TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XVII (2003)
Jean-Paul SCHAER
La dérive des continents, son accueil à Neuchâtel et parmi les géologues alpins

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 10 décembre 2003)

Résumé.
Au début du XXe siècle, la grande majorité des géologues admettent que la Terre se refroidit et que, sous l'effet de la contraction, sa croûte se plisse en formant les chaînes de montagnes. Celles-ci prennent naissance dans les géosynclinaux, des zones déprimées, également associées aux effets de la contraction. En 1912, le météorologue Alfred Wegener propose que les chaînes de montagnes résultent d'affrontements entre continents flottant et dérivant sur les roches plus denses de la profondeur. Il justifie sa proposition par des arguments géophysiques, morphologiques, et paléoclimatologiques. Dès 1915, Emile Argand se rallie à cette théorie. Dans La Tectonique de l'Asie, il montre tout le potentiel que l'analyse géométrique des ensembles continentaux apporte pour reconstituer les déplacements. Les géosynclinaux ne sont pas associés à la contraction mais résultent d'une extension. Argand reprend quelques arguments géophysiques de Wegener mais estime que l'amélioration des connaissances dans ces domaines repose encore sur l'analyse de la géométrie. Le possible apport de la physique est l'affaire du futur.

Dans la petite université de Neuchâtel où il enseigne, en chercheur solitaire, Argand n'a, semble-il, jamais encouragé les quelques élèves qui ont tenté de prolonger son message. Peut-être fatigué par l'effort de La Tectonique de l'Asie, il ne soutient pas ces contributions, dont certaines s'inscrivent pourtant dans l'optique de sa pensée novatrice. Comme celle-ci, elles seront ignorées de la communauté scientifique, d'autant plus que leurs auteurs s'orienteront, par la suite, vers d'autres domaines.

De La Tectonique de l'Asie, les géologues alpins retiennent surtout le message classique, mais ils en ignorent les propositions les plus audacieuses dont certaines annoncent pourtant les théories futures. Ils sont persuadés que la connaissance des chaînes de montagnes dépend avant tout d'une cartographie précise et d'un étroit contact avec les roches. Ils se montrent très réservés face aux apports que la géophysique peut apporter à leurs problèmes, surtout lorsque ceux-ci proviennent de recherches pratiquées en mer. Ces attitudes expliquent les réticences que ces milieux ont éprouvées face à la tectonique des plaques.

Mots-clés : Alpes - dérive des continents - Suisse - tectonique des plaques - XXe siècle.

Abstract.
At the beginning of the XXth century, a majority of geologists believe that the Earth is cooling. To adapt to its contraction, its crust must fold itself, forming mountains ranges who take birth in geosynclines, equally produced by the effects of contraction. In 1912, the meteorologist Alfred Wegener proposed that mountains ranges spring out through the confrontation of drifting continents floating on the top of the heavier rocks of the sima, also present under the oceans. He justifies his proposition by geophysical, morphological, palaeontological and palaeoclimatological arguments. As early as 1915, Emile Argand adheres to this theory. In his La Tectonique de l’Asie, he presents the full potential of the analysis of the continental structures to understand the history of deformations and displacements. The most energy absorbing deformations takes place in old continental crusts where large flat thrusts produce basement folds. Geosynclines are not the result of contraction but the effect of extension. Argand picks up a few of Wegener's geophysical arguments, but judges that the progress of knowledge in  these domains still belongs to geometrical analysis. The potential contribution of physics is for the future.

In the small university of Neuchâtel, where he is teaching, as a solitary researcher, Argand, as far as we know, has never stimulated his best students who tried to extend his message. Tired, may be by the great effort of La tectonique de l’Asie, he never helped to promote these contributions, although some of which appeared to be in the best line of his thoughts. They have been ignored, in part since their young authors left geology for other scientific disciplines.

Of La Tectonique de l’Asie, alpine geologists have above all kept the classical aspect of this message, but have ignored its most audacious propositions. They were too much convinced that the knowledge of mountains ranges mainly requires a precise cartographic work and a solid contact with rocks. They remain extremely cautious regarding geophysical contributions, especially those coming from the ocean floor. These attitudes explained some of the mistrust that plate tectonic has come upon among those scientists.

Key-words : Alps - continental drift - Switzerland - plate tectonics - XXth century.

 

 

Après l’échec partiel des propositions de Wegener touchant la dérive continentale, ce concept s’est finalement imposé dans l’ensemble de la communauté géologique sous la forme de la tectonique des plaques. Le cheminement de cette évolution a fait l’objet de plusieurs études, tout particulièrement aux USA (cf. Naomi Oreskes, 1988, 2003 et surtout 1999), auxquelles Xavier Le Pichon (1984 et 2000) et Gabriel Gohau (1991) apportent d’utiles compléments. Dans un travail récent, Rudolf Trümpy (2001) a fait état de certaines raisons qui ont freiné l’adoption de la tectonique des plaques dans la communauté des géologues alpins. L'histoire de l'enseignement de la géologie à Neuchâtel, les contributions d'Argand et de ses disciples apportent, sur ce rendez-vous manqué, des indications additionnelles qui seront prochainement complétées par une étude en préparation.

