TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.X (1996)

François ELLENBERGER
Les leçons toujours actuelles de l'histoire de la géologie (Adresse présidentielle)

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 27 novembre 1996)

Trop de gens ne voient dans l'Histoire des Sciences - et de la Géologie en l'occurrence - qu'une sorte de divertissement érudit et marginal, où l'on trouve quelque plaisir à se gausser des erreurs et sottises crédules de nos devanciers. La Science actuelle, avec ses multiples triomphes, n'a-t-elle pas mieux à faire, dans sa marche assurée, que de perdre son temps à fouiller dans ces décombres d'une science périmée ?

Mais attention ! N'est-ce pas aller un peu vite en besogne ? Notre génération aurait-elle donc reçu le privilège unique de ne jamais commettre aucune erreur dans ses démarches ? Or, c'est précisément ce que croyaient aussi les précédentes. D'une époque à l'autre, le contexte évolue, les savoirs s'enrichissent, mais les conduites humaines, elles, changent peu en profondeur, il est donc licite d'appliquer à la marche elle-même de notre science le principe d'actualisme, dont l'éloge n'est plus à faire. A tort, sa paternité est attribuée à Charles Lyell (l'idée est très antérieure ; peu importe ici) (1). Du moins, c'était un homme de grand talent, et un fort habile tacticien dans la promotion de sa doctrine. Ce n'est donc pas sans raisons qu'en tête de son célèbre ouvrage, les Principles of Geology (1830-1833) (2), il commence par résumer les opinions de ses devanciers, proches et lointains, afin de mettre en lumière les causes qui, selon lui, ont retardé les progrès de la Géologie. Alors qu'il se pose en novateur et grand réformateur, c'est d'abord vers l'histoire qu'il se tourne, pour mieux faire la leçon à ses contemporains, comme pour leur signifier : "Voilà les fautes à ne plus commettre !". A mon tour de me faire moraliste. Recherchons ensemble les principales fautes de méthode commises de bonne foi par nos prédécesseurs. Et l'historien lui-même doit être modeste dans sa croisade moralisante, car d'autres pièges le guettent dans sa propre activité, comme le regretté Rejer Hooykaas nous l'exposa brillamment en 1980 (3). Vous le voyez, je tends d'avance mon dos aux verges de vos justes critiques ! Lançons-nous quand même allègrement dans la chasse à l'erreur, le gibier abonde, mais gare à l'effet boomerang : l'Histoire nous tend un miroir sans tain ; nous ironisons sur les piteux personnages vus à travers, sans nous rendre compte que c'est aussi notre propre image qui s'y reflète. Il s'agit donc ici d'une confession collective des péchés. Commençons par les plus véniels, un peu marginaux.

Insuffisamment dénoncé, le flou dans le vocabulaire est source d'insidieux malentendus, y compris pour les historiens. Ainsi le terme célèbre de "révolution de la surface du globe" (4). Pour Cuvier, on le sait, ce sont des catastrophes exterminatrices par submersion : mais Lamarck applique exactement le même vocable à des mutations douces et lentes. - Fort souvent, le mal résulte de l'emprunt au vocabulaire courant d'un mot auquel un groupe confère un sens nouveau spécifique (5). Tel le terme d'ouverture. Le langage plaquiste l'emploie dans un sens très spécial, plutôt fluctuant, qui n'est pas celui des géographes et autres vulgum pecus. En pareil cas, l'introduction de néologismes ne s'impose-t-elle pas ?

Autre mal déjà nettement plus sérieux : les conflits entre terrain et laboratoire, et la primauté accordée à ce dernier ; mal récemment hypertrophié, mais non sans manifestations précoces. La querelle sur le basalte à l'époque de Werner en est un exemple connu (6). Lui et son école proclamaient dogmatiquement son origine sédimentaire, affermis par des arguments pour eux irréfutables de fusion, etc. Ils ignoraient royalement le témoignage des naturalistes qui avaient sous les yeux, en Auvergne, des coulées de basalte visiblement issues de volcans éteints avérés. De nos jours, la Géochimie est reine, ses oracles rarement discutés - même dans les cas où son verdict est totalement contredit par le terrain (exemples vécus !) (7). En cette matière comme dans tout le reste, le quantitatif prime, il est seul pris en compte.

