TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.2 (1984)

François Ellenberger
Quelques idées anciennes sur la constitution interne du globe terrestre

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 29 février 1984)

Il ne saurait être question dans les quelques pages qui suivent de faire une histoire détaillée des idées qui se sont succédées au cours des siècles sur la constitution du globe terrestre en profondeur, jusqu'à son centre. On se contentera de donner quelques jalons, limités essentiellement aux auteurs français du XVIIIè siècle.

Par nature, il s'agit d'un sujet où la spéculation a presque toute liberté de s'exercer, puisqu'échappant à l'observation directe. Cette liberté va donc nous révéler les fluctuations collectives ou individuelles dans les concepts, préalables à toute contrainte issue des faits - concepts en théorie spontanés, en fait suggérés ou imposés par des déterminations mentales relevant peut-être d'un subconscient collectif d'origine lointaine, et en tout cas reflétant une vision cosmologique ou une autre.

Cependant, la marge de caprice dans l'imagination va subir deux resserrements successifs de caractère impératif : le premier, survenant en France dans les années 1730-1740, correspond au triomphe tardif des idées de Newton comme fruit de l'établissement de la figure de la terre et aux mesures de gravité : la terre devient pleine. Le second, dans les années 1820, découle de la démonstration définitive du flux géothermique : la croûte terrestre enveloppe probablement des masses fondues, en tout cas très chaudes. - Notons que ces deux conversions obligées comporteront des réticences chez certains auteurs, au moins sous forme partielle, quelquefois radicale.

I) Les systèmes de la Terre creuse.

Depuis l'Antiquité jusqu'au début du XIXè siècle, on peut dire que l'opinion dominante, extrapolant les faits avérés (grottes, pertes de rivières, cheminées volcaniques, etc.), considérait comme acquise l'idée que le globe terrestre comportait toutes sortes de cavités particulières, communiquant ou non entre elles et avec la surface, pouvant atteindre de vastes dimensions. Cette dernière supposition est nécessaire quand on a besoin d'une solution plausible pour abaisser progressivement le niveau des mers jusqu'au niveau actuel par engloutissement de l'eau en profondeur. Outre cet usage qui se prolongera très longuement, ces commodes cavités souterraines sont mises à contribution de bien d'autres façons, dont l'énoncé remplirait tout un article. Il s'y engendre des déflagrations génératrices de séismes; des canaux souterrains alimentent les sources des montagnes en eau de mer épurée en route; ils peuvent faire communiquer entre elles des mers ou des golfes, acheminer des poissons que l'on retrouvera fossiles au sein des roches; on peut inventer un ingénieux système de conduits à eau et de conduits à feu (Athanasius Kircher) qui rend également compte des eaux thermales. Les cavités sont indispensables pour permettre l'effondrement de la croûte, lequel d'une part, rend compte de fabuleux désastres (villes englouties, etc.) tenus pour historiques jusqu'en plein XVIIIè siècle, et d'autre part, sur la lancée du grand Sténon, formera pour longtemps l'explication naturelle du basculement des couches (pour ceux du moins qui l'admettent). Même James Hutton en 1795 recourt encore incidemment à l'effondrement régional par rupture d'on ne sait trop quels "piliers" souterrains.

Ce qui va nous intéresser ici, ce sont des systèmes beaucoup plus radicaux ramenant le globe entier à une sphère creuse, avec ou sans noyau plein central. On ne recherchera pas ici l'origine de ce très curieux modèle, dont le succès fut grand au début du XVIIIè siècle dans la communauté intellectuelle. Tout au plus admettra-t-on comme probable l'influence du thème biblique du "Grand Abîme", thème qui a pu déteindre jusque sur les esprits peu soucieux d'apologétique, ou en abandonnant le soin à l'Eglise. (Rappelons en bref que les Protestants tenaient pour un devoir personnel de justifier y compris dans l'histoire naturelle la véracité littérale des textes sacrés ; paradoxalement, les Catholiques (sincères ou de nom) pouvaient renvoyer une fois pour toutes au magistère clérical, souverain en exégèse, et de ce fait, au prix de précautions de langage, développer librement leur système scientifique comme une simple hypothèse à tout moment rétractable et proclamée telle. Certains : Descartes, Buffon, Anton Moro, etc. ont fort habilement ainsi contourné les censures).

