TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.4 (1986)

François ELLENBERGER
Les premiers travaux géologiques en Provence

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 26 février 1986)

Il est possible qu'aux yeux d'un géologue d'aujourd'hui, une telle recherche de travaux datant des premiers balbutiements de la Géologie puisse sembler bien loin de ses préoccupations actuelles, et n'apparaître que comme une simple curiosité. Notre propos relève certes de l'histoire de la science, considérée pour elle-même, comme un but en soi. Mais il en découle des leçons toujours valables. En l'occurence, il y en a au moins deux: — 1) Un naturaliste d'il y a deux siècles était comme un amateur "naïf" : traversant ou parcourant la Provence, le regard neuf et l'esprit avide de comprendre, que voyait-il ? Vers quoi son intérêt se portait-il ? Quelle vision synthétique régionale pouvait-il projeter le cas échéant sur une carte ? - 2) Comment se fait-il qu'une partie de ces travaux soit restée complètement ignorée, y compris de la génération immédiatement suivante, et de ce fait ait été rendue stérile ? Peut-on cerner de tels mécanismes fâcheux de méconnaissance de la bibliographie, et s'appliquent-ils à notre vécu présent ? Si c'est bien le cas, l'Histoire de la Géologie cesse brusquement d'être un laborieux divertissement byzantin et devient un miroir sans pitié où nous voyons le reflet fidèle de nos propres conduites. "Tu es cet homme-là !" nous dit-elle, comme jadis le prophète Nathan au roi David (ou comme La Fontaine et Molière, les rires terminés).

Voici brièvement récapitulés, les premiers travaux de nature géologique portant sur la Provence, publiés durant le XVIIIe siècle et le début du XIXe.

Les roches de l'Estérel sont étudiées en détail; elles sont probablement "primitives" par opposition au "secondaire" circumjacent. Converti aux idées neptuniennes de Werner, De Saussure ne considère pas les divers "porphyres" rougeâtres ou verdâtres comme d'origine volcanique; ils sont associés à l'Est à des "schistes micacés".

De Gonfaron à Vidauban (de part et d'autre de Le Luc), il observe la superposition régulière de la pierre calcaire marine sur des grès violets et argileux verdâtres en bancs réguliers.

De Saussure décrit fort bien les roches schisteuses de la région d'Hyères, de Giens, de Porquerolles, et, notant leur "entrelacement" avec les calcaires "secondaires" du Mont des Oiseaux , il en profite pour déclarer périmée la division du globe en "bandes" (jamais il ne fait référence au Mémoire sur les engrais..." de Bernard, ni à celui sur les charbons. C'est le système de Guettard qu'il attaque sans doute, lequel n'a jamais voulu adopter la division des roches en primitives et secondaires, ni leur formation successive dans le temps).

Au NW de Toulon, la constitution du Mont Caume est étudiée avec ses grès et calcaires à arêtes vives, puis, plus rapidement, les volcans éteints de Broussant et d'Evenos, où l'on voit des roches basaltiques posant problème pour l'auteur.

Diverses observations sont rapportées au long de l'itinéraire Toulon-Marseille. La grande irrégularité dans l'orientation des couches calcaires frappe souvent l'auteur. Pour lui la pierre de taille du Cap Couronne, riche en coquilles, est de formation plus récente que les autres calcaires de la région: et c'est en effet le cas (Burdigalien transgresssif).

Le volcan de Beaulieu est étudié avec soin, avec des examens minéralogiques poussés de certaines roches et minéraux curieux. De Saussure découvre la présence de basaltes typiques, à olivine. Alors inféodé à Gottlob Werner, il "doute beaucoup" qu'ils soient volcaniques, mais reconnaît la présence conjointe de "laves poreuses", parfois brisées et cimentées par la pierre calcaire.

Une visite aux carrières de gypse des environs d'Aix est relatée, avec la coupe des couches, et des détails sur la pierre schisteuse bitumineuse riche en Poissons fossiles; l'auteur découvre de plus une feuille de palmier. Il propose une explication du fait que dans ce genre de gisements, on trouve parfois des poissons marins et des poissons d'eau douce (lac, tantôt se desséchant, tantôt rempli à nouveau d'eau douce , une autre fois d'eau marine).