Or, un autre facteur entre ici en jeu : c'est l'actualisme abusif - affaire très sérieuse. Cela revient à projeter inconditionnellement tout l'état de choses actuel sur tout le passé. Déjà Lyell succomba à ce vertige, se condamnant à évacuer l'orogenèse de son système. Comme Hooykaas l'a montré (8), le principe d'uniformité n'est qu'un postulat, indémontrable en soi. Sa vérification cas par cas est purement empirique. Notamment, rien ne prouve d'avance que le géodynamisme actuel ait régné de tout temps ; aux faits, aux archives de la Terre, de le vérifier ; sinon, suspendons notre jugement. Echafaudons tous les modèles que nous voudrons : ce ne seront que des cabanes, ou des cathédrales de papier, éminemment biodégradables.

Tournons-nous vers des maladies encore plus graves, endémiques, récurrentes, universelles. La Géologie, je le répète, est une science d'archives, elle présuppose un vaste inventaire des faits déjà décrits, dans leur immense majorité, par d'autres que soi. Or, l'historien découvre chez un grand nombre d'auteurs de tous les temps une consternante ignorance de la bibliographie ; j'y vois une cause majeure de retards et de stagnation. Les exemples sont innombrables (9). Ici, nous sommes tous fautifs ! Déchargeons-nous de notre culpabilité sur les autres. A notre joie mauvaise, nous surprenons en flagrant délit Charles Lyell, le donneur de leçons : son fameux inventaire historique est inexact et incomplet. En France, nous voyons Cuvier et Constant Prévost, dans les années 1820, engagés dans une bataille stérile sur la question du retour de la mer sur les continents : comment peuvent-ils ignorer qu'un mémoire de Lavoisier avait paru en 1792, posant admirablement les bases des idées modernes sur les transgressions et régressions ? En ce temps béni de rapides et enthousiastes développements de notre science, les auteurs tournaient le dos au passé, pour eux définitivement périmé et dépassé. Du moins, alors, on se lisait beaucoup les uns les autres à travers toute l'Europe : circonstance atténuante que je n'accorderai certes pas à notre génération. Et la chose est très grave, car le savoir acquis se perd, la connaissance n'est plus cumulative, l'ignorance triomphe.

Corollaire ou non de cette impardonnable paresse à lire, on découvre dans l'histoire de notre science de singuliers cas de retard dans l'exploitation de novations techniques majeures. Dans les années 1815-1830, des pionniers mettent au point la taille des lames minces de roches, ainsi que le microscope polarisant. Pourquoi a-t-on attendu 1850 pour que Sorby redécouvre cette irremplaçable méthode d'étude ? (10). - Et pourquoi, en notre siècle, a-t-on tellement tardé à utiliser sur une grande échelle les datations radiométriques, dont Arthur Holmes avait, dès 1913, démontré l'immense intérêt ? Pour la communauté, quelle autopunition !

Mais poursuivons notre chasse endiablée. Voici maintenant un très gros gibier, une affaire qui pose des problèmes de fond, touchant à la nature même de notre discipline ; c'est celle de la démarche déductive ou inductive, descendante ou ascendante de notre stratégie scientifique. Le noble effort de l'homme pour comprendre le monde engendre volontiers une grande ambition : celle de découvrir le principe de base d'où tout le reste découlera logiquement, nécessairement. Sur cette pierre angulaire, nous édifierons un système cohérent, bien articulé, une grandiose théorie globale, ayant réponse à tout. Le succès en a été souvent remarquable dans la science moderne (Newton !).