 

A la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe siècle, la géologie alpine devient l'une des disciplines majeures des sciences de la Terre. Ce succès paraît incontestablement lié à la reconnaissance des grands charriages présents dans cette chaîne, découverts par l'audace de quelques chercheurs. Ces nouvelles données donnent enfin à l'évolution de ces zones, une clarté et une cohérence qu'elles n'avaient jamais connues. Dans ces environnements de pics, de neige et de glaces, les forces et les bouleversements que ces structures impliquent paraissent être en parfait accord avec la majesté des paysages. Les plis et les charriages reconnus impliquent que des montagnes entières, même de larges parties de chaînes ont été déplacées, poussées sur des distances de dizaines, voire de plusieurs centaines de kilomètres, pour reposer maintenant sur d'autres masses rocheuses, qui, elles-mêmes, ont peut-être été le siège de translations tout aussi considérables. A l’époque où ces structures sont découvertes, les géologues s'appuient sur deux principes qui paraissent fermement établis dans leur science : a) le plissement de la croûte est la conséquence du refroidissement de la Terre ; b) la formation des chaînes de montagnes se prépare dans les zones géosynclinales.

 

 

Plissement, contraction et géosynclinaux

 

Dans la seconde moitié du XIXe siècle et bien au-delà, à la suite des propositions d'Elie de Beaumont, une large majorité des géologues admet que les plissements de la croûte terrestre sont l'expression de compressions horizontales provoquées par le refroidissement de la planète qui se contracte comme le fait une pomme qui se flétrit. « Les dislocations visibles dans l'écorce terrestre sont le produit de mouvements qui résultent de la diminution de volume de notre planète. Ce phénomène se décompose en efforts tangentiels et en efforts radiaux, et par suite en mouvements horizontaux (c'est-à-dire en poussées et en plissements) et en mouvements verticaux (c'est-à-dire en affaissements) » (Suess, 1921, vol. 1, p. 139). Ces affaissements peuvent conduire à l'engloutissement dans l'océan de larges provinces continentales provoquant ainsi  la séparation de faunes et de flores qui vivaient autrefois dans des espaces contigus. On considère également qu'en zones continentales, souvent sur leurs bordures, se développent localement les géosynclinaux. Il s'agit de très longues mais relativement étroites zones de subsidences où s'accumulent d'épaisses séries sédimentaires, siège privilégié des plissements futurs qui, par compression latérale, les transforment alors en chaînes de montagnes.

 

Les idées que le refroidissement de la Terre conduit au plissement de son enveloppe externe devenue trop étendue et que les chaînes de montagnes naissent des géosynclinaux sont des spéculations. Mais, à l'époque, dans l'esprit de nombreux chercheurs, ces propositions, renforcées par les multiples données qui leur ont été associées, paraissent être des faits, sans que la validité des concepts de base, ni la cohérence des modèles aient été assurées. Il faudra les deux révolutions, celle de la dérive des continents puis celle de la tectonique des plaques, pour que l’idée de la contraction puis celle des géosynclinaux finissent par être abandonnées.

 

En 1912, dès sa première publication soutenant l'idée de la dérive continentale, Wegener s'en prend à l'hypothèse de la contraction. Elle lui paraît peu compatible avec les grands charriages, et surtout avec les données gravimétriques qui ne permettent pas d'envisager la présence d'anciens domaines continentaux effondrés dans les océans. En partant de considérations génétiques sur la structure de l'écorce terrestre et en se plaçant au niveau de la répartition des plaques continentales et des bassins océaniques, ses propositions de dérive lui paraissent plus conformes aux données de la géophysique et à celles de la morphologie des bordures continentales. De plus, il juge que cette nouvelle approche s'annonce plus riche de découvertes que ne l'est le concept de la contraction. Pour soutenir son argumentation, Wegener puise très largement dans l'ensemble des disciplines touchant aux sciences de la Terre : géodésie, géophysique, géologie, paléontologie, biogéographie, paléoclimatologie. Il termine son exposé en traçant les traits essentiels de sa vision des translations continentales et des forces pouvant agir au niveau de l'enveloppe solide externe de la Terre. Au cours des ans, dans les éditions successives de son ouvrage Die Entstehung der Kontinente und Ozeane, Wegener (1915-1936) ne modifie ni l'esprit ni la forme de son plaidoyer mais il l'actualise et le renforce par des apports prélevés dans un large éventail scientifique. Par dessus tout, il s'efforce de maintenir l'approche globale qui caractérise son ouvrage. Au contraire de ces propositions, Argand, dans La Tectonique de l'Asie (1924), sa principale contribution à la théorie de la dérive des continents, recherche, avant tout dans la géométrie des structures géologiques rencontrées dans les continents, les arguments permettant d'illustrer et de dépasser les propositions de Wegener. Il lui paraît tout d'abord essentiel de déchiffrer la tectonique « en arrêt » révélée par « des observations bien faites, complétées [...] par de bons rapprochements et par de bonnes interprétations ». Une fois cette image acquise, il passe à celle de la tectonique en mouvement qui révèle l’« histoire ininterrompue des déformations de la planète ... [afin de] susciter [...] l'image de formes en mouvement et la vision, hélas très incomplète, d'une histoire (Argand, 1924, p. 172). Qu'il soit permis à la tectonique de prendre ce tour nouveau, pleinement asservi aux faits et pourtant si aisé, c'est ce que montre assez, pour un objet limité mais riche de complication, l'histoire des mouvements des Alpes Occidentales telle qu'on l'a restituée il y a peu. [...] Il n'y a pas de synthèse tectonique sans la vision d'un continu à trois dimensions en train de se déformer » (Argand, 1924, p. 173).