On peut aussi se demander si le modèle d'un globe creux disposé en orbes concentriques internes n'est pas un héritage tardif de la cosmologie géocentrique (n'oublions pas que pour Descartes, la Terre se forme au centre d'un tourbillon autonome au départ). On pourrait aussi rappeler les sphères concentriques de l'Enfer de Dante. Chez Burnet ou Whiston, la comparaison explicite avec la structure de l'oeuf renvoie à un très ancien archétype).

1) Les systèmes du globe effondré.

Leur promoteur est notoirement Descartes dans la 4è partie des Principia philosophiae (1644), schéma d'une immense audace intellectuelle et de vaste influence. On sait comment l'auteur construit progressivement la Terre par la différenciation de grands "corps" ou "régions" concentriques, à partir d'un stade quasi-solaire initial. Vers la fin de ce développement, Descartes décrit et dessine en coupe un ensemble comportant sept zones sphériques régulièrement emboîtées de l'extérieur vers l'intérieur :

Or, "tout d'un coup" la voûte formée par la croûte externe s'est rompue, et en une chute impétueuse, ses fragments sont tombés jusqu'à s'appliquer sur la terre intérieure, ou à s'appuyer obliquement les uns sur les autres. Dans le premier cas naissaient les mers, dans le second les continents et les montagnes, comportant de vastes vides résiduels remplis d'eau ou de restes de l'atmosphère intérieure.

Burnet quarante ans plus tard, dans un livre de grande diffusion, se donne pour tâche de développer et corriger le schéma de Descartes en conformité scrupuleuse avec la Bible ; le plus important est de rendre compte du Déluge, et Burnet (outrepassant la lettre de la Genèse) fait de lui une catastrophe planétaire, identifiée à la rupture et la chute de la terre externe, dont de grands fragments sombrent dans les eaux intérieures du Grand Abîme qui par réaction submergent momentanément tout le reste. (2)

2) Le globe véritablement creux.

Excellent naturaliste de terrain, moins bon théoricien, John Woodward simplifie le modèle. (3). Il conçoit une immense sphère interne aqueuse, supposée contenir une quantité considérable de matière ignée ; aussi, de ce "grand abîme", (4) une vapeur ou fluide subtil s'élève continuellement au travers de l'orbe extérieur. Celui-ci est fait de "strata", toutes déposées par ordre de poids spécifique lors du Déluge, lequel avait "dissout" (mis en suspension aqueuse) les terres émergées initiales. Woodward explique mal pourquoi les nouvelles strates, à peine déposées et indurées, sont disloquées, et encore moins comment cet orbe extérieur se maintient sur le grand abîme dont il comprime le liquide.

Whiston, physicien estimé de Newton, entend rester non moins fidèle (5) à la Bible en usant d'une meilleure logique. Pour lui, la Terre est une ancienne comète, et le Déluge s'explique par le passage tout proche d'une autre comète. Son globe comporte trois régions concentriques : un noyau central solide, enveloppé par le grand abime, fluide très dense, enfin l'orbe supérieur. Il a un pressentiment de l'isostasie, et assimile l'orbe externe à un ensemble de "colonnes" inégalements immergées, en fonction de leurs poids spécifiques propres ; les montagnes correspondent aux moins denses d'entre elles. Lors du Déluge, le poids de l'eau provisoirement surajoutée aux "colonnes" par la comète les a enfoncées en profondeur, ce qui fait de plus surgir le fluide intérieur, augmentant la submersion. Au total, le modèle de Whiston, à l'intérieur du système qu'il s'impose, est des plus ingénieux, et c'est le premier à adopter la nouvelle physique newtonienne, en jouant sur l'attraction et la gravité. En ce sens, il est irréprochable.