Mais une longue fréquentation des textes démontre abondamment que ces genres de théories déductives (fort souvent également "unicausales") ont été un échec dans notre discipline. Ainsi en fut-il du grand et beau système neptunien de l'école de Werner, d'une logique impeccable, où toute la formation des couches de la Terre se ramenait à la simple précipitation au sein d'un océan primordial. - De même pour les visions mathématico-tectoniques d'Elie de Beaumont, avec son fameux "réseau pentagonal". - Et l'exemple prototype de cette démarche fallacieuse fut donné dès 1644 par Descartes, reconstruisant dans son imagination tout le scénario de la formation du globe terrestre : génial, certes ; hélas ! faux d'un bout à l'autre ! Une telle façon de raisonner "de haut en bas", accompagne volontiers le succès d'une théorie globale, d'abord issue des faits et féconde, puis ossifiée en système totalitaire, ayant d'avance réponse à tout. L'homme de science se fait théologien intégriste, vivant sous la loi du Credo, au point d'exiger que les humbles données de la nature s'y conforment, sous peine d'être systématiquement ignorées. Et j'avoue ici en passant ma consternation devant des ouvrages didactiques scolaires, ou devant des guides destinés à l'initiation du public. Par exemple, toute la vision de paysages géologiques alpins y est d'emblée et d'avance replacée dans le cadre dogmatique de la Théorie sacrée des plaques, assénée en guise d'introduction ("Collision Afrique-Europe", etc.). En pleine magnificence de la libre Nature alpine, le catéchisme est premier, le réel subordonné au virtuel. Ce genre-là de pédagogie serve me révulse ; c'est la négation de tout ce que je me suis efforcé de faire durant ma vie : former des observateurs perspicaces et des esprits libres. Il eût fallu faire exactement l'inverse et dire :

A ce mauvais cartésianisme "impérialiste" s'oppose la démarche inductive de Francis Bacon. Elle n'a cessé d'être prônée et mise en oeuvre par les pionniers de la Géologie. Entre autres, Nicolas Desmarest en 1757, dans l'Encyclopédie, en a fait un exposé magistral, qui garde toute sa valeur (11). Remonter de l'ensemble des faits, de tous sans exception, bien étudiés, bien classés, vers les généralités ascendantes et les lois, est tout un art, exigeant, fait d'intuition, de hardiesse, de prudence, et surtout d'humilité lucide. Mais ainsi l'on évite de s'immerger dans l'erreur, en toute logique. L'Histoire de la Géologie nous promène dans une vaste nécropole de théories défuntes, de modèles vains, qui furent chéris de leurs auteurs (les "idoles" de Bacon), chacun de nous doit résister à l'orgueil luciférien de refaire à sa façon le monde. Opérer autrement, c'est en fin de compte méconnaître la nature même de la Géologie : oublie-t-on son objet premier, sa spécificité irremplaçable dans tout le vaste cortège des activités de l'esprit humain ? La Géologie est la science qui, au-delà de la recherche des mécanismes dynamiques, au-delà des applications pratiques, des technologies élaborées mises en oeuvre, a pour but final, essentiel, de nous faire connaître l'histoire de la surface de la terre, en ressuscitant à nos yeux les visages successifs de ses paysages minéraux et biologiques. Cette contemplation, récompense suprême, sera celle d'une multiplicité infinie, et pourtant une, et harmonieuse. Pour nous aussi, à qui est offert l'abîme du Temps, c'est "l'heure de s'émerveiller" (pour reprendre les mots de l'astrophysicien Hubert Reeves). Combien je plains ceux qui ne l'ont jamais connue ! Aucun modèle réducteur ne peut s'y substituer, aucun système abstrait, si ingénieusement construit soit-il.