 

Toute la première partie de cette œuvre est ainsi consacrée à l'analyse des structures géologiques continentales afin d'y situer, dans chaque région, la cinématique et d’y évaluer les flux de matière. « Il nous suffira de dire que rien d'un peu grand ne s'invente, en tectonique, sans une imagerie visuelle de la déformation continue : que cette imagerie peut conduire à de graves mécomptes ou aux pires égarements, quand elle n'est pas lestée d'une critique inflexiblement rationnelle et pourtant dosée avec finesse : que trop de critique tue l'invention juste, et trop peu laisse courir le faux ; qu'elle a rempli son rôle, cette imagerie, quand elle a été féconde en trouvailles vérifiées » (Argand, 1924, p. 283-284). Pour Argand, « Dans tous les continents, [...] les plis de fond l'emportent par le tonnage, et plus encore par l'énergie qu'ils consomment, sur les chaînes neuves, que ces chaînes soient issues de géosynclinaux ou simplement de talus monoclinaux, face à l'océan ouvert » (Argand, 1924, p. 267). Il ajoute « Nous avons le plissement de fond et pouvons penser, en outre, à son aspect complémentaire, à cette traction distensive du sal qui est, à bien voir, l'aspect négatif et l'accompagnement obligé du pli de fond » (Argand, 1924, p. 273-274). Il montre ainsi qu’au niveau de la Terre entière, les efforts tangentiels dominent, allant jusqu’à affirmer : « il semble qu'il n'y ait aucun jeu tectonique [...] vertical, qui ne puisse être regardé comme la manifestation ou la conséquence directe ou indirecte, rapprochée ou lointaine, à délai relativement bref ou à très longue échéance, de déformations en volume dans lesquelles prévalent ou ont prévalu des jeux horizontaux » (Argand, 1924, p. 269).

 

C’est seulement au moment où il est sur le point d'aborder les aspects théoriques des mouvements, alors que les trois quarts de son texte se trouvent déjà engagés, qu'il fait pour la première fois mention dans son œuvre écrite des travaux de Wegener.

 

« Nous avons des théories par douzaines [...]. Mais il semble bien que la lutte se concentre, de nos jours entre les théories qui impliquent la fixité des continents et l'hypothèse des grandes translations, conçues et fortement exposée par M. WEGENER.

[…]

Depuis 1915 et surtout depuis 1918, j'ai longuement scruté le degré de crédibilité de la théorie des translations, en faisant intervenir tout l'atlas de formes tectoniques dont je puis disposer et tous les jeux de mouvements que je puis voir. Il ajoute : Le fixisme n'est pas une théorie, mais un élément négatif commun à plusieurs théories. A bien voir les choses, il n'est que la non-position d'un problème qui est précisément celui du mobilisme, et il ne se définit que par rapport à lui. En rigueur, il ne saurait être démontré ou infirmé ; c'est le lot de toute idée qui compte sur l'absence de témoignages.

 

Le pouvoir constructeur et les dangers du fixisme ne commencent  qu'avec son association à des vues positives, auxquelles il communique, du reste, le principe d'inertie qui est en lui. On l'associe habituellement, mais non nécessairement, à la théorie de la contraction et à la vue suivant laquelle les fonds océaniques sont tout ensemble de même nature et de même  épaisseur que les fonds continentaux, dont ils ne différeraient que par l'intervention de larges affaissements, de jeu radial.

 

Avec plus d'un contemporain, je tiens cette dernière vue pour totalement incompatible avec l'isostasie.

[…]

Mais les difficultés de la théorie de la contraction – supposée liée au fixisme – sont de beaucoup accrues par la nécessité de rendre compte des plis de fond. D'aucun tenait déjà la contraction pour inadéquate à l'explication du raccourcissement total dû aux plissements ordinaires [...] Les plis de fond comportent, comme les chaînes neuves, de grands charriages qui ne facilitent ni l'estimation du raccourcissement, ni la tâche du contractionnisme fixiste. Mais ils impliquent, surtout une dépense énergétique qui dépasse énormément tout ce qu'on a pu considérer jusqu’à aujourd'hui » (Argand, 1924, p. 289-91).

 

Les objections qu'Argand adresse à la théorie de la contraction sont donc essentiellement les mêmes que celles que Wegener présente depuis une décennie. A ses yeux cependant, son analyse des structures observées dans les continents, leur figuration dans la Carte tectonique de l'Eurasie représente, pour la nouvelle doctrine, une contribution au potentiel incomparable. « La valeur d'une théorie est tout entière dans la conformité entre les conséquences qui s'en déduisent et les faits bien observés. Elle dure juste autant que cette conformité, dont le mobilisme offre de nombreux exemples que je n'ai pas à rappeler » (Argand, 1924, p. 293).

 

Avant de conclure, Argand évoque encore quelques questions réservées au futur. Bien que son analyse de la déformation continentale puisse être considérée comme accomplie, il sait que les nouvelles investigations effectuées dans des régions encore très imparfaitement reconnues vont encore apporter des améliorations. C'est à ce niveau que doit se placer une meilleure exploitation des données géophysiques : « Nous avons trois ordres de faits dont la synthèse est un des grands problèmes de l'avenir : la tectonique visible, les anomalies de la pesanteur, les jeux isostatiques » (Argand, 1924, p. 272). De plus, « il va de soi que la théorie mobiliste devra s'occuper de trouver une source d'énergie adéquate non seulement au travail de translation, mais encore au travail considérable que nécessite le jeu des plis de fond » (Argand, 1924, p. 298). En dehors de commentaires sur les variations de la gravité observées essentiellement aux USA, Argand, comme l'auraient fait d'autres géologues alpins de son temps, reste discret face aux propositions géophysiques que Wegener utilise pour soutenir sa thèse. Il paraît ici utile de rappeler les remarques de Thalmann (1943) qui signale qu'en 1919, Argand aurait dit « la géologie, c'est une science du passé ; le futur c'est la géophysique ». On peut rapprocher cette parole d'une ligne placée en début de La Tectonique de l'Asie : « Nous ne pouvons réduire la tectonique à la physique : c'est affaire d'avenir » (Argand, 1924, p. 172). Avant de conclure, Argand aborde encore le problème des géosynclinaux : « La théorie mobiliste a quelque peu négligé la notion de géosynclinal. Il convient d'esquisser un raccord. Un géosynclinal résultera en général d'une traction horizontale qui étire le radeau de sal. L'étirement est d'abord plus aisé dans les profondeurs du sal que dans les hauts, où peuvent naître des fissures d'extension. En s'amincissant, le sal descend et se creuse. L'affaissement  inhérent à la fonction géosynclinale n'est pas demandé à un jeu radial ordinaire : il n'est que l'effet vertical d'une distension horizontale [...].

