TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.X (1996)

Philippe GRANDCHAMP
Les appréciations savoureuses qu'un membre de la Société géologique de France portait sur ses confrères il y a plus de 150 ans

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 27 novembre 1996)

L'un des problèmes auxquels est confronté l'historien des sciences dès qu'il veut recueillir des informations sur les hommes qui, dans le passé, ont contribué aux progrès d'une discipline - comme la Géologie, par exemple - c'est celui des sources documentaires. Trop souvent, en effet, il doit se rabattre sur la lecture des éloges académiques ou des notices nécrologiques. Or quelle que puisse être leur richesse (et parfois leur longueur), ces textes ne disent jamais la vérité. Rédigés la plupart du temps dans un style laudatif, ils occultent toujours une partie plus ou moins importante de la personnalité de l'homme dont ils retracent la vie. N'y a-t-il pas alors, à ne s'appuyer que sur eux, danger d'enjoliver le passé (attitude tout aussi condamnable que celle qui consiste à le mépriser) ?

Pour cette raison, la découverte de témoignages ayant échappé à cette sorte de censure officielle doit être considérée comme une véritable aubaine. Par la note discordante qu'ils introduisent - surtout s'ils sont polémiques -, ils viennent rétablir d'une certaine façon l'équilibre en permettant d'apprécier à leur plus juste valeur des hommes que nous ne connaîtrons jamais autrement qu'à travers ce que leurs contemporains ont pu écrire à leur sujet.

C'est précisément le cas d'une série d'annotations manuscrites trouvées sur un exemplaire de la liste des membres de la Société géologique de France établie en mars 1838. Cette pièce est conservée aujourd'hui à la bibliothèque de la Société, dans un volume où elle est reliée avec d'autres documents dont les dates de parution s'échelonnent de 1832 à 1874, et l'on doit à Martin Rudwick d'avoir découvert son existence. Quant aux annotations proprement dites, toutes ont été écrites à la mine de plomb dans la marge du texte imprimé, en face des noms de pas moins de 94 membres de la Société géologique de France, ce qui correspond à peu près au quart de l'effectif de l'époque (lequel s'élevait à 391). Déchiffrer ces appréciations s'avère parfois difficile (notamment à cause d'un malencontreux coup de massicot qui en a tronqué plus d'une) ; néanmoins, moyennant un peu de persévérance, il est possible de reconstituer le libellé exact de la quasi-totalité d'entre elles.

Que nous apprend donc la lecture de ces petites phrases ?

Tout d'abord, bon nombre de ces annotations font allusion aux travaux ou aux recherches menées par tel ou tel membre de la Société géologique. Il est du reste facile d'en trouver la confirmation en dépouillant le Bulletin de la Société géologique ou les Comptes rendus de l'Académie des Sciences, voire parfois les manuels didactiques de l'époque.

Dans ce cas, l'allusion est souvent laconique (pour ne pas dire lapidaire !). En voici quelques échantillons :

VOLTZJurassique
LARTETMâchoire de singe
FUELCaverne de Brengues
MAGNEVILLE Calcaire de Ranville
Charles D'ORBIGNYCalcaire pisolithique
Cela n'exclut pas pour autant l'humour :
DE BOISSY
spécialiste du genre Helix
Hélicophile
Louis AGASSIZ
auteur des Recherches sur les Poissons fossiles
Ichthyophage
DEFRANCE
auteur d'un grand nombre d'articles insérés dans le Dictionnaire des Sciences Naturelles
beaucoup de mots
MELLEVILLE
propriétaire à Laon (Aisne)
calcaire grossier laonnais
(supprimez calcaire)
Cette dernière annotation est d'autant plus intéressante que, par son tour spirituel (Melleville, si on comprend bien, n'est qu'un grossier Laonnois), elle se fait l'écho d'une querelle aujourd'hui oubliée : en 1839, Melleville avait attaqué les travaux de d'Archiac relatifs à la géologie du département de l'Aisne, et ce dernier avait dû protester à plusieurs reprises dans le Bulletin de la Société géologique de France avant de triompher de son détracteur.

Le cas n'est d'ailleurs pas isolé : d'autres disputes sont évoquées, et même de façon plus explicite :

BERTHELOTTénériffe ?
Allusion à une controverse qui éclata entre Berthelot et Pentland a propos de la visibilité du pic de cette île depuis le littoral et jusqu'à une certaine distance en mer
HOGARD Entre Rozet et moi une guerre à mort
Dans un ouvrage sur la géologie des Vosges, Hogard avait fait des emprunts déguisés à Rozet, avec - circonstance aggravante - plusieurs fausses imputations contre lesquelles Rozet (alors Secrétaire de la Société géologique de France) avait dû s'élever.