A l'amont de tout ce qui précède, sur un plan encore plus général, je discerne ce piège trop méconnu : le consensus. Du moins les consensus aveugles. Je me méfie toujours de l'adhésion spontanée, massive, inconditionnelle des communautés humaines à telles ou telles certitudes évidentes, reçues de tous une fois pour toutes, paradigme pris pour socle nécessaire et assuré de tout le reste : "vérité" de départ jamais vérifiée, jamais mise en doute. (Bien entendu, je ne parle pas ici des consensus sur des acquis mûrement éprouvés au creuset du débat scientifique contradictoire, verdict final d'un procès impartial et sans pitié (nous sommes tous d'accord, je pense, que la Terre est ronde, et qu'elle se meut). Méfiez-vous des consensus ! Au dix-septième siècle, tout le monde s'accordait sur le rôle du Déluge, maximalisé bien au-delà de la lettre biblique, et une large majorité croyait encore à la génération spontanée des fossiles dans le sol. - Jusque vers les années 1770, tout le monde ou presque croyait à la brièveté des temps géologiques et à la fixité du monde vivant. -Au dix-neuvième siècle, qui donc aurait pu mettre en doute le dogme du refroidissement et de la contraction corrélative du globe ? - Vérité, de l'avis de tous, scientifiquement démontrée ; Lord Kelvin (ce n'était pas le premier venu) en fut un défenseur sûr de soi et acharné. - Et aujourd'hui ? - Le consensus, qu'il soit général et de longue survie, ou mode passagère, tyrannique comme toutes les modes, est un cocon sécurisant, où aime à se blottir notre frilosité, notre peur de la liberté : la nôtre et, par ricochet, celle d'autrui.

(chantait l'ami Brassens). Car, dans toute société ou collectivité, le consensus tend à rendre intolérant (12).

Associée ou non au consensus béat, voici maintenant une maladie pernicieuse, universelle, de la raison, incrustée au profond de tout humain : c'est de désigner d'emblée la cause de n'importe quoi, de n'importe quel phénomène ; c'est inné, c'est spontané, chez le plus frustre des Primitifs, tout comme chez l'homme de raison et de science. Cette tendance irrésistible peut nous faire sourire, lorsque sa grosse naïveté est plaisante à nos yeux instruits. Mais les ravages de ce vice invétéré de l'esprit peuvent être terribles : combien de centaines de milliers d'innocents ont péri, dans la brousse africaine, tout comme dans nos pays "civilisés", pour le malheur d'avoir été désignés comme "cause" de tel ou tel fléau, ou d'un simple drame personnel ! Aussi, je répétais à mes étudiants : "Dites-vous bien que tout le monde a toujours tout su sur tout ! Mais la Science a commencé avec celui qui le premier a dit, en pleine responsabilité : Je ne sais pas !".

Par contraste, la recherche rationnelle obstinée des vraies causes est l'un des plus nobles buts que l'humanité puisse se fixer, comme Virgile le disait voici vingt siècles (Géorgiques, II, 489) : "Felix qui potuit rerum cognoscere causas !", vers que l'on peut traduire : "Bienheureux l'homme qui a pu parvenir à la connaissance des raisons profondes des choses" (en l'occurrence, les éclipses, tremblements de terre, marées et autres énigmes du monde physique) ; cet heureux mortel se rira de la peur du Destin et de l'Achéron (Virgile parle en disciple de la foi épicurienne). J'aime à souligner ce pluriel de causas, "les causes". L'ignorant naïf comme l'ignorant "savant" n'ont, le plus souvent qu'une seule cause à l'esprit ; envisager plusieurs hypothèses, ce serait renoncer à la certitude, ce serait s'engager dans le champ périlleux du doute critique.

Une seule cause, bien carrée, bien affirmée, voilà ce qu'il faut à la plupart (13). Voyez comme le crédule Malade Imaginaire de Molière se trouve enfin pleinement sécurisé lorsque l'habile Toinette lui désigne la cause de tous ses maux : "Le poumon ! ... Le poumon, le poumon, vous dis-je !". (Acte III, scène XIV). Une voix insolente persifle à mon oreille une litanie de maîtres-mots, psalmodiés en choeur à travers les âges, jusqu'à l'obnubilation collective : vocables sacrés, noms magiques, qui riment avec le plaisant "Poumon" : "Génération (spontanée) ! ... Submersion (diluvienne) ! ... Révolutions (du globe) ! ... Contraction ! ... Sélection ! ... Subduction, Subduction, vous dis-je ! ... Autopersuasion ..., Ronron".