Trente ans plus tard, en France, l'ingénieur des Ponts et Chaussées Henri Gautier sort son propre système, à bien des égards remarquable, (6) mais publié de façon maladroite et plutôt confidentielle (d'où le fait que cet auteur était resté méconnu). Ajoutons que le modèle se base sur une physique cartésienne alors sur le point d'être abandonnée, et comportait des développements marginaux d'allure naïve (tout comme le Telliamed, dont le manuscrit date de la même décennie). Les contemporains ne pouvaient pas apprécier à leur valeur les idées proprement géologiques de Gautier, et où nous sommes en droit aujourd'hui de voir une anticipation des visions de James Hutton et d'autres "fondateurs". Rappelons en quelques mots que Gautier affirme qu'à terme l'action des eaux courantes suffit à niveler les continents et donne le principe du calcul de la durée du processus, basée sur la charge solide des fleuves ; - que les sédiments ainsi transportés dans les mers s'y différencient en couches nouvelles, peu à peu indurées ; - qu'elles surgissent en rénovant de nouvelles montagnes ; - que les galets des couches de nos montagnes actuelles attestent qu'elles résultaient de la destruction de reliefs antérieurs. Louis Bourguet en bon diluvianiste lutte pied à pied contre cette vision ; par lui, avec ou sans lecture directe, le fluvialisme de Gautier survit, comme antithèse à combattre, dans les écrits très lus de Elie Bertrand puis De Luc.

Pour Gautier, le globe terrestre est comparable à un oeuf vidé de son blanc et son jaune, ou à un ballon qui serait fait d'une mince feuille de papier. Sa croûte ou écorce solide, épaisse de quelques milliers de toises, est maintenue en équilibre entre deux forces : l'une (centripète) due à la pression de l'atmosphère, l'autre (pour nous centrifuge) exercée par le tourbillon du fluide éthéré qui remplit le globe. Gautier suppose que la pesanteur diminue puis s'annule et s'inverse vers le milieu de la croûte. Celle-ci sur ses deux faces comporte des creux, où sont logés d'un côté les mers extérieures, de l'autre des mers intérieures (comme suspendues à l'envers). Les unes et les autres communiquent par des gouffres (notons qu'à l'époque, la croyance est générale à l'existence de gouffres qui engloutissent les navires, tel le Maelstrom).

On peut juger ce modèle fort peu vraisemblable. Gautier l'a en fait emprunté à un obscur Jean du Fenoyl-Thurey en le simplifiant et en l'élaborant selon la logique d'une certaine physique cartésienne du moment. L'important est sa fécondité dans l'explication de divers grands phénomènes géologiques. L'ingénieur Gautier compare l'équilibre de sa croûte à celui de la glace sur l'eau. Cet équilibre est sans cesse perturbé par l'érosion d'une part, l'accumulation sédimentaire d'autre part. Ainsi la croûte peut s'affaisser en un lieu, avec soulèvement compensateur en un autre. Le réajustement peut aussi se faire par rupture brusque, engendrant un séisme. En contradiction totale avec ces vues proto-isostatiques, mais en somme contraint par la leçon des faits, Gautier suppose que les régions montagneuses suffisamment arasées s'effondrent en donnant une mer, et les mers remplies de sédiments se soulèvent en montagnes nouvelles. Cette inversion coïncide avec une rupture générale. Alors, les fragments de croûte rompue peuvent se heurter et s'accumuler ensemble en perdant leurs niveaux, comme les glaçons d'une rivière. On s'explique ainsi le bouleversement des bancs dans les montagnes. Ailleurs, les fragments désunis peuvent flotter en s'éloignant à distance, en ouvrant des détroits et en dispersant les parties de bancs formés par l'apport (la "répandue") d'un même fleuve. Ces crises de bouleversement général correspondent à un déluge.

Toute cette partie de la théorie de Gautier, où l'on peut voir quelque intuition de la tectonique tangentielle moderne, paraît avoir été méconnue et oubliée très vite, puisque basée sur un modèle qui paraissait déjà inacceptable à l'auteur de Telliamed. On notera qu'elle offrait pour la première fois la possibilité de rénover autant de fois que l'on voudra le relief terrestre lentement aplani par l'érosion, plus de soixante ans avant Hutton. Sans doute les temps n'étaient-ils pas mûrs pour que la communauté sente le besoin d'un tel mécanisme d'entretien indéfini de la face de la terre.

