TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XIX (2000)
Jean FABRE
Théodore Monod, géologue saharien

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 6 décembre 2000)

Autrefois bel homme (175 cm), ce petit vieux, courbé sur sa canne blanche, le sourire malicieux, était un fidèle de nos réunions. Il ne m’a jamais dit pourquoi.

Personnage inclassable, il défendait le point de vue naturaliste, en biologie comme en géologie. Il allait donc à contre-courant de la tendance actuelle et de ses modèles fondés sur un capital fini de données.

Par contre, il a été rendu populaire par les média et reconnu au Sahara comme un grand nomade, auteur d’exploits que j’ai entendu évoquer dans le Mreyyé, autour d’un feu de crottes de chameau. Il l’est aussi chez les lettrés comme un des leurs, le « grand fleuve tranquille » de Hammadou Hampaté Bâ. Dans une république islamique, on a donné son nom au lycée de la capitale !

De son père, pasteur, il avait hérité la passion pour un idéal ; des convictions donc des causes à soutenir. Sa mère, Dorina, disait : Théodore est « carcinologue et apôtre ». Passionné mais aussi distant. Autre et obstiné.

Toute sa vie a été animée, disait-il, par « une curiosité dévorante » des choses de la nature : plantes, animaux, paysages, cailloux. Je pense qu’il sentait, impérieux en lui, le devoir de découvrir, de faire connaître le désert, ses formes et ceux qui y vivent. Et d’être le porte-parole puissant de causes justes (paix, respect de la création) sans oublier son rôle de découvreur d’hommes. Non le professeur qui enseigne du haut de sa chaire, mais celui qui ouvre la porte et entraîne au désert. Il a toujours voulu aller jusqu’au bout de ses forces physiques. A 91 ans il avait conçu une méharée qui devait nous emmener, en compagnie de Luc Marescot, au Gsaïb Ounane, un lieu que nous avions vu jadis l’un et l’autre et où un petit plateau réputé tertiaire nous intriguait. Nous avons dû rebrousser chemin à mi-parcours car les chameaux et leurs chameliers refusaient de faire les quarante kilomètres par jour prévus par Théodore Monod : il n’avait pas plu depuis près de dix ans ; tout était sec. Le chameau qui mâchonne quelques brins de paille sans boire pendant une ou deux semaines se couche et ne veut plus se relever. Théodore était dépité.

Il s’était dessiné comme un hérisson, à côté d’un charmant écureuil, Olga son épouse. Piquant, il savait l’être face aux bluffeurs, aux importants sûrs d’eux-mêmes que l’on rencontre dans l’administration, l’université, l’armée, etc. Ses formules lapidaires faisaient mouche. Mais il semblait estimer les gens de caractère. Il aimait conter qu’en 1940, rappelé des confins libyens pour avoir outrepassé son rôle d’agent de renseignements et largement dépassé la frontière à la recherche de plantes rares, il avait été bien reçu dans un poste perdu du Tchad par le lieutenant Massu et, tous deux bouleversés, avaient appris par la TSF l’entrée des Allemands à Paris.

J’ai découvert le Sahara par son « Méharées », à treize ans. C’est une introduction au désert des hommes qui n’a guère pris de rides. Vingt-deux ans plus tard, Théodore Monod fut pour moi le patron de l’I.F.A.N. à qui j’allai rendre compte d’une expédition à Taoudenni. Je me souviens encore de son grand bureau directorial puis de la descente au sous-sol, son repaire bien à lui, et enfin, de son petit appartement de Dakar où Olga, toute mince et lumineuse nous invite à table.

Il a fait ensuite partie du Comité de direction du Centre de Recherches sur les Zones arides (C.R.Z.A.), créé par son collègue et ami Nicolas Menchikoff. Il m’en reste une image pittoresque losrque le Comité s’est réuni pour la dernière fois à Beni Abbès : Théodore Monod, échappé et le pantalon retroussé, pêchant des « crevettes » dans une guelta de la Saoura.

C’est seulement quinze ans plus tard que nous avons travaillé ensemble. Sur le terrain, j’ai découvert que celui qui se disait géologue amateur avait cultivé une prodigieuse mémoire des sites et avait l’intuition des sujets fertiles ainsi qu’une grande ouverture aux idées nouvelles.