Le doux poète Virgile n'était pas seul en son temps à admettre une pluralité de causes à découvrir : marque distinctive claire de l'esprit scientifique véritable. L'Antiquité classique ne séparait pas Sagesse et Science. J'aime relire les Questions naturelles de Sénèque. Avec une grande probité intellectuelle, il n'hésite pas à exposer simultanément plusieurs hypothèses concurrentes, à confronter et mettre à l'épreuve (ainsi sur les séismes) (14). Lucrèce écrivait déjà : "Il est des choses auxquelles assigner une seule cause n'est pas assez : mais plusieurs, dont une seule pourtant doit être la bonne" (VI, 703=704). Mais tout allait être balayé par la lame de fond des nouvelles superstitions. Quoi de plus fragile que l'esprit scientifique ? Il est sans cesse menacé, même de l'intérieur. Strabon, Lucrèce, Sénèque savaient hésiter lucidement, savaient avouer leur ignorance : mais c'est la compilation fourre-tout de Pline qui fut le séculaire "best-seller", qui eut un succès durable, léguant au Moyen Age son ramassis de certitudes péremptoires, fallacieuses. Notre science moderne, dans ses vertigineux développements, est-elle guérie de cette hantise de désigner la Cause à tout prix ? Hélas non ! Je me contenterai d'un exemple un peu ancien. Vous avez bien évidemment tous lu dans mon second bouquin ce que je dis sur l'Axe de la Terre et tous les effets physiques variés qu'on a voulu attribuer à son basculement allégué (à commencer par les changements passés du climat) : intelligentes démarches logiques, qui auraient été à coup sûr fécondes, si seulement le postulat du basculement avait été fondé. Les astronomes tranchèrent par la négative, reléguant au grenier toutes les ingénieuses hypothèses annexes sur la cause du basculement lui-même.

A la source de nombre de ces errements séculaires, on trouve souvent une confusion entre concomitance et relation causale. Mettons que nous sommes en avril ; le ciel nocturne se dégage, la pleine lune trône là-haut, ironique ; au matin, le jardinier enrage : ses jeunes légumes sont gelés, roussis : c'est évidemment la Lune ! De même en Science : je vous laisse le choix des exemples, anciens ou récents (15). Laissons de côté cette pauvre Lune et revenons sur terre. Tout n'y est pas gai. J'ai commencé cet exposé en me drapant dans la bannière de l'actualisme historiographique : or parfois celui-ci est en échec. Notre génération diffère de toutes les précédentes par un fait sociologique sans équivalent passé. Elle connaît un accroissement démesuré à la fois de ses effectifs et de ses technologies. Il en est résulté un émiettement et une spécialisation outrancières, par nature préjudiciables aux visions d'ensemble. Notre Géologie tant aimée, science de synthèse, y survivra-t-elle ? Le coût excessif des moyens matériels mis en oeuvre provoque une âpre compétition à court terme pour l'obtention des crédits, et un strict encadrement de la recherche. Les chercheurs-nés y étouffent, les âmes fières ont envie de s'écrier, avec Constant Prévost présentant la toute jeune Société géologique de France au roi Louis-Philippe : "Sire, pour être prospères, les sciences ont besoin de liberté !".

Face à cette aberration, je ferai miens ces mots récents de Pierre Laszlo (un chimiste) qui dénonce :

D'illustres devanciers furent éminemment pluridisciplinaires : tels Louis Agassiz, pionnier majeur à la fois dans l'étude des Poissons fossiles et dans la mise en évidence de "l'Age glaciaire". Et que dire de Darwin ? Tout près de nous, comment ne pas évoquer un Jean Goguel, un Bernard Gèze ?