 

« La traction continue-t-elle, au lieu de céder le pas à la compression, le sal finit par s'étirer et le sima apparaît au fond de l'alvéole. Sur les diamètres où cela arrive, la condition géosynclinale fait place à la condition océanique » (Argand, 1924, p. 299). On est ici très proche de certains aspects de la tectonique des plaques.

 

Dès 1916, peu après avoir pris contact avec la pensée de Wegener, Argand avait déjà introduit la mobilité continentale dans son travail sur l'arc des Alpes occidentales qu’il ouvre par : « En se rapprochant d'un mouvement d'ensemble dirigé, ou peu s'en faut, suivant le méridien, les môles anciens de l'Europe et de l'Indo-Afrique ont provoqué, dans le domaine géosynclinal et interposé de la Téthys, la formation d'un flux à peu près plastique, qui a fini par déferler en un double train de chaînes, de nappes, et de plis, contre les mâchoires de l'étau, appelées de ce fait à la fonction d'avant-pays » (Argand, 1916). Mais à cette époque, les déplacements envisagés restent modestes afin d'éviter toute tentation de démesure.

 

C'est en 1911, après le départ de Schardt pour Zurich, qu'Argand est nommé professeur à Neuchâtel. En relativement peu de temps, il s'impose comme une figure marquante de la petite université. En 1918, on aménage même pour lui un nouvel institut de géologie disposant de locaux plus spacieux que ceux du reste de la faculté des sciences. Il consacre alors une large part de son temps à organiser une bibliothèque richement dotée, base de ses futurs travaux. Incontestablement, il espère recréer l’esprit et le rayonnement scientifiques que Louis Agassiz avait développés dans cette petite ville. Mais, contrairement à son prédécesseur, Argand est un solitaire qui ne sait pas attirer à lui des forces capables d’amplifier son propre message. Dans les auditoires, ses cours ne rassemblent que quelques étudiants, le plus souvent, ils se comptent sur les doigts d’une seule main. Par son discours, par d'admirables dessins au tableau noir, il sait incontestablement les impressionner, mais il reste par trop distant pour que les relations entre maître et élèves conduisent à un contact personnel. Dans les travaux pratiques, dans les excursions, son attitude est plus relâchée, mais là aussi la distance séparant maître et élèves reste très marquée, même lorsqu'Argand se lance dans des chansonnettes osées ou qu'il aborde des sujets littéraires ou d’autres digressions culturelles. Ce climat relationnel se perpétue même avec ses doctorants. Ce n'est qu'avec Rudolf Staub, et pour quelques années seulement, qu'Argand s'engage dans une réelle collaboration et même une profonde amitié avec un géologue travaillant sur des sujets voisins de ses propres recherches. Mais assez rapidement, cette situation se transforme en un violent conflit (Trümpy, 1991), Argand est alors persuadé que les publications de son compagnon ne sont souvent que des transpositions à peine modifiées de ses propres propos. Malgré les difficultés de collaboration, quelques jeunes chercheurs se trouvent suffisamment impressionnés par le message d'Argand pour tenter de se rapprocher du maître et pour s’engager dans son sillage. Le plus actif d'entre eux est certainement le mathématicien Gustave Juvet (1896-1936). Ami d'enfance de Jean Piaget, il a collaboré avec celui-ci, alors qu’ils étaient collégiens, pour établir un catalogue des amphibiens du canton de Neuchâtel. Après cette incursion en biologie, il oriente ses études universitaires vers les mathématiques. Ayant obtenu une licence dans cette discipline à Neuchâtel, il se rend à Paris pour y préparer un doctorat d'Etat. Dans cette ville, avec le libraire Blanchard, il se lance alors, en tant qu'éditeur, dans la publication de traductions de monographies scientifiques étrangères, relevant des sciences exactes, avec des œuvres de Weyl, Born, Sommerfeld, Jeans, Thomson, etc. Dès 1920, bien que n'étant pas encore docteur, Juvet, assure en tant que remplaçant, l'enseignement d'astronomie et de géodésie à Neuchâtel. L'année suivante, il est nommé professeur de ces disciplines, une fonction qu'il gardera jusqu'en 1928. Sa leçon inaugurale consacrée aux applications des théories d'Einstein en astronomie (Juvet, 1921) souligne l'ouverture de ce jeune savant aux développements modernes des sciences. L'exemplaire de ce travail qu'il dédicace à Argand porte « A M. Argand, mon cher maître ès petits cailloux et grandes nappes, mon charmant collègue et mon aimable complice ». A Paris, Juvet fait bientôt paraître un article consacré à la théorie de Wegener et aux développements qu'Argand a présentés dans La Tectonique de l'Asie (Juvet, 1925). « Malgré cette belle dialectique et l'enchaînement des preuves, les savants ne parurent pas convaincus dès l'abord et, si quelques paléontologistes, quelques météorologistes se rallièrent aux idées de Wegener, le grand nombre, et tout particulièrement les géologues, restèrent prudemment à l'écart du mouvement créé par M. Wegener. Cependant l'un d'eux parmi les plus illustres, M. Emile Argand, dans un mémoire fondamental et qui fera époque dans l'histoire de la géologie, vient de montrer comment la théorie des translations permet d'éclairer d'un jour nouveau toute la tectonique de l'Asie ». Après avoir examiné les arguments gravimétriques, ceux de l'affrontement de l'Europe et de l'Afrique puis de l'Inde face à l'Asie, Juvet conclut :