Vers Orgon, au passage de la Durance, De Saussure récolte des galets, ensuite décrits avec soin, de variolite, porphyres variés, granites, etc.

Dans un autre chapitre, il s'intéresse à la Crau, surtout en ce qui concerne la nature lithologique des galets. Constatant que leur spectre (dirions-nous aujourd'hui) diffère de celui des cailloutis de la Durance, il doute de la validité de l'hypothèse retenue par DE LAMANON (Obs. sur la Phys., t. XIX, 1782), à savoir les dépôts d'un ancien cours de la Durance. De Saussure y voit bien plutôt ceux de sa grande "débâcle" survenue lorsque la mer a abandonné brusquement le continent (seule explication pour lui de nos dépôts glaciaires).

De Saussure, on le voit, a frayé la voie à la géologie moderne non par ses idées, mais par le trésor d'observations entièrement fiables qu'il a laissé dans ses Voyages... à un vaste public.

Au début du XIXe siècle, la géologie de la Provence fait peu de progrès. Sur la plan géologique d'ensemble, on est déçu de voir que D'OMALIUS D'HALLOY, publiant en 1822 (Ann, des Mines, t.VII) la première carte géologique de toute la France (en fait établie dès 1813) subdivise fort schématiquement la région en trois terrains : "Primordiaux" (massif Maures-Estérel, grossièrement délimité), "Ammonéens" (à peu près, Trias et Jurassique), "Mastozootiques" (= Tertiaire et Quaternaire) vers Aix, Salon, etc. Par Sisteron, Digne, Castellane, est tracé un contour au Nord duquel les terrains sont à nouveau "Primordiaux", comme toutes les Alpes ou à peu près. Le résultat est en recul par rapport à la carte toute empirique de Bernard, malgré l'immense progrès dans les concepts. Donner une image cartographique correcte et simple d'une des régions de France les plus compliquées à tous points de vue était une tâche excédant de beaucoup les possibilités de la toute jeune science géologique du premier tiers du XIXe siècle.

Les répertoires bibliographiques de KEFERSTEIN (Geschichte und Litteratur des Geognosie.., 1840) et Ami BOUÉ (Guide du géologue voyageur, 1836, t.II, p. 337, 358-359) ne trouvent que peu de titres à mentionner. En bonne part, ces études portent sur le Tertiaire, et notamment le bassin d'Aix : GESLIN (1813), Claude ROZET (1826), DELCROS (1827), Roderick MURCHISON et Charles LYELL (1829), MATHERON, etc. Marcel DE SERRES étudie la Crau (1828) et toutes les formations tertiaires de France méridionale (1828-1830). On signale de DE VILLENEUVE une Statistique des Bouches du Rhône (1823) et de PARETO des études sur le Département du Var, sur Fréjus, sur les Basses-Alpes. Lorsque Lyell et son compagnon ont visité la carrière de gypse d'Aix durant l'été 1828, Marcel de Serres venait d'y découvrir un lit riche en Insectes fossiles; Lyell (partisan de l'origine limnique de ce terrain) a également visité les mines de charbon du Fuveau; le contraste entre l'allure ancienne de cette formation à charbon et le caractère récent de ses fossiles, ainsi que ceux du gypse, confortait Lyell dans ses idées uniformitaristes alors en gestation. (Notons que l'article précité de 1829 figure une coupe très détaillée des couches du bassin Aix-Fuveau (Edinburgh New Philos. Journ., 7, p.287sq,).