Oui, travaillons d'arrache-pied à nos tâches du moment, mais soyons incorrigiblement curieux de voir au-delà, avides de goûter un peu à d'autres coupes, possédés de la passion de connaître ! Soyons de plus persuadés que d'aller rendre visite à nos devanciers, par la grâce des lectures, nous donnera des bonheurs inattendus. Conscients de la valeur éphémère de nos propres écrits, cette communion à travers les âges sera consolatrice : la véritable beauté, impérissable, des nobles architectures est que, dans leur savante maçonnerie, oeuvre d'amour élevée pierre à pierre, c'est l'âme même des hommes qui nous parle, au-delà des mots, au-delà de tout langage. Soyons comme eux des conquérants hardis de terres nouvelles, pour rien, pour répondre à un appel venu des profondeurs. Peu d'hommes, sans doute, de tous temps, acceptent de contempler face à face la béance de l'Inconnu, avec sérénité et même exaltation muette, caressés par le souffle ténu d'une promesse, d'une attente. Pour ceux-là, trouver, vraiment, enfin, don rare accordé au terme d'un long cheminement, sera une illumination, une joie incomparable ("imméritée", écrivait Pierre Termier). En ce sens-là, la science la plus haute devient soeur de la mystique la plus haute, celle qui transcende toutes les religions et croyances formulées (16).

Notes
1) Le principe d'uniformité est déjà affirmé avec une netteté remarquable dans un texte de Polybe (vers 140 av. J. C.), en fait repris de Straton de Lampsaque (début du lllè siècle) ; - voir mon Histoire de la Géologie, t. I, p. 19-23. Chez les Modernes, dès le dix-septième siècle, Varenius raisonne en actualiste affirmé dans sa très influente Géographie physique (1650), de même que Hooke (1668) ; et que dire de la grande école fluvialiste française des années 1775-1790 ! (voir mon tome II, passim).

2) Ch. Lyell, Principles of Geology. Being an attempt to explain the former changes of the earth's surface, by reference to causes now on operation, London, 3 vol., 1830-1833 - réimpression fac-similé University of Chicago Press, 1990.

3) R. Hooykaas, Pitfalls in the historiography of geological sciences, Histoire et Nature, n° 19-20, 1981-1982, p. 21-34.

4) Voir F. Ellenberger, Histoire de la Géologie, t. Il, p. 63-65 ; Etude du terme Révolution, Documents pour l'histoire du vocabulaire scientifique, Institut national de la langue française, Paris, n° 9, 1989, p. 69-90.

5) Voir R. Rappaport, Borrowed words : Problems of vocabulary in Eighteenth-Century geology, The British Journal for the History of Science, vol. 15, 1982, p. 27-44.

6) C'est la fameuse querelle du basalte, déjà bien étudiée. Dans mon Histoire de la Géologie, t. II, p. 265-286, j'en donne un court résumé (ajouter aux références bibliographiques indiquées, l'étude récente de E. Den Tex, Clinchers of the basalt controversy, Earth Sciences History, vol. 15, 1996, p. 37-48). Un autre cas intéressant, moins connu, de l'utilisation fallacieuse du quantitatif remonte à Woodward, à la fin du dix-septième siècle. Sa grandiose théorie, on le sait, admet la formation quasi-simultanée de toutes les couches terrestres par la décantation, par ordre de gravité, des eaux du Déluge. Les coquilles fossiles préexistaient à la mise en suspension générale des matières au début du grand événement et ont survécu à cette "dissolution". De bonne foi, il croit avoir démontré ces vues par la mise en oeuvre de mesures minutieuses de densité : elles attestent que, dans la pile des strates superposées, le poids spécifique des fossiles décroît de bas en haut parallèlement à celui des roches encaissantes (An Essay toward a Natural History of the Earth..., 1695 (réimpr. fac-similé Arno Press, New York, 1978), p. 30 ; cf. le tome II de mon Histoire de la Géologie, p. 122-123).
Bien entendu, d'autres interventions précoces du quantitatif ont été bénéfiques : ainsi les essais d'estimation de l'âge de la Terre par Halley, Henri Gautier et Buffon (usant de méthodes fort différentes).

