TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.4 (1986)

Yves DELANGE
Lamarck face à l'opinion des scientifiques : une période critique au XIXème siècle

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 26 février 1986)

Dans le contenu de la thèse de doctorat d'Etat qu'il présentait à Paris I (Sorbonne), le 9 juin 1984, intitulée Paléontologie et Evolution en France de Lamarck à Darwin, sous la direction du Professeur Jacques ROGER, M. Goulven LAURENT explique, commente au cours d'une longue et fructueuse étude, la portée considérable de l'oeuvre du savant français. Non seulement G. LAURENT parvient à nous convaincre du rayonnement de l'oeuvre de LAMARCK entre les limites et au delà de notre hexagone, mais il écrit ce paragraphe que j'extrais du dernier chapitre de sa thèse et qui en constitue le dernier propos (1) :
"La première moitié du XIXème siècle en France (et pourquoi pas aussi dans les autres pays ? mais ce ne fut pas l'objet de notre étude) : une période de débats et de travaux où beaucoup de choses ont évolué dans les esprits et augmenté dans les connaissances, progressivement, et presque sans bruit. Pour conclure : de Lamarck à Darwin, la France a connu un temps de travaux nombreux et approfondis en Sciences Naturelles, de franches discussions sans excommunications, de grande activité scientifique et d'immense liberté d'esprit. Un temps idéal pour les savants, qu'on a laissés travailler en paix à la recherche d'une vérité qu'ils poursuivirent avec d'autant plus d'ardeur et de sérieux qu'il n'y avait personne pour essayer de leur en imposer une au nom de croyances ou d'idéologies, toujours ennemies de la science quand elles prétendent lui imposer leur point de vue."

Par ailleurs parmi les documents fort abondants auxquels j'ai pu avoir recours pour réaliser mon récent ouvrage consacré à J.-B. LAMARCK (2) je puis choisir et mettre en relief le paragraphe suivant, extrait du discours prononcé par Edmond PERRIER le Dimanche 13 Juin 1909, lors de l'inauguration du monument (statue) élevé à LAMARK au Jardin des Plantes de Paris, pour le centenaire de la première parution de la Philosophie zoologique, ce paragraphe faisait suite à un commentaire relatif à l'"indescriptif enthousiasme" qui fut à l'origine du triomphe de l'oeuvre de Darwin :
"l'oeuvre de Lamarck ne s'est pas développée au milieu de ces bruits de bataille, et presque tous ses contemporains l'ont ignorée; si quelques-uns prirent la peine de la lire, ce fut dans un sentiment d'ironique curiosité, et pour la couvrir de sarcasmes, les plus indulgents la considéraient comme un égarement qu'il fallait pardonner à un savant solitaire, à un incorrigible rêveur, en raison de ses grands travaux de détail et du nombre inouï d'espèces, inconnues avant lui, qu'il avait nommées. Cette oeuvre de folie était l'ombre fâcheuse qui venait assombrir l'auréole de celui qu'on croyait flatter en l'appelant le Linné Français, et, jusqu'à l'âge de quatre vingt cinq ans, Lamarck vieillit, découragé, aveugle, abandonné, sauf de quelques amis, comme Geoffroy Saint Hilaire, de sa famille directe, dont nous saluons ici les descendants, et surtout de sa fille Cornélie, touchante consolatrice qui berçait le vieillard désenchanté en évoquant pour lui le rêve d'une postérité admiratrice et reconnaissante (....)".

On ne peut manquer de relever certains éléments nettement contradictoires, entre les propos ci-dessus exposés. Or, d'une part la thèse de G. Laurent résulte de recherches exécutées avec une extrême minutie ; d'autre part, Edmond Perrier, alors directeur du Muséum, membre de l'Académie des Sciences, qui ne s'était pas livré à un travail comparable puisqu'il n'était pas paléontologue, n'était cependant absolument pas homme à s'exprimer à la légère lorsqu'il abordait le domaine de l'histoire des sciences. Bien d'autres écrits et témoignages lui auront du reste donné raison ; Ernest Haeckel dans son grand ouvrage sur l'histoire de la création naturelle, publié en 1868 (4) parle de "l'admirable effort intellectuel de Lamarck (qui) a été de son temps presque absolument méconnu", précisant entre autres que cela tient en outre "à la grandeur du pas de géant, par lequel il enjambait un demi-siècle".