 

« Une nouvelle théorie a donc vu le jour ; saluons-là et réjouissons-nous, car loin d'avoir envoyé ses devancières "dans les linceuls de pourpre où dorment les dieux morts", elle a tiré parti de tout ce qu'elles contenaient de viable et elle l'a incorporé sous une forme plus harmonieuse à des éléments nouveaux, obtenus grâce à la longue patience et à l'opiniâtreté des explorateurs et des savants ; elle a de plus résolu quelques problèmes dans la foule de ceux que pose la nature à l'esprit de l'homme et elle en résoudra quelques autres encore.

Sous l'approximation nouvelle, on retrouve les anciennes ; c'est de cette manière que survivent "les bons édifices d'idées, ces serena templa de l'intelligence. Avec M. Argand, soyons assurés que leur partie durable se fonde dans l'immortelle poésie du vrai, de ce vrai qui nous est donné en parcelles infimes, annonciatrices d'un ordre dont la majesté domine le temps ».

 

C'est dans la série des monographies scientifiques étrangères dirigées par Juvet que paraît la première traduction française du livre de Wegener, La genèse des Continents et des Océans (Reichel, 1924). Le traducteur, Manfred Reichel (1896-1984) qui se distinguera par la suite par ses travaux de micropaléontologie, est alors étudiant à l'université de Neuchâtel où il prépare une thèse de biologie. De père d'origine allemande, il a d'abord été élève à l'Ecole des beaux-arts de Genève. Sensible aux qualités acquises par cette formation, Argand conservera des exercices graphiques de cet étudiant disposant d'un sens géométrique et artistique, proche de son propre idéal. Dans les avant-propos de l'ouvrage, éditeur et traducteur remercient Argand « de l'intérêt qu'il a témoigné à notre entreprise ». Dans une lettre à Gignoux (Schaer, 1991), Argand estime que sa propre contribution a été déterminante pour clarifier plus d'un point du texte allemand :

 

« Mon sentiment est que "Die Entstehung der Kontinente und Ozeane" est entièrement clair une fois mise en français et que le mérite de cette clarté revient pour une part très notable à M. Manfred Reichel, qui a un sentiment délicat de notre langue et qui se meut avec une aisance presque égale dans les nuances complexes de l'allemand.

M. Reichel est mon assistant et la traduction a été faite dans mon laboratoire. [...] J'ai revu avec M. Reichel une grande partie du manuscrit de la traduction, et il est peu de pages dont nous n'ayons fait ensemble l'examen au triple point de vue du fond, des nuances de l'allemand et de l'ordre français ».

 

Argand suivait ordinairement avec beaucoup d’attention la mise au point finale des textes sortant de son laboratoire. Il allait jusqu’à revoir, avec une grande attention, les épreuves d’imprimerie des thèses rédigées par ses élèves avant que le bon à tirer soit remis à l'imprimeur. Les très nombreuses coquilles que comporte le texte de Reichel montrent, dans ce cas précis, qu’il n’a pas exercé sa vigilance habituelle. Au moment de la sortie de cet ouvrage, Argand est lui-même confronté avec la mise au point de La Tectonique de l’Asie, une tâche dont il ne s’acquitte qu’à grande peine et qui entraîne même un important retard dans la sortie des Comptes Rendus du Congrès. Il paraît donc peu probable qu’Argand ait pu donner toute l’attention qu’il aurait souhaitée pour soutenir Reichel lors de son travail de traduction.

 

En 1918, lorsque Juvet effectue son premier voyage à Paris, il est piloté par Rolin Wavre (1896-1949) (Fehr, 1950), un autre étudiant en mathématiques de Neuchâtel, qui, depuis deux ans, se trouve dans la capitale française pour y préparer également une thèse. Les deux jeunes hommes établiront de solides et durables liens d'amitié et partageront des intérêts scientifiques communs durant toute leur vie. Après son retour en Suisse, très certainement influencé par Juvet, Wavre garde un intérêt marqué pour les problèmes de géodésie et d'astronomie. Nommé professeur de mathématiques à l'université de Genève, son activité conduit, entre autres, à deux publications, Berner (1925) et Wavre (1925), où le doctorant et son directeur de thèse montrent que les forces engendrées par la rotation de la Terre, invoquées par Wegener pour produire une dérive continentale en direction de l'équateur, sont extrêmement faibles, et tout à fait insuffisantes pour permettre la formation des chaînes de montagnes. Dans un travail ultérieur, Wavre note : « l'hypothèse de Wegener aussi audacieuse que féconde [...] qui ne laisse pas de troubler notre quiétude, doit être abordée sans parti pris, au point de vue mécanique. Elle a pour elle d'expliquer un faisceau de phénomènes des ordres les plus divers : paléontologiques, climatologiques, techtoniques [sic], etc., qui paraissent absolument inexplicables autrement » (Wavre, 1932, p. 2). A la fin de l'ouvrage, dans les notes, il ajoute : « les forces mises en évidence [...] sont trop faibles pour déplacer à elles seules un corps flottant par rapport au milieu ambiant. [...] L'hypothèse qui paraît alors la seule possible est d'admettre que les continents se sont peu déplacés par rapport au milieu ambiant immédiat, mais ils peuvent avoir été entraînés avec ce milieu par des courants de sima de grande amplitude et très lents. Cette supposition rendrait mieux compte en tous cas de la conservation des profils (Afrique et Amérique du Sud) » (Wavre, 1932, p. 190). Le volume que possède l'institut de géologie de Neuchâtel, d'où ces lignes sont extraites, a été adressé et dédicacé à Argand par son auteur. Les pages qui n'étaient pas coupées montraient à l'évidence que le destinataire ne l'a jamais ouvert ! A Genève, la publication de Mercier (1933) sur la dérive des continents se place également dans cette filiation qui se trouve vivifiée par la position que défend alors, à l'université, le professeur de géologie Léon-William Collet (1926).

