TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.I (1987)

François ELLENBERGER

Un centenaire à commémorer : la découverte des charriages de Provence par Marcel Bertrand.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 novembre 1987)

Pourquoi toujours commémorer la date de naissance ou la date de la mort de nos devanciers célèbres ? N'est-ce pas leur oeuvre qui est importante, qui est leurs legs précieux, et qui fait vraiment date ? A sa naissance (1847), Marcel Bertrand n'était qu'un poupon vagissant ; à sa mort (1907), un infirme mental. Sa carrière scientifique n'a duré que vingt-deux ans (1878-1900) (1), et pourtant il est à juste titre considéré comme l'un des grands promoteurs de ce qu'on nommait au début la théorie des nappes de charriage. Il en est même l'initiateur décisif en ce qui concerne les chaînes d'âge alpin (2). On méconnaît trop par ailleurs sa remarquable vision de l'orogenèse en tant que vaste processus répétitif et au déroulement que l'on pourrait appeler "programmé" (3), mais ce n'est pas notre sujet ici.

Tout le monde sait (ou devrait savoir) que le 18 février 1884, selon les termes de Pierre TERMIER, "il surprend la Société géologique de France par une communication sur les rapports de structure des Alpes de Glaris et du bassin houiller franco-belge (4) ; et l'étonnement se propage aussitôt dans le monde des géologues... On se demande quel est ce nouveau venu qui parle avec tant d'assurance, et qui explique les Alpes suisses sans les avoir jamais vues ; et bien que son étrange prophétie ne convainque personne, elle a une telle allure et elle est si fortement énoncée que personne n'ose élever la voix pour y contredire" (5). Cette note, basée sur la bibliographie seule mais à coup sûr longuement mûrie, fait pour nous date. Marcel Bertrand propose d'abord de remplacer le double pli de Glaris d'Albert HEIM par un vaste pli couché unique à flanc inverse étiré, de quelque 30 km de portée, formé par "refoulement" ; puis il postule l'extension à tout le versant nord des Alpes, d'Annecy jusqu'au delà du Rhin, de tels "phénomènes de recouvrement". Il reporte "sous toutes réserves" sur une petite carte les "lambeaux de recouvrement" dont l'examen des cartes géologiques disponibles lui a suggéré l'existence.

Comme le reconnaît Pierre TERMIER, cet article se heurte à pire qu'à l'incrédulité : à l'indifférence. Le modèle du pli couché unique immense à flanc inverse laminé ne deviendra classique que plus tard. Et les grands "recouvrements" des Préalpes et de la zone helvétique suisses seront établis, par SCHARDT puis LUGEON, à partir de 1893, en toute indépendance, par l'étude objective du terrain (6).

La date de 1884 n'est devenue mémorable que rétroactivement. Il n'en est pas de même de deux autres dates : 1887 puis 1891. La première, décisive, est celle de l'annonce par Marcel Bertrand de la découverte, irréfutable, de phénomènes de "recouvrement" en Provence, dans la région du Beausset, point de départ de la mise en évidence progressive de "la grande nappe de recouvrement de Basse Provence" (dernière synthèse en 1899). On n'évoquera pas ici la longue série de controverses et parfois de négations plus ou moins radicales qui se sont succédé jusqu'à une époque récente sur l'existence même de cette structure vaste et compliquée. La Réunion extraordinaire de la Société géologique de France, organisée en 1985 principalement par notre confrère Gérard GUIEU, a définitivement rendu justice aux levés de terrain et aux conceptions de Marcel Bertrand.

Ce dernier levait la carte géologique au 1/80.000ème (souvent associé à ZURCHER) depuis 1881. En 1884, il fait connaître l'existence de la grande série renversée de la Sainte Baume. Dès cette époque, il affirme que la Provence est partie intégrante d'une chaîne plissée prolongeant la chaîne alpine en direction des Pyrénées. Au printemps 1887, ses levés de la Feuille de Toulon lui font découvrir ce qu'il va nommer "l'anomalie stratigraphique du Beausset". Il en saisit de suite l'importance, garantie par la netteté des faits, minutieusement scrutés tant structuralement que stratigraphiquement. Il envoie une note préliminaire à l'Académie des Sciences (8) (9), lue dans la séance du 13 juin. Rappelant son article de 1884 et les faits récemment mis en évidence en Ecosse, il voit dans ces "effets extraordinaires" de "l'action de refoulement" "comme une phase normale des grands mouvements orogéniques". Puis il ajoute aussitôt :