En terminant, et bien que portant sur des lieux â la limite extrême de la Provence, il importe de mentionner les études de Giovanni RISSO sur la région de Nice : cf. Journ. de Phys.,t. LXXVII, 1813, travail préliminaire où l'auteur oppose les couches rocheuses variées du littoral, à "Gryphées", ammonites, puis nummulites, couches dérangées, à des dépôts récents à riche faune homologue à celle de la mer actuelle. Lors de la visite de Lyell en 1828 (voir : de Leonard WILSON, Charles Lyell - The Years to 1841..., Yale University Press, 1972, p.213-214), Risso avait solidement identifié la formation de notre "delta pliocène du Var" comme contenant la faune alors dite "subappennine". Là aussi Lyell trouve un aliment à sa pensée anticatastrophiste, rien dans ces lits accumulés de conglomérats à interlits de sable marin fossilifère n'évoquant des cataclysmes, et le caractère presque actuel de la faune s'opposant à la rupture alléguée par Cuvier entre les temps actuels et le passé géologique.

Les mérites et le talent de Lyell sont grands. Il se serait encore grandi en reconnaissant plus explicitement tout ce qu'il devait à ses prédécesseurs et émules. Il est regrettable qu'une certaine historiographie persiste à ne s'intéresser qu'aux grandes "têtes d'affiches" du passé. Ce n'est pas de la bonne histoire. Leonard Wilson, tout à son héros, y succombe.

Revenons à cet assez étonnant Pons-Joseph Bernard, Directeur-Adjoint de l'Observatoire Royal de la Marine de Marseille, membre (en 1788) des Académies de Marseille et de Lyon et Correspondant de l'Académie des Sciences de Paris, membre également de la Société d'Agriculture d'Aix. On lui doit un mémoire sur l'histoire naturelle de l'Olivier, un autre sur la culture de l'Amandier, et aussi des Nouveaux principes d'Hydraulique appliquée...aux rivières ... (1787 ) . (Peut-on l'assimiler à un Ingénieur du Génie Rural ?).

Le Mémoire sur les engrais...a un but avant tout agronomique. Après avoir passé dûment en revue les. engrais animaux et végétaux, l'auteur étudie longuement les divers amendements minéraux disponibles en fonction des terroirs variés, eux-mêmes décrits en fonction de la roche dominante du sous-sol, dont la "Terre" superficielle diffère peu en nature. Ses multiples observations dans toute la Provence le conduisent synthétiquement à distinguer cinq grandes subdivisions caractérisées par le type de terrain dominant. Reprenant de Guettard le terme uniquement empirique de "Bandes" (tout concept de succession verticale ou temporelle est résolument absent}, Bernard distingue ainsi, géographiquement : la division ou Bande schisteuse (en gros, le massif Maures-Estérel); - la Bande calcaire ( = Provence calcaire); - la Bande marneuse au Nord (sa limite sud sur la carte esquisse assez bien le front de la Provence alpine, notamment l'arc de Castellane); - plus ou moins bien délimitée entre les deux premières, la Bande sablonneuse (ou "quartzeuse"), comportant des grès; - enfin les Terres graveleuses "formées par les Alluvions" au voisinage des rivieres, ou de grande étendue dans trois contrées : Crau d'Arles, région de Biot jusqu'au Var, région de Quinson jusqu'aux Mées, contrées où elles pénètrent au sein des collines contiguës et seraient dues à la mer comme les autres "montagnes" (on y reconnaît nos poudingues du Var et de Valensole). - Bien que toute la rédaction du mémoire soit centrée sur la pratique agronomique, le texte fait état de multiples observations intéressantes sur le plan géologique, dispersées dans le reste.

Le Mémoire sur les engrais est accompagné d'une Carte minéralogique de la Provence d'un très grand intérêt historique, qui avait échappé aux historiens de la Géologie. L'échelle est de 1/1200000 environ.Nous en avons signalé l'existence d'abord en 1982 dans les Travaux du Comité français d'Histoire de la Géologie, n° 45, puis plus récemment dans Histoire et Nature, n°22/23.

La présente note donne quelques précisions supplémentaires. Avant tout, la carte entend figurer l'extension et la délimitation des "Bandes" ci-dessus énumérées. De plus elle comporte des indices ponctuels, selon un usage fréquent au XVIIIe siècle. Ils sont de 20 sortes, très clairsemés, et presque tous relatifs à des substances utiles, minerais et autres.Comme on le voit aussi dans le texte du mémoire, Bernard s'est peu intéressé aux fossiles. En 1778, presque aucun naturaliste n'avait encore pris conscience de leur intérêt dans la caractérisation des couches et ensembles de couches. Par contre, vu l'épuisement des forêts, le recensement des houilles et lignites était à l'ordre du jour (noter les quatre localisations).