 

Ce mouvement de pensée et les œuvres qui en sont nées paraissent directement liés aux échanges qu'animait, à Paris, un petit groupe de jeunes chercheurs d'origine neuchâteloise particulièrement préoccupés pas l'évolution des théories scientifiques modernes et dont plus d'un avait été influencé par Argand. On sait qu'Elie Gagnebin (1922) fut l'auteur du premier article en français consacré à la théorie de Wegener (Carozzi, 1985). En 1920, il se trouve également à Paris où il effectue un stage chez Emile Haug. Il n'est donc pas impossible qu'il se soit alors trouvé en contact avec le petit groupe d'étudiants suisses en sciences qui vivait alors dans la capitale française. L'introduction de son texte : « En France, où les théories d'Einstein et de Freud sont si furieusement à la mode, on ignore presque entièrement l'hypothèse de Wegener [...]. C'est une lacune fâcheuse. Car si l'idée de Wegener est critiquable à plus d'un point de vue, si les réserves à son égard s'imposent, on ne peut plus actuellement l'ignorer ni la passer sous silence » se situe parfaitement dans les préoccupations dont ce groupe débattait.

 

John Leuba (1884-1952) est un autre scientifique neuchâtelois qui, à nouveau de Paris, s'est lancé dans la défense des propositions de Wegener et d'Argand. Ici, une fois encore, malgré nos recherches, nous n'avons aucun indice montrant que ce jeune chercheur fut effectivement en contact avec les autres neuchâtelois établis dans la capitale française, même si cela paraît fort probable. Fils d'un pharmacien passionné de mycologie qui s'était établi à Corcelles-Cormondrèche, une petite bourgade située à 4 km à l'ouest de Neuchâtel, John Leuba débute ses études supérieures en s'orientant vers les sciences naturelles au moment où l'Académie de Neuchâtel se transforme en université. Intéressé par la géologie, il devient l'assistant de Schardt dont il épousera la fille plusieurs années plus tard. C'est à Neuchâtel, en 1916, qu'il présente une thèse de doctorat consacrée à l'étude de batraciens de Colombie. A cette époque, sa conversion vers la médecine se précise puisqu'il est assistant au laboratoire d'histologie et d'embryologie de la faculté de médecine de Genève. Il se rend alors en France comme volontaire dans les hôpitaux pour y soigner les blessés du grand conflit. La paix rétablie, il termine ses études de médecine à Genève, puis se rend à Paris où il travaille aux éditions Armand Colin. C'est là qu'il fait paraître une Introduction à la géologie (Leuba, 1925). Ce petit ouvrage à succès, qui connaîtra six éditions jusqu'en 1941, ne sera pourtant jamais modifié, son auteur se trouvant alors totalement absorbé par ses activités de médecin et de psychiatre. La théorie de la dérive des continents y est abordée dès les premières pages consacrées à la constitution du globe terrestre, aux phénomènes d'érosion et de sédimentation. Mais c'est dans le corps de l'ouvrage que les idées de Wegener se trouvent principalement développées lors de la présentation de la tectonique générale, puis lors des exposés touchant la stratigraphie du Carbonifère et du Quaternaire. A de très nombreuses occasions, Leuba souligne l'importance des travaux de Schardt qui a assuré sa formation (circulation des eaux et leur rôle thermique dans la croûte profonde, géométrie des plis du Jura, découverte des charriages alpins, etc.), mais c'est à Wegener et Argand qu'il fait constamment appel pour présenter la formation des chaînes de montagnes, base de toute la dynamique terrestre. Reconnaissant le caractère théorique des propositions de ces deux auteurs, Leuba admet que celles-ci doivent encore être passées au crible des faits de la géologie, de la paléontologie et de la géophysique. Mais il souligne aussi les bienfaits de ces propositions qui débarrassent la science d'idées qui, pour beaucoup, sont actuellement jugées dépassées. Retenons encore ce commentaire : « Les travaux récents de Wegener et d'Argand ont mis en évidence le fait que les plis doivent se répercuter en profondeur, conformément à l'isostasie. La notion des géosynclinaux se trouve par là fortement entamée ; si elle est condamnée à disparaître, elle aura été un instrument commode pour l'interprétation de faits qui restent vrais » (Leuba, 1925, p. 77).