Il convient encore de signaler brièvement l'emploi fait par d'autres auteurs de cette période, des possibilités offertes par la Terre creuse. Ainsi, cela permettait d'imaginer des déplacements du centre de gravité du globe, envisagés (pour l'accepter ou pour le rejeter) par François Bernier, Robert Hooke, Burnet, Edmond Halley pour expliquer le déplacement des mers (idée souvent encore proposée par la suite). Halley explique de plus les variations de la déclinaison magnétique par le libre déplacement lent d'un corps magnétique au sein de la terre. On pouvait aussi spéculer de façon plus romanesque sur la présence, au sein du vide intérieur, d'un soleil, ou même de planètes, voire d'êtres humains. Gautier imagine que des navires engloutis voguent tête en bas sur les mers internes.

II) La Terre pleine et ses variantes.

Buffon rédige en 1745 l'article I (De la formation des planètes) de sa Théorie de la terre ; on voit qu'il a suivi de très près les mémorables travaux alors tout récents des équipes françaises sur la mesure de la figure de la Terre, et a pleinement assimilé les théories de la gravité. Sa réfutation de l'idée d'un globe creux et vide dont la croûte n'aurait que deux ou trois lieues (est-ce à Gautier qu'il songe ?) est concluante (notamment, l'attraction des montagnes par rapport à celle totale du globe serait beaucoup plus considérable). La régularité de la rotation terrestre atteste l'homogénéité du globe. Il concède qu'il est licite d'imaginer des couches concentriques de différentes densités, mais n'y voit qu'une supposition toute gratuite. Il considère comme démontré que le globe a pris sa figure de sphéroïde légèrement aplati dès l'origine, dans un état de fluidité ou plutôt de liquéfaction par le feu. Buffon ne croit pas que la densité soit plus élevée en profondeur que dans les deux ou trois lieues extérieures (car alors on verrait la pesanteur augmenter beaucoup plus aux basses altitudes que ce n'est effectivement le cas). Cela justifie à ses yeux son modèle, d'un globe rempli à l'intérieur d'une matière vitrifiée de densité voisine de celle du sable, héritage de l'état de fusion initiale. Seul l'extérieur a été remanié par l'action des causes extérieures : les montagnes et toutes les inégalités de la surface ont été causées par le flux et le reflux, et les autres mouvements des eaux, avant tout marines.

Curieusement, Buffon admet par ailleurs qu'il se produit de grands affaissements et engloutissements, qui ont par exemple produit les "portes" dans les chaînes de montagnes et celles des détroits (Gibraltar, etc.). Il s'agit pour lui d'un phénomène accidentel et secondaire, dû à la présence de "cavernes" produites par les eaux ou les processus volcaniques et séismiques. Il ne lui vient pas à l'idée que ces vides pourraient influer en surface sur les battements du pendule.

Ainsi le globe est devenu plein et solide (aux cavernes près). Dès lors, toute tectonique tangentielle devient impossible. Ce terme est un peu ambitieux appliqué aux visions des tenants de la terre creuse, mais on n'oubliera pas que pour Descartes et Burnet, l'effondrement de l'orbe externe avait très logiquement obligé par manque de place les fragments à tomber de côté, à s'appuyer les uns contre les autres, à former des amas ("heaps"). Chez Gautier, les pièces crustales désunies ont pu être "poussées les unes sur les autres". Certes, ces propos traduisent plus une vision théorique qu'une tentative d'expliquer la réalité du terrain, encore trop peu observée et décrite. Néanmoins tout le monde connaissait la brève mais claire description que Louis Bourguet fait en 1729 des dispositions des couches des montagnes (7) en arcs, zig-zags, etc., ainsi que les dessins de Johann Jakob Scheuchzer figurant les plis alpins du canton d'Uri, publiés par son frère Jean-Jacques et repris par divers auteurs ultérieurs (8). Même en les considérant avec les Scheuchzer comme formés dans la catastrophe du Déluge, de telles contorsions, avec renversement local des couches, impliquaient un minimum de poussée horizontale.

