPAPORT (1969) - The geological atlas of Guettard, Lavoisier and Monnet : Conflicting views of the nature of geology. In C.J. SCHNEER (Ed.) : Toward a history of Geology, M.I.T. Press, Cambridge, Mass., p.272-287.
Né en 1743, c'est à peine âgé d'un peu plus de vingt ans qu'il fut engagé dans cette coopération. Initié à la géologie par les cours publics du chimiste Rouelle et par la lecture de la Théorie de la Terre de Buffon (un très grand succès de librairie), il divergea très rapidement d'eux, en développant des idées personnelles des plus remarquables. Dans un manuscrit datant de 1766, il expose comment les mesures barométriques minutieuses qu'il a entreprises ont pour objet d'obtenir des informations précises sur les limites anciennes de la mer, le lit qu'elle occupait, l'arrangement ancien des terres, en bref, un système décrivant les changements que la Terre a connus. C'est du reste vers cette époque qu'il rédige le gros de son mémoire génial de 1789 (Mém. de l'Acad. des Sciences) sur ce que nous nommons aujourd'hui le cycle sédimentaire des transgressions et régressions. Donc, Antoine Laurent de Lavoisier a une perception aiguë des choses dans les trois dimensions, et donc en ordre de superpositions verticales. Il est à contre-courant de la pensée française majoritaire, engluée dans une sorte de vision paléogéographique prématurée où fossiles et types de roches variés se modifient de région en région (et non de bas en haut) : ce qui était l'enseignement de Rouelle et restera jusqu'au bout la doctrine de Desmarest.

Lavoisier aurait souhaité que, d'une façon ou d'une autre, l'Atlas fasse voir les limites des différents dépôts. Il dut se contenter d'utiliser les marges latérales des feuilles pour y faire graver des coupes verticales de leur superposition. Pour Guettard, ce serait une façon de permettre à l'usager de savoir à quelle profondeur on trouverait telle ou telle matière utile (n'oublions pas que c'est ce souci d'utilité publique qui justifiait principalement le financement de l'Atlas par Bertin, au nom du gouvernement). Ce devaient être des "coupes générales" types, récapitulant les coupes particulières locales, dans un esprit purement empirique. Lavoisier, lui, voyait beaucoup plus loin, et songeait déjà à la lecture de ces coupes en termes d'alternances des dépôts tour-à-tour "littoraux" et "pélagiens" (une très ancienne opposition en matière de faunes, rénovée par John Woodward en 1695 mais remontant à Aristote). Cette alternance était à ses yeux l'enregistrement des "flux et reflux" de la mer, selon des cycles très lents (cf. le fameux mémoire de 1789).

La coupe faisant l'objet de la présente communication est l'une des trois gravées, avec une finesse extrême, dans les marges de la feuille 55 précitée (échelle : environ 1/1452). Nous ne reproduisons ici que la moitié inférieure de la coupe (Sables de Fontainebleau et base du calcaire lacustre dit d'Etampes). La hauteur totale est de 87 m environ, dont environ 31,50 m pour les sables (en supposant que les pieds équivalent à 33 cm). Cette coupe intitulée "Ordre et Coupe des Bancs de Montagnes des Environs d'Estampes" attire de suite l'attention, car elle est beaucoup plus détaillée que toutes celles des feuilles avoisinantes. Nous en avons trouvé la raison : c'est qu'elle intègre des éléments des coupes données par Guettard lui-même dans deux mémoires antérieurs : le Mémoire sur les Poudingues (1753) et le Mémoire sur les Stalactites (1754), tous deux publiés dans les Mémoires de l'Académie Royale des Sciences (en fait parus en 1757 et 1759). Les textes qui nous intéressent sont respectivement aux pages 173-181 et 25 à 27. En ce qui concerne les poudingues (recherchés pour être sciés puis polis), ce qui tracasse Guettard, c'est de savoir s'il s'agit de gisements superficiels, ou de bancs se prolongeant à l'intérieur des versants. C'est dans cet esprit qu'il a examiné avec soin les affleurements proches d'Etampes (sa ville natale, où il avait des attaches). L'étude des "stalactites" (en y comprenant diverses concrétions, notamment formées dans les sables) est d'intérêt purement scientifique.