Enfin, s'il s'agit d'évoquer non pas l'isolement intellectuel dans lequel était tenu lamarck par la plupart de ses contemporains mais la misère matérielle à laquelle il devait faire face, j'ai rapporté maintes circonstances relatives à ce sujet et j'ajouterai le témoignage de Charles Martens qui, si j'en crois ma mémoire, dans une autre préface à une édition de la Philosophie zoologique rapporte avoir rencontré au Muséum, Cornélie, la fille de Lamarck, occupant un bien modeste emploi aux herbiers du Muséum, s'occupant de ranger les échantillons de son père défunt. Cela faisait suite au prêt de 1.000 f que la direction du Muséum consentit aux filles de Lamarck pour leur permettre de couvrir les frais d'inhumation, cette somme ayant été ensuite remboursée par l'Institut car elle dépassait en importance les ressources dont elles disposaient. Enfin, faut-il rappeler, la sépulture de Lamarck au cimetière Montparnasse ne fut même pas conservée par les admirateurs de Lamarck, car il en était trop peu pour faire face à une dépense de cet ordre.

D'autres que Goulven LAURENT, sans parler "d'un temps idéal pour les savants qu'on a laissés travailler en paix à la recherche d'une vérité" sont parfois tentés de rejeter une évocation relative à la misère morale et physique de Lamarck, d'en nier le bien-fondé. Ainsi, au cours de maintes conversations que j'ai eues avec des descendants actuels (indirects) de Lamarck, l'un d'entre eux particulièrement attaché au souvenir de son ancêtre, admettant donc bien difficilement cet état de fait, me disait à peu près ceci :"rendez-vous compte, comment Lamarck pouvait-il être dans la misère, alors que l'un de ses fils était pair de France ? vous rendez-vous bien compte de ce que représentait le titre de pair de France ?"

Eh bien, je pense, je suis même convaincu que nous tenons là l'une des clefs essentielles du problème. Ce rejet de Lamarck et de son oeuvre dans un milieu scientifique au XIX° siècle, résulte de causes d'ordre, en premier politique et religieux ; on a, à mon avis, grandement sous-estimé l'importance de ce facteur aujourd'hui et c'est là l'une des raisons pour lesquelles je suis parfois indigné que la reconnaissance de nos contemporains ne se manifeste pas davantage à l'égard de Lamarck. Cet homme dut affronter, surmonter des difficultés absolument considérables, je puis dire sacrifier un aspect de sa vie, jusqu'à sa dignité, pour avoir maintenu en face de ses plus grands et redoutables adversaires, ce qui à ses yeux et qui sera confirmé plus tard, était l'expression de la vérité scientifique, compte tenu de tous les prolongements idéologiques que cela impliquait. Je m'explique. Hormis les célèbres débats des deux grands adversaires, E. Geoffroy Saint Hilaire et Cuvier, le premier défendant le système Lamarckien en ses prolongements à l'Académie de Paris, en particulier au cours des conflits en date des 22 Février et 19 Juillet 1830 - Lamarck étant décédé en 1829 -, hormis donc ces débats et le rôle trop connu de Cuvier en ces circonstances, si ce vaste sujet n'est pas repris (une communication ici-même ne suffirait pas pour les exposer), je rappellerai à notre mémoire les simples noms de Paul Gervais (1816-1829) qui en dépit de son soi-disant souci d'objectivité scientifique souscrit cependant aux thèses cuvieriennes et, ainsi que l'explique Goulven LAURENT, était créationiste, tenté par l'évolutionisme mais se réfugiant comme Joachim Barrande ou Louis Agassiz, dans le recours à l'intervention directe de Dieu, puis ne parvenant en fait qu'à reconnaître l'échec de son combat. Les partisans du catastrophisme ne manquèrent pas de le situer (Cuvier) dans leur camp.

Deux autres grands noms, ceux d'Alcide d'Orbigny (1802-1857) et Adolphe Brongniart (1801-1876), grands noms dis-je bien, mais également adversaires du transformisme au XIXe siècle, catastrophistes émules de Cuvier, considérant eux aussi parmi tant d'autres, que les espèces ont été renouvelées à intervalles réguliers par les interventions répétées du créateur.

Laissons maintenant de côté ce vaste territoire où les adversaires excercent leurs joutes sur le terrain de la paléontologie, pour préciser le contexte politique et religieux dans lequel se trouvait Lamarck pendant la dernière phase de sa vie.