 

L'ensemble des contributions de ces jeunes disciples d'Argand tombera rapidement dans l'oubli, celle de Juvet parce qu'elle n'est qu'élogieuse, celle de Leuba sur les géosynclinaux parce qu'elle n'est que critique et n'apporte aucune proposition nouvelle, celle de Wavre parce qu'elle n'est pas accompagnée d'un dessin la rendant rapidement assimilable, au contraire de celle de Holmes (1929) qui, du reste, lui est antérieure. L'oubli qui a marqué ces commentaires trouve probablement une bonne partie de sa justification dans le fait qu'ils provenaient de jeunes auteurs dont l'activité scientifique principale s’est trouvée engagée dans d'autres disciplines. De plus, ce petit groupe n'a jamais constitué un ensemble de disciples soudées songeant à s'épauler, et surtout, il n'a jamais bénéficié de l'actif soutien du maître qu’ils admiraient et pensaient servir. La petite taille de l'université locale, forte alors de moins de trois cents étudiants (toutes disciplines confondues), n'était pas un lieu favorable pour rassembler en géologie assez d'éléments de valeur, dans une discipline que les autorités considèrent  comme étant marginale. De plus, dans son institut, Argand semble ne s'être intéressé qu'à s'imposer comme le grand savant qu'on devait admirer. Par ses attitudes théâtrales, il se plaisait à se situer dans un autre monde : « les élèves font perdre beaucoup de temps pour rien ; quand ils sont intelligents, ils sont ingrats ; quant ils sont reconnaissants, ils sont presque toujours bêtes ; les exceptions à cette règle sont rares » (lettre d'Argand à son ami Paul Arbenz du 10 janvier 1916) (Schaer, 1991). Juvet, Leuba, Wavre, Reichel et plus tard Wegmann, des chercheurs qui, par la suite, ont prouvé leur valeur scientifique, lui ont souvent témoigné leur estime et leur attachement. Nous ne disposons par contre, d'aucun signe d'encouragement que celui-ci aurait adressé à ses jeunes admirateurs. La connivence et l'intimité qu'Argand a entretenues avec Pierre-Louis Borel, étudiant en lettres puis écrivain (Borel, 1974), n'a, semble-t-il, jamais connu d'équivalent parmi les jeunes scientifiques. A cette époque Argand est certainement conscient que La Tectonique de l'Asie, bien qu'admirée, n'est en fait que rarement comprise. Mais il est si certain de la valeur de cette œuvre comme de l'ensemble de son message, qu'il en vient à négliger ceux qui, par leurs commentaires, pensent en favoriser une meilleure appréciation.

 

Au moment de la disparition tragique de Wegener, la théorie de la dérive des continents connaît déjà une sensible perte de crédit ; par la suite, celle-ci s'accentue encore, même parmi les géologues alpins. Le magnifique feu d'artifice de La Tectonique de l'Asie reste une œuvre isolée, qui n'entraîne aucun renouveau. En Suisse, Rudolf Staub, qui reste longtemps le grand défenseur de cette filiation, finit lui aussi par abandonner partiellement le mobilisme au profit d'un certain fixisme acquis sous l'influence de Kober et de Hans Stille (cf. Sengör, 1991, note 12, p. 547). Pour sa part, après La Tectonique de l'Asie, Argand cesse pratiquement d'être actif en géologie (Schaer, 1991). L'accumulation des faits nouveaux que Wegener a présentée, dans les éditions successives de son ouvrage, ne modifie pas l’attitude critique qui s’était déjà exprimée antérieurement : « Wegener est un esprit systématique et un géophysicien. Dès le premier exposé de sa théorie, il l'appuyait de considérations générales sur l'écorce terrestre, il la fondait sur des doctrines dont les géologues ont appris à se méfier. C'est là le point faible de son argumentation. [...] Le tort de Wegener est de vouloir tout expliquer. Or, parmi les phénomènes de la nature, et les phénomènes géologiques spécialement, il en est bien peu à quoi l'on puisse assigner des causes purement physiques. Il faut établir la réalité des faits avant de vouloir en connaître la cause. Tel est le cas, par exemple, pour les nappes de recouvrement qui forment nos montagnes. On dit souvent la théorie des grandes nappes, pour désigner cette découverte. En réalité, ce n'est point une théorie, c'est l'expression d'un fait, dont la théorie, c'est-à-dire l'explication, est encore très lointaine » (Gagnebin, 1922). Termier, dans un travail ultérieur, ajoute même : « Il est de l'essence même d'une pareille théorie d'être extrêmement commode : avantage qui ne va pas sans un grave danger, le danger de faire croire aux esprits superficiels que les énigmes sont résolues, alors qu'elles sont simplement déplacées et remplacées par une énigme plus générale, beaucoup plus impénétrable » (Termier, 1924).

 

Aux approches géophysiques, théoriques ou spéculatives, les géologues alpins, en successeurs de Saussure, sont persuadés que leurs synthèses doivent être façonnées lors d’une confrontation directe et intime avec les roches, les plis et les paysages : « c'est surtout l'étude des Montagnes qui peut accélérer les progrès de la Théorie du Globe. Les plaines sont uniformes, on ne peut y voir la coupe des terres et leurs différents lits, qu'à la faveur des excavations qui sont l'ouvrage des eaux et des hommes : or ces moyens sont très insuffisans [sic], parce que ces excavations sont peu fréquentes, peu étendues, et que les plus profondes descendent à peine à deux ou trois toises. Les hautes montagnes au contraire, infiniment variées dans leur matière et dans leur forme, présentent au grand jour des coupes naturelles, d'une très grande étendue, où l'on observe avec la plus grande clarté, et où l'on embrasse d'un coup-d’œil, l'ordre, la situation, la direction, l'épaisseur et même la nature des assises dont elles sont composées, et des fissures qui les traversent.

 

En vain pourtant les Montagnes donnent-elles la facilité de faire de telles observations, si ceux qui les étudient ne savent pas envisager ces grands objets dans leur ensemble et sous leurs relations les plus étendues » (Saussure, 1779, Vol. I, p. ii).