Avec le triomphe du globe plein et solide, tout cela est évacué. Buffon n'en dit pas un mot. N'oublions pas que sauf Descartes, tous les théoriciens de la terre creuse étaient aussi des diluvianistes : et apparemment c'est le tort majeur de Gautier aux yeux de Benoît de Maillet. De façon parallèle, le Feu central va être nié par le plus grand nombre, et les volcans, ramenés à des incendies souterrains superficiels (alimentés soit par des charbons et autres combustibles similaires, soit par des pyrites)» On n'a pas assez remarqué que le globe creux de John Woodward évoquait une énorme chaudière (c'est précisément l'époque où l'on inventait les premières "pompes à feu", telle la machine de Newcommen, 1705). Sa "Subterranean Heat or Fire", au lieu de circuler comme chez Athanasius Kircher dans des conduits distincts, était mêlée à l'eau du Grand abîme, la forçant parfois vers la surface, liquide ou "raréfiée", en exerçant des effets violents. Le Feu, concentré, pouvait engendrer des volcans, ou se diluer (9) dans les sources thermales. Or, durant tout le XVIIIè siècle, on perfectionne puis multiplie les machines à vapeur : et ces progrès technologiques sont d'influence pratiquement nulle sur les concepts géodynamiques (ceci jusqu'à Hutton, 1788) : car désormais l'intérieur du globe solide est froid, ou tout au plus (Buffon) proche de son refroidissement complet. Telle est du moins l'opinion de la majorité : son globe est inerte.

On note bien quelques exceptions, notamment Anton Moro (1740), puis John Needham (1769) avec sa "force expansive" qui soulève la surface comme des "tumeurs" » (10), ou Von Justi (1771) pour qui le feu souterrain (unterirrdisches Feuer) est la cause d'une force souterraine (unterirrdische Gewalt) (11). Le système de De Genssane (1776) est plus remarquable encore (12) ; L'auteur, spécialiste des mines, avait dès 1744 effectué pour Dortous de Mairan (adepte du Feu central) des mesures sur l'augmentation de la température avec la profondeur dans les mines de Giromagny (chiffre satisfaisant : 1°C/33,5m). Pour De Genssane, la Terre est bien une masse solide, mais la "matière du feu" y circule sans cesse, en un double courant, au travers des pores. L'un des courants, ascendant, enlève des substances variées en profondeur et les charrie vers la surface tout en les élaborant ; ces exhalaisons arrivant vers la surface pourront se combiner entre elles et avec les substances du lieu, ainsi qu'avec l'eau, et engendrer les gîtes de minerais métalliques. Elles pourront également transformer les roches, par exemple une argile en schiste, en saturant très lentement la roche initiale par l'apport de leurs molécules, jusqu'à un "point de maturité". Alors elles se porteront sur une autre masse rocheuse supérieure, et par exemple se combineront à un calcaire en le durcissant en un marbre. Les parties les plus volatiles s'échapperont dans l'atmosphère.

De Genssane admet, à côté de ce courant "effluent", un courant "affluant", alimenté par la matière active ou "lumière" issue du soleil. Arrivant au voisinage de la terre, les molécules de la lumière se combinent avec diverses substances de l'atmosphère. Une partie du flux pénètre dans l'intérieur de la terre en prenant la forme de "matière du feu", laquelle va alimenter la "région de feu central". Ajoutons que pour l'auteur, l'effort exercé par les vapeurs ascendantes qui s'accumulent dans les masses superficielles du globe provoque le soulèvement de la surface. Ainsi, le feu intérieur concourt à la formation des montagnes. Mais la croissance de celle-ci est limitée ou annulée par l'action des eaux courantes, dont De Genssane a cru pouvoir chiffrer l'action d'abaissement à 5 à 10 pouces par siècle. Corrélativement à cet abaissement, la mer exhausse peu à peu son lit, qui finit par émerger, pour reformer des montagnes. De Genssane parle d'une "circulation bienveillante, marquée au coin d'une providence suprême", par le fait que "les eaux fluviales & fluviatiles, fertilisent & détruisent, & que les eaux maritimes fertilisent & rétablissent". Il y a là au minimum quelque parallélisme avec certaines idées de Hutton (13) ; L'un et l'autre entendent que la machine (ou presque, l'organisme) terrestre puisse travailler sans limitation de durée, et pour cela il faut la réalimenter continuellement en énergie par le soleil. Ainsi est contourné le pessimisme radical du Buffon des Epoques de la nature (1779), pour qui la Terre s'achemine vers sa mort par le froid, par la perte inexorable de sa chaleur interne initiale.