Ami de Thouin qui était député,suppléant du Tiers état puis membre de la Commune, Lamarck ne prit cependant pas une place officielle sur la scène politique. Il fut en tous cas par conviction personnelle, opposé à l'Ancien régime, position qu'il affirme publiquement par écrit en 1794 en dédiant au Peuple français son ouvrage "Recherche sur les causes des principaux faits physiques" (5)

Mais si à la fin du XVIIIè siècle le climat social autorisa le triomphe de l'expression de la pensée chez les encyclopédistes, Lamarck qui était le cadet de ces derniers eut le malheur de présenter la fraction la plus édifiante de son oeuvre alors qu'était engagée la contre-révolution. Le Premier Empire en place, le salut des hommes de science va dépendre, est assuré, la condition de se regrouper autour deux noms : Cuvier et Laplace. Le premier sera promu successivement Président de l'Institut, Professeur au Muséum et au Collège de France, Inspecteur général de l'Instruction publique, Conseiller à vie de l'Université, Conseiller d'état, Chancelier de l'Université, Directeur des cultes non catholiques, puis sous Louis XVIII, il devient Pair de France. Quant à Laplace, voici ce qu'en disait Blainville en 1845, comme le rapportait récemment et si opportunément M. Léon Szyffmann (6) : "Les mathématiques dominaient alors dans l'Académie ; Lamarck vint pour combattre leur influence par ses travaux météorologiques ; mais il trouva de l'opposition, sentant bien qu'il n'y avait pas de science possible sans prévision, et que la prévision naît de l'observation, il crut pouvoir tirer de ses observations des prévisions sur les pluies, les vents, etc..., ce qui peut être et est vrai pour les localités ; mais peut être généralisa-t-il trop. Il était même arrivé à la conviction de l'influence du soleil et de la lune sur la mer. Dès lors il crut pouvoir faire un annuaire. Les mathématiques en avaient fait un, appliqué à l'art nautique ; Lamarck tourna le sien vers l'agriculture et les voyages. Mais l'Académie s'éleva contre cette publication.

Méprisé par M.de Laplace, ses travaux météorologiques furent pour ainsi dire, dénoncés au chef du Gouvernement d'alors (Bonaparte), qui eut la dureté de lui transmettre publiquement cette opinion dans une séance de présentation de l'Institut. Il dut donc cesser ses Annuaires, quoiqu'il fut resté convaincu de la vérité de ses prévisions jusqu'à sa mort ; et nous sommes aujourd'hui dans cette direction (7). On peut bien sûr se demander quelle pouvait être à cet égard l'influence de Laplace sur ses contemporains. On sait par Arago (8) les conséquences du rapport fait à l'Empereur par Laplace lorsque Lamarck lui présenta cet ouvrage qui devait certainement être sa Philosophie zoologique, mais voyons ce qu'écrivait il y a un siècle environ, Léon Sagnet dans la Grande Encyclopédie ou inventaire raisonné des Sciences, des Lettres et des Arts : "Fils d'un pauvre cultivateur, il (Laplace) eut la faiblesse, une fois parvenu aux honneurs, de vouloir cacher cette humble origine. Membre de l'Académie des Sciences et de l'Académie française, toutes les académies et sociétés savantes de l'Europe se l'étaient en outre associé. Malheureusement, il ne sut pas se contenter d'être avec Lagrange, le plus illustre mathématicien de son temps. Egaré par une inquiète ambition, il ne recula, pour se ménager les faveurs du pouvoir, devant aucune adulation et, comme il vécut à une époque tourmentée, il offrit le triste spectacle d'une souplesse et d'une versalité politiques qui touchaient de bien près à la servilité et dont on trouve la trace jusque dans les préfaces de ses ouvrages, modifiées à chaque changement de régime

Ardent républicain pendant la période révolutionnaire - Ministre de l'intérieur après le 18 Brumaire - Sénateur en 1799, Vice-Président et Chancelier en 1803 ; élevé au rang de Comte en 1806, il signa l'acte de déchéance en 1814 et fut ensuite l'un des premiers à exprimer son dévouement à Louis XVIII qui le fait pair de France et Marquis en 1817 !!!

Dans une autre sphère médicale cette fois je citerai F.-J. Gall (9) médecin allemand et phrénologiste, auteur d'une théorie cranioscopique. Dans son ouvrage réalisé en collaboration avec Spurzheim et intitulé Des dispositions de l'âme et de l'esprit (1811), deux années donc après la parution de la Philosophie zoologique, F.-J. Gall écrit entre autres et déjà relevé par Landrieu en 1908 :
"M. de Lamarck pense que les organes intérieurs aussi bien que les externes, sont produits par le besoin et par l'exercice. Mais un besoin ne peut pas plus exister sans une faculté que l'exercice sans un organe. Comme nous ne croyons pas au reste, que cette opinion bizarre puisse trouver beaucoup de partisans, nous allons y répondre en peu de mots" (....)
"L'opinion de M. De Lamarck pourrait tout au plus être adoptée par quelques sectes philosophiques".