Dans le mémoire de 1753, c'est la partie inférieure de notre Stampien s. str. qui est étudiée. Dans celui de 1754, c'est le sommet, avec les couches de passage au calcaire lacustre.

Lavoisier s'est donc servi de ces bonnes données brutes, mais son grand mérite, c'est d'avoir su intégrer le tout dans une coupe synthétique, dressée très probablement baromètre en main, en apportant graphiquement des éléments nouveaux, pour la partie moyenne : il y figure apparemment le "ravinement de Pierrefitte, surmonté des sables à galets de Saclas, eux-mêmes ravinés (?)". Par contre, il n'a, pas plus que Guettard, vu que le grès en place forme un (ou rarement plusieurs) banc(s) vers le sommet des sables [2] : le symbole "grès" est dispersé sur toute la hauteur des sables supérieurs.

[2] Voir cependant le mémoire de 1754, vers la fin de la citation.

Il vaut la peine de citer in extenso les données que Guettard donne dans ces deux mémoires. Commençons par celui de 1753 (pp. 173-177 et 179-180), qui procure des détails sur la partie inférieure de la coupe :

Passons maintenant au sommet de notre coupe, en citant le mémoire de 1754 (pp. 25-27). On notera que la coupe décrite est celle de l'ancienne route royale, à l'angle NE du promontoire de la côte Saint-Martin. Nous sommes là dans un sillon "interdunaire", à lit de matière humique (ex-"lignites") et faunes saumâtres (Characées, Hydrobies, Potamides lamarcki, etc.).

En ce qui concerne maintenant la mise en oeuvre de ces données par Lavoisier, nous sommes quelque peu renseignés par des notes manuscrites qu'il a laissées [4].

Publiées dans Oeuvres de Lavoisier, T.V, Paris, 1892, p 44-47 et p. 71.
On y trouve (Oeuvres, p.46-47) un document intitulé : "Ordre des bancs pour les environs d'Etampes", dont voici la teneur :

«Ordre des bancs pour les environs d'Etampes»
1° Terre labourable.................................. 4 pieds
2° Marne et tuf coupés d'un grand nombre de bancs
   de p. de taille................................. 135
3° Marne qui contient des cailloux coquilliers ..... 12       [1]
4° Cailloux bruns coquilliers ....................... 4       [2]
5° Marne et coquilles ............................... 1 1/2   [3]
6  Terre brune ...................................... 1/2     [4]
7° Stalactite de sable .............................. 2       [5]
8° Sable et grès ................................... 45       [6]
9° Sable coupé par des bancs de cailloux roulés .... 18       [7]
10°Sable coquillier ................................. 6       [8]
11°Sable coupé par des bancs de gravier et de
   falun ........................................... 16       [9]
12°Tuf coquillier.................................... 4
13°Moellon tendre.................................... 4
14°Glaise marneuse................................... 8
                                         TOTAL      260
1 Mém. acad., 1754, p.25
2 Ibid., p.26
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid., p.27
6 Mém. acad., 1754, p.27
7 Ibid.
8 Ibid., 1763 (lire 1753 !) p.179
9 Ibid., p.179

D'autres documents de cette période (1764-1766) montrent que Lavoisier s'était pris d'un grand intérêt pour les nivellements topographiques, apparemment tantôt comme un but en soi (Lavoisier était un homme passionné par le quantitatif), tantôt appliqués aux coupes géologiques, ce qui est le cas ici.

Un autre document, daté d'août 1766, comporte le passage suivant (Oeuvres, t. V, p. 71) :

On voit par ces pièces que l'établissement de la coupe d'Etampes est le fruit d'une mise en oeuvre personnelle des observations brutes de Guettard par son élève et adjoint du moment, le jeune Lavoisier. Le dessin original de la coupe n'a pas survécu. Il a du moins été gravé en 1767 avec un grand souci d'exactitude.