Ces exceptions étant mises à part, il faut avoir bien présent à l'esprit que la grande majorité des auteurs de la deuxième moitié du XVIIIè siècle était acquise à une géogénie neptunienne, où l'on trouve tout naturel de considérer les enveloppes extérieures du globe, et peut-être le globe lui-même, comme le produit d'une précipitation en milieu aqueux. Ce n'est pas ici le lieu où montrer combien cette vision pouvait paraître confirmée par tout un ensemble d'arguments empiriques et théoriques convergents . Elle avait de plus pour elle (à la différence de l'origine ignée selon Leibniz puis Buffon) d'être aux yeux des croyants (ainsi l'abbé Haüy) la seule théorie conciliable avec la lettre de la Genèse, où au tout début, l'esprit divin plane sur les eaux du tohu-bohu (chaos) ; (chose piquante, le mécréant Lucrèce forme lui aussi la terre au sein d'une boue initiale).

Quelle était donc la nature de tout l'intérieur du globe ? On préfère en général ne pas en parler, ce qui était sage. Jean-André de Luc dans les années 1790-1793 échafaude un système fort élaboré (14), où il voit une confirmation scientifique de l'Ecriture. Pour lui, au début, la Terre est une immense boule faite de "pulvicules" sèches. La pénétration échelonnée en profondeur de fluides aqueux provoque des tassements, moteurs d'une tectonique par effondrement et d'autres actions qu'on ne rapportera pas ici. Ces pulvicules réunies sans cohérence n'étaient qu'un assemblage confus.

Il semble que cette idée s'enracinait dans le passé. De Lassonne en 1774 (15) pour expliquer les sables de Fontainebleau, se demande s'il ne faut pas envisager qu'ils soient sortis tels quels de l'intérieur du globe, et rapporte que pour Jean-Baptiste van Helmont, sous les couches solides de la terre, il n'y a plus qu'une immense masse de sable mouvant, très fin, sans consistance, où tout corps solide s'engloutirait par son propre poids.

A l'inverse, Delamétherie est partisan d'une cristallisation universelle qui s'est bien sûr étendue à l'intérieur du globe, alors plus chaud qu'aujourd'hui. - Il serait trop long de tenter de retrouver et résumer toutes les autres opinions qui ont pu être formulées jusqu'à notre seconde révolution dans les idées. On pourra hasarder que les tenants des Lumières n'ont pas seulement lutté contre le Déluge biblique. L'orthodoxie chrétienne soutenait que la fin du monde serait un embrasement général (variante scripturaire de l'ekpyrosis stoïcien). On conçoit que le Feu central (lieu possible, pour les esprits simples, d'un Enfer) était vu avec suspicion. Les incendies mineurs responsables des volcans dans l'opinion universelle d'alors offraient moins de danger d'embraser le globe, surtout lorsque l'on démontrait que les combustibles nécessaires ne pouvaient résider que dans les couches sédimentaires superficielles. L'ennui est que faire appel aux feux volcaniques, comme Pallas, pour soulever les montagnes établissait une disproportion flagrante entre cause et effet. Aussi Horace-Bénédict de Saussure, voyant de ses yeux dans les Alpes d'évidents "refoulements" de couches, renonce en définitive à les expliquer, faute d'agents plausibles.

III) Le retour à la fluidité souterraine et à la chaleur interne.