- Méhariste de 2e classe dans le poste perdu de Ouallen, il remarque et décrit des couches discordantes sur le socle du Hoggar et tronquées par les grès des Tassilis dont Conrad Kilian vient de montrer l’âge cambro-ordovicien. Trente ans plus tard, la Série pourprée de l’Ahnet est, dans le monde, le premier et le plus beau témoin des molasses d’une chaîne de montagnes précambriennes.

- L’Adrar mauritanien dont il analyse la stratigraphie est aussi devenu un grand classique des séries à stromatolites du Précambrien supérieur.

- Les Richats. Il découvre en 1934 que ces crêtes, au nord de Wadan, dessinent des cercles concentriques et qu’au cœur on trouve des calcaires à stromatolites comme à Atar. Il invite des collègues américains et français à étudier cet objet avec lui et en 1973 un mémoire collectif, coordonné par lui et par Charles Pomerol, conclut ces travaux. Mais des idées nouvelles naissent. En 1990, vexé de ne pas y avoir ramassé le bon échantillon de carbonatite qu’il m’avait promis, il exige de la chaîne de télévision TF1 que je l’accompagne au voyage suivant. Il me montre l’ensemble puis me laisse sur place avec une semaine d’eau et de vivres, pour cartographier la dépression de Tin Jouker où se trouvent les filons. Aux retrouvailles, certains de ses compagnons, cinéastes, rongeaient leur frein tandis que Théodore Monod se faisait commenter dans le détail cartes et photos aériennes étalées sur le capot de la Toyota, montrant bien par là que la géologie était prioritaire !

Or cette recherche commune s’est prolongée jusqu’à présent. Une dernière note, signée de lui et de M. Piboule, est prête (et il l’a su). Un résultat inattendu : au vu des premiers résultats, des géologues d’une société australienne sont venus nous voir à son dernier séjour au cœur des Richat. Ils venaient de découvrir dans le secteur des « pipes » kimberlitiques. La perspective de voir Wadan, petite ville morte, revivre un jour par le diamant n’enthousiasmait pas Théodore Monod[1].

- Une autre « truffe » déterrée grâce à lui : la pebble culture de l’oued Akerdil, dans la dépression au nord des Richat. Contre tous il y croyait et il a gagné. Le plus ancien horizon de paléosol quaternaire mis au jour contient des choppers non usés, tels qu’il ont été abandonnés là par les cousines et cousins de Lucy.

Tout regarder et tout noter, même ce que l’on ne comprend pas sur le moment ou ce qui paraît aberrant comme ces grains de glauconie dans les couches du Khnachich à bois silicifiés. Il aura fallu cinquante ans pour en proposer une interprétation fondée.

Son activité scientifique, sa méthode, démontrent qu’un esprit rigoureux mais ouvert fait avancer la science autant et plus que des spécialistes pointus qui ne peuvent quitter les rails où ils ont été placés. Modestie devant la nature ? Recherche d’une adaptation rationnelle au monde ? On comprend qu’il ait été « en phase » avec des sages africains et avec le père Teilhard de Chardin, bon connaisseur de la pensée chinoise.

Il souhaitait, avait-il dit, finir ses jours au Sahara. A deux jours près il y serait arrivé, dans son diocèse, dans ses Richat, non loin du « camp boisé » où il avait séjourné en famille et dont restaient gravées dans l’écorce les initiales de sa femme. Le hasard a fait qu’il s’éteigne au milieu des siens, de ses amis qui, pendant les mois de son hospitalisation ont pu lui manifester ce qu’ils n’avaient pas toujours osé lui dire de peur de le gêner.



1)     Pour en savoir plus sur l’œuvre de géologie saharienne de Théodore Monod, on se reportera utilement à l’article de l’auteur de ces lignes : FABRE, J. (1997). Théodore Monod, géologue saharien : de recherches en découvertes. In BILLARD, R. & JARRY I. (Coord.) : Hommage à Théodore Monod naturaliste d’exception. Muséum national d’Histoire naturelle, collection Archives, Paris, p. 35-54.