"Je viens de trouver la preuve que les mêmes phénomènes existent en Provence, dans une région bien connue et bien souvent visitée des géologues, le bassin du Beausset". - Marcel Bertrand a acquis la certitude que le grand affleurement (environ 2x3 km) de Trias et "Infralias" formant le massif du Vieux Beausset n'est pas comme on le croyait "une île de l'ancienne mer crétacée", mais "repose sur le Crétacé, comme le Trias de Glaris repose sur le Nummulitique". Il s'agit d'un "recouvrement par un de ces plis couchés dont je parlais tout à l'heure".

En effet, une étude minutieuse du terrain et une bonne connaissance acquise personnellement de la série stratigraphique (déjà bien établie entre autres par les travaux de TOUCAS), lui a montré que, d'une part, le Trias-"Infralias" est en partie renversé, et que, d'autre part, sur le pourtour du vaste îlot triasique au Sud, on observe des lits à Hippurites qui seraient un reste aminci de flanc renversé synclinal (10). Ces faits, avec beaucoup de données additionnelles, sont de plus décrits dans un article étoffé, accompagné de deux planches en couleurs, soumis à la Société géologique de France dans sa séance du 20 juin 1887 (11). L'auteur réfute pied à pied la thèse jusque-là admise, et défendue notamment par TOUCAS, de "l'île" (nous dirions aujourd'hui du paléorelief). Il entend non seulement "donner la preuve et l'explication de cette superposition anormale", mais montrer que "la coupe qui en résulte se raccorde avec les coupes voisines et cadre bien avec l'ensemble de la structure géologique du pays". Enfin il fera des rapprochements avec d'autres pays.

Il est intéressant de noter que dans ces deux publications, Marcel Bertrand use du terme de "récif" (Klippen)" pour qualifier "une série d'îlots" pour lui analogues à celui du Beausset, que l'on observe "tout le long des Alpes", depuis la Suisse jusqu'à la Provence, toujours considérée jusque-là comme faisant saillie au milieu des formations plus récentes. Il s'enhardit à écrire que "L'explication démontrée pour l'un de ces îlots devient bien vraisemblable pour une partie des autres ; pour tous du moins, elle mérite d'être discutée, et je ne doute pas qu'on arrive bientôt à reconnaître la généralité des phénomènes de recouvrement au pied des Alpes".

Il serait tentant, mais sans doute erroné, d'en déduire que Marcel Bertrand a précédé et guidé SCHARDT dans sa démonstration, à partir de 1893, du caractère charrié des fameuses "klippes" de Suisse centrale (Mythen et autres), ainsi que de la structure en nappes des Préalpes en général. Dans son historique de la question, BAILEY (12) conclut par la négative. Il n'en reste pas moins qu'historiquement, c'est bien Marcel Bertrand qui a le premier donné au terme allemand Klippe (écueil) sa signification tectonique usuelle en français, de lambeau allochtone isolé par la dénudation et l'érosion d'une nappe de charriage.

A la différence de l'article "prophétique" de 1884, ces deux articles de 1887 ne pouvaient manquer d'attirer l'attention, s'agissant de faits précis, on ne peut plus vérifiables puisque localisés quasiment en bordure de la grande route de Toulon à Marseille. Le seul obstacle à cette vérification était le peu de netteté habituel du contact entre Trias et Crétacé, à l'échelle immédiate des choses. Marcel Bertrand le reconnaît mais y répond par diverses observations annexes, pour nous de valeur.

Un débat contradictoire s'imposait sur le terrain, car le "recouvrement" du Beausset était pour l'auteur la clef de départ de toute la tectonique tangentielle (en termes d'aujourd'hui) qu'il établissait de proche en proche en Basse Provence. Pourtant ce n'est qu'en 1891 que la Société géologique de France organise une Réunion extraordinaire en Provence, du 27 septembre au 3 octobre. Le seul géologue alpin suisse présent est RENEVIER (auquel principalement on devait la description du célèbre grand pli couché de Morcles). Curieusement, Pierre TERMIER, pourtant ami et admirateur de Marcel Bertrand, ne figure pas sur la liste des 44 participants. Par contre Wilfrid KILIAN est présent ; il donne entièrement raison à l'interprétation, proposée par Marcel Bertrand, des phénomènes orogéniques dont la région provençale a été le théâtre, d'après ses études et celles de Zurcher. Renevier donne aussi son accord. De ce fait, et par cette voie au moins, la tectonique alpine a pu être rapidement bénéficiaire des découvertes faites en Provence.