Dans les dernières années du XVIIIè siècle, le plutonisme commence à être envisagé par plusieurs auteurs, qui mettent en doute le caractère primordial du granite et sa genèse en milieu aqueux : les deux plus explicites sont Hutton (1788, 1795) et Thomas Beddoes (1791) (16). Mais la date capitale à retenir est 1798. Dolomieu (17), ayant visité l'Auvergne, où il a vu partout des volcans éteints édifiés sur le sol granitique, en minéralogiste avisé, voit que leurs produits diffèrent trop du granite pour en dériver. Ils ne peuvent provenir que d'amas de matières situées en profondeur sous ces granites, et qui leur sont antérieures ; ces substances resteront longtemps conjecturales, et ne prouvent leur existence que par leurs effets, pour la plupart inexplicables. Dolomieu met en doute qu'il se produise en profondeur une vraie inflammation. Bien plutôt, il regarde l'opinion générale,qui admet un noyau solide au globe,somme toute gratuite. Bien plus vraisemblablement, la Terre ne comporte encore qu'une écorce consolidée, reposant sur une matière "de tous temps pâteuse et visqueuse", non encore atteinte par les progrès de la consolidation. Les agents du volcanisme se limitent à des fluides élastiques qui soulèvent cette matière vers la surface : d'où le caractère intarissable de volcans comme l'Etna, l'inutilité de supposer la formation corrélative de vides souterrains, et, pense-t-il, la diminution avec le temps de l'activité volcanique (jadis l'écorce était plus mince). Donc le centre du globe est fluide, mais ce n'est pas une "fluidité vitreuse". Dolomieu, sans exclure l'action du "calorique", croit plutôt qu'un "véhicule quelconque" maintient écartées le gros des "molécules intégrantes" (terme qui est de lui ou de Haüy) ; celles dont "l'affinité d'agrégation a plus d'énergie" peuvent se réunir d'emblée en cristaux (ils sont donc préformés dans les laves).

Une telle conception ruinait le principal argument des partisans (tel Werner) de la formation aqueuse du basalte, à savoir que cette roche, reposant localement sur des lignites intacts, ne pouvait être le fruit d'un incendie volcanique : il n'y avait plus du tout "d'incendies". A terme, Dolomieu allait être l'initiateur d'une véritable révolution dans les idées sur la nature interne du globe et sur l'énorme source d'énergie qu'il recèle. La longue parenthèse d'un globe solide, inerte, à jamais figé, se refermait. Toutefois, cette révolution met du temps à s'imposer. Les deux hommes qui y contribuent le plus, sont Joseph Fourier par ses éminents travaux théoriques sur les lois gouvernant les flux thermiques (surtout son mémoire de 1824) (18) ; et Louis Cordier par ses minutieuses mesures de température de la roche dans les mines (1827) (19). Joseph Fourier démontre par le calcul que la température doit être encore très élevée à l'intérieur du globe, dont le refroidissement est très lent. Cordier, sur la base solide de ses mesures, confirme de façon définitive le fait du gradient géothermique (selon le terme actuel) et donc du flux thermique lui-même. Lui aussi voit le globe comportant une "écorce" d'épaisseur variable d'une région à l'autre, reposant sur une masse interne encore fluide. Dans une page d'un élan inspiré, il prévoit les immenses conséquences de ce modèle :

"...Tout est en mouvement et en travail à l'intérieur, comme tout est en mouvement et en travail à l'extérieur (.....), preuve la plus puissante de l'existence du grand principe d'instabilité universelle (.....) ; principe supérieur aux grandes règles que l'on s'est habitué à regarder comme constituant exclusivement les lois de la nature, (....) qui parait dominer l'univers jusque dans ses moindres parties, qui modifie incessamment toutes choses, qui les altère ou les déplace insensiblement et sans retour, et les entraîne, à travers l'immensité des siècles, à des fins nouvelles que l'intelligence humaine ne saurait assurément pénétrer, mais dont elle pourrait du moins s'enorgueillir d'avoir pressenti la nécessité".

Dans les années qui vont suivre, le plutonisme et le métamorphisme s'imposent à tous. Elie de Beaumont, qui rend hommage à Cordier, démontre de façon décisive le fait de l'orogenèse à répétition (20). Certes, puisqu'il en trouve la cause dans la contraction interne progressive du globe en cours de refroidissement (idée qui prévaudra longtemps), il est de ceux, très nombreux, qui admettent un affaiblissement corrélatif des processus endogènes. Mais ceux-ci vont continuer à agir dans le futur (21).

Désormais, la Terre a un avenir. D'autres chaînes de montagnes surgiront. La rupture est complète avec le XVIIIè siècle, qui admettait très généralement que la formation de la terre était maintenant achevée, et sa structure acquise définitivement.