Bernard a apparemment reconnu la difficulté de distinguer sur sa carte les terrains où dominent les schistes (donnant des terres argileuses), et ceux formés de grès, lesquels forment d'abord (à l'Ouest) une bande peu large, mais qui ( à l'Est, si nous comprenons bien), "s'aggrandit ensuite considérablement, & qui se confond ensuite avec des Bancs de Granit & de Porphyre" : ce Grès correspond donc à notre Permien. Toutefois tout à l'Est, à Biot, Bernard englobe dans sa "bande schisteuse" s.lat. des grès tendres associés à des "pierres crétacées" riches en coquilles et leurs détritus, ici pour nous évidemment beaucoup plus jeunes. Ailleurs, il a dit que le "Pays à Schiste" (des Maures) est formé de montagnes "primitives": mots qui attestent que l'auteur est au courant de la distinction fondamentale entre les terrains primitifs et les terrains "secondaires" qui, venant d'Allemagne, s'est imposée à partir de, années 1760-70.

Impossible de retrouver dans le mémoire à quoi correspond le signe "volcan éteint" implanté au NE d'Hyères. On note que le volcan de Beaulieu n'est pas encore figuré.

L'un des points les plus intéressants du travail de Bernard est pour nous l'identification et la délimitation de sa "Bande marneuse". Sans vouloir trop glorifier ce précurseur, on peut tout de même dire que sa carte porte l'esquisse du front des arcs des Baronnies et de Castellane (noter, près d'Entrevaux, ce qui paraît être le contour du dôme de Barrot, figuré en "sable"). Alors que la limite du "Pays calcaire d'avec le sablonneux" est brusque, celle séparant les Bandes calcaire et marneuse est, de l'aveu de l'auteur, assez arbitraire. Néanmoins le changement dans la nature des roches est très sensible. L'auteur dit avoir fait beaucoup d'observations dans ces contrées de Haute Provence, de quoi fournir la matière d'un long mémoire. La couleur des terres y est autre, mais aussi "l'ordre qui règne dans la composition des Montagnes & la nature des Pierres dont elles sont formées". Dans une même montagne, les couches sont parallèles entre elles, mais leur inclinaison varie grandement d'une montagne à sa voisine. Deux types de pierres dominent : une Pierre bleue dure mais qui se fragmente aisément au choc, ou par la gelée, etc., et une Pierre noire, ou bleu foncé, qui se décompose et fond à l'air. Ces deux sortes de pierres sont en couches alternantes, mais c'est la Pierre bleue qui domine dans le haut des montagnes.

Le géologue actuel n'aura aucune peine à retrouver sur cette carte si ancienne la division classique de la région en Provence cristalline, Provence calcaire et Provence alpine. L'historien pourra en tirer un enseignement : on admet en général que la cartographie géologique suppose une vision synthétique conceptuelle préalable, et ne pouvait vraiment naître que lorsque le progrès des connaissances permettrait le groupement de la multitude des terrains en ensembles bien définis stratigraphiquement, regroupement a posteriori seuls figurable sur la carte. Or, ici, nous sommes confrontés à une carte entièrement empirique, basée uniquement sur une sorte de géographie des types de roches prédominants, indépendamment de toute notion de la nature et de la raison de ce compartimentage lithologique défini de façon statistique et intuitive. Et pourtant le résultat était fort honorable ! Cette carte aurait pu, et du, servir de document de base pour guider toutes les cartographies futures. Une longue expérience vécue du levé géologique enseigne que la meilleure stratégie est tour-à-tour de "carter" pour comprendre, et "carter" ce que l'on a compris. Au premier stade, on peut même "carter" sans intention de comprendre: telle était la méthode de ce "débutant", Bernard. Mais personne n'a pris le relais.