Par contre, Marcel Bertrand doit faire face à des opposants, au premier rang desquels TOUCAS. Bon connaisseur du Crétacé, ce dernier conteste de façon motivée le renversement du Crétacé supérieur au Sud de l'îlot triasique : les Hippurites à sa bordure ne sont pas les mêmes que celles des couches en position normale plus au Sud, mais elles sont plus récentes. Quant au Trias, il peut avoir sa racine pratiquement sur place (c'est déjà là le recours aux champignons dont FOURNIER se fera un peu plus tard le défenseur obstiné contre Marcel Bertrand). Toucas n'est donc pas du tout convaincu par la "théorie fort séduisante de la superposition du Trias sur le Crétacé", qui "rencontre à chaque pas des objections", et ne saurait "trouver sa consécration dans l'existence de quelques lambeaux isolés à série renversée".

Selon le compte rendu, le débat est resté courtois. Marcel Bertrand termine sa réponse à Toucas par ces propos perspicaces : "Je ne crois pas m'avancer beaucoup en assurant qu'il y a au fond des objections de M. Toucas une autre objection beaucoup plus grave, qu'il ne dit pas et que bien d'autres pourtant ont dû faire avec lui : la théorie n'est pas vraie parce que la conséquence qu'on en tire est impossible ; il n'est pas matériellement admissible qu'une masse de terrains chemine ainsi horizontalement à la surface, sans qu'on puisse invoquer même l'action de la pesanteur, et qu'elle puisse effectuer, sans se disloquer, un trajet de plusieurs kilomètres. Cette objection, je me la suis faite moi-même pendant longtemps ; et , si le fait était isolé, j'aurais peut-être eu de la peine à me décider entre la confiance que m'inspirait la critique impartiale d'un raisonnement irréfutable à mes yeux, et l'impression instinctive d'une impossibilité matérielle". Il poursuit en disant que "le cas du Beausset n'est pas isolé" ; d'autres cas se présentent en Provence, dans le bassin houiller franco-belge (où les travaux miniers en imposent la réalité), les Alpes (où les grands plis se dessinent sur les parois abruptes). "Le cheminement horizontal ... est une vérité acquise et désormais irréfutable, ... et j'ai la ferme conviction que la visite de la Société au Beausset augmentera le nombre de ceux qui accepteront cette nouvelle donnée de la mécanique terrestre".

Dans son allocution de clôture de la réunion extraordinaire, Marcel Bertrand note que devant la multiplicité et la netteté en Provence de "ces grands phénomènes de chevauchement", "on s'étonne presque que la question de ces superpositions anormales se soit posée si tard. ... Il y a là un exemple intéressant de la subordination involontaire des observations aux idées admises ; pour voir les choses, il faut les croire possibles". Certes, continue-t-il, "on savait depuis longtemps que la houille existe en Belgique sous le terrain dévonien ; on savait aussi que dans les Alpes de Glaris, le Permien est superposé au Nummulitique ; mais tant que ces faits sont restés mal expliqués, on n'a rien signalé dans aucune région qui pût en être rapproché". (Quelle lucidité aiguë dans ces propos !).

Marcel Bertrand attribue un rôle décisif dans la multiplication alors en cours de ces découvertes (Ecosse, Etats-Unis, Canada), d'une part à la coordination par Jules GOSSELET, en une "théorie simple et rationnelle", de toutes les anomalies connues dans le bassin franco-belge, et d'autre part à "l'admirable ouvrage" d'Albert HEIM sur les mécanismes intimes et globaux intervenant dans la formation des montagnes (13). Mais sur ces derniers points, Marcel Bertrand raisonne subjectivement. C'est de là que lui a acquis sa propre certitude. Et qu'il est parti pour mouler sa vision des charriages dans le modèle du pli couché à flanc inverse étiré, qui allait devenir dominant, voire tyrannique, chez une partie au moins des tectoniciens alpins.