Le présent article ne peut étudier, même sommairement, la suite de l'histoire des idées sur l'intérieur du globe. Il suffit de dire que tout le XIXè siècle, va être vivifié par toutes les possibilités offertes par le retour à la notion d'un globe intérieurement chaud, peut-être jusqu'à l'incandescence et la fusion. Il sera de plus animé par diverses tentatives de réfutation du modèle de Joseph Fourier et Louis Cordier (22), modèle repris à son compte par exemple par Henry de la Bèche (23).

Ce même siècle nous paraît, à distance, avoir été bien timoré en matière de tectonique tangentielle. Pourtant, le schéma d'une croûte indurée reposant sur une masse de roches en état de fusion partielle ou totale redonnait toute liberté de postuler des déplacements relatifs de grands panneaux de croûte les uns par rapport aux autres. Parmi les auteurs qui jouent volontiers avec les facilités offertes par le bain fluide souterrain, on peut rappeler les noms de Benjamin Herschel Babbage (dès 1834), Sir John Herschel (1837) (24), Henry D. Rogers (1842) (25). Mais les temps n'étaient pas mûrs, et même après la découverte des premières nappes de charriage quarante ans plus tard, la majorité des géologues continuent à se contenter des seuls effets de la contraction différentielle du globe comme moteur des resserrements horizontaux.

O. Fischer en 1878 (26) envisage le modèle d'un noyau solide qu'une couche fluide sépare de la croûte, ce qui autorise une grande mobilité de celle-ci. Il fait appel aux physiciens pour qu'ils en déduisent notamment les déplacements en latitude que causeront les forces agissant sur la croûte. Les chaînes de montagnes n'ont-elles pas leur analogue dans l'écrasement mutuel de deux nappes ("sheets") de glaces flottantes ?

Ainsi avec Fischer, après un siècle et demi d'immenses avances, la spirale ascendante des concepts nous ramène en passant à l'image des glaces mobiles chères à Henri Gautier. Mais pour arriver à nos plaques lithosphériques en dérive, il faudra que l'hélice accomplisse un tour de plus. Les années 1880-1914 voient triompher la "théorie des nappes", qui impliquait un minimum de mobilité crustale. Or, étrangement, l'entre-deux guerres voit se développer dans la majorité des pays et des milieux une véritable obsession fixiste. En ces temps, il était conseillé de se dire anti-nappiste (avec parfois la permission d'invoquer des glissements par gravité). De nos jours, il est au contraire sage d'adhérer à haute voix aux nouveaux dogmes de la Tectonique globale ; mais c'est une autre histoire, extérieure à notre sujet, et que nous abandonnerons aux historiens futurs.

Il nous suffit d'avoir constaté, dans cette brève et incomplète revue des idées anciennes sur la structure interne du globe terrestre, que les grandes révolutions dans les idées n'ont pas uniquement des effets positifs sur la marche de la science. Elles peuvent aussi faire rejeter de bonnes intuitions antérieures, en tant qu'associées à des modèles désormais tenus pour périmés. Ces révolutions peuvent (en dehors de leurs grands et définitifs apports), crisper ensuite une ou plusieurs générations dans un consensus majoritaire où une théorie causale rëductionniste est imposée comme étant l'évidence même. La terre creuse et le Déluge étaient évidents en 1700. La terre pleine et inerte, évidente en 1760. La terre à intérieur semi-fondu et en cours de contraction, évidente pour la plupart en 1860. Et ainsi de suite. Il faut s'y résigner : la Science est l'oeuvre d'hommes, et les sociétés humaines ont des élans, et de longues inerties où le plus grand nombre trouve une sécurité mentale. Les vrais innovateurs y sont mal reçus, lorsqu'ils surviennent à contre-temps, alors que l'ex-révolution est devenue conservatisme. (27)

Notes


La spirale schématique du mouvement des idées
(en bas, hémisphère fixiste, en haut, hémisphère mobiliste)

Descartes initie la vision d'une terre creuse active vite associée à la doctrine diluvianiste. Buffon est influent pour imposer une globe plein inerte, adopté par la doctrine neptuniste. Dolomieu lance la croûte recouvrant un bain plus ou moins fluide, et la doctrine de la contraction s'impose; etc.

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