Jetons maintenant un coup d'oeil sur le Mémoire sur le charbon. Sa lecture devrait intéresser le géologue actuel, en ce que l'on y trouve maintes références à des exploitations et gisements depuis longtemps abandonnés. L'historien de la géologie y trouvera un document lui aussi exempt de conceptualisation, mais qui est un très bon exemple du rôle capital que la pratique minière s.lat. a joué dans le développement de cette science en lui fournissant tout un capital d'observations rigoureuses, à la mesure des impératifs techniques et économiques en jeu.

Bernard dit avoir bénéficié pour la description détaillée des "mines" du concours d'un certain "M.Gerard de l'Oratoire". D'emblée, il oppose deux "suites" de mines.

La première correspond à nos gisements néocrétacés. Le charbon était alors (ou avait été) exploité en de nombreuses petites "mines" creusées à flanc de coteau, vite arrêtées en profondeur par l'eau, et par la "mouphette" irrespirable. Ce charbon commençait alors à être utilisé en métallurgie. Bernard énumère toute une série de gisements au Sud de Fuveau (Gréasque, Belcodène, Valdonne, etc.), ainsi que vers Mazaugues, vers St Zacharie, Auriol et Roquevaire. - Partout, "l'organisation" est la même; de haut en bas : 1) Lou Lintaou, calcaire uni, au toit de la veine principale (la Meno)(2); - 3) Lou Blus, calcaire bitumineux, formant le "lit" de la Meno, et contenant parfois de très belles "moules" fluviatiles nacrées; - 4) La Crusto, moins bitumineuse, remplie de débris de "vis", de "moules" et de "camites"; - 5) La Meneto, petite veine de bon charbon; - 6) Lou Roussoun, masse rocheuse calcaire formant le "lit" de toute la veine. - Bernard donne un guide pour la recherche du charbon : partout la présence de roches remplies des petits coquillages précités sert d'indicateur de sa présence au voisinage. Ils abondent notamment à l'auberge de la Pomme (au NE de Valdonne), avec de grosses huîtres.- Une planche gravée figure ces petits fossiles.

Rien de semblable dans l'autre "suite", contenue dans des terrains d'une autre nature, avec d'autres coquillages s'il y en a (par exemple des "plan-orbis"). Ces gisements sont dispersés : Simiane, Barcelonnette, région de Manosque (où ils sont encaissés dans des marnes, et ont subi d'énormes affaissements après leur dépôt). - Il s'agit là évidemment pour nous de gisements tertiaires hétérogènes.

Bien d'autres détails de ce mémoire de 1780 seraient encore à citer, tant dans l'ordre des faits que des idées, dont Bernard est avare mais qui lui font honneur. C'était un grand naturaliste.

Mais la question se pose : comment se fait-il alors que ses deux excellents mémoires soient restés méconnus ? Tout indique que le vrai fautif n'est autre que De Saussure. Très scrupuleux, il donne les références précises des travaux antérieurs, à l'exclusion de ceux de Bernard. Comment se fait-il qu'il n'en ait pas eu connaissance ? Le temps a du lui manquer lors de ses deux passages pour rendre visite à l'Académie de Marseille, qui lui aurait évidemment communiqué ses Mémoires. Le contact ne s'est pas établi. L'information n'a pas circulé, en temps utile. La vaste diffusion des Voyages dans les Alpes aurait fait connaître à tous l'existence de ces travaux. Même D'Archiac, qui a presque tout lu, les ignorait. Il faut avoir conscience que la génération triomphante des années 1810-1830 fait volontiers table rase des travaux antérieurs à 1800. Les grandes révolutions scientifiques méprisent le passé, même récent, et refusent d'accepter qu'il puisse livrer des richesses fécondes. Mais dans ce procès intenté, bien subjectivement, à nos lointains collègues, il est sans doute équitable de faire porter une partie des torts aux académiciens de Marseille. Il est constant que "Nul n'est censé ignorer la bibliographie". Mais les auteurs ont aussi non seulement le droit, mais le devoir de se faire connaître. Un Mémoire sur les engrais... enterrant dans un obscur Recueil des pièces... de très belles observations relevant de ce que l'on appelait alors la Minéralogie, avait quelques chances, avec des titres pareils, de passer inaperçu des spécialistes du monde minéral (le soussigné ne l'a du reste découvert que tout-à-fait par hasard en furetant dans les rayons d'une bibliothèque de province). Pourquoi Bernard n'a-t-il pas proposé au Journal de Physique... (= Observations sur la Physique...) d'en publier un résumé ? Ce périodique à parution mensuelle rapide et diffusion européenne était ouvert à tous. De ces carences partagées, est résulté le fait affligeant que Pons-Joseph Bernard, du statut d'initiateur, qu'il méritait amplement, s'est trouvé relégué au rang de "précurseur" (par définition méconnu).