Toujours dans le registre des allusions aux travaux, l'annotation peut aussi viser à dénoncer les travers de certains confrères, comme par exemple la tendance à vouloir s'approprier ses propres découvertes ou son domaine d'études :

LEYMERIE
Professeur, ancien Directeur de l'Ecole La Martinière de Lyon
Le Chouin bâtard et le Dépt. de l'Aube Toujours lui !
VALENCIENNES
Professeur au Muséum d'histoire naturelle à Paris
Il avalerait la mer et les poissons
Fustigés, également, ceux qui travaillent pour de l'argent ;
BUCKLAND
connu pour avoir rédigé un ouvrage célèbre accordant Bible et Géologie dans le but d'empocher une partie des 8000 livres laissées par testament par le Comte de Bridgewater
la Science est lucrative
Même attitude sévère à l'égard de ceux qui se servent des travaux des autres. Ainsi les vulgarisateurs sont regardés avec dédain :
HUOT
Collaborateur et rédacteur de divers ouvrages périodiques et scientifiques
il compilait, compilait, compilait
PASSY
auteur d'une notice géologique dans laquelle il avait reproduit une coupe donnée par H.-T. De La Bèche
accessoire et compilation
et les traducteurs tournés en dérision à coups de vers de mirliton :
LE COCQ
connu pour avoir traduit de l'allemand deux ouvrages de Léopold De Buch
Sur Pégase et de Buch un jour il est monté
et galope avec eux vers l'immortalité
PROVANA
connu pour avoir traduit de l'anglais trois ouvrages de H.-T. De La Bêche
Sur Pégase et Labeche un jour étant monté
il galope avec eux vers l'immortalité
Un autre lot d'annotations évoquent plus particulièrement le rang, l'âge, voire des détails plus personnels encore.

Les aînés, pour commencer, n'inspirent guère le respect :

DE BONNARD
Auteur d'un Aperçu géognostique des terrains publié en 1816
passé
FLEURIAU DE BELLEVUE
Auteur d'Observations géologiques sur les côtes de la Charente inférieure (1814)
ancien et passé
La position sociale est diversement appréciée :
LEFEVRE
Ingénieur civil
ouvrier
ADAM
Inspecteur des Finances
de l'or
DE ROISSY
Chef des entrepôts de tabac n'ayant jamais rien publié qu'un catalogue de fossiles
La carotte rend plus que la coquille
Les militaires (ou assimilés) en prennent aussi pour leur grade :
PUZOS
sous-intendant militaire
rugosus
PERRIN
officier en retraite
Ptycodus
NAYLIES
Colonel de Cavalerie
origine douteuse
PUILLON-BOBLAYE
Capitaine envoyé en mission successivement en Morée puis à Alger
Spartiate et Bédouin
Et les membres d'autres Sociétés Savantes s'attirent des sarcasmes :
MICHELIN
Membre du conseil de la Société d'Encouragement
vivons d'illusions
ROBERTON
Président de la Société anthropologique de Paris
restons chacun chez nous
HERICART DE THURY
Président des Sociétés d'Agriculture et d'Horticulture ; Directeur des Carrières de Paris
une rose dans les catacombes
Mais il arrive également que soient livrés des détails plus insolites. Par exemple des détails à ranger au chapitre des élégances :
BERTRAND-GESLIN Le Perruquier endimanché
PITOIS-LEVRAULTMagnifique en robe de chambre
RAULINQu'el est votre tailleur ?
Quand il ne s'agit pas de détails d'ordre conjugal :
DAUSSELes neiges éternelles des Rousses ont refroidi son ménage
voire plus intime encore :
VIRLETSua hominum perdit loquendo
Un autre aspect très instructif qui ressort de la lecture de ces annotations est la façon dont est jugée la cohorte des sans-grade et des anonymes. Le personnel du Muséum n'inspire guère autre chose que le mépris :
ROBERT
naturaliste-voyageur
la montagne qui accouche
DELAFOSSE
aide-naturaliste
patient et stérile
Beaucoup de provinciaux sont regardés comme des gens plutôt limités intellectuellement :
BOUILLET,
de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme)
sot
DELANOUE,
de Noutron (Dordogne)
moins que rien
FARINES,
de Perpignan (Pyrénées Orientales)
étroit
THIRRIA,
de Vesoul (Haute-Saône)
suffisant
d'où ce conseil donné à l'un d'entre eux :
TOURNAL,
Pharmacien à Narbonne (Aude)
faites des juleps
D'ailleurs le seul fait de n'être pas Parisien paraît déjà répréhensible :
MOUGEOT,
de Bruyères (Vosges)
provincial
PUTON,
de Remiremont (Vosges)
le vosgien
Et si quelques compétences sont parfois reconnues, elles ne sauraient dépasser l'échelon local :
BUVIGNIER,
de Verdun (Meuse)
géologue départemental
CORNUEL,
de Vassy (Haute-Marne)
géologue cantonal
TRIGER,
du Mans (Sarthe)
géologue au mycroscope cantonal
J'ai gardé pour la fin l'examen des jugements portés sur les grandes figures, celles qui ont occupé le devant de la scène et laissé un nom dans l'histoire de la Géologie. Car elles ne sont pas davantage épargnées.