7) Ainsi, lors d'une soutenance de thèse, une série métamorphique de la Montagne Noire fut autoritairement décrétée "grauwacke" par l'un des membres du jury, expert géochimiste, au vu des analyses. Or, l'ensemble du contexte, notamment les reliques sédimentologiques (dont des dolomies interstratifiées) en faisait bien évidemment un ancien dépôt de bassin épicontinental tranquille faiblement subsident. (Désolé pour le topochimisrne, postulat de la paresse !).

8) Dès avant Lyell, Hutton (cet homme à d'autres égards génial) ne s'était-il pas lourdement fourvoyé, en toute naïveté, en exaltant l'oeuvre toute-puissante universelle des eaux courantes dans le façonnement et l'ablation des reliefs ? Car, dans son Ecosse, les paysages qu'il avait partout sous les yeux ont toutes les caractéristiques d'un modelé glaciaire, proprement inexplicable dans sa belle théorie. Elle était fondée beaucoup moins sur l'observation, que sur la projection pure et simple des causes actuelles sur Se passé.

9) Voir les quelques exemples que je relève dans les tomes l et 11 de mon Histoire de la Géologie, hasard dans l'immense accumulation de ces méconnaissances : c'est bien plutôt la connaissance correcte et complète de la bibliographie qui est l'exception rare. Et le mal est de tous les temps : Strabon, le célèbre géographe contemporain d'Auguste, ne connaît que bien imparfaitement les idées de Straton, à travers Eratosthène ; apparemment il n'a pas lu Polybe ! Hutton tout comme Cuvier dans son Discours, quand ils se mêlent d'évoquer les grands systèmes théoriques antérieurs, étalent au grand jour l'indigence de leurs lectures.
En contrepartie, d'autres auteurs ont été très scrupuleux en matière de bibliographie : tels Guettard et Desmarest. (Oserais-je dire que lors de mes tout-débuts dans la recherche, en 1936-1937, j'ai été formé à l'idée qu'en abordant un sujet, il fallait lire absolument tout ce qui avait déjà été publié ?).

10) Voir le tome II de mon Histoire de la Géologie, p. 226, où je fournis des références sur ce sujet particulier.

11) Encyclopédie, t. 7, 1757, p. 613-626 ; repris dans Encyclopédie méthodique, Géographie physique, t. I (2è partie), 1798 (?), p. 793-803.
Voir aussi, entre autres, ce qu'écrit brièvement Playfair, dans ses Illustrations of the Huttonian Theory of the Earth, 1802 (rééd. Dover, New York, 1956), p. 525-528.

12) La mode est un étrange phénomène de consensus passager, survenant à l'improviste par épisodes. Lui obéir est un impératif qui n'est pas, en général, ressenti consciemment comme une sujétion imposée, mais bien plutôt dans une persuasion de libre choix personnel. Quels que puissent être parfois ses excès absurdes, on ne la discute pas, on ne se pose aucune question à son sujet. En somme, il s'agit d'une possession collective épidémique annihilant le libre arbitre de l'intellect. Heureux esclaves, ignorants leurs liens ! Leur devise est : "Je ne pense pas, donc je suis".
Plaisante si l'on veut dans te domaine vestimentaire, la mode sévit trop souvent dans les sciences, y exerçant de sérieux dommages. Elle éteint l'esprit critique, elle se justifie par elle-même, elle refuse tout argument qui la mettrait en question.
En ce qui me concerne, j'ai jadis dû lutter pied à pied contre mes collègues français (ainsi que hollandais), inféodés jusqu'aux moelles à la mode de la mise en place générale des nappes de charriage par décollement et écoulement par gravité. La mode rend sourd et aveugle à tout ce qui n'est pas elle. Dès avant 1900, le fait des charriages cisaillants en pente ascendante avait été définitivement établi en Ecosse par les études rigoureuses de Peacti et Home : "Connais pas !". Les riches relevés en mine, non moins irréfutables, accumulés dans les archives du bassin houiller franco-belge : "Connais pas !".
Que dire aussi des modes successives en matière de pétrogenèse granitique ! Etc., ad libitum, ad aeternum.