Ces choses ne sont-elles pas toujours d'actualité ?

Remarque : Le présent texte ( à de menues variantes près) a été distribué aux participants de la Réunion extraordinaire de la Société géologique de France organisée en Basse Provence, du 2 au 7 septembre 1985, notamment pour célébrer le centenaire de la découverte des Nappes de charriage de Provence par Marcel Bertrand. Ce document était offert comme contribution du COFRHIGEO à l'histoire de la Géologie marseillaise et provençale.

COMMENTAIRE DE LA PLANCHE

En haut, reproduction réduite de la carte de BERNARD (voir Travaux du COFRHIGEO, n°45, 9 juin 1982, et Histoire et Nature, n°22-23, 1983(1985), fig.3). -
En bas, esquisse synthétique de la géologie de la Provence, par Jean Aubouin, in Géologie de la France, J DEBELMAS coordin., t.II, p.347 (1974).

Sauf tout-à-fait à l'Est, on note l'indéniable correspondance entre la "Bande calcaire" de Bernard et la Provence calcaire des auteurs modernes, encadrée par la "Bande shiteuse" ( = Provence cristalline + Permien) et le bord de la "Bande marneuse" ( = front de la Provence alpine). La carte de Bernard est un document "naïf" (très précoce, soulignons-le), projection immédiate scrupuleuse sur le papier de ce qui a semblé à l'auteur être le type de terrain et donc de sol dominants, dans l'ignorance d'une science géologique encore à naître. La carte synthétique moderne retrouve cette simplicité comme terme de plus d'un siècle d'analyses de plus en plus fouillées. L'authenticité du regard des hommes de terrain obstinés assure la pérennité de leur oeuvre de naturalistes, bien entendu complétée et dépassée, mais dont l'intérêt demeure intact aux yeux de leurs (vrais) héritiers.

Les grandes unités géographiques et géologiques de la Provence.


1 : Domaine alpin.
2 à 6 : Domaine provençal. 2. Socle primaire. - 3. Permien sédimentaire. - 4. Couverture sédimentaire du cycle provençal, du Trias à l'Éocène. - 5. Principaux bassins oligocènes et miocènes. - 6. Principales nappes alluviales pliocenes. - 7. Principaux affleurements quaternaires.
Toute une partie de la Provence au sens historique est alpine (Haute-Provence) : seule, la Basse-Provence appartient à l'édifice pyrénéo-provençal.
Du point de vue du cycle provençal, on distingue : une Provence cristalline correspondant aux affleurements paléozoïques (massif toulonnais, massif des Maures, massif du Tanneron) ; une dépression permienne, grand axe des communications de la Basse-Provence ; une Provence calcaire correspondant aux terrains secondaires et éocènes.
Un certain nombre de bassins sont superposés aux structures provençales : des bassins oligocènes dont les deux principaux sont ceux de Marseille et de la Basse-Durance (cf. fig. 165B) ; des bassins miocènes qui définissent une zone déprimée allant de la Nerthe à la région de Digne et correspondent à un golfe du sillon molassique périalpin (golfe de Forcalquier) ; des plateaux alluviaux pliocenes correspondant à d'anciens deltas, de la Durance pour le plateau de Valensole, du Var pour le plateau situé à l'Ouest de Nice.
Enfin, le Quaternaire se développe largement dans la région du Bas-Rhône où il surmonte le Pliocène à la faveur de la subsidence générale de cette région ; il en résulte une entité géographique particulière qu'on peut appeler Provence rhodanienne.