LAPWORTH en Ecosse (1883), TORNEBOHM en Suède (1883, surtout 1888 et 1896) sont en ce qui les concerne, arrivés à la démonstration de leurs charriages essentiellement par l'étude du terrain, et ces charriages étaient d'un tout autre modèle : à savoir ce que Pierre TERMIER nommera en 1906 les "nappes du second genre" (14) et FOURMARIER (15) "charriages cisaillants". Il importe, pour rendre justice à Marcel Bertrand, de souligner que l'une de ses toutes dernières publications, publiée en 1900, est un long mémoire descriptif sur le Bassin houiller du Gard (16), où il s'est entièrement dégagé du modèle en quelque sorte "visqueux" des nappes-plis couchés (nappes "du premier genre" de Termier). Ce mémoire a été totalement ignoré par les tectoniciens français. Il témoigne de l'admirable soumission de l'auteur aux faits, en même temps que de sa capacité d'élaborer en se fondant sur eux des modèles complètement nouveaux, d'une entière cohésion. Ce serait sortir du cadre de la présente note, que d'évoquer la suite, et le désintérêt pratiquement total des géologues français vis-à-vis de ce type de charriages, qui s'avère de plus en plus aujourd'hui être le modèle dominant. Il a fallu attendre les années 1960-1970 pour qu'il soit chez nous pris en considération (en mettant à part les géologues étudiant les bassins houillers belge, puis du Nord-Pas-de-Calais, dont les travaux restaient peu lus) (17). Mais le rôle de précurseur de Marcel Bertrand quant à ce style particulier de contacts anormaux est resté ignoré.

Dans cette étude sur le Bassin du Gard, on trouve toute une série de notions redécouvertes beaucoup plus tard : "rabotage" par la nappe charriée de saillies préexistantes, - soit avec "retroussement" des couches en "cuvettes renversées tronquées par une faille et non suivies d'un pli anticlinal correspondant", - soit avec détachement d'une ou plusieurs "lames de charriage" (parfois en série renversée) entraînées plus loin ; - "force irrésistible" de l'avancée des masses en mouvement, agissant en même temps avec une "douceur extraordinaire" (aucun écrasement des couches les plus fragiles, telle la houille) ; - plissement tardif de ces "failles horizontales" avec les couches. Insistons sur le fait que ces notions se fondent sur un inventaire des faits établis avec toute l'objectivité inhérente par définition aux levés souterrains miniers.

Ce mémoire, ultime publication importante de Marcel Bertrand avant que la maladie lui interdise toute activité, gomme (s'il en était besoin) deux de nos regrets possibles. Le premier, c'est qu'il ait explicitement lié au départ son affirmation (à tant d'égards novatrice) du fait des "recouvrements" anormaux, à un modèle géométrique et mécanique qui en justifiait en quelque sorte l'existence en tant que forme particulière extrême du plissement : cédant ainsi lui-même un peu à cette tendance invétérée de nos esprits de n'admettre comme vrai que ce qui a trouvé une explication plausible. Le second regret est de voir que, confronté à partir de 1892 aux structures alpines (massif du Môle, en Faucigny, puis région interne de Savoie), il ne soupçonne pas qu'il puisse s'agir d'un pays de grandes nappes (bien que les deux masses à caractère étranger des Annes et de Sulens aient alors été signalées depuis longtemps dans la zone externe). Mais il ne s'agissait là que de brèves explorations d'été, dans des terrains particulièrement complexes et pour longtemps encore restés énigmatiques. Or Marcel Bertrand aimait se fonder sur des faits de départ tout-à-fait clairs et démonstratifs avant de se lancer dans des généralisations ; - faits d'observation, ou à défaut, données bibliographiques traitées avec prudence et comme pis aller. On conçoit son attachement à la Basse Provence : le plan structural y est certes fort déconcertant par son anarchie apparente, mais du moins les affleurements sont aussi clairs que possible et très riches en informations immédiatement lisibles, tant géométriques que stratigraphiques.