A commencer par les deux piliers fondateurs de la Société géologique de France :

Ami BOUÉsait beaucoup, a beaucoup vu (mais) point d'élévation dans sa thèse ni de philosophie
Constant PREVOSTpâteux et verbeux
En ce qui concerne les autres, Blainville est estimé trop grand, D'Archiac moyen, et D'Orbigny (Alcide) à la fois beaucoup et peu. D'Omalius D'Halloy est épinglé pour sa sagacité interruptrice fâcheuse, et De Verneuil pour la mauvaise qualité de sa vue (Pourquoi faut-il des yeux ?).

Aux membres de l'Institut il est reproché, en gros, les mêmes défauts qu'à beaucoup de confrères :

Goût du lucre :

Louis CORDIERLa Science est généreuse par la loi du cumul
Caractère impossible :
Pierre BERTHIERAyant fondu la grâce et l'amabilité dans un creuset brasqué, il a trouvé pour formule 0
Parfois, leurs travaux sont encore l'occasion de bons mots :
ELIE DE BEAUMONTElevé par les soulèvements
raseur éminent
Alexandre BRONGNIARTl'Etiquetomane
Ce dernier académicien est, de plus, taxé de Népotisme, affirmation corroborée par l'appréciation portée sur son fils :
Adolphe BRONGNIARTElevé au fauteuil sous l'égide paternelle
Quant au Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, il n'est pas, lui non plus, à l'abri d'une pique assassine :
François ARAGO géologue spirituel et superficiel
Personne, on le voit, grand ou petit, célèbre ou méconnu, n'est épargné par la verve incisive de notre scripteur anonyme, lequel, reconnaissons-le, montre souvent un sens aigu de la formule.

Qui est d'ailleurs ce dernier ? On peut se poser la question au terme de cet inventaire. A n'en pas douter, un membre assidu de la Société géologique de France et plus précisément un membre actif du Bureau (condition indispensable pour en savoir autant sur ses confrères). Autre point dont il faut tenir compte : les dates. Quatre membres brocardés sont morts en 1840, ce qui laisse à penser que les annotations ont été écrites avant la fin de cette année-là (il est en effet peu probable qu'on se soit permis d'insulter, même anonymement, la mémoire de ces quatre géologues). Cela situerait donc leur rédaction entre 1838 (année où la liste a été imprimée) et 1840. Compte tenu de ces données, le candidat le plus sérieux paraît être d'Archiac : entré à la Société géologique de France en 1835, il était promu dès l'année suivante Vice-Secrétaire, poste qu'il devait occuper deux ans avant d'accéder à celui de Secrétaire pour la France, et ce pour deux nouvelles années, ce qui nous mène à la fin de 1839. D'autres raisons militent aussi en faveur de cette paternité : similitude d'écritures, tour éminemment littéraire donné à certaines formules (d'Archiac, ne l'oublions pas, avait entamé une carrière d'écrivain avant de venir à la géologie), controverse avec Melleville évoquée plus haut, etc.

Bien entendu, ce n'est là qu'une conjecture, qu'il conviendrait d'étayer de façon plus solide (ou d'infirmer). Au reste, il n'est pas exclu que plusieurs membres aient participé successivement à la rédaction de ces annotations, se livrant à une sorte de joute fratricide par liste imprimée interposée, ce qui impliquerait de toute façon que le ou les auteurs présumés soient à rechercher parmi les victimes plutôt que parmi les personnes épargnées (lesquelles ne sont que des figures de second plan).

Il est temps de conclure.

Lors de la célébration du cinquantenaire de la Société géologique de France, le 1er avril 1880, Auguste de Lapparent écrivait dans son rapport d'ensemble :

"il entrait dans les intentions formelles de nos fondateurs que la Société géologique de France fût largement ouverte, sans distinction de patrie ni d'origine, à tous ceux qui voudraient y chercher quelque appui pour leurs travaux. Non contents de créer une compagnie libre, dégagée de tout esprit de coterie, indépendante de toute doctrine d'école, ils avaient à coeur de proclamer que la géologie ne connaît pas de frontières et qu'elle a tout à gagner à une intime et constante communication entre les savants des diverses contrées".

Sans doute était-ce là effectivement l'idéal que partageaient tous les membres de la Société géologique de France. Mais - et c'est l'un des enseignements que l'on peut tirer de la lecture de ces annotations qui, sans s'inscrire totalement en faux contre ces propos de De Lapparent, du moins les corrigent sérieusement - vouloir en la circonstance tout réduire à cet idéal, n'est-ce pas en fin de compte raconter le passé tel qu'on le rêve et non tel qu'il fut ?

Les géologues, qu'ils soient des savants reconnus ou de simples amateurs, sont avant tout des hommes, avec leurs qualités, bien sûr, mais aussi avec leurs limites. Pourquoi donc faudrait-il que ceux qui ont vécu hier aient été à cet égard différents de ceux qui vivent aujourd'hui ? Ces annotations nous le rappellent opportunément : à travers les défauts qu'elles fustigent, c'est bien notre propre image qu'elles nous renvoient finalement. C'est pourquoi nous efforcer de comprendre nos aînés -notamment lorsqu'ils se sont trompés - représente beaucoup plus qu'un simple acte de justice : c'est, véritablement, un moyen de nous éclairer nous-mêmes sur nos propres comportements.