13) Même Aristote, ce géant de la pensée, n'y échappe pas. A propos d'une éruption volcanique survenue dans les îles Lipari, il déclare : "La cause du feu qui se forme ne peut être que celle-ci : l'air est d'abord broyé en petites particules, et alors le feu prend par le choc" (Météorologiques, 11, 8, 367a).
Plus de deux mille ans plus tard, la cause de l'extinction des infortunés Dinosaures, n'est-ce pas ? c'est le Bolide (ou bien c'est le volcanisme du Deccan, selon votre religion propre, que je respecte infiniment). Inclinons-nous : Aristote a dit !

14) Voir mon Histoire de la Géologie, t. I, p. 42-44 et 47-50.
Eugène Wegmann a très bien analysé la fécondité des explications "bicausales" (voire pluricausales) par rapport aux théories unicausales, en prenant pour exemple le problème du retrait apparent de la mer en Scandinavie. Lire son article : Evolution des idées sur le déplacement des rivages. Origine en Fennoscandie, Mémoires de la Société vaudoise des Sciences naturelles, vol. 14, 1967 (notamment p. 132, 177, 179-180).

15) C'est toute la difficulté de la démarche inductive : Y a-t-il une relation causale entre les phénomènes observés ensemble ? Si oui, dans quel sens ? Dans la négative, leur coexistence est-elle le fruit du hasard, ou procède-t-elle d'une cause commune ?
Songeons par exemple au problème de la limite Crétacé - Tertiaire dans sa vraie, énorme complexité : comment trouver la nature de l'accolade qui embrasse tout cela à la fois ? Va, si on y tient, pour le bolide tueur ! Mais, étant hélas ! de nature incorrigiblement sceptique, je ne puis arriver à croire, par exemple, que cet intrus cosmique soit aussi la cause des régressions marines complexes marquant justement cette période.
Dans les années 1790, De Luc avait été très frappé par la brutale modification simultanée des faunes fossiles et de la lithologie lorsqu'on passe de la craie aux sables et argiles tertiaires sus-jacents. Il l'expliquait par on ne sait trop quelles émanations venues de l'intérieur du globe. (A adjoindre, SVP, à la riche collection des hypothèses déjà émises sur l'horrible drame frappant le zoo dinosaurien).

16) Lire les réflexions profondes d'EIdridge M. Moore sur la crise et l'avenir de la science de la Terre dans sa récente Adresse présidentielle à la Geological Society of America, parue dans GSA Today, vol. 7, n° 1, janvier 1997, p. 7-11.
Certaines de ses vues me sont allées droit au coeur. Ainsi, quand il évoque l'intime relation traditionnelle entre l'Homme et la Terre, affirmée par beaucoup de civilisations indigènes (Navajo, Créé, mythes grecs archaïques, etc.) : elle implique l'existence d'un appel profond universel chez les humains pour une connexion rétablie avec la Terre. L'auteur a lui-même pu constater la réalité de cette "faim de géologie" en conduisant sur le terrain - pour lui véritable second métier largement bénévole - des groupes de profanes avides. Mais la science, à force de se spécialiser de façon réductrice et hiérarchisée, s'est totalement fragmentée en îlots de conformisme, séparés par des océans interdisciplinaires d'ignorance.
Eldridge Moore se penche sur la démarche profonde de la Géologie. Bien sûr, elle est basée sur des processus rationnels, déduction et induction ; mais ces derniers sont eux-mêmes sous la dépendance d'une créativité, d'une intuition d'essence non logique ni rationnelle. En cela la vision du scientifique rejoint celle de l'artiste. Elle pourrait même être assimilée (avec Mather) à une révélation religieuse.