Conclusion

Encore pour nous aujourd'hui, les travaux principaux de Marcel Bertrand méritent d'être lus. Au delà des faits, nous y découvrons, exprimé dans un langage parfait, comment un esprit supérieur conduit sa démarche intellectuelle dans cette voie féconde mais délicate entre toutes qu'est l'induction. Il est de ces auteurs qui nous enseignent à bien penser et à raisonner de façon profonde. L'induction a besoin de s'enraciner sur un petit nombre de données sûres cruciales, de départ : et en l'occurrence , la découverte du chevauchement du Beausset, il y a juste cent ans, a certainement joué ce rôle. C'est pourquoi il nous a semblé bon, et juste, de la commémorer. Dès cette date, Marcel Bertrand déclare, "prophétie" magistrale, que "ces grandioses phénomènes de recouvrement" doivent être considérés comme "une phase normale des grands mouvements orogéniques" ; à des époques diverses, "les mêmes faits se sont reproduits, et partout avec une ampleur de nature à déjouer toutes les prévisions".

Combien grande eût été sa joie de savoir que notre génération, une fois close la période de réaction anti-nappiste presque névrotique de l'entre-deux guerres, n'a cessé de mettre sans cesse en évidence, partout dans le monde, d'immenses nappes de charriage en effet de tout âge, et dont l'ampleur a de loin dépassé toutes les prévisions ! Il constaterait aussi que l'explication théorique n'a pas suivi ; elle a renoncé pour le moment à être le préalable indispensable de l'acceptation des faits mis à jour par l'étude naturaliste du terrain et du terrain seul : faits dont l'énoncé eût il y a quarante ans paru insensé (nappes-feuillets de quelque 100, 150, voire 200 km de porte à faux, pour l'instant inexplicables mécaniquement, etc.).

Pierre Termier nous a laissé (18) un portrait chaleureux et pénétrant de son maître et ami. Il nous y donne sans doute la clef des percées scientifiques capitales que l'on doit à Marcel Bertrand. Cet ingénieur du Corps des Mines était fort peu intéressé par les applications, par la gestion, l'administration, par toute prise de pouvoir, par une quelconque ambition de carrière et de gloire. Fils d'un mathématicien fort connu, il n'avait au départ nul goût pour les sciences naturelles. Ce fut son affectation au Service de la Carte géologique de la France qui éveilla sa vocation de géologue, vite enthousiaste, et se passionnant pour toutes les branches des sciences de la Terre. C'est cette vaste culture antérieure puis acquise, cette polyvalence, qui fit de lui un merveilleux tectonicien, aussi à l'aise dans les formes abstraites que dans leur indispensable contenu réel. Une brûlante curiosité l'habitait. Et aussi un besoin constant d'étudier les données de façon exhaustive. "Une question (nous dit Termier) ne lui semblait jamais complètement résolue ; l'intérêt d'une recherche ne lui paraissait jamais épuisé". Détestant se payer de mots, "il excellait, dans chaque cas, à dresser le bilan de la connaissance, à distinguer nettement les choses vraiment sues de celles que l'on croyait savoir et qu'en réalité l'on ignorait... Ce bilan terminé, cette distinction bien établie, il prenait l'essor dans la région de l'hypothèse, d'un vol incroyablement hardi, mais sans jamais perdre de vue... les données positives et certaines d'où il était parti. Quand une explication se présentait à lui, il voyait d'un seul coup d'oeil jusqu'où elle porterait et quelles seraient ses extrêmes conséquences. Si ces conséquences n'étaient en contradiction avec aucun fait connu, l'hypothèse méritait d'être introduite dans la science, au moins provisoirement ; et peu importaient alors sa nouveauté et sa hardiesse, peu importait qu'elle dût sembler révolutionnaire, ou folle à l'immense majorité des géologues. Mais si un seul fait se dressait à l'encontre, la vérification de ce fait s'imposait tout d'abord, quelle que fût la séduction de l'hypothèse. Voir constamment tout l'ensemble, penser constamment à la synthèse, ne jamais rencontrer une difficulté sans la prendre immédiatement comme sujet d'étude, ... rester toujours prêt à reconnaître sa méprise, à changer sa manière de voir : telle a été ... la méthode de Marcel Bertrand" (18).

En comparaison, combien semble routinière, encadrée, frileuse, misonéiste, la démarche scientifique du plus grand nombre ! Non seulement celle des années 1880-1900, mais aussi, peut-être plus encore, celle de nos jours ...

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NOTES