De toutes les coupes figurant dans les marges des feuilles de l'Atlas, celle qui nous a intéressés ici se trouve être la plus détaillée et la plus exacte stratigraphiquement.

Comme nous l'avons dit en tête, elle doit désormais être l'objet d'une publicité méritée.

Conclusion et remerciements.

Les différentes branches des Sciences de la Terre ont sans doute un besoin inégal de connaître leurs racines historiques. Ce besoin est à coup sûr maximum en Paléontologie et en Stratigraphie. Cette dernière discipline ne peut pas et ne doit pas ignorer son passé, même reculé. Il nous semble que la présente note en fournit un exemple particulièrement démonstratif.

La présente communication a par ailleurs été offerte au COFRHIGEO en hommage à Lavoisier : il aurait été trop triste d'attendre le bicentenaire de sa barbare exécution. L'année 1789 a été marquée d'une pierre blanche dans l'histoire de la géologie par l'insertion dans le volume correspondant des Mémoires de l'Académie des Sciences de la remarquable étude de Lavoisier sur ce que l'on a longtemps après redécouvert sous le nom de cycles sédimentaires [Se reporter à ce sujet à la communication de Charles Pomerol : L'interprétation par Lavoisier (1789) du cycle transgression-régression : l'opposition entre bancs littoraux et pélagiens] : mémoire (paru en 1793) tellement en avance sur son temps que nul dans la génération suivante ne s'est soucié de le citer, d'autant plus que les idées de Lavoisier contrariaient à la fois celles de Cuvier avec ses irruptions marines catastrophiques et celles de Constant Prévost avec son abaissement graduel du niveau des mers.


     GUETTARD,   1753, 1754                       Equivalents actuels 
                                                                 (Calcaire de Beauce)


k     (semences   de   luserne)                   Characées, Hydrobie
      Marne à pierre à fusil avec turbinites                     Couches    saumâtres
      parfois agatifiées                          Potamides   lamarcki

j     Cailloux bruns, coquilles turbinites             id.

i     Matière   brune   bolaire                                  Niveau    humifère

h     Espèces  de  stalactites                                   Concrétions

g     (grès dispersés) Masse  de  sable blanc                    Sables de Fontainebleau supérieurs

f     Banc  de  cailloux   avec   coquilles                      Sables à galets de Saclas ? 
                                                                 Ravinement de Pierrefitte

e     Gros cames épais; nombreuses coquilles :
      gros  bivalves  et  buccins                 Cytherea, Pectunculus...
                                                                 Sables à galets d'Etrechy?

d     Lit de cailloux roulés, dents de requins, os               Falun   de Morigny 
                                                  Lamna. Halitherium
                                                                 Falun  de  Jeurre

c     Tuf  à  huîtres, gros limaçons              Ostrea   cyathula, Natica crassatina 
                                                                 Molasse   d'Etrechy

b     Pierre de moëllon tendre, jaunâtre                         Calcaire de Brie ?

a     Glaise   dure,   marne   blanche                           Marnes   vertes
          


Extrait de la Carte minéralogique de l'élection d'Estampes (accompagnant le Mémoire sur les poudingues de Guettard, 1753), agrandi et complété (la légende est déplacée). Echelle (actuelle) : 1/100.000 environ. Les symboles relatifs aux fossiles ont été précisés (lettres F, B, O) ; leur position sur la carte est fort approximative. L'étoile noire renvoie au passage du mémoire de Guettard de 1753, relatif aux coquilles fossiles du voisinage du Grand et du Petit Jeures (p.173). L'astérisque au SW d'Etampes localise la coupe décrite dans le mémoire de 1754 (Les ossements fossiles du plateau à L'W-NW d'Etampes sont d'âge quaternaire).


(La présente note aurait dû logiquement être contresignée par J.-C. PLAZIAT et J. GAUDANT : qu'ils soient du moins chaleureusement remerciés pour leur précieux concours).


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