 

En 1920, lors de l'Assemblée de la Société helvétique des Sciences naturelles réunie à Neuchâtel, même si Argand reconnaît qu’ « il y a beaucoup à espérer, pour la tectonique […] des progrès de la physique du globe, [...] » son message est avant tout un vibrant plaidoyer pour montrer que la connaissance géologique approfondie des Alpes joue un rôle essentiel pour favoriser l’exploration des autres parties du monde (p. 39) : « On a vu [...] comment la connaissance des Alpes, qui ont révélé tant de secrets et qui en gardent encore quelques-uns, peut éclairer et rajeunir celle de bien d'autres chaînes [...]. Saluons les Alpes, gage de fécondité pour notre science ». Pour Argand, la cartographie de détail est la source la plus enrichissante de l’exploration « ce n’est point assez d’avoir, jusqu’en 1907, parcouru tant de vallées suisses ou piémontaises, du Simplon à la mer ; d’avoir levé, en itinéraires de reconnaissances tectoniques, tant de sites lointains, [...] ce n’était  point assez, enfin de la découverte des nappes : il fallait, et tout d’abord en des régions choisies pour leur rendement en résultats tectoniques, la vérification précise, l’observation des faits inaperçus des vieux explorateurs, en un mot le levé géologique détaillé, acheminement nécessaire à la solution monographique, et non plus seulement générale, des problèmes » (Argand, 1923, p. 100). Cet éloge de la cartographie est alors un principe et une constance défendus par une large majorité des géologues alpins : « Dresser cette carte, c'est s'attaquer à tous ces problèmes de la seule façon qui permette de les éclaircir avec rigueur. La carte enfin est pour le géologue ce qu'est une belle formule mathématique pour le théoricien de la physique, [...] c'est des cartes géologiques bien faites que sont nées la plupart des découvertes de notre science » (Gagnebin, 1950, p. 63). En Suisse, le relevé géologique occupe alors une position prééminente dans l’enseignement et dans la recherche, aussi bien chez les doctorants que chez leurs aînés. Le plus souvent, les zones que ces derniers doivent étudier dans leurs premiers travaux tendent à se réduire pour permettre une approche de plus en plus soignée, susceptible de favoriser les détails de l'analyse cinématique. Cette focalisation vers l’étude de terrain représente aussi un hommage rendu aux grands chercheurs du passé qui, par un travail accompli dans des conditions beaucoup plus difficiles, mais sur des mêmes principes, sont parvenus à déchiffrer les grands structures de la chaîne. Cette attitude nourrie de la tradition conduit incontestablement à une amélioration de la connaissance régionale, mais elle détourne aussi le chercheur des disciplines nouvelles qui vont jouer un rôle crucial dans la mise au point de la tectonique des plaques. Il est vrai que ces domaines de recherche paraissaient alors bien éloignés des préoccupations des géologues alpins, et que ceux-ci éprouvent fort peu de considération pour des disciplines qui comme l’océanographie, la géophysique, se pratiquent sans qu’un contact direct s’établisse entre le chercheur et les objets de son étude. Ces disciplines ne paraissent pas alors susceptibles d’offrir des solutions aux problèmes auxquels les géologues alpins sont confrontés. L’un d’eux, Jean Goguel, qui domine pourtant parfaitement la géophysique, se montre sceptique quant à la capacité de cette discipline de lever les incertitudes touchant la théorie de la dérive des continents et les propositions de courants de convection. « Mais, à cause de sa souplesse même, cette hypothèse ne paraît pas susceptible de conduire à des règles précises, relativement à la position des zones orogéniques, ou de leur répartition dans le temps. C'est au contraire à l'analyse géologique qu'il faut nous demander de nous renseigner sur les grandes lignes de l'histoire des courants de convection » (Goguel, 1952, p. 360).

 

On vit alors avec l'idée que les recherches en haute montagne sont la source majeure des découvertes qui se font en sciences de la Terre. De préférence, elles sont conduites par des chercheurs indépendants au bénéfice de solides aptitudes physiques, capables de prolonger un dialogue soutenu avec tous les aspects cachés de la montagne. Elles conduisent à une certaine glorification romantique de ces chercheurs solitaires attachés à la poursuite incertaine des mystères de l’histoire de la Terre. A l’opposé de cette réalité et de ce mythe, les recherches en mer, clé de la tectonique des plaques, exigent des chercheurs aptes à la collaboration au sein d’équipes multi­disciplinaires intégrées. Entre ces deux pôles, celui du géologue solitaire et celui des équipes géophysiques marines, les contacts sont rares : le plus souvent on s'ignore.

 

Avec le recul des ans, on constate que certaines des propositions qu'Argand et ses disciples ont avancées, se plaçaient dans des perspectives assez proches de celles que la tectonique des plaques a imposées. Elles auraient donc pu, pour le moins faciliter la conversion des géologues alpins à cette nouvelle approche de l'évolution structurale de la planète. A l’époque, émanant d’un groupe dont le potentiel était essentiellement lié à la personnalité d'Argand, elles furent facilement ignorées, d'autant que celui-ci, qui n'avait même jamais soutenu les actions de ses disciples, avait alors pratiquement abandonné la recherche active. De plus, dans l'environnement local limité où elles avaient pris naissance, elles n’ont jamais trouvé le relais qui aurait pu leur donner un second souffle. Cet échec sans grande conséquence n'a, en fait, rien d'étonnant lorsqu'on constate que les propositions de Wegener, elles non plus, n’ont pratiquement joué aucun rôle dans le développement des idées conduisant à la tectonique des plaques et n'ont eu qu'une importance marginale pour que cette vision soit enfin acceptée par la communauté des géologues alpins. Ceux-ci, au-delà des premiers enthousiasmes exprimés lors des premières présentations de la théorie de Wegener, sont restés persuadés, que la qualité de leurs travaux de cartographie et d'analyse structurale leur garantissait la possession des meilleures clés capables de résoudre les grandes énigmes de l’évolution terrestre.

 

 

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