Selon l'Encyclopédie française déjà citée plus haut (10), les travaux de F.J.Gall auraient provoqué une explosion de travaux, en particulier chez Cuvier, Neckel, Carus, Treviranus, Flourens. Puisque Flourens est cité, il sied de rapporter cette phrase relevée parmi beaucoup d'autres non moins éreintantes dans son Ontologie Naturelle (1861) : Il serait puéril de s'arrêter à faire sentir le ridicule de ces idées (de Lamarck). Mais on est confondu quand on voit, dans notre siècle, des hommes de génie se laisser aller à des idées aussi absurdes". (11)

Je pense, avec ces quelques exemples, avoir montré que Lamarck et les premiers évolutionistes qui optèrent pour le transformisme, ne travaillèrent pas tellement en paix, que bien au contraire ils durent faire front aux véhémentes attaques de ceux qui voulaient imposer leurs croyances et leurs idéologie. Lamarck dénoncé publiquement comme homme dangereux et subversif par Cuvier en son Athénée,constitue un exemple parmi bien d'autres et suffirait à nous édifier.

Comme l'a démontré la thèse de G. Laurent, dans le domaine scientifique, paléontologique, essentiellement, l'oeuvre de Lamarck s'est imposée et il ne pouvait en être autrement, l'évolution ne pouvant plus être niée sauf par les ignorants ou bien par quelques originaux. Oui, il s'agit d'une période critique au XIXe siècle puisque Darwin repose à l'Abbaye de Westminster tandis que Lamarck n'a plus de sépulture, que son nom ne jouit d'aucune popularité, en France surtout !

A quelle cause est dû cet oubli, cette injustice, à quel phénomène sont-ils dûs ? A cette question je répondrai sans hésiter. Ceux qui tiennent, qui ont tenu les rênes du pouvoir au temps de Lamarck en sont les principaux responsables. Pouvoir politique, pouvoir religieux, à cela s'ajoute la pusillanimité de beaucoup parmi ceux qui croyaient déjà à l'évolutionisme. La rue Lamarck à Paris ne fut ouverte qu'en 1875 et loin du Jardin des Plantes, grâce au geste de quelques amis. Comme me le faisait remarquer notre défunt confrère et ami Franck Bourdier, Lamarck n'avait guère de chance d'avoir une rue portant son nom, à sa mort qui survint pendant l'époque de la Restauration. Il fut bel et bien oublié sinon rejeté par la plus grande partie de notre société.

Et ce qui est le plus déplorable, c'est qu'un tel état d'esprit, de telles erreurs et injustices établies au cours de l'histoire, sont maintenues, se prolongent ensuite pendant des décennies et des siècles, par faiblesse et faute d'études propres à les redresser.

Ce phénomène a une cause essentielle : en tous temps, les hommes aspirent à être comparés et même, s'identifient à ceux qui en leur temps émergeaient aux yeux des membres de la société. Courtisans le plus souvent mais en tous cas, parvenus à un rang élevé,autrefois, ils continuent à exercer bien après eux une véritable fascination. Je me trouve placé en une situation géographique qui m'autorise à l'affirmer : tout un chacun dans son orbe au centre de laquelle j'ai été conduit à exercer, se réclame aujourd'hui de Buffon ou de Cuvier. Aucune occasion n'est perdue de citer, d'évoquer par des portraits, de commémorer ceux qui ne brillaient pas par la modestie mais qui au contraire exerçaient un quelconque pouvoir. Il y a quelques jours encore, lors d'une inauguration, un Ministre socialiste évoquant les noms qui ont fait la grandeur du Muséum, a tu celui de Lamarck, cité Buffon et fait l'éloge de Cuvier (12). Lamarck l'a ainsi écrit : "je me trouve entraîné dans une dissidence que le temps, plus que la raison, peut raisonnablement terminer ; car je n'ai guère maintenant d'autre juge que la partie même dont je combats les préceptes, partie qui a pour elle l'avantage de l'opinion".

Mais l'adversité est tenace, le cas Lamarck reste d'actualité et je me plais à clore en citant ce propos émanant du très regretté Pr. Pierre-P. Grassé, propos qu'il m'adressait quelques jours avant sa mort (13) : "Les scientifiques qui sont restés étrangers aux hommages rendus à leurs maîtres ne se sont pas grandis par leur abstention. La gratitude n'est pas leur fort ; ils ont purement et simplement manqué à leur devoir".

NOTES